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Full text of "Le nabab - moeurs Pariseinnes - avec une déclaration de l'auteur"

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LE    NABAB 


«■ 


EUGÈNE  FASQUELLE,    ÉDITEUR,  11.  RUE  DE  GRENELLE 
OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

DANS     LA     BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 
à  3  ir.  50  le  volume, 


-r 


Les  Amoureuses.  PoâMES  et  Fantaisies,  1857-1861.  (La  double 
conversion. —  Les  aventures  d'un  papillon  et  d'une  bête  à 
bon  Dieu.  —  Le  roman  du  Chaperon  Rouge.  —  Les  âmes  du 
Paradis.  —  L'amour  trompette.  —  Les  rossignols  du  cime- 
tière)   .    1  vol. 

Le  petit  Chose.  —  Nouvelle  édition 1  vol. 

Lettres  de  mon  moulin.  —  Édition  déûaitive.  .  «   •  •    i  toI. 

Fromont  jeune  et  Risler  aine,  mœurs  Parisiennes,  ouvrage 
couronné  par  l'Académie  française  (9o«  mille).  ...    1  vol. 

Contes  du  lundi. —Nouvelle  édition  revue  et  augmentée.    1  vol . 

Le  Nabab,  mœurs  parisiennes  (107o  mille),  avec  une  déclara- 
tion de  l'auteur 1  vol. 

Nnma  Roomestan  (84«  mille) 1  vol. 

Sapho,  mœurs  parisiennes  (100«  mille).  . 1  vol. 

Théâtre.  —  {i^'^  série).  L'Arlésienne.  —  Les  Absents.  —  LŒillet 
blanc.  —  Le  Sacrifice.  -—  La  Dernière  Idole.  —  Lise  Taver- 
nier.  —  Le  Frère  Aîné  (3«  édition) 1  vol. 

-^(2«  série).  —  La  Lutte  pourja  .Vie.  —  L'Obstacle.  —  Numa 
Roumestan ^ 1  vol. 

—  (3«  série).  —  Sapho.  —  Jack.  —  Le  Nabab." 1  vol. 

Souti«^n  de  famille,  mœurs  contemporaines  (44®  mille) .     1  vol. 

Notes  sur  la  vie  (7«  mille) l  vol. 


PETITE  BIBLIOTflKQUE-CH\RPENTIER 

FORMAT    PETIT     IN -32    DE     POCHE 
à  4  f  r.  le  volume. 

Contes  choisis,  avec  2  eaux-fortes  d'EDMONo  Mouix.  .  .    1  vol, 


Paria.  —  L.  MAREranux,  imprimeur,  1.  rue  Gassetlo. 


ALPHONSE   DAUDET 


LE  NABAB 


—  MOEURS  PARISIENNES 


^AVBC     UNE    DÉCLARATION    DE    L'AUTEUR 


CENT-SEPTIÈME  MILLE 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 

li,     RUE    DE     CRENELLE,      11 

1899 
Tous  droits  réservés 


F 


n  y  a  cent  ans^  Le  Sage  ëcnvait  ceci  en  tête  de  GÙ 
I       Blas: 

\  €  Gomme  il  y  a  des  personnes  qui  ne  sauraient  liil 

t-  sans  faire  des  applications  des  caractères  vicieux  on 
^  ridicules  qu'elles  trouvent  dans  les  ouvrages,  je  déclara 
^  à  ces  lecteurs  malins  qu'il  auraient  tort  d'applîquer  les 
portraits  qui  sont  dans  le  présent  livre.  J'en  fais  un 
aveu  publîc  :  Je  ne  me  suis  proposé  que  de  représenter 
la  vie  des  hommes  telle  qu'elle  est..,  i> 

Toute  distance  gardée  entre  le  roman  de  Le  Sage  et 
le  mien,  c'est  une  déclaration  du  même  genre  que  j'au- 
rais désiré  mettre  à  la  première  page  du  Nabab,  dès 
sa  publication.  Plusieurs  raisons  m'en  ont  empêché. 
D*abord,  la  peur  qu'un  pareil  avertissement  n'eût  trop 
l'air  d'être  jeté  en  appât  au  public  et  de  vouloir  forcer 
son  attention.  Puis,  j'étais  loin  de  me  douter  qu'un 
livre  écrit  avec  des  préoccupations  purement  litté- 
raires pût  acquérir  ainsi  tout  d'un  coup  cette  impor» 
tance  anecdotique  et  me  valoir  une.  telle  nuée  bour-* 
donnante  de  réclamations.  Jamais,  en  effet,   rien  di 
semblable  ne  s'est  vu.  Pas  une  ligne  de  mon  œuvre, 
pas  un  de  ses  héros,   pas  même  un  personnage  en 

137298 


—  Il  — 


silhouette  qui  ne  soit  devenu  motif  à  allusions,  à  protes- 
tations. L'auteur  a  beau  se  défendre,  jurer- ses  grands 
dieux  que  son  roman  n'a  pas  de  clef,  chacun  lui  en 
forge  au  moins  une,  à  l'aide  de  laquelle  il  prétend 
ouvrir  cette  serrure  à  combinaison.  Il  faut  que  tous 
ces  types  aient  vécu,  comment  donci  qu'ils  vivent  en- 
core, identiques  de  la  tète  aux  pieds...  Monpavon  est 
un  tel,  n'est-ce  pas?...  La  ressemblance  de  Jenkins 
est  frappante...  Celui-ci  se  f&che  d'en  être,  tel  autre  dei 
n'en  être  pas  ;  et  cette  recherche  du  scandale  aidant,  il 
n'est  pas  jusqu'à  des  rencontres  de  noms,  fatales  dans 
le  roman  moderne,  des  indications  de  rues,  des  numé- 
ros de  maisons,  choisis  au  hasard,  qui  n'aient  servi  à 
donner  une  sorte  d'identité  à  des  êtres  bâtis  de  mille 
pièces  et  en  définitive  absolument  imaginaires. 

L'auteur  a  trop  de  modestie  pour  prendre  tout  ce 
bruit  à  son  compte.  Il  sait  la  part  qu'ont  eue  dans  cela 
les  indiscrétions  amicales  ou  perfides  des  journaux  ;  et 
sans  remercier  les  uns  plus  qu'il  ne  convient,  sans  en 
vouloir  aux  autres  outre  mesure,  il  se  résigne  à  sa  ta- 
pageuse aventure  comme  h  une  chose  inévitable  et 
tient  seulement  à  honneur  d'affirmer,  sur  vingt  ans  de 
travail  et  de  probité  littéraires,  que  cette  fois,  pas  plus 
que  les  autres,  il  n'avait  cherché  cet  élément  de  succès. 
En  feuilletant  ses  souvenirs,  ce  qui  est  le  droit  et  le 
devoir  de  tout  romancier,  il  s'est  rappelé  un  singulier 
épisode  du  Paris  cosmopolite  d'il  y  a  quinze  ans.  Le 
romanesque  d'une  existence  éblouissante  et  rapide,  trar 
rersaiit  en  météore  le  ciel  parisien^  a  évidemment  servi 


—  III  — 


de  cadre  au  Nabab^  à  cette  peinture  des  mœurs  de  la 
fin  du  second  empire.  Mais  autour  d'une  situation, 
d'aventures    connues ,    que    chacun    était  en   droit 
d'étudier  et  de  rappeler,  quelle  Êintaisie  répandue,  que 
d'inventions,  que  de  broderies,  surtout  quelle  dépense 
de  cette  observation  continuelle,  éparse,  presque  in- 
consciente, sans  laquelle  il  ne  saurait  y  avoir  d'écri* 
vains  d'imagination.  D'ailleurs,  pour  se  rendre  compte 
da  tiBYail  c  cristallisant  i>  qui  transporte  du  réel  à  la 
fiction,  de  la  vie  au  roman,  les  circonstances  les  plus 
«impies,  il  suflSraît  d'ouvrir  le  Moniteur  Officiel  de 
février  1864  et  de  comparer  certaine  séance  du  corps 
législatif  au  tableau  que  j'en  donne  dans  mon  livre. 
Qui  aurait  pu  supposer  qu'après  tant  d'années  écoulées 
ce  Paris  à  la  courte  mémoire  saurait  reconnaître  le 
modèle  primitif  dans  l'idéalisation  que  le  romancier 
en  a  faite  et  qu'il  s'élèverait  des  voix  pour  accuser 
d'ingratitude  celui  qui  ne  fut  point  certes  <c  le  com- 
mensal assidu  i>  de  son  héros,  mais  seulement,  dans 
leurs  rares  rencontres,  un  curieux  en  qui  la  vérité  se 
photographie  rapidement  et  qui  ne  peut  jamais  effacer 
de  son  souvenir  les  images  une  fois  fixées  ? 

J'ai  connu  le  €  Vrai  Nabab  ^  en  1864.  J'occupais 
alors  une  position  semi-ofBcielle  qui  m'obligeait  à 
mettre  une  grande  réserve  dans  mes  visites  à  ce  fas- 
tueux et  accueillant  Levantin.  Plus  tard  je  fds  lié  avec 
un  de  ses  frères  ;  mais  à  ce  moment-là  le  pauvre  Nabab 
se  débattait  au  loin  dans  des  buissons  d'épines  cruelles 
et  l'on  ne  le  voyait  plus  à  Paris  que  rarement.  Du  reste 


—  IT  — 


Q  est  bien  gênant  pour  un  galant  homme  de  compter 
ainsi  avec  les  morts  et  de  dire  :  «  Vous  vous  trompez. 
Bien  que  ce  fdt  un  hôte  aimable,  on  ne  m*a  pas  scaveni 
vu  chez  lui,  ^  Qu'il  me  suffise  donc  de  déclarer  qa^eii 
parlant  du  fils  de  la  mère  Françoise  comme  je  Tài  ûdt^ 
j*ai  voulu  le  rendre  sympathique  et  que  le  reproche 
d'ingratitude  me  paraît  de  toute  &çon  une  absurcCtë. 
Cela  est  si  vrai  que  bien  des  gens  trouvent  le  portrait 
trop  flatté,  plus  intéressant  que  nature.  A  ces  gens-là 
jna  réponse  est  fort  simple  :  <c  Jansoulet  m'a  tîEdt  Teffet 
d'un  brave  homme;  mais  en  tout  cas,  si  Je  me  trompe^ 
pronez-vous^n  aux  journaux  qui  vous  ont  dit  son  vrai 
nom.  Moi  je  vous  ai  livré  mon  roman  comme  un  roman, 
mauvais  ou  bon,  sans  ressemblance  garantie,  i^ 

Quant  à  Mora,  c^est  autre  chose.  On  a  parlé  d'in- 
discrétion,  de  défection  politique...  Mon  Dieu,  je  ne 
m'en  suis  jamais  caché.  J'ai  été,  à  Tàge  de  vingt  ans, 
attaché  au  cabmet  du  haut  fonctionnaire  qui  m'a  servi 
de  type  ;  et  mes  amis  de  ce  temps-là  savent  quel  grave 
personnage  politique  je  disais.  L'Administration  elte 
aussi  a  dû  garder  un  singulier  souvenir  de  ce  finitas- 
tique  employé  à  crinière  Mérovingienne,  toujours  le 
dernier  venu  au  bureau,  le  premier  parti,  et  ne  montant 
|amais  chez  le  duc  que  pour  lui  demander  des  congés; 
avec  cela  d'un  naturel  indépendant,  les  mains  nettes 
ie  toute  cantate,  et  si  peu  inféodé  à  l'Empire  que  le 
iour  oii  le  duc  Itd  offrit  d'entrer  à  son  cabinet,  le  futur 
attaché  crut  devoir  déclarer  avec  une  solennité  juvé- 
nile et  touchante  <c  qu'il  était  Légitimiste.  » 


V  — 


c  L'Impératrice  Test  aussi^  »  répondit  l'Excellenoe 
en  souriant  d'un  grand  air  impertinent  et  tranquille 
C'est  avec  ce  sourire-là  que  je  l'ai  toujours  vu,  sans 
avoir  besoin  pour  cela  de  regarder  par  le  trou  des 
serrures;  et  c'est  ainsi  que  je  l'ai  peint^  tel  qu'il  aimait 
à  se  montrer^  dans  son  attitude  de  Bichelieu-BriimmeL 
L'histoire  s'occupera  de  Thomme  d'État.  Moi  j'ai  fait 
voir^  en  le  mêlant  de  fort  loin  à  la  fiction  de  mon 
drame,  le  mondain  qu'il  était  et  qu'il  voulait  être, 
assure  d'ailleurs  que  de  son  vivant  il  ne  lui  eût  point 
d^pln  d'être  présenté  ainsi. 

'^  Voilà  ce  que  j'avais  à  dire.  Et  maintenant,  ces  décla- 
rations faites  en  toute  franchise,  retournons  bien  vite 
«n  travail.  On  trouvera  ma  préface  un  peu  courte  et  les 
curieux  j  auront  en  vain  cherché  le  piment  attendu. 
Tant  pis  pour  eux.  Si  brève  que  soit  cette  page,  elle 
est  pour  moi  trois  fois  trop  longue.  Les  préfaces  ont  c^la 
de  mauvais  surtout  qu'elles  vous  empêchent  d'écrire 
des  livres. 

Alphonse  DAUDET. 


•  *r 


LE   NABAB 


LES  MALADES  DU  DOCTEUS  JENKINS 


Debout  sur  le  perron  de  son  petit  hôtel  de  la  rue  de 
Lisbonne,  rasé  de  frais,  l'œil  brillant,  la  lèvre  entrou- 
verte d'aise,  ses  longs  cheveux  vaguement  grisonnants 
épandus  sur  un  vaste  collet  d'habit,  carré  d'épaules, 
robuste  et  sain  comme  un  chêne,  l'illustre  docteur  irlan- 
dais Robert  Jenkins,  chevalier  du  Medjïdjié  et  de  l'ordre 
distingué  de  Charles  III  d'Espagne,  membre  de  plusieurs 
sociétés  savantes  ou  bienfaisantes ,  président  fondateur 
de  l'œuvre  de  Bethléem ,  Jenkins  enfin ,  le  Jenkins  des 
perles  Jenkins  à  base  arsenicale ,  c'est-à-dire  le  méde- 
cin à  là  mode  de  l'année  1864,  l'homme  le  plus  occupé 
de  Paris,  s'apprêtait  à  monter  en  voiture,  un  matin  de 
la  fin  de  novembre,  quand  une  croisée  s'ouvrit  au  pre- 
mier étage  sur  la  cour  intérieure  de  l'hôtel,  et  une  voii 
de  femme  dema.nda  timidement  : 

«  Rentrerez-vous  déjeuner,  Robert?  » 

Oh  )  de  quel  bon  et  loyal  sourire  s'éclaira  tout  à  coup 
cette  belle  tète  de  savant  et  d'apôtre ,  et  dans  le  tendre 

1 


LE  NABAB. 


:rplié 


'.Tût 

l'es 


'"î'ûî 


bonjour  que  ses  yeux  envoyèrent  là-haut  vers  le  chaud 
peignoir  blanc  entrevu  derrière  les  tentures  soulevées, 
comme  on  devinait  bien  une  de  ces  passions  conju- 
gales, tranquilles  et  sûres,  que  Thabitude  resserre  de 
toute  la  souplesse  et  la  solidité  de  ses  liens. 

a  Non,  madame  Jenkins...  Il  aimait  &  lui  donner 
ainsi  publiquement,  son  titre  d*épouse  légitime,  comme 
s'il  edt  trouvé  là  une  intime  satisfaction,  une  sorte 
d'acquit  de  conscience  envers  la  femme  qui  lui  ren- 
dait la  vie  si  riante...  Non,  ne  m'attendez  pas  ce  matin. 
Je  déjeune  place  Vendôme. 

—  Ah  I  oui...  le  Nabab,  dit  la  belle  madame  Jenkins  .^^^ 
avec  une  nuance  très-gaarquée  de  respect  pour  ce  per-  ^^ 
sonnage  des  Mtlle  et  une  Nuits  dont  tout  Paris  parlait  ^' 
depuis  un  mois;  puis,  après  un  peu  d'hésitation,  bien  -^^ 
tendrement,  tout  bas,  entre  les  lourdes  tapiâseries,  elle  j'"^ 
chuchota  rien  que  pour  le  docteur  :  ^^ 

—  Surtout  n'oubliez  pas  ce  que  vous  m'avez  promis.  » 
C'était  vraisemblablement  quelque  chose  de  bien  dif- 
ficile à  tenir,  car  aa  rappel  de  cette  promesse  les  sour- 
cils de  l'apôtre  se  fironcèrent,  son  sourire  se  pétrifia, 

"^  toute  sa  figure  prit  une  expressi(»i  d'incroyable  dureté  ; 
mais  ce  fut  l'afiCaire  d'un  instant.  Au  chevet  de  leurs 
riches  malades,  ces  physionomies  de  médecins  à  la 
mode  deviennent  expertes  à  mentir.  Avec  son  air  le 
plus  tendre,  le  {dus  cordial ,  il  répondit  en  montrant 
une  rangée  de  dents  éblouissantes  : 

«  Ce  que  j'ai  promis  sera  fait,  madame  Jenkins. 
Maintenant,  rentrez  vite  et  fermez  votre  croisée.  La 
brouillard  est  froid  ce  matin.  » 

Oui,  le  brouillard  était,  froid,  mais  blan&  comme 
de  la  vapeur  de  neige;  et,  tendu  derrière  les  glaces 


jy 


LE   NABAB.'  3 

du  grand  coupé,  il  égayait  de  reflets  doux  le  journal 
déplié  dans  les  mftins  da  doeteur.  Là*bas,  dans  les 

quartiers  populeux,  resserrés  et  noirs,  dans  le  Paris 
commerçant  et  ouvrier,  on  ne  connaît  pas  cette  jolie 
brume  matinale  qui  s'attarde  aux  grandes  aveiittes;  de 
bonne  heure  Taetivité  du  réveil,  le  ira-et-fient  des  toî* 
tores  maraîchères,  des  omnibus,  des  lourds  camionf 
secouant  leurs  ferrailles,  Tont  vite  hachée,  effîloquée, 
éparpillée.  Chaque  passant  en  emporte  un  peu  dans  un 
p^etot  râpé,  un  cache-nez  qui  montre  la  trame,  des 
gants  grossiers  frottés  Tun  contre  l'autre.  Elle  imbibe 
les  blouses  frissonnantes,  les  waterproofs  jetés  sur  les 
jupes  de  travail;  elle  se  fond  à  toutes  les  haleines, 
chaudes  dlnsomnie  ou  d'alcool,  s'engouffre  au  fond 
des  estomacs  vides,  se  répand  dans  les  boutiques  qu'on 
ouvre^  les  cours  noires ,  le  long  des  escaliers  dont  elle 
inonde  la  rampe  et  les  murs,  jusque  dans  les  mansardes 
sans  feu.  Voilà  pçurquoi  il  en  reste  si  peu  dehors.  Mais 
dans  cette  portion  de  Paris  espacée  et  grandiose ,  où 
demeurait  la  clientèle  de  Jenkins ,  sur  ces  larges  bou- 
levards plantés  d'arbres,  ces  quais  déserts,  le  brouil- 
lard planait  immaculé,  en  nappes  nombreuses,  avec 
des  légèretés  et  des  floconnements  de  ouate.  C'était 
fermé,  discret,  presque  luxueux,  parce  que  le  soleil 
derrière  cette  paresse  de  son  lever  commençait  à  ré- 
pandre des  teintes  doucement  pourprées,  qui  donnaient 
à  là  brume  enveloppant  jusqu'au  faite  les  hôtels  ali- 
gnés, l'aspect  d'une  mousseline  blanche  jetée  sur  des 
étoffes  écarlates.  On  aurait  dit  un  grand  rideau  abri- 
tant le  sommeil  tardif  et  léger  de  la  fortune,  épais 
rideau  où  rien  ne  s'entendait  que  le  battement  discret 
d'une  porte  cochère,  les  mesures  en  fer-blanc  des  lai- 
tiers-,  les  grelots  d'un  troupeau  d'ânesses  passant  au 


é  LE  NABAB. 

grand  trot  suivies  du  souffle  court  et  haletant  Ide  leur 
berger,  et  le  roulement  sourd  du  coupé  de  Jenkins 
commençant  sa  tournée  de  chaque  jour. 

D'abord  à  Thôtel  de  Mora.  C'était,  sur  le  quai  d'Or- 
say, tout  à  côté  de  l'ambassade  d'Espagne,  dont  les 
longues  terrasses  faisaient  suite  aux  siennes,  un  magni- 
fique palais  ayant  son  entrée  principale  rue  de  Lille  et 
une  porte  sur  le  bord  de  l'eau.  Entre  deux  hautes  mu- 
railles revêtues  de  lierre,  reliées  entre  elles  par  d'impo- 
sants arc?  de  voûte,  le  coupé  fila  eomme  une  flèche, 
annoncé  par  deux  coups  d'un  timbre  retentissant  qui 
tirèrent  Jenkins  de  l'extase  où  la  lecture  de  son  journsd 
semblait  l'avoir  plongé.  Puis  les  roues  amortirent  leur 
bruit  sur  le  sable  d'une  vaste  cour  et  s'arrêtèrent, 
après  un  élégant  circuit,  contre  le  perron  de  l'hôtel, 
surmonté  d'une  large  marquise  en  rotonde.  Dans  la 
confusion  du  brouillard,  on  apercevait  une  dizaine  de 
voitures  rangées  en  ligne,  et  le  long  d!une  avenue  d'aca- 
cias, tout  secs  en  cette  saison  et  nus  dans  leur  écorce , 
les  silhouettes  de  palefreniers  anglais  promenant  à  la 
main  les  chevaux  de  selle  du  duc.  Tout  révélait  un 
luxe  ordonné,  reposé,  grandiose  et  sûr. 

«  J'ai  beau  venir  matin,  d'autres  arrivent  toujours 
avant  moi,  »  se  dit  Jenkins  en  voyant  la  file  où  son 
coupé  prenait  place;  mais,  certain  de  ne  pas  attendre, 
U  gravit,  la  tête  haute ,  d'un  air  d'autorité  tranquille, 
ce  perron  officiel  que  franchissaient  chaque  jour  tant 
d'ambitions  frémissantes ,  d'inquiétudes  aux  pieds  tré- 
buchants. 

Dès  l'antichambre,  élevée  et  sonore  comme  une 
église,  et  que  deux  grands  feux  de  bois,  en  dépit  des 
calorifères  brûlant  nuit  et  jour.,  emplissaient  d'une  vie 
rayonnante,  le  luxe  de  cet  intérieur  arrivait  par  bouf- 


LB  NABAB.  S 

fées  iièdes  et  capiteuses.  Gela  tenait  à  la  fois  de  la  serre 
et  de  Tétuve.  Beaucoup  de  chaleur  dans  de  la  clarté  ;  des 
boiseries  blanches ,  des  marbres  blancs ,  des  fenêtres 
immenses,  rien  d'étouffé  ni  d'enfermé,  et  pourtant  une 
atmosphère  égale  faite  pour  entourer  quelque  existence 
rare,  afQnée  et  nerveuse.  Jenkins  s'épanouissait  à  ce 
soleil  factice  de  la  richesse  ;  il  saluait  d'un  «  bonjour, 
mes  enfants  »  le  suisse  poudré ,  au  large  baudrier  d'or, 
les  valets  de  pied  en  culotte  courte,  livrée  or  et  bleu, 
tous  debout  pour  lui  faire  honneur,  effleurait  ;du  doigt 
la  grande  cage  des  ouistitis  pleine  de  cris  aigus  et  de 
cabrioles,  et  s'élançait  en  sifflotant  sur  l'escalier  de 
marbre  clair  rembourré  d'un  tapis  épais  comme  une 
pelouse,  conduisant  aux  appartements  du  duc.  Depuis 
nx  mois  qu'il  venait  à  l'hôtel  de  Mora,  le  bon  docteur 
ne  s'était  pas  encore  blasé  sur  l'impression  toute  phy- 
sique de  gaieté,  de  légèreté  que  lui  causait  l'air  de 
cette  maison. 

Quoiqu'on  fût  chez  le  premier  fonctionnaire  de  l'em- 
pire, rien  ne  sentait  iei  l'administration  ni  ses  cartons 
de  paperasses  poudreuses.  Le  duc  n'avait  consenti  à 
accepter  ses  hautes  dignités  de  ministre  d'État,  prési- 
»dent  du  conseil,  qu'à  la  condition  de  ne  pas  quitter  son 
hôtel  ;  il  n'allait  au  ministère  qu'une  heure  ou  deux  par 
jour,  le  temps  de  donner  les  signatures  indispensa- 
bles, et  tenait  ses  audiences  dans  sa  chambre  à  cou- 
cher. En  ce  moment,  malgré  l'heure  matinale,  le  salon 
était  plein.  On  voyait  là  des  figures  graves,  anxieuses, 
des  préfets  de  province  aux  lèvres  rases,  aux  favoris 
administratifs,  un  peu  moins  arrogants  dans  cette  anti- 
chambre que  là-bas  dans  leurs  préfectures,  des  magis- 
trats, l'air  austère ,  sobres  de  gestes,  des  députés  aux 
allures  importantes,  gros  bonnets  de  la  finance,  usi- 

1. 


M 


-  .«^—^■^Plldd 


(5  LE  NABAB. 

niera  cossus  et  rustiques  »  parmi  lesquels  se  détachait 
çà  et  là  la  grêle  tournure  ambitieuse  d*un  substitution 
d'un  conseiller  de  préfecture,  en  tenue  de  solliciteur, 
habit  noir  et  cravate  blanche;  et  tous,  debout,  assis, 
groupés  ou  solitaires,  crochetaient  silencieusement  du 
regard  cette  haute  porte  fermée  sur  leur  destin,  par 
laquelle  ils  sortiraient  tout  à  Theure  triomphants  ou  la 
tète  basse.  Jenkins  traversa  la  foule  rapidement,  et 
chacun  suivait  d'un  œil  d'envie  ce  nouveau  venu  que 
l'huissier  à  chaîne,  correct  et  glacial ,  assis  devant  une 
table  à  côté  de  la  porte,  accueillait  d'un  petit  sourire  à 
la  fois  respectueux  et  familier, 

«  Avec  qui  est-il  ?  »  demanda  le  docteur  en  montrant 
la  chambre  du  duc. 

Du  bout  des  lèvres,  non  sans  un  Msement  d'oeil 
légèrement  ironique ,  l'huissier  murmura  un  nom  qui, 
s'ils  l'avaient  entendu,  aurait  indigné  tous  ces  hauts 
personnages  attendant  depuis  une  heure  que  le  costu- 
mier de  l'Opéra  eût  terminé  son  audience. 

Un  bruit  de  voix,  un  jet  de  lumière...  Jenkins  venait 
d'entrer  chez  le  duc;  il  n'attendait  jamais,  lui. 

Debout,  le  dos  à  la  cheminée ,  serré  dans  une  veste 
en  fourrure  bleue  dont  les  douceurs  de  reflet  affinaient 
rme  tète  énergique  et  hautaine,  le  président  du  conseil 
faisait  dessiner  sous  ses  yeux  un  costume  da  pîerrette 
que  la  duchesse  porterait  à  son  prochain  bal,  et  don- 
nait ses  indications  avec  la  même  gravité  que  s'il  eût 
dicté  un  projet  de  loi. 

«  Ruchez  la  fraise  très-fln  et  ne  ruchez  pas  les  man- 
chettes... Bonjour,  Jenkins...  Je  suis  à  vous.  i> 

Jenkins  s'inclina  et  fit  quelques  pas  dans  l'immense 
chambre  dont  les  croisées,  ouvrant  sur  un  jardin  qui 
allait  jusqu'à  la  Seine,  encadraient  un  des  plus  beaux 


LE  NÂBÂB.  7 

aspects  de  Paris,  les  ponts,"  les  Tuileries,  le  Louvre, 
dans  un  entrelacement  d^arbres  noirs  comme  tracés  à 
L'encré  de  Chine  sur  le  fond  flottant  du  brouillard.  Un 
large  lit  très-bas,  élevé  de  quelques  marches ,  deux  ou 
trois  petits  paravents  de  laque  aux  vagues  et  capri- 
cieuses dorures,  indiquant  ainsi  que  les  doubles  portes 
et  les  tapis  de  haute  laine,  la  crainte  du  froid  poussée 
juscpi'à  Texcès,  des  sièges  divers-,  chaises  longues, 
chauffeuses,  répandus  un  peu  au  hasard,  tous  bas, 
arrondis ,  de  forme  indolente  ou  voluptueuse ,  compo- 
saient Tameublement  de  cette  chambre  célèbre  où  se 
traitaient  les  plus  graves  questions  et  aussi  les  plus 
légères  avec  le  môme  sérieux  d'intonation.  Au  mur,  un 
beau  portrait  de  la  duchesse  ;  sur  la  cheminée,  un  buste 
du  duc,  œuvre  de  Pélicia  Ruys  ,  qui  avait  eu  au  récent 
Salon  les  honneurs  d'une  première  médaille. 

«  Eh  bienl  Jenkins,  comment  va,  ce  matin?  dit 
l'Excellence  en  s'approchant,  pendant  que  le  costumier 
ranaassait  ses  dessins  de  modes,  épars  sur  tous  les  fau- 
teuils. 

—  Et  vous,  mon  cher  duc?  Je  vous  ai  trouvé  un  peu 
pUe  hier  soir  aux  Variétés. 

—  Allons  donci  Je  ne  me  suis  jamais  si  bien  porté... 
Yos  perles  me  font  un  effet  du  diable...  Je  me  sens  une 
vivacité,  une  verdeur...  Quand  je  pense  comme  j'étais 
fourbu  il  y  a  six  mois.  » 

Jenkins,  sans  rien  dire,  avait  appuyé  sa  grosse  tète 
sur  la  fourrure  du  ministre  d'État,  à  l'endroit  où  le 
cœur  bat  chez  le  commun  des  hommes.  Il  écouta  un 
moment  pendant  que  l'Excellence  continuait  à  parler 
sur  le  ton  indolent,  excédé,  qui  faisait  un  des  caractères 
de  sa  distinction. 

«  Avec  qui  étiez-vous  donc,  docteur,  hier  soir?  Ce 


8  LE  NABAB. 

grand  Tartare  bronzé  qui  riait  si  fort  sur  le  deyant  de 
votre  avant-scène?... 

—  C'était  le  Nabab,  monsieur  le  duc...  Ce  fameui 
Jansoulet,  dont  il  est  tant  question  en  ce  moment. 

—  J'aurais  dû  m'en  douter.  Toute  la  salle  le  regar« 
dait.  Les  actrices  ne  jouaient  que  pour  lui...  Vous  le 
connaissez  ?  Quel  homme  est-ce  ? 

—  Je  le  connais...  C'est-à-dire  je  le  soigne...  Merci, 
mon  cher  duc,  j'ai  fini.  Tout  va  bien  par  là...  En  arri- 
vant à  Paris,  il  y  a  un  mois,  le  changement  de  climat 
l'avait  un  peu  éprouvé.  Il  m'a  fait  appeler,  et  depuis 
m'a  pris  en  grande  amitié...  Ce  que  je  sais  de  lui,  c'est 
qu'il  a  une  fortune  colossale,  gagnée  à  Tunis,  au  ser- 
vice du»bey,  un  cœur  loyal,  une  àme  généreuse,  où 
les  idées  d'humanité... 

—  A  Tunis?...  interrompit  le  duc  fort  peu  senti- 
mental et  humanitaire  de  sa  nature...  Alors,  pourquoi 
ce  nom  de  Nabab  ? 

—  Bahl  les  Parisiens  n'y  regardent  pas  de  si  près... 
Pour  eux,  tout  riche  étranger  est  un  nabab,  n'importe 
d'où  il  vienne...  Celui-ci  du  reste  a  bien  le  physique  de 
l'emploi,  un  teint  cuivré,  des  yeux  de  braise  ardente, 
de  plus  une  fortune  gigantesque  dont  il  fait,  je  ne  crains 
pas  de  le  dire,  l'usage  le  plus  noble  et  le  plus  intel- 
ligent. C'est  à  lui  que  je  dois,  —  ici  le  docteur  prit  un 
air  modeste,  —  que  je  dois  d'avoir  enfin  pu  constituer 
l'œuvre  de  Bethléem  pour  l'allaitement  des  enfants, 
qu'un  journal  du  matin,  que  je  parcourais  tout  à  l'heure, 
le  Messager,  je  crois,  appelle  «  la  grande  pensée  phi- 
lanthropîque  du  siècle.  » 

Le  duc  jeta  un  regard  distrait  sur  la  feuille  que  Jen- 
kins  lui  tendait.  Ce  n'était  pas  celui-là  qu'on  prenait 
avec  des  phrases  de  réclame. 


LE  NABAB.  9 

«  n  faut  qu'il  soit  très-riche,  ce  M.  Jansoulet,  dit-il 
froidement.  Il  commandite  le  théâtre  de  Gardailhac. 
Monpavon  lui  fait  payw  ses  dettes,  Bois-l*Héry  lui 
monte  une  écurie,  le  vieux  Schwalhach  une  galerie  de 
fléaux...  C'est  de  l'argent,  tout  cela,  » 

Jenkins  se  mit  à  rire  : 

«  Que  voulez-vous,  mon  cher  duc,  vous  le  préoccupez 
beaucoup,  ce  pauvre  Nabab.  Arrivant  ici  avec  la  ferme 
volonté  de  devenir  Parisien,  homme  du  monde,  il  vous 
a  pris  pour  modèle  en  tout,  et  je  ne  vous  cache  pas 
qu'il  voudrait  bien  étudier  son  modèle  de  plus  près. 

—  Je  sais,  je  sais...  Monpavon  m'a  déjà  demandé  de 
me  l'amener...  Mais  je  veux  attendre,  je  veux  voir... 
Avec  ces  grandes  fortunes,  qui  viennent  de  si  loin,  il 
faut  se  garder...  Mon  Dieu,  je  ne  dis  pas...  Si  je  le  ren- 
contrais ailleurs  que  chez  moi,  au  théâtre,  dans  un 
salon... 

—  Justement  madame  Jenkins  compte  donner  une 
petite  fête  le  mois  prochain.  Si  vous  vouliez  nous  faire 
l'honneur... 

—  J'irai  très-volontiers  chez  vous,  mon  cher  docteur, 
et  dans  le  cas  où  votre  Nabab  serait  là,  je  ne  m'oppose- 
rais pas  à  ce  qu'il  me  fût  présenté.  » 

A  ce  moment  l'huissier  de  service  entr'ouvrit  la  porte. 

«  M.  le  ministre  de  l'intérieur  est  dans  le  salon  bleu... 
Il  n'a  qu'un  mot  à  dire  à  Son  Excellence...  M.  le  préfet 
de  police  attend  toujours  en  bas,  dans  la  galerie. 

—  C'est  bien,  dit  le  duc,  j'y  vais...  Mais  je  voudrais 
en  finir  avant  avec  ce  costume...  Voyons,  père  chose, 
qu'est-ce  que  nous  décidons  pour  ces  ruches?  A  revoir, 
docteur...  Rien  à  faire,  n'est-ce  pas,  que  continuer  les 
perles? 

—  Continuer  les  perles,  dit  Jenkins  en  saluant;  et  il 


10  LE  NABAB. 

sortit,  tout  radieux  des  Àenx  bonnes  fortunes  qui  loi 
arriTaieni  en  même  temps,  Thonneur  de  recerolr  le  duo 
et  le  plaisir  d'obliger  son  cher  Nabab.  Dans  Tanti- 
ehambre,  la  foule  des  solliciteurs  qu^il  traversa  était 
encore  plus  nombreuse  qu*à  s&n  entrée;  de  nouyeaux 
venus  s'étaient  joints  aux  patients  de  la  première  heure» 
d'autres  naontaieni  l'escalier,  affairés  et  tout  pâles,  et 
dans  la  eour,  les  voitures  eoiitînuaient  à  arriver,  à  se 
ranger  en  cercle  sur  deux  rangs,  gravement,  solennelle- 
ment, pendant  que  la  question  des  ruches  aux  man- 
chettes se  discutait  là-haut  avec  non  moins  de  solennité. 
—  Au  cercle,  dit  Jenkins  à  son  cocher.  » 

Le  coupé  roula  le  long  des  quais,  repassa  lee  ponts, 
gagna  la  place  de  la  Concorde,  qui  n'avait  déjà  plue  le 
même  aspect  que  tout  à  l'heure.  Le  brouillard  s'écartait 
vers  le  Garde-Meuble  et  le  temple  grec  de  la  Madeleine, 
laissant  deviner  çà  et  là  l'aigrette  blanche  d'un  jet  d'eau, 
l'arcade  d'un  palais,  le  haut  d'une  statue,  les  massi& 
des  Tuileries,  groupés  frileusement  près  des  grilles.  Le 
voile  non  soulevé,  mais  déchiré  par  places,  découvrait 
des  fragments  d'horizon;  et  l'on  voyait  sur  Tavenue 
menant  à  l'Arc-de-Triomphe ,  des  breaks  passer  au 
grand  trot,  chargés  de  cochers  et  de  maquignons,  des 
dragons  de  l'impératrice,  des  guides  chamarrés  et  cou- 
verts de  fourrures  s'en  aller  deux  par  deux  en  longues 
files,  avec  un*  cliquetis  de  mors,  d'éperons,  des  ébroue- 
ments  de  chevaux  frais,  tout  cela  s'éclairant  d'un  soleil 
encore  invisible,  sortant  du  vague  de  l'air,  y  rentrant 
par  masses,  comme  une  vision  rapide  du  luxe  matinal 
de  ce  quartier. 

Jenkins  descendit  à  l'angle  de  la  rue  Royale.  Du  haut 
en  bas  de  la  grande  maison  de  jeu,  les  domestiques 


LE  NABAa  11 

eîrciQaient,  fleeouant  les,  tapis^  aérant  les  salons  ou 
flottait  la  buée  des  cigares,  où  des  monceaux  de  cendre 
fine  tout  embrasée  s'écroulaient  au  fond  des  cheminées, 
tandis  que  sur  les  tabks  vertes,  encore  frémissantes  des 
parties  de  la  nuit,  brùlabnt  quelques  flambeaux  d'ar- 
got dont  la  flamme  montait  toute  droite  dans  la  lu- 
mière blafarde  du  grand  jour.  Le  bruit,  le  Ya-etrvient 
s'arrètai^it  au  troisième  étage,  où  quelques  membres 
du  cercle  avaieni  leur  appartemenL  De  ce  nombre 
était  le  marquis  de  Monpavon,  chez  qui  Jenkins  se 
rendait 

a  Gommeatl  c'est  yous,  docteur?.».  Diable  em- 
portel...  QueUe  heure  est-il  donc?...  Suis  pas  visible. 

—  Pas  même  pour  le  médecin? 

—  Ohl  pour  personne...  Question  de  tenue,  mon 
eh^...  C'fest  égal»  entrez  tout  de  même...  Chaufferez  les 
pieds  un  momentt  pendant  que  Frands  finit  de  me  coif- 
fer. » 

Jenkins  pénétra  dans  la  chambre  à  coucher,  banale 
comme  tous  les  garnis,  et  s'approcha  du  feu  sur  lequel 
ehauflaient  des  fers  à  friser  de  toutes  les  dimensions, 
tandis  que  dans  le  laboratoire  à  côté,  séparé  de  la 
chambre  par  une  tenture  algérienne,  le  marquis  de 
Monpavoii  s'abandonnait  aux  manipulations  de  son 
valet  de  chambre.  Des  odeurs  de  patchouli',  de  cold- 
cream,  de  corne  et  de  poils  brûlés  s'échappaient  de 
l'espace  restreint;  et  de  temps  en  temps,  quand  Fran- 
cis valait  retirer  un  fer,  Jenkins  entrevoyait  une  im- 
mense toilette  chargée  de  mille  petits  instruments 
d'ivoire,  de  nacre  et  d'acier,  limes,  ciseaux,  houppes  et 
brosses,  et  flacons,  de  godets,  de  cosmétiques,  étique- 
tés, rangés,  alignés,  et  parmi  tout  cet  étalage,  mal- 
adroite et  déjà  tremblante,  une  main  de  vieillard» 


IS  LE  NABAB. 

sèche  et  longue,  soignée  aux  .ongles  comme  celle  d*an 
peintre  japonais,  qui  hésitait  au  milieu  de  ces  quincail- 
leries menues  et  de  ces  faïences  de  poupée. 

Tout  en  arrangeant  son  visage,  la  plus  longue,  la 
plus  compliquée  de  ses  occupations  du  matin,  Monpavon 
causait  avec  le  docteur,  racontait  ses  malaises,  le  bon 
effet  des  perles,  qui  le  rajeunissaient,  disait-il.  Et  de 
loin,  ainsi,  sans  le  voir,  on  aurait  cru  entendre  le  duc 
de  Mora,  tellement  il  lui  avait  pris  ses  façons  de  parler. 
C'étaient  les  mêmes  phrases  inachevées,  terminées  en 
«  ps...  ps...  ps...  »  du  bout  des  dents,  des  «  machin,  » 
des  «  chose,  »  intercalés  à  tout  propos  dans  le  discours, 
une  sorte  de  bredouillement  aristocratique,  fatigué, 
paresseux,  où  se  sentait  un  mépris  profond  pour  Tari 
vulgaire  de  la  parole.  Dans  Tentourage  du  duc,  tout  le 
monde  cherchait  à  imiter  cet  accent,  ces  intonations 
dédaigneuses  avec  une  affectation  de  simplicité. 

Jenkins,  trouvant  la  séance  un  peu  longue,  s'était 
levé  pour  partir  : 

«  Adieu,  je  m'en  vais...  On  vous  verra  chez  le  Nabab? 

—  Oui,  je  compte  y  déjeuner...  promis  de  lui  amener 
chose,  machin,  comment  donc?...  Vous  savez,  pour 
notre  grosse  affaire...  ps...  ps...  ps...  Sans  quoi  dispen- 
serais bien  d'y  aller...  vraie  ménagerie,  cette  mai- 
son-là... » 

L'Irlandais,  malgré  sa  bienveillance,  convint  que  la 
société  était  un  peu  mêlée  chez  son  ami.  Mais  quoi  I  II 
ne  fallait  pas  lui  en  vouloir.  Il  ne  savait  pas,  ce  pauvre 
homme. 

«  Sait  pas,  et  veut  pas  apprendre,  fit  Monpavon 
avec  aigreur...  Au  lieu  de  consulter  les  gens  d'expé- 
rience... ps...  ps...  ps...  premier écornifleur  venu.  Avez- 
Vous  vu  cheiaux  que   BoisTHéry   lui  a  fait  acheter) 


LE  NABAB.  13 

De  la  roustissure,  ces  bêtes-là.  Et  il  les  a  payées  vingt 
mille  francs.  Parions  que  Bois-FEéry  les  a  eues  pour 
six  mille. 

—  Oh  !  fi  donc...  un  gentilhomme!  »  dit  Jenkins 
avec  rindignation  d'une  belle  âme  se  refusant  à  croir« 
au  mal. 

Monpavon  continua  sans  avoir  l'air  d'entendre  : 
«  Tout  ça  parce  que  les  chevaux  sortaient  de  l'écurie 
de  Mora. 

—  C'est  vrai  que  le  duc  lui  tient  au  cœur,  à  ce  cher 
Nabab.  Aussi  je  vais  le  rendre  bien  heureux  en  lui  ap- 
prenant... » 

Le  docteur  s'arrêta,  embarrassé. 

«  En  lui  apprenant  quoi,  Jenkins?  » 

Assez  penaud,  Jenkins  dut  avouer  qu'il  avait  obtenu 
de  Son  Excellence  la  permission  de  lui  présenter  son 
ami  Jansoulet.  A  peine  eut-il  achevé  sa  phrase,  qu'un 
long  spectre,  au  visage  flasque,  aux  cheveux,  aux  favoris 
multicolores,  s'élança  du  cabinet  dans  la  chambre,  croi- 
sant de  ses  deux  mains  sur  un  cou  décharné  mais  trèa- 
droit  un  peignoir  de  soie  claire  a  pois  violets,  dont  il 
s'enveloppait  comme  un  bonbon  dans  sa  papillote.  Ce 
que  cette  physionomie  héroï-comique  avait  de  plus  sail- 
lant, c'était  un  grand  nez  busqué  tout  luisant  de  cold- 
cream,  et  un  regard  vif,  aigu,  trop  jeune,  trop  clair 
pour  la  paupière  lourde  et  plissée  qui  le  recouvrait.  Les 
malades  de  Jenkins  avaient  tous  ce  regard-là. 

Vraiment  il  fallait  que  Mcnpavon  fût  bien  ému  pour 
se  montrer  ainsi  dépourvu  de  tout  prestige.  En  effet, 
les  lèvres  blanches,  la  voix  changée,  il  s'adressa  au 
docteur  vivement,  sans  zézayer  cette  fois,  et  tout  d'un 

trait  : 
«  Ah  ça  l  mon  cher,  pas  de  farce  entre  nous,  n'est  ce 


U  LE  NABAB. 

pas?...  Nous  nous  sommes  rencontrés  tous  les  deux  de- 
vant la  même  écuelle  ;  mais  je  vous  laisse  votre  part, 
j'entends  que  vous  me  laissiez  la  mienne.  »  Et  Tair 
étonné  de  Jenkins  ne  Tarrêta  pas.  «  Que  ceci  soit  dit 
une  fois  pour  toutes.  J*ai  promis  au  Nabab  de  le  pré- 
senter au  duc,  ainsi  que  je  yous  ai  présenté  jadis.  Ne 
vous  mêlez  donc  pas  de  ce  qui  me  regarde  seul.  » 

Jenkins  mit  la  main  sur  son  cœur,  protesta  de  son 
innocence.  Il  n'avait  jamais  eu  Tintention...  Certaine- 
ment Monpavon  était  trop  Tami  du  duc,  pour  qu'un 
autre...  Gomment  avaii-il  pu  supposer?... 

«  Je  ne  suppose  rien,  dit  le  vieux  gentilhomme,  plus 
calme  mais  toujours  froid.  J'ai  voulu  seulement  avoir 
une  explication  très-nette  avec  vous  à  ce  sujet.  » 

L'Irlandais  lui  tendit  sa  main  large  ouverte. 

«  Mon  xîher  marquis,  les  explications  sont  toiyoun 
nettes  entre  gens  d'honneur. 

—  D'honneur  est  un  grand  mot,  Jenkins...  Disons 
gens  de  tenue^..  Gela  suf&t.  » 

Et  cette  tenue,  qu'il  invoquait  comme  suprême  frein 
de  conduite,  le  rappelant  tout  à  coup  au  sentiment  de 
sa  comique  situation,  le  marquis  offrit  un  doigt  à  la 
poignée  de  main  démonstrative  de  son  ami  et  repassa 
dignement  derrière  son  rideau,  pendant  que  l'autre  s'en 
allait,  pressé  de  reprendre  sa  tournée. 

Quelle  magnifique  clientèle  il  avait,  ce  Jenkins  1  Bien 
que  des  hôtels  princiers,  des  escaliers  chauffés,  chargés 
de  fleurs  à  tous  leurs  étages,  des  alcôves  capitonnées  et 
soyeuses,  où  la  maladie  se  faisait  discrète,  élégante,  où 
rien  ne  sentait  cette  main  brutale  qui  jette  sur  un  lit  de 
misère  ceux  qui  ne  cessent  de  travailler  que  pour  mou- 
rir. Ge  n'était  pas  à  vrai  dire  des  malades,  ces  clients  du 


'LE  NABAB.  15 

docieor  irlandais.  On  n'mi  aurait  pas  Vouin  dans  un 
bospiee.  Leurs  organes  n'ayant  pas  même  la  forée  d'une 
secousse,  le  siège  de  lear  mal  ne  se  trouvait  nulle  part, 
et  le  médecin  penché  sur  eux  aurait  cherché  en  Tain  la 
palpitation  d'une  souffrance  dans  ces  corps  que  l'iner- 
tie, le  silence  de  la  mort  habitaient  déjà.  C'étaient  des 
épuisés,  des  exténués,  des  anémiques,  brûlés  par  une 
Tie  absurde,  mah  la  trouvant  si  bonne  encore  qu'ils 
B*achamaient  à  la  prolonger.  Et  les  perles  Jenkins  deve- 
naient fameuses  justement  pour  ce  coup  de  fouet  donné 
aux  existences  surmenée»- 

«  .Docteur,  je  vous  en  conjure ,  que  j'aille  au  bal  ce 
soiri  »  disait  la  jeune  femme  anéantie  sur  sa  chaise 
longue  et  dont  la  voix  n'était  plus  qu'un  souffle. 

—  Tous  irez,  ma  chère  enfant.  » 

M  elle  y  allait,  et  jamais  elle  n'avait  paru  plus  belle. 

«  Docteur,  à  tout  prix,  dussé-je  en  mourir,  il  faut  que 
demain  matin  je  sois  an  conseil  des  ministres.  » 

U  y  était,  et  il  en  rapportait  un  triomphe  d'éloquence 
et  de  diplomatie  ambitieuse.  Après...  ohl  après,  par 
«xemple...  Mais  n'importe!  jusqu'au  dernier  jour,  les 
clients  de  Jenkins  circulaient,  se  montraient,  trompaient 
l'égoisme  dévorant  de  la  foule.  Us  mouraient  debout,  en 
gens  du  monde. 

Après  mille  détours  dans  la  Ghaussée-d'Antin ,  les 
Qiamps-Élysées,  après  avoir  visité  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  millionnaire  ou  de  titré  dans  le  faubourg  Saintr 
Honoré,  le  médecin  à  la  mode  arriva  à  l'angle  du  Gours- 
la-Reine  et  de  la  rue  François  i«',  devant  une  façade 
arrondie  qui' tenait  le  coin  du  quai,  et  pénétra  au  rez- 
de-chaussée  dans  un  intérieur  qui  ne  ressemblait  en  rien 
à  ceux  qu'il  traversait  depuis  le  matin.  Dès  l'entrée,  des 
tapisseries  couvrant  les  murs,  de  vieux  vitraux  coupant 


16  LE  NABAB. 

de  lanières  de  plomb  un  jour  discret  et  mélangé,  un 
saint  gigantesque  en  bois  sculpté  qui  faisait  face  à  un 
monstre  japonais  aux  yeux  saillants,  au  dos  couvert 
d*écailles  finement  tuilées,  indiquaient  le  goût  imagi« 
natif  et  curieux  d*un  artiste.  Le  petit  domestique  qui 
vint  ouvrir  tenait  en  laisse  un  lévrier  arabe  plus  grand 
que  lui. 

«  Madame  Constance  est  à  la  messe,  dit-il,  et  made- 
moiselle est  dans  Tatelier,  toute  seule...  Nous  travaillons 
depuis  six  heures  du  matin,  »  ajouta  Tenfant  avec  un 
bâillement  lamentable  que  le  chien  attrapa  au  vol  et 
qui  lui  fit  ouvrir  toute  grande  sa  gueule  rose  aux  dents 
aiguës. 

Jenkins,  que  nous  avons  vu  entrer  si  tranquillement 
dans  la  chambre  du  ministre  d'État,  tremblait  un  peu 
en  soulevant  la  tenture  qui  masquait  la  porte  de  Tatelier 
restée  ouverte.  C'était  un  superbe  atelier  de  sculpture, 
dont  la  façade  en  coin  arrondissait  tout  un  côté  vitré, 
bordé  de  pilastres,  une  large  baie  lumineuse  opalisée 
en  ce  moment  par  le  brouillard.  Plus  ornée  que  ne  le 
sont  d'ordinaire  ces  pièces  de  travail,  que  les  souillurea 
du  plâtre,  les  ébauchoirs,  la  terre  glaise,  les  flaques 
d'eau  font  ressembler  à  des  chantiers  de  maçonnerie, 
celle-ci  ajoutait  un  peu  de  coquetterie  à  sa  destination 
artistique.  Des  plantes  vertes  dans  tous  les  coins,  quel- 
ques bons  tableaux  accrochés  au  mur  nu,  et  ça  et  là  — 
portées  par  des  consoles  en  chêne  —  deux  ou  trois 
œuvres  de  Sébastien  Ruys,  dont  la  dernière,  exposée 
après  sa  mort,  était  couverte  d'une  gaze  noire. 

La  maîtresse  de  la  maison,  Félicia  Ruys,  la  fille  du 
célèbre  sculpteur,  connue  déjà  elle-même  par  deux 
chefs-d'œuvre,  le  buste  de  son  père  et  celui  du  duc  de 
Mora,  se  tenait  au  milieu  de  l'atelier,  en  train  de  mo- 


LE  NABAB.  17 

deler  une  figure.  Serrée  dans  une  amazone  de  drap  bleu 
à  longs  plis,  un  fichu  de  Chine  roulé  autour  de  son  cou 
comme  une  cravate  de  garçon,  ses  cheveux  noirs  et  fins, 
groupés  sans  apprêt  sur  la  forme  antique  de  sa  petite 
tête,  Félicia  travaillait  avec  une  ardeur  extrême,  qui 
ajoutait  à  sa  beauté  la  condensation,  le  resserrement  de 
tous  les  traits  d'une  expression  attentive  et  satisfaite. 
Hais  cela  changea  tout  de  suite  à  Tarrivée  du  docteur. 
«  Ah  !  c'est  vous,  »  dit-elle  brusquement,  comme 
éveillée  d*un  téve...  «  On  a  donc  sonné?...  Je  n*avais 
pas  entendu.  » 

Et  dans  Tennui,  la  lassitude  répandus  subitement  sur 
cet  adorable  visage,  il  ne  resta  plus  d'expressif  et  de 
brillant  que  les  yeux,  des  yeux  où  Téclat  factice  des 
perles  Jenkins  s'avivait  d'une  sauvagerie  de  nature. 

Ohl  comme  la  voix  du  docteur  se  fit  humble  et  con- 
descendante en  lui  répondant  : 

a  Votre  travail  vous  absorbe  donc  bien,  ma  chère 
Félicia?...  C'est  nouveau  ce  que  vous  faites  là?...  Cela 
me  parait  très-joli.  » 

Il  s'approcha  de  l'ébauche  encore  informe,  d'où  sor- 
tait vaguement  un  groupe  de  deux  animaux,  dont  un 
lévrier  qui  détalait  à  fond  de  train  avec  une  lancée  vrai- 
ment extraordinaire. 

«  L'idée  m'en  est  venue  cette  nuit.,.  J'ai  commencé 
à  travailler  à  la  lampe...  C'est  mon  pauvre  Kadour  qui 
ne  s'amuse  pas ,  »  dit  la  jeune  fille  en  regardant  d'uo 
air  de  bonté  caressante  le  lévrier  à  qui  le  petit  domes- 
tique essayait  d'écarter  les  pattes  pour  les  remettre  à  la 
pose. 

Jenkins  remarqua  paternellement  qu'elle  avait  tort 
de  se  fatiguer  ainsi,  et  lui  prenant  le  poignet  avec  dei 
précautions  ecclésiastiques  : 


18  LE  NABAB. 

a  Voyons,  je  suis  sûr  que  vous  avez  la  fièvre.  » 

Au  contact  de  cette  main  sur  la  sienne,  Félicia  eut  u 
mouvement  presque  répulsif. 

«Laissez...  laissez...  vos  perles  n*y  peuvent  rien... 
Quand  je  ne  travaille  pas,  je  m*ennuie  ;  je  m'ennuie  à 
mourir,  je  m*ennuîe  à  tuer  ;  mes  idées  sont  de  la  couleur 
de  cette  eau  qui  coule  là-bas,  saumâtre  et  lourde... Com- 
mencer la  vie,  et  en  avoir  le  dégoût!  C'est  dur...  J'en 
suis  réduite  à  envier  ma  pauvre  Constance,  qui  passe 
ses  journées  sur  sa  chaise,  sans  ouvrir  la  bouche,  mais 
en  souriant  toute  seule  au  passé  dont  elle  se  souvient*.. 
Je  n'ai  pas  même  cela,  moi,  de  bons  souvenirs  à  rumi- 
ner... Je  n'ai  que  le  travail...  le  travail!  » 

Tout  en  parlant,  elle  modelait  furieusement,  tantôt 
avec  l'ébauchoir,  tantôt  avec  ses  doigts,  qu'elle  essuyait 
de  temps  en  temps  à  une  petite  éponge  posée  sur  la 
selle  de  bois  soutenant  le  groupe  ;  de  telle  sorte  que  ses 
plaintes,  ses  tristesses,  inexplicables  dans  une  bouche 
de  vingt  ans  et  qui  avait  au  repos  la  pureté  d'un  sourire 
grec,  semblaient  proférées  au  hasard  et  ne  s'adresser  à 
personne.  Pourtant  Jenkins  en  paraissait  inquiet,  trou- 
blé, malgré  l'attention  évidente  qu'il  prêtait  à  l'ouvrage 
de  l'artiste,  ou  plutôt  à  l'artiste  elle-même,  à  la  grâce 
triomphante  de  cette  fille,  que  sa  beauté  semblait  avoir 
prédestinée  à  l'étude  des  arts  plastiques. 

Gênée  par  ce  regard  admiratif  au'elle  sentait  posé  sur 
elle,  Félicia  reprit  : 

«  A  propos,  vous  savez  que  je  l'ai  vu,  votre  Nabab... 
On  me  l'a  montré  vendredi  dernier  à  l'Opéra. 

—  Vous  étiez  à  l'Opéra  vendredi? 

—  Oui...  Le  duc  m'avait  envoyé  sa  loge.  » 
Jenkins  changea  de  couleur. 

«  J'ai  décidé  Constance  à  m'accpmpagner.  C'était  l 


LE  NABAB.  If 

première  fois  depuis  yingt-cinq  ans,  depuis  sa  représen- 
tation d'adieu,  (fa'eile  entrait  à  l*Opéra.  Ça  lui  a  fait  un 
effet.  Pendant  le  ballet  surtout,  elle  tremblait,  elle 
rayonnait,  tous  ses  anciens  triomphes  pétillaient  dans 
ses  yeux.  Estron  heureux  d'avoir  des  émotions  pareilles. . . 
Un  vrai  type,  ce  NabaË.  Il  faudra  que  tous  me  rame- 
niez. C'est  une  tête  qui  m'amuserait  àfkire. 

—  Lui,  mais  il  est  affreux!...  Vous  ne  l'avez  pas  bien 
regardé. 

—  Parfaitement,  au  contraire.  Il  était  en  face  de 
nous...  Ce  masque  d'Éthiopien  blanc  serait  superbe 
en  marbre.  Et  pas  banal,  au  moins,  celui-là...  D'ail- 
leurs, puisqu'irest  si  laid  que  ça,  vous  ne  serez  pas  aussi 
malheureux  que  l'an  dernier  quand  je  faisais  le  buste 
de  Mora...  Quelle  mauvaise  figure  vous  aviez,  Jenkins, 
à  cette  époque  1 

—  Pour  dix  années  d'existence,  murmura  Jenkins 
d'une  voix  sombre,  je  ne  voudrais  recommencer  ces 
moments-là...  Mais  cela  vous  amuse,  vous,  de  voir 
souffrir. 

—  Vous  savez  bien  que  rien  ne  m'amuse,  »  dit-elle 
en  haussant  les  épaules  avec  une  impertinence  suprême. 

Puis,  sans  le  regarder,  sans  ajouter  une  parole,  elle 
s'enfonça  dans  une  de  ces  activités  muettes  par  les- 
quelles les  vrais  artistes  échappent  à  eux-mêmes  et  à 
tout  ce  qui  les  entoure. 

Jenkins  fit  quelques  pas  dans  l'atelier,  très-ému,  la 
lèvre  gonflée  d'aveux  qui  n'osaient  pas  sortir,  commença 
deux  ou  trois  phrases  demeurées  sans  réponse;  enfin, 
se  sentant  congédié,  il  prit  son  chapeau  et  marcha  vers 
ia  pofte. 

«  Ainsi,  c'est  entendu...  U  faut  vous  l'amener, 

—  Qui  donc? 


tO  LE  NABAB. 

—  Mais  le  Nabab. . .  G*est  vous  qai  a  rinstant  même... 

—  Ah  I  oui...  fit  Tétrange  personne  dont  les  caprices 
ne  duraient  pas  longtemps,  amenez-le  si  vous  voulez  ; 
je  n'y  tiens  pas  autrement.  » 

Et  sa  belle  voix  morne,  oh  quelque  chose  semblait 
brisé,  Tabandon  de  tout  son  être  disaient  bien  que 
c'était  vrai,  qu'elle  ne  tenait  à  rien  au  monde. 

Jenkins  sortit  de  là  très-troublé  le  front  assombri. 
Mais,  sitôt  dehors,  il.  reprit  sa  physionomie  riante  et 
cordiale,  étant  de  ceux  qui  vont  masqués  dans  les  rues. 
La  matinée  s'avançait.  La  brume,  encore  visible  aux 
abords  de  la  Seine,  ne  flottait  plus  que  par  lambeaux 
et  donnait  une  légèreté  vaporeuse  aux  maisons  du  quai, 
aux  bateaux  dont  on  ne  voyait  pas  les  roues,  à  l'ho- 
rizon lointain  dans  lequel  le  dôme  des  Invalides  planait 
comme  un  aérostat  doré  dont  le  filet  aurait  secoué  des 
rayons.  Une  tiédeur  répandue,  le  mouvement  du  quar- 
tier disaient  que  midi  n'était  pas  loin,  qu'il  sonnerait 
bientôt  au  battant  de  toutes  les  cloches. 

Avant  d'aller  chez  le  Nabab,  Jenkins  avait  pourtcmt 
une  autre  visite  à  faire.  Mais  celle-là  paraissait  l'en- 
nuyer beaucoup.  Enfin,  puisqu'il  l'avait  promis  I  Et  ré- 
solument :  ' 

«  68,  rue  Saint-Ferdinand,  aux  Ternes,  »  dit-il  en  sau- 
tant dans  sa  voiture. 

Le  cocher  Joë,  scandalisé,  se  fit  répéter  l'adresse  deux 
fois  ;  le  cheval  lui-même  eut  une  petite  hésitation, 
comme  si  la  bête  de  prix,  la  fraîche  livrée  se  fuss^ent 
révoltés  à  l'idée  d'une  course  dans  un  faubourg  aussi 
lointain,  en  dehors  du  cercle  restreint  mais  si  brillant 
où  se  groupait  la  clientèle  de  leur  maître.  On  arriva  tout 
de  même,  sans  encombre,  au  bout  d'une  rue  provin- 
ciale, inachevée,  et  à  la  dernière  de  ses  bâtisses,  un  im- 


LE  NABAB.  ftl 

meuble  à  cinq  étages,  que  la  rue  semblait  a^oir  envoyé  en 
reconnaissance  pour  savoir  si  elle  pouvait  continuer  de 
ce  côté,  isolé  qu'il  était  entre  des  terrains  vagues  atten- 
dant des  constructions  prochaines  ou  remplis  de  maté- 
riaux de  démolitions,  avec  des  pierres  de  taille,  de 
vieilles  persiennes  posées  sur  le  vide,  desais  moisis  dont 
les  ferrures  pendaient,  immense  ossuaire  de  tout  un 
quartier  abattu. 

D'innombrables  écriteaux  se  balançaient  au-dessus  de 
la  porte  décorée  d*un  grand  cadre  de  photographies 
blanc  de  poussière,  auprès  duquel  Jenkins  resta  un  mo- 
ment en  arrêt.  L'illustre  médecin  était-il  donc  venu  si 
loin  pour  se  faire  faire  un  portrait-carte  ?  On  aurait  pu  le 
croire,  à  l'attention  qui  le  retenait  devant  cet  étalage, 
dont  les  quinze  ou  vingt  photographies  représentaient 
la  même  famille  en  des  allures,  des  poses  et  des  expres- 
sions différentes  :  un  vieux  monsieur,  le  menton  soutenu 
par  une  haute  cravate  blanche,  une  serviette  de  cuir 
tfous  le  bras,  entouré  d'une  nichée  déjeunes  filles  coiffées 
en  nattes  ou  en  boucles,  de  modestes  ornements  sur 
leurs  robes  noires.  Quelquefois  le  vieux  monsieur  n'avait 
posé  qu'avec  deux  de  ses  fillettes  ;  ou  bien  une  de  ces 
jeunes  et  jolies  silhouettes  se  dessinait,  solitaire,  le 
coude  sur  une  colonne  tronquée,  la  tète  penchée  sur  un 
livre,  dans  une  pose  naturelle  et  abandonnée.  Mais  en 
somme  c'était  toujours  le  même  motif  avec  des  variant 
tes,  et  il  n'y  avait  pas  dans  la  vitrine  d'autre  mon- 
sieur que  le  vieux  monsieur  à  cravate  blanche,  pas 
d'autres  figures  féminines  que  celles  de  ses  nombreuses 
filles. 

a  Les  ateliers  dans  la  maison,  au  cinquième,  »  disait 
une  ligne  dominant  le  cadre.  Jenkins  soupira,  mesura 
de  l'œil  la  distance  qui  séparait  le  sol  du  petit  balcon 


88  LE  NABAB. 

là-haut,  près  des  nuages  ;  puis  il  se  décida  à  entrer. 
Dans  le  couloir.  Il  se  croisa  avec  une  cravate  blanche  et 
une  majestueuse  serviette  en  cuir,  évidemment  le^  vieux 
monsieur  de  Tétalage.  Interrogé,  celui-ci  répondit  que 
M.  Maranne  habitait  en  effet  le  cinquième  :  «  Mais, 
ajouta-l-il  avec  un  sourire  engageant,  les  étages  ne  sont 
pas  hauts.  »  Sur  cet  encouragement,  l'Irlandais  se 
mit  à  monter  un  escalier  étroit  et  tout  neuf  avec  des 
paliers  pas  plus  grands  qu'une  marche,  une  seule 
porte  par  étage,  et  des  fenêtres  coupées  qui  lais- 
saient voir  une  cour  aux  pavés  tristes  et  d'autres  cages 
d'escalier,  toutes  vides  ;  une  de  ces  affreuses  maisons 
modernes,  bâties  à  la  douzaine  par  des  entrepreneurs 
sans  le  sou  et  dont  le  plus  grand  inconvénient  consiste 
en  des  cloisons  minces  qui  font  vivre  tous  les  habitants 
dans  une  communauté  de  phalanstère.  En  ce  moment, 
l'incommodité  n'était  pas  grande,  le  quatrième  et  le 
cinquième  étages  se  trouvant  seuls  occupés,  comme  si 
les  locataires  y  étaient  tombés  du  ciel. 
'  Au  quatrième,  derrière  une  porte  dont  la  plaque  en 
euivre  annonçait  «  M.  Joyeuse,  expert  en  écritures,  »  le 
docteur  entendit  un  bruit  de  rires  frais,  déjeunes  ba- 
vardages, de  pas  étourdis  qui  Taccompagnèrentjusqu'au- 
dessus,  jusqu'à  l'établissement  photographique. 

C'est  une  des  surprises  de  Paris  que  ces  petites  indus- 
tries perchées  dans  des  coins  et  qui  ont  l'air  de  n'avoir 
aucune  communication  avec  le  dehors.  On  se  demande 
comment  vivent  les  gens  qui  s'installent  dans  ces 
métiers-là,  quelle  providence  méticuleuse  peut  envoyer 
par  exemple  des  clients  à  un  photographe  logé  au  cin- 
quième dans  des  terrains  vagues,  tout  en  haut  de  la  rue 
Saint-Ferdinand,  ou  des  écritures  à  tenir  au  comptable 
du  dessous.  Jenkins,  en  se  faisant  cette  réflexion,  sourit 


LE  NABAB.  S8 

de  pitié,  puis  entra  tout  droit  comme  Vy  invitait  Vin" 
Bcription  suivante  :  «  Entrez  sans  frapper.  »  Hélas  !  on 
Q*abusait  guère  de  la  permission...  Un  grand  garçon  à 
lunettes,  en  train  d*écrire  sur  une  petite  table,  les  jam- 
bes entortillées  d'une  couverture  de  voyage,  se  leva  pré- 
cipitamment pour  venir  au-devant  du  visiteur  que  sa 
myopie  FaTait  empêché  de  reconnaître. 

<t  Bonjour,  André...  dit  le  docteur  tendant  sa  main 
loyale. 

—  Monsieur  Jenkins  ! 

—  Tu  vois,  je  suis  bon  enfant  comme  toujours...  Ta 
conduite  envers  nous,  ton  obstination  à  vivre  loin  de  tes 
parents  commandaient  &  ma  dignité  une  grand^réserve  ; 
mais  ta  mère  a  pleuré.  Et  me  voilà.  » 

Il  regardait,  tout  en  parlant,  ce  pauvre  petit  atelier, 
dont  les  murs  nus,  les  meubles  rares,  l'appareil  pho- 
tographique tout  neuf,  la  petite  cheminée  à  la  prus- 
sienne, neuve  aussi,  et  n'ayant  jamais  vu  le  feu,  s'éclai- 
raient désastreusement  sous  lalumière  droite  qui  tombait 
du  toit  de  verre.  La  mine  tirée,  la  barbe  grêle  du  jeune 
homme,  à  qui  la  couleur  claire  de  ses  yeux,  la  hauteur 
étroite  de  son  front,  ses  cheveux  longs  et  blonds  rejetés 
en  arrière  donnaient  l'air  d'un  illuminé,  tout  s'accen- 
tuait dans  le  jour  cru  ;  et  aussi  l'âpre  vouloir  de  ce  re- 
gard limpide  qui  fixait  Jenkins  froidement  et  d'avance 
opposait  à  toutes  ses  raisons,  à  toutes  ses  protestations, 
une  invincible  résistance. 
Hais  le  bon  Jenkins  feignait  de  ne  pas  s'en  apercevoir  : 
«  Tu  le  sais,  mon  cher  André...  Du  jour  où  j'ai 
épousé  ta  mère,  je  t'ai  regardé  comme  mon  fils.  Je 
comptais  te  laisser  mon  cabinet,  ma  clientèle,  te  mettre 
le  pied  dans  un  étrier  doré,  heureux  de  te  voir  suivre  une 
carrière  consacrée  au  bien  de  l'humanité...  Tout  à  coup 


* 


M  LE  NABAB. 

sans  dire  pourquoi,  sans  te  préoccuper  de  Teffét  qu'une 
pareille  rupture  pourrait  avoir  aux  yeux  du  monde,  tu 
t'es  écarté  de  nous,  tu  as  laissé  là  tes  études,  renoncé  à 
ton  avenir  pour  te  lancer  dans  je  ne  sais  quelle  vie  dé- 
coûtée,  entreprendre  un  métier  ridicule,  le  refuge  et  le 
prétexte  de  tous  les  déclassés. 

—  Je  fais  ce  métier  pour  vivre...  C'est  un  gagne-pain 
en  attendant. 

—  En  attendant  quoi  ?  la  gloire  littéraire  ?  » 

Il  regardait  dédaigneusement  le  griffonnage  épars 
sur  la  table. 

«  Mais  tout  cela  n'est  pas  sérieux,  et  voici  ce  que  je 
viens  te  «dire  :  une  occasion  s'offre  à  toi,  une  porte 
à  deux  battants  ouverte  sur  l'avenir...  L'œuvre  de 
Bethléem  est  fondée...  Le  plus  beau  de  mes  rêves  hu- 
manitaires a  pris  corps...  Nous  venons  d'acheter  une 
superbe  villa  à  Nanterre  pour  installer  notre  premier 
établissement.  C'est  la  direction,  c'est  la  surveillance  de 
cette  maison  que  j'ai  songé  à  te  confier  comme  à  un 
autre  moi-même.  Une  habitation  princière,  des  appoin- 
tements de  chef  de  division  et  la  satisfaction  d'un  ser- 
vice rendu  à  la  grande  famille  humaine...  Dis  un  mot  et 
je  t'emmène  chez  le  Nabab,  chez  l'homme  au  grand 
cœur  qui  fait  les  frais  de  notre  entreprise...  Acceptes-tu  ? 

—  Non,  dit  l'autre  si  sèchement  que  Jenkins  en  fut 
décontenancé. 

—  C'est  bien  cela...  Je  m'attendais  à  ce  refus  en  ve 
nant  ici,  mais  je  suis  venu  quand  même.  J'ai  pris-pour 
devise  :  «  Faire  le  bien  sans  espérance.  »  Et  je  reste 
fidèle  à  ma  devise...  Ainsi,  c'est  entendu...  tu  préfères 
à  l'existence  honorable,  digne,  fructueuse  qut  je  vient 
te  proposer  une  vie  de  hasard  sans  iBsue  et  sans  di* 
gnité.,,  » 


LE  NABAB.  S9 

Andr6  ne  répondit  rien  ;  mais  son  silence  parlait 
pour  lui. 

«  Prends  garde...  tu  sais  ce  qu*entraînera  cette déci* 
sien,  un  éloignement  définitif^  mais  tu  Tas  toujours 
désiré...  Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire,  continua  Jenkins» 
que  briser  avec  moi,  c*est  rompre  aussi  avec  ta  mère. 
Elle  et  moi  ne  faisons  qu*un.  » 

Le  jeune  homme  pâlit,  hésita  une  seconde,  puis  dil 
avec  effort  : 

«  S'il  plaît  à  ma  mère  de  venir  me  voir  ici,  j'en  serai 
certes  bien  heureux...  mais  ma  résolution  de  sortir  de 
chez  vous,  de  n'avoir  plus  rien  de  commun  avec  vous 
est  irrévocable. 

—  Et  au  moins  diras-tu  pourquoi?  » 

Il  fit  signe  que  a  non,  »  qu'il  ne  le  dirait  pas. 

Pour  le  coup,  l'Irlandais  eut  un  vrai  mouvement  de 
colère.  Toute  sa  figure  prit  une  expression  sournoise, 
farouche,  qui  aurait  bien  étonné  ceux  qui  ne  connais- 
saient que  le  bon  et  loyal  Jenkins  ;  mais  il  se  garda  bien 
d'aller  plus  loin  dans  une  explication  qu'il  craignait 
peut-être  autant  qu'il  la  désirait. 

«  Adieu,  fit-il  du  seuil  en  retournant  à  demi  la  tète... 
Et  ne  vous  adressez  jamais  à  nous. 

—  Jamais...  répondit  son  beau-fils  d'une  voix  ferme.  » 
Cette  fois,  quand  le  docteur  eut  dit  à  Joë:  «  place  Yen- 
dôme,  »  le  cheval,  comme  s'il  avait  compris  qu'on  allait 
chez  le  Nabab,  agita  fièrement  ses  gourmettes  étince- 
lantes,  et  le  coupé  partit  à  fond  de  train,  transformant 
en  soleil  chaque  essieu  de  ses  roues...  «  Venir  si  loin 
pour  chercher  une  réception  pareille  I  Une  célébrité  du 
temps  traitée  ainsi  par  ce  bohème  I  Essayez  donc  de 
faire  le  bien  I...  »  Jenkins  écoula  sa  colère  dans  un  long 
monologue  de  ce  genre  :  puis  tout  à  coup  se  secouant  :' 

3 


M  LE  NABAB. 

«  Ah!  bah...  %  Et  ce  qui  restait  de  soucieiix  à  son 
front  se  dissipa  vite  sur  le  trottoir  de  la  place  Yendôme. 
Midi  sonnait  partout  dans  le  soleil.  Sorti  de  son  rideau 
de  brume,  Paris  luxueux,  réveillé  et  debout,  commeu- 
çait  sa  journée  tourbillonnante.  Les  vitrines  de  la  rue 
de  la  Paix  resplendissaient.  Les  hôtels  de  la  place  pa- 
raissaient s^aligner  fièrement  pour  les  réceptions  dV 
pr$s-midi  ;  et,  tout  au  bout  de  la  me  Castiglione  aux 
blanches  arcades,,  les  Tuileries,  sous  un  beau  rayon 
d'hiver,  dressaient  des  statues  grelottantes,  roses  de 
^roid.  dans  le  déntîment  des  quinconces. 


li 


UM  DEJEUNER  PLACE  VENDOMK 


Os  n'étaient  guère  plus  d'une  vingtaine  ce  matîn-R 
dans  la  salle  à  manger  du  Nabab,  une  salle  à  manger 
en  chêne  sculpté,  sortie  la  veille  de  chez  quelque  grand 
tapissier,  qui  du  môme  coup  avait  fourni  les  quatre  sa- 
lons en  enfilade  entrevus  dans  une  porte  ouverte,  let 
tentures  du  plafond,  les  objets  d'art,  les  lustres,  jus- 
qu'à la  vaisselle  plate  étalée  sur  les  dressoirs,  jusqu'aux 
domestiques  qui  servaient.  C'était  bien  l'intérieur  im^ 
provisé,  dès  la  descente  du  chemin  de  fer,  par  un  gi- 
gantesque parvenu  pressé  de  jouir.  Quoiqu'il  n'y  eùi 
pas  autour  de  la  table  la  moindre  robe  de  femme,  un 
bout  d'étoffe  claire  pour  l'égayer,  l'aspect  n'en  étail 
pas  monotone,  grâce  au  disparate,  à  la  bizarrerie  des 
convives*  des  éléments  de  tous  les  mondes,  des  échan- 
tillons d'humanité  détachés  de  toutes  les  races,  en 
Frsuice,  en  Europe,  dans  l'univers  entier,  du  haut  en 
b^  de  l'échelle  sociale.  D'abord,  le  maître  du  logis, 
espèce  de  géant,  —  tanné,  hàlé,  safrané,  la  tète  dans 
les  épaules,  «—  à  qui  son  nez  court  et  perdu  dans  la 
bouffissure  du  visage,  ses  cheveux  crépus  massés 
eomme  un  bonnet  d'astrakan  sur  un  front  bas  et  têtu» 


28  LE  NABAB. 

ses  sourcils  en  broussailles  avec  des  yeux  de  chapard 
embusqué,  donnaient  l'aspect  féroce  d'un  Kalmouck, 
d'un  sauvage  de  frontières,  vivant  de  guerre  et  de  ra- 
pines. Heureusement  le  bas  de  la  figure,  la  lèvre  lippue 
€t  double,  qu'un  sourire  adorable  de  bonté  épanouis- 
sait, relevait,  retournait  tout  à  coup,  tempérait  d'une 
expression  à  la  saiiit  Vincent  de  Paul  cette  laideur  fa- 
rouche, cette  physionomie  si  originale  qu'elle  en  ou- 
bliait d'être  commune.  Et  pourtant  Textraciion  infé- 
rieure se  trahissait  d'autre  façon  par  la  voix,  une  voix 
de  marinier  du  Rhône,  éraillée  et  voilée,  où  l'accent 
méridional  devenait  plus  grossier  que  dur,  et  deux 
mains  élargies  et  courtes,  phalanges  velues,  doigts  car- 
rés et  sans  ongles,  qui,  posées  sur  la  blancheur  de  k 
nappe,  parlaient  de  leur  passé  avec  une  éloquence  gê- 
nante. En  face,  de  l'autre  côté  de  la  table,  dont  il  était 
un  des  commensaux  habituels,  se  tenait  le  marquis  de 
Monpavon,  mais  un  Monpavon  qui  ne  ressemblait  en 
rien  au  spectre  maquillé,  aperçu  plus  haut,  un  homme 
superbe  et  sans  âge,  grand  nez  majestueux,  prestance 
seigneuriale,  étalant  un  large  plastron  de  linge  imma- 
culé, qui  craquait  sous  l'effort  continu  de  la  poitrine  à 
se  cambrer  en  avant,  et  se  bombait  chaque  fois  avec  le 
bruit  d'un  dindon  blanc  qui  se  gonfle,  ou  d'un  paon 
qui  fait  la  roue.  Son  nom  de  Monpavon  lui  allait  bien. 
De  grande  famille,  richement  apparenté,  mais  ruiné 
par  le  jeu  et  les  spéculations,  l'amitié  du  duc  de  Mora 
lui  avait  valu  une  recette  générale  de  première  classe. 
Malheureusement  sa  santé  ne  lui  avait  pas  permis  de 
garder  ce  beau  poste, —  les  gens  bien  informés  disaient 
que  sa  santé  n'y  était  pour  rien,  —  et  depuis  un  an  il 
vivait  à  Paris,  attendant  d'être  guéri,  disait-il,  pour 
reprendre  sa  position.  Les  mêmes  gens  assuraient  qu'il 


LE  NABAB.  89 

ne  la  retrouverait  jamais,  et  que  môme,  sans  de  hautes 
protections...  Du  reste,  le  personnage  împortaint  du 
déjeuner  ;  cela  se  sentait  à  la  façon  dont  les  domesti- 
ques  le  servaient,  dont  le  Nabab  le  consultait,  rappe- 
lant a  monsieur  le  marquis,  »  comme  à  la  Comédie- 
Française,  moins  encore  par  déférence  que  par  fierté, 
pour  rhonneur  qui  en  rejaillissait  sur  lui-même.  Plein 
de  dédain  pour  Tentourage,  M.  le  marquis  parlait  peu, 
de  très-haut,  et  comme  en  se  penchant  vers  ceux  qu'il 
honorait  dé  sa  conversation.  De  temps  en  temps,  il 
jetait  au  Nabab,  par-dessus  la  table,  quelques  phrases 
énigmatiques  pour  tous. 

«  J*ai  vu  le  duc  hier...  M*a  beaucoup  parlé  de 
▼ous  à  propos  de  cette  affaire...  Vous  savez,  chose... 
machin...  Gomment  donc? 

—  Vraiment?...  Il  vous  a  parlé  de  moi?  »  Et  le  bon 
Nabab,  tout  glorieux,  regardait  autour  de  lui  avec  des 
mouvements  de  tète  tout  à  fait  risibles,  ou  bien  il  pre- 
nait Fair  recueilli  d'une  dévote  entendant  nommer 
Notre-Seigneur. 

—  Son  Excellence  vous  verrait  avec  plaisir  entrer 
dans  la...  ps...  ps...  ps...  dans  la  chose. 

—  Elle  vous  Ta  dit? 

—  Demandez  au  gouverneur...  Ta  entendu  comme 
moi.  » 

Celui  qu'on  appelait  le  gouverneur,  Paganetti  de  son 
vrai  nom,  était  un  petit  homme  expressif  et  gesticu- 
lant, fatigant  à  regarder,  tellement  sa  figure  prenait 
d'aspects  divers  en  une  minute.  Il  dirigeait  la  Caisse  ter^ 
Htoriale  de  la  Corse,  une  vaste  entreprise  financière,  et 
venait  dans  la  maison  pour  la  première  fois,  amené 
par  Monpavon  ;  aussi  occupait-il  une  place  d'honneur. 
De  l'autre  côté  en  Nabab,  un  vieux,  boutonné  jusqu'au 

s. 


9P  LE  NABAB. 

mentop  dans  une  redingote  sans  revers  à  collet  droll 
comme  une  tunique  orientale,  la  face  tailladée  de  mille 
petites  éraillures,  une  moustache  blanche  coupée  mili- 
tairement. C'était  Brahim-Bey^  le  plus  vaillant  colonel 
de  la  régence  de  Tunis,  aide  de  camp  de  Tancienbey  qui 
avait  fait  Infortune  de  Jansoulet.  Les  exploits  glorieux 
de  ce  guerrier  se  montraient  écrits  en  rides,  en  flétris* 
sures  de  débauche,  sur  sa  lèvre  inférieure  sans  ressort, 
comme  détendue,  ses  yeux  sans  cils,  brûlés  et  rouges. 
Une  de  ces  tètes  qu'on  voit  au  banc  des  accusés  dans  les 
affaires  à  huis  clos.  Les  autres  convives  s'étaient  assis 
pèle-mèle,  au  hasard  de  l'arrivée,  de  la  rencontre,  car 
le  logis  s'ouvrait  à  tout  le  monde,  et  le  couvert  était 
mis  chaque  matin  pour  trente  personnes. 

Il  y  avait  là  le  dire.cteur  du  théâtre  que  le  Nabab 
commanditait,  Gardailhac,  renommé  pour  son  esprit 
presque  autant  que  pour  ses  faillites,  ce  merveilleux 
découpeur  qui,  tout  en  détachant  les  membres  d'un 
perdreau,  préparait  un  de  ses  bons  mots  et  le  déposait 
avec  une  aile  dans  l'assiette  qu'on  lui  présentait.  C'était 
un  ciseleur  plutôt  qu'un  improvisateur,  et  la  nouvelle 
manière  de  servir  les  viandes,  à  la  russe  et  préalable- 
ment découpées,  lui  avait  été  fatale  en  lui  enlevant  tout 
prétexte  à  un  silence  préparatoire.  Aussi,  disait-on  gé- 
néralement qu'il  baissait.  Parisien,  d'ailleurs,  dandy 
jusqu'au  bout  des  ongles,  et,  com^e  il  s'en  vantait  lui- 
même,  «  pas  gros  comme  ça  de  superstition  par  tout  le 
corps,  »  ce  qui  lui  permettait  de  donner  des  détails 
très-piquants  sur  les  femmes  de  son  thâtre  à  Brahim- 
Bey,  qui  l'écoutait  comme  on  feuillette  un  mauvais 
livre,  et  de  parler  théologie  au  jeune  prêtre  son  plus 
proche  voisin,  un  curé  de  quelque  petite  bourgade  mé- 
ridionale, maigre  et  le  teint  brûlé  comme  le  drap  de  sa 


L8  NABAB.  81 

soata&6,  aT6c  les  pommettes  ardentes,  le  nez  pointa, 
tout  en  avant  des  ambitieux ,  et  disant  à  Gardailhac, 
très-haut,  sur  un  ton  de  protection,  d*aatorit6  sacer» 
dotale  : 

«  Nous  sommes  très-contents  de  M.  Guisot...  H  va 
bien,  il  vatrôs-bien...  c*est  une  conquête  pour  l'Église.  » 

A  côté  de  ce  pontife  au  rabat  ciré,  le  vieux  Schwal- 
bach,  le  fameux  marchand  de  tableaux,  montrait  sa 
barbe  de  prophète,  jaunie  par  places  comme  une  toison 
malpropre,  ses  trois  paletots  aux  tons  moisis,  toute  cette 
tenue  lâchée  et  négligente  qu*on  lui  pardonnait  au 
nom  de  l'art,  et  parce  qu'il  était  de  bon  goût  d'avoir 
chez  soi,  dans  un  temps  où  la  manie  des  galeries 
remuait  déjà  des  millions,  l'homme  le  mieux  placé 
pour  ces  transactions  vaniteuses.  Schwalbach  ne  par- 
lait pas,  se  contentant  de  promener  autour  de  lui  son 
énorme  monocle  en  forme  de  loupe  et  de  sourire  dans 
sa  barbe  devant  les  singuliers  voisinages^  que  faisait 
cette  tablée  unique  au  monde.  C'est  ainsi  que  M.  de  Mon- 
pavon  avait  tout  près  de  lui  —  et  il  fallait  voir  comme  la 
courbe  dédaigneuse  de  son  nez  s'accentuait  à  chaque 
regard  dans  cette  direction  —  le  chanteur  Garrigou,  un 
«  pays  »  de  Jansoulet,  ventriloque  distingué,  qui  chan- 
tait Figaro  dans  le  patois  du  Midi  et  n'avait  pas  son 
pareil  pour  les  imitations  d'animaux.  Un  peu  plus  loin, 
Gabassu,  un  autre  «  pays,  »  petit  homme  court  et 
trapu,  au  cou  de  taureau,  aux  biceps  michelangesques, 
qui  tenait  à  la  fois  du  coiffeur  marseillais  et  de  l'her- 
cule de  foire,  masseur,  pédicure,  manicure,  et  quelque 
peu  dentiste,  mettait  ses  deux  coudes  sur  la  table  avec 
l'aplomb  d'un  charlatan  qu'on  reçoit  le  matin  et  qui 
■ait  les  petites  infirmités,  les  misères  intimes  de  Tinté- 
rieur  où  il  se  trouve.  M.  Bompain  complétait  ce  défilé 


3â  LB  NABAB. 

des  subalternes,  classés  du  moins  dans  une  spécialité^ 
Bompain,  le  secrétaire,  Tintendant,  Thomme  de  con- 
fiance, entre  les  mains  de  qui  toutes  les  affaires  de  la 
maison  passaient;  et  il  suffisait  de  voir  cette  attitude 
solennellement  abrutie,  cet  air  vague,  ce  fez  turc  posé 
maladroitement  sur  cette  tète  d'instituteur  de  village 
pour  comprendre  à  quel  personnage  des  intérêts  comme 
ceux  du  Nabab  avaient  été  abandonnés. 

Enfin,  pour  remplir  les  vides  parmi  ces  figures  es- 
quissées, la  turqueriel  Des  Tunisiens,  des  Marocains, 
des  Égyptiens,  des  Levantins;  et,  mêlée  à  cet  élément 
exotique,  toute  une  bohème  parisienne  et  multicolore 
de  gentilshommes  décavés,  d'industriels  louches,  de 
journalistes  vidés,  d'inventeurs  de  produits  bizarres,  de 
gens  du  Midi  débarqués  sans  un  sou,  tout  ce  que  cette 
grande  fortune  attirait,  comme  la  lumière  d'un  phare, 
de  navires  perdus  à  ravitailler,  ou  de  bandes  d'oiseaux 
tourbillonnant  dans  le  noir.  Le  Nabab  admettait  ce  ra- 
massis à  sa  table  par  bonté,  par  générosité,  par  fai- 
blesse, par  une  grande  facilité  de  mœurs,  jointe  à  une 
ignorance  absolue,  par  un  reste  de  ces  mélancolies 
d'exilé,  de  ces  besoins  d'expansion  qui  lui  faisaient  ac- 
cueillir, là-bas,  à  Tunis,  dans  son  splendide  palais  du 
Bardo,  tout  ce  qui  débarquait  de  France,  depuis  le  pe- 
tit industriel  exportant  des  articles  Paris,  jusqu'au 
fameux  pianiste  en  tournée,  jusqu'au  consul  général. 

En  écoutant  ces  accents  divers,  ces  intonations 
étrangères  brusquées  ou  bredouillantes,  en  regardant 
ces  physionomies  si  différentes,  les  unes  violentes,  bar- 
bares, vulgaires,  d'autres  extra-civilisées,  fanées,  boule- 
vardières,  comme  blettes,  les  mêmes  variétés,  se  trou- 
vant dans  le  service,  où  des  «  larbins  »  sortis  la  veille 
de  quelque  bureau,  l'air  insolent,  tètes  de  dentistes  ou 


LE  NABAB.  33 

de  garçons  de  Jbains,  s'affairaient  parmi  les  Éthiopiens 
immobiles  et  luisants  comme  des  torchères  de  marbre 
noir,  il  était  impossible  de  dire  exactement  où  Ton 
se  trouvait  ;  en  tout  cas,  on  ne  se  serait  jamais  cru 
place  Vendôme ,  en  plein  cœur  battant  et  centre  de  vie 
de  notre  Paris  moderne»  Sur  la  table,  même  dépayse- 
ment de  mets  exotiques ,  de  sauces  au  saft*an  ou  aux 
anchois,  d'épices  compliquées  de  friandises  turques, 
de  poulets  aux  amandes  frites  ;  cela,  joint  à  la  banalité 
de  rintérieur ,  aux  dorures  de  ses  boiseries ,  au  tinte- 
ment criard  des  sonnettes  neuves,  donnait  l'impression 
d'une  table  d'hôte  de  quelque  grand  hôtel  de  Smyrne 
ou  de  Calcutta ,  ou  d'une  luxueuse  salle  à  manger  de 
paquebot  transatlantique,  le  Péreire  ou  le  Sinat, 

U  semble  que  cette  diversités  de  convives ,  —  j'allais 
dire  de  passagers,  —  dût  rendre  le  repas  animé  et 
bruyant.  Loin  de  là.  Ils  mangeaient  tous  nerveusement, 
silencieusement,  en  s'observant  du  coin  de  l'œil,  et 
même  les  plus  mondains^,  ceux  qui  paraissaient  le  plus 
à  l'aise,  avaient  dans  le  regard  l'égarement  et  le 
trouble  d'une  pensée  fixe,  une  fièvre  anxieuse  qui 
les  faisaient  parler  sans  répondre,  écouter  sans  com- 
prendre un  mot  de  ce  qu'on  avait  dit. 

Tout  à  coup  la  porte  de  la  salle  à  manger  s'ouvrit  : 

«  Ahl  voilà  Jenkins,  fille  Nabab  tout  joyeux...  Salut, 
salut,  docteur...  Gomment  ça  va,  mon  camarade  ?  » 

Un  sourire  circulaire ,  une  énergique  poignée  de 
main  à  l'amphitryon,  et  Jenkins  s'assît  en  face  de  lui, 
à  côté  de  Monpavon,  devant  le  couvert  qu'un  domes- 
tique venait  d'apporter  en  toute  hâte  et  sans  avoii 
reçu  d'ordre,  exactement  comme  à  une  table  d'hôte. 
Au  milieu  de  ces  figures  préoccupées  et  fiévreuses ,  au 
moins  celle-là  contrastait  par  sa  bonne  humeur,  son 


U  LE   NABAH. 

épanoaissemmit,  cette  bienveillance  loquace  et  eompli* 
menteuse  qui  fait  des  Irlandais  un  peu  les  Gascons  de 
TAngleterre.  Et  quel  robuste  appétit,  avec  quel  entrain, 
quelle  liberté  de  conscience  il  manoeuvrait,  tout  en  par- 
lant, sa  double  rangée  de  dents  blanches  ; 
«  Eh  bien  !  Jansoulet,  vous  avez  lu? 

—  Quoi  donc  ? 

—  Gomment  !  vous  ne  savez  pas?...  Vous  n'avez  pat 
lu  ce  que  le  Messager  dit  de  vous  ce  matin  ?.  » 

Sous  le  hàle  épais  de  ses  joues,  le  Nabab  roogit 
eomme  un  enfant,  et  les  yeux  brillants  de  plaisir  : 
<K  G*est  vrai?...  le  Messager  a  parlé  de  moi? 

—  Pendant  deux  colonnes...  Gommmit  Moëssard  ne 
vous  Ta-t-il  pas  montré? 

—  Oh  I  fit  Moëssard  modestement^  cela  ne  valait  pas 
la  peine.  » 

G'était  un  petit  journaliste,  blondîn  et  poupin ,  assez 
joli  garçon,  mais  dont  la  figure  présentait  cette  fanure 
particulière  aux  garçons  de  restaurants  de  nuit,  aux  co- 
médiens et  aux  filles,  faite  de  grimaces  de  convention 
et  du  reflet  blafard  du  gaz.  Il  passait  pour  être  Tamant 
gagé  d'une  reine  exilée  et  très-légère.  Gela  se  chucho- 
tait autour  de  lui,  et  lui  faisait  dans  son  monde  un« 
place  enviée  et  méprisable. 

Jansoulet  insista  pour  lire  l'article,  impatient  de  sa- 
voir ce  qu'on  disait  de  lui.  Malheureusement,  Jenkint 
avait  laissé  son  exemplaire  chez  le  duc.'' 

<(  Qu'on  aille  vite  me  chercher  un  Messager^  dit  té 
I  Nabab  au  domestique  derrière  lui.  » 

Moëssard  intervint  : 

«  G'est  inutile,  je  dois  avoir  1^  chose  sur  moi.  » 
^  Et  avec  le  sans-façon  de  l'habitué  d'estaminet,  du 

reporter  qui  griffonne  son  fait-divers  en  face  d'jine 


LE   NAfiAB  85 

ehope,  le  journaliste  tira  un  portefeuille  bourré  de 
notes,  papiers  timbrés,  découpures  de  journaux,  billets 
satinés  à  devises,  —  qu*il  éparpilla  sur  la  table,  en 
reculant  son  assiette  pour  chercher  Tépreave  de  son 
article. 

«  Voilà...  »  U  la  passait  à  Jansoulet;  mais  J^nkins 
réclama  : 

—  Non...  non...  lisez  tout  haut.  » 

L'assemblée  faisant  chorus,  Moêssard  reprit  son 
épreuve  et  commença  à  lire  à  haute  voix  TOEuvaB  db 
Bethlésh  et  M.  BEiiNAaD  Jansoulet,  un  long  dithy- 
nunbe  en  faveur  de  Tallaitement  artificiel,  écrit  sur  des 
notes  de  Jenkins,  reconnaissables  à  certaines  phrases 
en  baudruche  que  Tlriandus  affectionnait...  le  long 
martjrrologe  de  Tenfance...  le  mercenariat  du  seki... 
La  chèvre  bienfaitrice  et  nonrrice...,  et  finissant,  après 
une  pompeuse  description  du  splendide  établissement 
de  Nant^re,  par  TéiOge  de  Jenkins  et  la  glorification 
de  Jansoulet  :  «  0  Bernard  Jansoulet,  bienfaiteur  de 
renfance..«  » 

Il  fallait  voir  la  mine  vexée,  scandalisée  des  convives. 
Quel  intrigant  que  ce  Moêssard  I...  Quelle  impudente 
flagornerie  I...  Et  le  même  sourire  envieux,  dédaigneux 
tordait  toutes  les  bouches.  Le  diable ,  c'est  qu*on  était 
furcé  d'applaudir,  de  paraître  enchanté,  le  maître  de 
maison  n'ayant  pas  l'odorat  blasé  en  fait  i'encens  et 
prenant  tout  très  au  sérieux,  l'article  et  les  bravos  qu'il 
lonlevait  Sa  large  face  rayonnait  pendant  la  lecture. 
Souvent,  là-bas,  au  loin,  il  avait  fait  ce  rêve  d'être  ainsi 
cantique  dans  les  journaux  parisiens ,  d'être  quelqu'un 
au  milieu  de  cette  société ,  la  première  de  toutes ,  sur 
laquée  le  monde  entier  a  les  yeux  fixés  comme  sur  un 
porte-lumière.  Maintenant  ce  rêve  devenait  réel.  U  r^- 


3G  LE  NABAH. 

gardait  tous  ces  gens  attablés,  cette  desserte  somp- 
tueuse, cette  salle  à  mangei  lambrissée,  aussi  haute 
certainement  que  l'église  de  son  village  ;  il  écoutait  le 
bruit  sourd  de  Paris  roulant  et  piétinant  sous  ses  fenê- 
tres, avec  le  sentiment  intime  qu*il  allait  devenir  un 
gros  rouage  de  cette  machine  active  et  compliquée. 
Et  alors,  dans  le  bien-être  du  repas,  entre  les  lignes  de 
cette  triomphante  apologie ,  par  un  effet  de  contraste, 
il  voyait  se  dérouler  sa  propre  existence,  son  enfance  mi- 
sérable, sa  jeunesse  aventureuse  et  tout  aussi  triste,  les 
jours  sans  pain,  les  nuits  sans  asile.  Puis  tout  à  coup, 
la  lecture  finie,  au  milieu  d'un  débordement  de  joie,  ' 
d'une  de  ces  effusions  méridionales  qui  forcent  à  penser 
tout  haut,  il  s*écria,  en  avançant  vers  ses  convives  son 
■ourire  franc  et  lippu  : 

a  Ah!  mes  amis,  mes  chers  amis,  si  vous  saviei 
comme  je  suis  heureux,  quel  orgueil  j'éprouve  I  » 

Il  n'y  avait  guère  que  six  semaines  qu*il  était  dé- 
barqué. A  part  deux  ou  trois  compatriotes,  il  connais- 
sait à  peine  de  la  veille  et  pour  leur  avoir  prêté  de 
l'argent  ceux  qu'il  appelait  ses  amis.  Aussi  cette  subite 
expansion  parut  assez  extraordinaire;  mais  Jansonlet, 
trop  ému  pour  rien  observer,  continua  : 

«  Après  ce  que  je  viens  d'entendre,  quand  je  me  vois  . 
là  dans  ce  grand  Paris ,  entouré  de  tout  ce  qu'il  con- 
tient de  noms  illustres,  d'esprits  distingués,  et  puis  que 
je  me  souviens  de  l'échoppe  paternellel  Car  je  suis  né 
dans  une  échoppe...  Mon  père  vendait  des  vieux  clous 
au  coin  d'une  borne,  au  Bourg-Saint-Andéol.  C'est  à 
peine  si  nous  avions  du  pain  chez  nous  tous  les  jours  el 
du  fricot  tous  les  dimanches.  Demandez  à  Gabassu.  U 
■n'a  connu  dans  ce  temps-là.  Il  peut  dire  si  je  mens... 
Oh  1  oui,  j'en  ai  fait  de  la  misère.  —  U  releva  la  tête 


LK  NÀBÀB.  3 

lyec  nn  sursaut  d'orgueil  en  humant  le  goût  des  truffes 
répandu  dans  Tair  étouffé.  —  J'en  ai  fait,  et  de  la  vraie, 
et  pendant  longtemps.  J'ai  eu  froid,  j'ai  eu  faim ,  mais 
la  grande  faim,  vous  savez,  celle  qui  soûle,  qui  tord 
Testomac,  vous  fait  des  ronds  dans  la  tète ,  vous  em- 
pêche d'y  voir  comme  si  on  vous  vidait  l'intérieur  des 
yeux  avec  un  couteau  à  huîtres.  J'ai  passé  des  journées 
au  lit  faute  d'un  paletot  pour  sortir;  heureux  encore 
(fûBXkd  j'avais  un  lit,  ce  qui  manquait  quelquefois.  J'ai 
demandé  mon  pain  à  tous  les  métiers;  et  ce  pain  m'a 
coûté  tant  de  mal,  il  était  si  noir,  si  coriace  que  j'en  ai 
encore  un  goût  amer  et  moisi  dans  la  bouche.  Et  comme 
ça  jusqu'à  trente  ans.  Oui,  mes  amis,  à  trente  ans  — 
et  je  n'en  ai  pas  cinquante  — j'étais  encore  un  gueux, 
sans  un  sou ,  sans  avenir,  avec  le  remords  de  la  pauvre 
maman  devenue  veuve  qui  crevait  la  faim  là-bas  dans 
son  échoppe  et  à  qui  je  ne  pouvais  rien  donner.  » 

Les  physionomies  des  gens  étaient  curieuses  autour 
de  cet  amphytrîon  racontant  son  histoire  des  mauvais 
jours.  Quelques-uns  paraissaient  choqués,  Monpavon 
surtout.  Cet  étalage  de  guenilles  était  pour  lui  d'un 
goût  exécrable,  un  manque  absolu  de  tenue.  Car- 
dailhac,  ce  sceptique  et  ce  délicat,  ennemi  des  scènes 
d'attendrissement,  le  visage  8xe  et  comme  hypnotisé , 
découpait  un  fruit  au  bout  de  sa  fourchette  en  lamelles 
aussi  fines  que  des  papiers  à  cigarettes.  Le  gouverneur 
avait  au  contraire  une  mimique  platement  admirative, 
des  exclamations  de  stupeur,  d'apitoiement;  pendant 
que,  non  loin,  comme  un  contraste  singulier,  Brahîm- 
Bey,  le  foudre  de  guerre ,  chez  qui  cette  lecture  suivie 
dhine  conférence  après  un  repas  copieux  avait  déter- 
miné un  sommeil  réparateur,  dormait  la  bouche  en 
rond  dans  sa  moustache  blanche,  la  face  congestionnée 

4 


18  LE  NABA 

par  son  hausse-col  qui  remontait.  Mais  l^expression  la 
plus  générale,  c'était  Tindifférence  et  Tennui.  Qu'est-ce 
que  cela  pouvait  leur  faire ,  je  vous  le  demande ,  l'en- 
fance de  Jansoulet  au  Bourg-Saint-Andéol,  ce  qu'il  avait 
souffert,  comme  il  avait  trimé?  Ce  n'est  pas  pour  ces 
Bornettes-là  qu'ils  étaient  venus.  Aussi  des  airs  faus- 
sement intéressés,  des  regards  qui  comptaient  les  oves 
du  plafond  ou  les  miettes  de  pain  de  la  nappe,  des 
bouches  serrées  pour  retenir  un  bâillement,  trahis- 
saient l'impatience  générale  causée  par  cette  histoire 
intempestive.  Et  lui  ne  se  lassait  pas.  Il  se  plaisait  dans 
le  récit  de  ses  souffrances  passées ,  comme  le  marin  à 
l'abri  se  rappelant  ses  courses  sur  les  mers  lointaines  > 
et  les  dangers,  et  les  grands  naufrages.  Venait  ensuite 
l'histoire  (r'3  sa  chance,  le  prodigieux  hasard  qui  l'avait 
mis  tout  à  coup  sur  le  chemin  de  la  fortune.  «  J'errais 
sur  le  port  de  Marseille,  avec  un  camarade  aussi  pouil- 
leux que  moi,  qui  s'est  enrichi  chez  le  bey,  lui  aussi, 
et,  après  avoir  été  mon  copain,  mon  associé,  est  devenu 
mon  plus  cruel  ennemi.  Je  peux  bien  vous  dire*  son 
nom,  pardi I  II  est  assez  connu...  Hemerllngue...  Oui, 
Messieurs,  le  chef  de  la  grande  maison  de  banque 
«  Hemerlingue  et  81s  »  n'avait  pas,  en  ce  temps-là,  de 
quoi  seulement  se  payer  deux  sous  de  claiwùseit  sur  le 
quai...  Grisés  par  l'air  voyageur  qu'il  y  a  là-bas,  la 
pensée  nous  vint  de  partir,  d'aller  chercher  notre  vie 
dans  quelque  pays  de  soleil,  puisque  les  pays  de  brume 
nous  étaient  si  durs...  Mais  où  aller?  Nous  fîmes  ce 
que  font  parfois  les  matelots  pour  savoir  dans  que) 
bouge  manger  leur  paie.  On  colle  un  bout  de  papier 
sur  le  bord  de  son  chapeau.  On  fait  tourner  le  chapeau 
sur  une  canne;  quand  il  s'arrête,  on  prend  le  point... 
Pour  nous ,  l'aiguille  en  papier  marquait  Tunis...  Huit 


LE  NÀBÀB.  31 

jours  après,  je  débarquais  à  Tunis  ayec  un  demi-louis 
dans  ma  poche,  et  j'en  reviens  aujourd'hui  avec  vingt- 
tinq  millions...  » 

Il  y  eut  une  cçmmotion  électrique  autour  de  la  table, 
un  éclair  dans  tous  les  yeux ,  même  dans  ceux  des  do-> 
mestiques.  Gardailhac  dit  :  «  Mazette  1  »  Le  nez  de  Mon- 
pavon  s'humanisa. 

«  Oui,  mes  enfants,  vingt-cinq  millions  liquides^ 
sans  parler  de  tout  ce  que  j'ai  laissé  à  Tunis,  de 
mes  deux  palais  du  Bardo,  de  mes  navires  dans  le 
port  de  la  Goulette ,  de  mes  diamants ,  de  mes  pierre- 
ries^ qui  valent  certainement  plus  du  double.  Et  vous 
savez,  ajouta-t-il  avec  son  bon  sourire,  sa  voix  éraillée 
et  canaille,  quand  il  n'y  en  aura  plus^  il  y  en  aura 
encore.  » 

Toute  la  table  se  leva,  galvanisée.  • 

«  Bravo.,.  Ahl  bravo.., 

—  Superbe. 

—  Très-chic...  très-chic,. • 

—  Ça,  c'est  envoyé. 

—  Un  homme  comme  celui-là  devrait  être  à  la 
€hambre. 

—  Il  y  sera,  per  Bacco,  j'en  réponds ,  »  dit  le  gou- 
verneur d'une  voix  éclatante;  et,  dans  un  transport 
d'admiration,  ne  sachant  comment  prouver  son  en- 
thousiasme, il  prit  la  grosse  main  velue  du  Nabab  et 
la  porta  à  ses  lèvres  par  un  mouvent  irréfléchi.  Us  sont 
démonstratifs  dans  ce  pays4à...  Tout  le  monde  était 
debout;  on  ne  se  rassit  pas. 

Jansoulet,  rayonnant,  s'était  levé  à  son  tour  et  jetant 
sa  serviette  : 
fc  Allons  prendre  le  café...  » 
Aussitôt  un  tumulte  joyeux  se  répandit  dans  les  sa- 


40  LE  NABAB. 

Ions,  vastes  pièces  dont  Tor  composait  à  lui  seul  la 
lumière,  Fornementation,  la  somptuosité.  Il  tombait  du 
plafond  en  rayons  aveuglants,  suintait  des  murs  en 
filets,  croisillons,  encadrements  de  toute  sorte.  On  en 
gardait  un  peu  aux  mains  lorsqu'on  roulait  un  meuble 
ou  qu'on  ouvrait  une  fenêtre;  et  les  tentures  elles- 
mêmes,  trempées  dans  ce  Pactole,  conservaient  sur 
leurs  plis  droits  la  raideur,  le  scintillement  d'un  métal. 
Mais  rien  de  personnel,  d'intime,  de  cherché.  Le  luxe 
uniforme  de  l'appartement  garni.  Et  ce  qui  ajoutait  à 
cette  impression  de  camp  volant,  d'installation  provi- 
soire, c'était  l'idée  de  voyage  planant  sur  cette  fortune 
aux  sources  lointaines,  comme  une  incertitude  ou  une 
menace. 

Le  café  servi  à  l'orientale ,  avec  tout  son  marc ,  dans 
de  petites  tasses  ^ligranées  d'argent,  les  convives  se 
groupèrent  autour,  se  hâtant  de  boire,  s'échaudant,  se 
surveillant  du  regard,  guettant  surtout  le  Nabab  et 
l'instant  favorabla  pour  lui  sauter  dessus,  l'entraîner 
dans  un  coin  de  ces  immenses  pièces  et  négocier  enfin 
leur  emprunt.  Car  voilà  ce  qu'ils  attendaient  depuis 
deux  heures,  voilà  l'objet  de  leur  visite  et  l'idée  fixe 
qui  leur  donnait,  pendant  le  repas,  cet  air  égaré,  faus- 
sement attentif.  Mais  ici  plus  de  gêne,  plus  de  grimace. 
Cela  se  sait  dans  ce  singulier  monde  qu'au  milieu  de  la 
vie  encombrée  du  Nabab  l'heure  du  café  reste  la  seule 
libre  pour  les  audiences  confidentielles,  et  chacun  vou- 
lant en  profiter,  tous  venus  là  pour  arracher  une  poi- 
gnée à  cette  toison  d'or  qui  s'offre  d'elle-même  avec 
tant  de  bonhomie,  on  ne  cause  plus,  on  n'écoute  plus, 
on  est  tout  à  son  affaire. 

C'est  le  bon  Jenkins  qui  commence.  Il  a  pris  son  ami 
Xansoulet  dans  une  embrasure  et  lui  soum<»t  les  devis 


LE  NABAB.  41 

de  la  maison  de  Nanterre.  Une  grosse  acquisition^ 
fichtre!  Cent  cinquante  mille  fi'ancs  d'achat,  puis  des 
frais  considérables  d'installation,  le  personnel,  la  literie, 
es  chèvi'es  nourricières,  la  voiture  du  directeur,  les 
Dmnibus  allant  chercher  les  enfants  à  chaque  train... 
Beaucoup  d'argent...  Mais  comme  ils  seront  bien  là, 
ces  chers  petits  êtres;  quel  service  rendu  à  Paris,  à 
l'humanité  I  Le  gouvernement  ne  peut  pas  manquer  de 
récompenser  d'un  bout  de  ruban  rouge  un  dévoue- 
ment philanthropique  aussi  désintéressé.  «  La  croix,  le 
15  août...  »  Avec  ces  mots  magiques,  Jenkins  aura  tout 
ce  qu'il  veut.  De  sa  voix  joyeuse  et  grasse,  qui  semble 
toujours  héler  un  canot  dans  le  brouillard,  le  Nabab 
appelle  :  «  Bompain.  »  L'homme  au  fez,  s'arrachant  à 
la  caveaux  liqueurs,  traverse  le  salon  majestueusement» 
chuchote ,  s'éloigne  et  revient  avec  un  encrier  et  un  cahier 
à  souches  dont  les  feuilles  se  détachent,  s'envolent  toutes 
seules.  Belle  chose  que  la  richesse  !  Signer  sur  son  genou 
un  chèque  de  deux  cent  mille  francs  ne  coûte  pas  plus 
à  Jansoulet  que  de  tirer  un  louis  de  sa  poche. 

Furieux,  le  nez  dans  leur  tasse,  les  autres  guettent  de 

loin  cette  petite  scène.  Puis,  lorsque  Jenkins  s'en  va, 

léger,  souriant,  saluant  d'un  geste  les  différents  groupes, 

Monpavon  saisit  le  gouverneur  :  «  à  nous.  »  Et  tous 

I  deux,  s'élançant  sur  le  Nabab,  l'entraînent  vers  un 

\  divan,  l'asseyent  de  force,  le  serrent  entre  eux  avec  un 

L  petit  rire  féroce  qui  semble  signifier  :  «  Qu'est-ce  que 

%         nous  allons  lui  faire  ?  »  Lui  tirer  de  l'argent,  le  plus 

j         d'argent  possible.  Il  en  faut,  pour  remettre  à  flot  la 

Caisse  territoriale,  ensablée  depuis  des  années,  enlisée 

jusqu'en  haut  de  sa  mature...  Une  opération  superbe, 

ce  renflouement,  s'il  faut  en  croire  ces  deux  messieurs; 

caria  caisse  submergée  est  remplie  de  lingots,  de  ma- 

4. 


if  Là  NABAB. 

tières  précieuses,  des  mille  richesses  variées  d'un  pàjt 
neuf  dont  tout  le  monde  parle  et  que  personne  ne  con- 
naît. En  fondant  cet  établissement  sans  pareil,  Paga- 
netti  de  Porto-Vecchio  a  eu  pour  but  de  monopoliser 
l'exploitation  de  toute  la  Corse  :  mines  de  fer,  de  soufre, 
de  cuivre,  carrières  de  marbre,  corailleries,  huitrières, 
eaux  ferrugineuses,  sulfureuses,  immenses  forêts  de 
thuyas,  de  chênes-liége,  et  d'établir  pour  faciliter  cette 
exploitation,  un  réseau  de  chemins  de  fer  à  travers  Tlle, 
plus  un  service  de  paquebots.  Telle  est  l'œuvre  gigan- 
tesque à  laquelle  il  s'est  attelé.  Il  y  a  englouti  des 
capitaux  considérables,  et  c'est  le  nouveau  venu,  l'ou- 
vrier de  la  dernière  heure,  qui  bénéficiera  de  tout. 

Pendant  qu'avec  son  accent  italien,  des  gestes  effrénés, 
le  Corse  énumère  les  «  esplendeurs  »  de  l'affaire,  Mon- 
pavon,  hautain  et  digne,  approuve  de  la  tête  avec  con- 
viction, et  de  temps  en  temps,  quand  il  juge  le  moment 
convenable,  jette  dans  la  conversation  le  nom  du  duc 
de  Mora,  qui  fait  toujours  son  effet  sur  le  Nabab. 

«  Enfin,  qu'est-ce  qu'il  faudrait? 

—  Des  millions,  »  dit  Monpavon  fièrement,  du  ton 
'4'un  homme  qui  n'est  pas  embarrassé  pour  s'adresser 
ailleurs.  Oui,  des  millions.  Mais  l'affaire  est  magni- 
fique. Et,  comme  disait  Son  Excellence,  il  y  aurait  là 
pour  un  capitaliste  une  haute  situation  à  prendre,  même 
une  situation  politique.  Pensez  donc  I  dans  ce  pays  sans 
numéraire.  On  pouvait  devenir  conseiller  général,  dé- 
puté... Le  Nabab  tressaille...  Et  le  petit  Paganetti, 
qui  sent  l'appât  frémir  sur  son  hameçon  :  «  Oui,  dé- 
puté, vous  le  serez  quand  je  voudrai...  Sur  un  signe  de 
moi,  toute  la  Corse  est  à  votre  dévotion...  »  Puis  il  se 
lance  dans  une  improvisation  étourdissante,  comptant 
les  voix  dont  il  dispose,  les  cantons  qui  se  lèveront  i 


LS  NABAB.  43 

son  appel.  «  Vous  m'apportez  vos  capitaux...  md  zé 
vous  donne  tout  oun  pople.  »  L'affaire  est  enlevée. 

«  Bompain...  Bompain...  »  appelle  le  Nabab  entbou-* 
siasmé.  Il  n'a  plus  qu'une  peur,  c'est  que  la  cbose  lui 
échappe  ;  et  pour  engager  Paganetti,  qui  n'a  pas  caché 
ses  besoins  d'argent,  il  se  hâte  d'opérer  un  premier 
versement  à  la  Ccusse  terrtton'ale.  Nouvelle  apparition 
de  l'homme  en  calotte  rouge  avec  le  livre  de  souches 
qu'il  presse  contre  sa  poitrine  gravement,,  comme  un 
enfant  de  chœur  changeant  l'évangile  de  côté.  Nouvelle 
apposition  de  la  signature  de  Jansoulet  sur  un  feuillet, 
que  le  gouverneur  enfourne  d'un'  air  négligent  et  qui 
opère  sur  sa  personne  une  subite  transformation.  Le 
Paganetti,  si  humble,  si  plat  tout  à  l'heure,  s'éloigne 
avec  l'aplomb  d'un  homme  équilibré  de  quatre  cent 
mille  francs,  tandis  que  Monpavon,  portant  plus  haut 
encore  que  d'habitude,  le  suit  dans  ses  pas  et  le  couve 
d'une  sollicitude  plus  que  paternelle* 

«  Voilà  une  bonne  affaire  de  faite,  se  dit  le  Nabab,  je 
vais  pouvoir  prendre  mon  café.  »  Mais  dix  emprunteurs 
l'attendent  au  passage.  Le  plus  prompt,  le  plus  adroit, 
c'est  Gardailhao,  le  directeur,  qui  le  happe  et  l'emporte 
dans  un  salon  &  l'écart  i  «  Causons  un  peu,  mon  bon.  Il 
faut  que  je  vous  expose  la  situation  de  notre  théâtre.  » 
Très-compliquée,  sans  doute,  la  situation  ;  car  voici  de 
nouveau  M.  Bompain  qui  s'avance  et  des  feuille»  qui 
s'envolent  du  cahier  de  papier  azur...  A  qui  le  tour 
maintenant?  C'est  le  journaliste  Moëssard  qui  vient  se 
faire  payer  l'article  du  Messager;  le  Nabab  saura  ce 
qu'il  en  coûte  pour  se  faire  appeler  «  bienfaiteur  de 
ren£ance  »  dans  les  journaux  du  matin.  C'est  le  curé 
de  province  qui  demande  des  fonds  pour  reconstruire 
son  église,  et  prend  les  chèques  d'assaut  avec  la  bru-* 


44  LE  NABAB. 

talité  d*an  Pierre  rErmîte.  G^est  le  vieux  Schwalbacb 
«'approchant,  le  nez  dans  sa  barbe,  clignant  de  Tcei] 
d'un  air  mystérieux.  «  Ghutl...  il  a  drufé  uneberle  n 
pour  la  galerie  de  monsieur,  un  Hobbéma  qui  vient  da 
la  collection  du  duc  de  Mora.  Mais  ils  sont  plusieurs  à  la, 
guigner.  Ce  sera  difficile.  «  Je  le  veux  à  tout  prix,  dit  le 
Nabab  amorcé  par  le  nom  de  Mora...  Entendez-vous, 
Schwalbacb.  Il  me  faut  ce  Nobbéma,,,  Vingt  mille  francs 
pour  vous  si  vous  le  décrochez. 

—  J'y  ferai  mon  possible,  monsieur  Jansoulet.  » 

Et  le  vieux  coquin  calcule,  tout  en  s'en  retournant 
que  les  vingt  mille  du  Nabab  ajoutés  aux  dix  mille  que 
le  duc  lui  a  promis,  s'il  le  débarrasse  de  son  tableau, 
lui  feront  un  assez  joli  bénéfice. 

Pendant  que  ces  heureux  défilent,  d'autres  surveillent 
à  l'entour,  enragés  d'impatience,  rongeant  leurs  ongles 
jusqu'aux  phalanges  ;  car  tous  sont  venus  dans  la  même 
intention.  Depuis  le  bon  Jenkins,  qui  a  ouvert  la  marche, 
jusqu'au  masseur  Gabassu,  qui  la  fermentons  ramènent 
le  Nabab  dans  uii  salon  écarté.  Mais  si  loin  qu'ils  l'en- 
traînent dans  cette  galerie  de  pièces  de  réception,  il  se 
trouve  quelque  glace  indiscrète  pour  refléter  la  sil- 
houette du  maîtrv  de  la  maison  et  la  mimique  de  son 
large  dos.  Ce  dos  est  d'une  éloquence  !  Par  moments,  il 
se  redresse  indigné.  «  Oh!  non...  c'est  trop.  »  Ou  bien  il 
s'aff'aisse  avec  une  résignation  comique  :  «  Allons,  puis- 
qu'il le  faut.  »  Et  toujours  le  fez  de  Bompain  dans 
quelque  coin  du  paysage... 

Quand  ceux-là  ont  fini,  il  en  arrive  encore  ;  c'est  le 
fretin  qui  vient  à  la  suite  des  gros  mangeurs  dans  les 
chasses  féroces  des  rivières.  Il  y  a  un  va-et-vient  con- 
tinuel à  travers  ces  beaux  salons  blanc  et  or,  un  bruit 
de  portes,  un  courant  établi  d'exploitation  efirontée  et 


LE  NABAB.  45 

banale  attiré  des  quatre  coins  de  Paris  et  de  la  ban- 
lieue par  cette  gigantesque  fortune  et  cette  incroyable 
facilité. 

Pour  ces  petites  sommes,  cette  distribution  perma* 
nente,  on  n'avait  pas  recours  au  livre  à  souches.  Le 
Nabab  gardait  à  cet  effet,  dans  un  de  ses  salons,  une 
commode  en  bois  d'acajou,  horrible  petit  meuble 
représentant  des  économies  de  concierge,  le  premier  que 
Jansoulet  eût  acheté  lorsqu'il  avait  pu  renoncer  aux 
garnis,  qu'il  conservait  depuis,  comme  un  fétiche  de 
joueur,  et  dont  les  trois  tiroirs  contenaient  toujours 
deux  cent  mille  francs  en  monnaie  courante.  C'est  à 
cette  ressource  constante  qu'il  avait  recours  les  jours  de 
grandes  audiences,  mettant  une  certaine  ostentation  à 
remuer  l'or,  l'argent,  à  pleines  mains  brutales,  à  l'en- 
gloutir au  fond  de  ses  poches  pour  le  tirer  de  là  avec 
on  geste  de  marchand  de  bœufs,  une  certaine  façon  ca- 
naille de  relever  les  pans  de  sa  redingote,  et  d'envoyer 
sa  main  «  à  fond  et  dans  le  tas,  »  Aujourd'hui,  les 
tiroirs  de  la  petite  commode  doivent  avoir  une  terrible 
brèche... 

Après  tant  de  chuchotements  mystérieux,  de  demandes 
plus  ou  moins  nettement  formulées,  d'entrées  fortuites, 
de  sorties  triomphantes,  le  dernier  client  expédié,  la 
commode  refermée  à  clef,  l'appartement  de  la  place 
Yendôme  se  désemplissait  sous  le  jour  douteux  de  quatre 
heures,  cette  fin  des  journées  de  novembre  si  longue- 
ment prolongées  ensuite  aux  lumières.  Les  domestiques 
desservaient  le  café,  le  raki,  emportaient  les  boites  à 
cigares  ouvertes  et  à  moitié  vides.  Le  Nabab,  se  croyant 
seul,  eut  un  soupir  de  soulagement  :  «  Ouf  1...  c'est 
fini...  »  Mais  non.  En  face  de  lui,  quelqu'un  se  détache 


m  LE  NABAB. 

d'un  angle  déjà  obscur  et  s'approche  une  lettre  à  là 
«nain. 

Encore  1 

Et  tout  de  suite,  machinalement,  le  pauvre  homme 
fit  son  geste  éloquent  de  maquignon.  Instinctivement 
aussi,  le  visiteur  eut  un  mouvement  de  recul  si  prompt, 
si  offensé,  que  le  Nabab  comprit  qu'il  se  méprenait  et 
se  donna  la  peine  de  regarder  le  jeune  homme  qui  se 
tenait  devant  lui,  simplement  mais  correctement  vêtu, 
le  teint  mat,  sans  le  moindre  frison  de  barbe,  les  traits 
réguliers,  peut-être  un  peu  trop  sérieux  et  fermés  pour 
son  âge,  ce  qui,  avec  ses  cheveux  d'un  blond  pâle,  frisés 
par  petites  boucles  comme  une  perruque  poudrée,  lui 
donnait  l'aspect  d'un  jeune  député  du  tiers  sous 
Louis  XVI,  la  tête  d'un  Barnave  à  vingt  ans.  Cette  phy- 
sionomie, quoique  le  Nabab  la  vît  pour  la  première  fois, 
ne  lui  était  pas  absolument  inconnue. 

«  Que  désirez-vous,  Monsieur?  » 

Prenant  la  lettre  que  le  jeune  homme  lui  offrait,  il 
s'approcha  d'une  fenêtre  pour  la  lire. 

«  Tél...  C'est  de  maman...  » 

11  dit  cela  d'un  air  si  heureux,  ce  mot  de  «  maman  » 
illumina  toute  sa  figure  d'un  sourire  si  jeune,  si  bon, 
que  le  visiteur,  d'abord  repoussé  par  l'aspect  vulgaire 
de  ce  parvenu,  se  sentit  plein  de  sympathie  pour  lui^ 

A  demi-voix,  le  Nabab  lisait  ces  quelques  lignes  d'une 
grosse  écriture  incorrecte  et  tremblée,  qui  contrastait 
avec  le  grand  papier  satiné  ayant  pour  en-tête  :  «  Châ- 
teau deSaint-Romans.  »  ^ 

«  Mon  cher  fils,  cette  lettre  te  sera  remise  par  l'aîné 
des  enfants  de  M.  de  Géry,  l'ancien  juge  de  paix  du 
Bourg-Saint-Andéol,  qui  s'est  montré  si  bon  pour 
nous,.,  » 


LE  NABAB.  47 

Le  Nabab  s'interrompit  : 

«  J'aurais  dû  vous  reconnaître,  monsieur  de  Géry... 
Vous  ressemblez  à  votre  père...  Asseyez-vous,  je  vous  en 
prie.  » 

Puis  il  aeheva  de  parcourir  la  lettre.  Sa  mère  ne  lui 
demandait  riea  dé  précis^  mais,  au  nom  des  services 
que  la  faniille  de  Géry  leur  avait  rendus  autrefois,  elle 
loi  reeommandait  M.  Paul.  Orphelin,  chargé  de  ses 
deux  jeunes  frères,  il  s'était  fait  recevoir  avocat  dans  le 
Midi  et  venait  à  Paris  chercher  fortune.  Elle  suppliait 
Jansoulet  de  l'aider,  a  car  il  en  avait  bien  besoin,  le 
pauvre.'  »  Et  elle  signait  :  «  Ta  mère  qui  se  languit  de 
toi^  Françoise.  » 

Cette  lettre  de  sa  mère,  qu*il  n'avait  pas  vue  depuis 
six  ans,  ces  expressions  méridionales  où  il  trouvait  des 
hitonations  connues,  cette  grosse  écriture  qui  dessinait 
pour  lui  un  visage  adoré,  tout  ridé,  brûlé,  crevassé, 
mais  rUnt  sous  une  côifie  de  paysanne,  avaient  ému  le 
Nabab.  Depuis  six  semaines  qu'il  était  en  France,  perdu 
dans  le  tourbillon  de  Paris,  de  son  installation,  il  n'avait 
pas  encore  pensé  à  sa  chère  vieille;  et  maintenant  il  la 
revoyait  toute  dans  ces  lignes.  U  resta  un  moment  à 
regarder  la  lettre,  qui  tremblait  entre  ses  gros  doigts... 

Puis,  cette  émotion  passée  : 

«  Monsieur  de  Géry,  dit-il,  je  suis  heureux  de  l'occa- 
sion qui  va  me  permettre  de  vous  rendre  un  peu  des 
bontés  que  les  vôtres  ont  eues  pour  les  miens...  Dès 
aujourd'hui,  si  vous  y  consentez,  je  vous  prends  avec 
moi...  Vous  êtes  instruit,  vous  semblez  intelligent,  vous 
pouvez  me  rendre  de  grands  services. ..  J'ai  mille  projets, 
mille  affaires.  On  me  mêle  à  une  foule  de  grosses  entre- 
prises industrielles...  Il  me  faut  quelqu'un  qui  m'aide, 
qui  me  supplée  au  besoin...  J'ai  bien  un  secrétaire,  un 


i8  LE  NABAB. 

intendant,  ce  brave  Bompain  ;  mais  le  malheureux  ne 
connaît  rien  de  Paris,  il  est  comme  ahuri  depuis  son 
arrivée...  Vous  me  direz  que  vous  tombez  de  votre  pro- 
vince, vous  aussi...  Mais  ça  ne  fait  rien...  Bien  élevé 
comme  vous  Tètes,  Méridional,  alerte  et  souple,  ça  se 
prend  vite  le  courant  du  boulevard...  D*ailleurs  je  me 
charge  de  faire  votre  éducation  à  ce  point  de  vue-là.  ^ 
Dans  quelques  semaines  vous  aurez,  j'en  réponds,  la 
pied  aussi  parisien  que  moi.  » 

Pauvre  homme.  C'était  attendrissant  de  l'entendre 
parler  de  son  ^iefparisieîn  et  de  son  expérience,  lui  qui 
devait  en  être  toujours  à  ses  débuts. 

«  ...  Voilà  qui  est  entendu,  n'est-ce  pas?...  Je  vous 
prends  comme  secrétaire...  Vous  aurez  un  appointement 
fixe  que  nous  allons  régler  tout  à  l'heure;  et  je  vous 
fournirai  l'occasion  de  faire  votre  fortune  rapide- 
ment... » 

Et  comme  de  Géry,  tiré  subitement  de  toutes  ses 
incertitudes  d'arrivant,  de  solliciteur,  de  néophyte,  ne 
bougeait  pas  de  peur  de  s'évpiller  d'un  rêve  : 

«  Maintenant,  lui  dit  le  Nabab  d'une  voix  douce, 
asseyez-vous  là,  près  de  mQii  et  parlons  un  peu  de 
maman.  » 


m 


■taOlRES    D'UN   QARÇON   PE  BUREAU.  —  SIMPLE  COUP-D*0EII 
JETÉ  SUR  LA  CAISSE  TERRITORIALE 


...  Je  venais  d'achever  mon  humble  collation  du 
matin,  et  de  serrer  selon  mon  habitude  le  restant  de 
mes  petites  provisions  dans  le  cofifre-fort  de  la  salle  du 
conseil,  un  magnifique  coffre-fort  à  secret,  qui  me  sert 
de  garde-manger  depuis  bientôt  quatre  ans  que  je  suis 
à  la  Territoriale;  soudain,  le  gouverneur  entre  dans  les 
bureaux,  tout  rouge,  les  yeux  allumés  comme  au  sortir 
d'une  bombance,  respire  bruyammejit,  et  me  dit  en 
termes  grossiers,  avec  son  accent  d'Italie  : 
a  Mais  ça  empeste  ici,  Mousstou  Passajon.  » 
Ça  n'empestait  pas,  si  vous  voulez.  Seulement,  le 
dirai-je?  J'avais  fait  revenir  quelques  oignons,  pour 
mettre  autour  d'un  morceau  de  jarret  de  veau,  que 
m'avait  descendu  mademoiselle  Séraphine,  la  cuisinière 
du  second,  dont  j'écris  la  dépense  tous  les  soirs.  J'ai 
voulu  expliquer  la  chose  au  gouverneur  ;  mais  il  s'est 
mis  furieux,  disant  par  sa  laison  qu'il  n'y  avait  point 
de  bon  sens  d'empoisonner  des  bureaux  de  cette  ma- 
nière, et  que  ce  n'était  pas  la  peine  d'avoir  un  local  de 

douze  mâle  francs  de  loyer,  avec  huit  fenêtres  de  façade 

5 


M  LE  NABAB. 

en  plein  boulevard  Malesherbes,  pour  y  faire  roussir  des 
oignons.  Je  ne  sais  pas  tout  ce  qull  ne  m'a  pas  dit,  dans 
son  effervescence.  Moi,  naturellement,  je^  me  suis  vexé 
de  m*entendre  parler  sur  ce  ton  insolent.  G*est  bien  le 
voins  qu'on  soit  poli  avec  les  gens  qu'on  ne  paie  pas, 
que  diantre  I  Alors,  je  lui  ai  répondu  que  c'était  bien 
fâcheux,  en  effet  ;  mais  que  si  la  Caisse  tef^rttortaie  me 
réglait  ce  qu'elle  me  doit,  assavoir  quatre  ans  d'appoin- 
tements arriérés,  plus  sept  mille  francs  d'avances  per- 
sonnelles par  moi  faites  au  gouverneur  pour  frais  de 
voitures,  journaux,  cigares  et  grogs  américains,  les 
jours  de  conseil , — ^je  m'en  irais  manger  honnêtement  à  la 
gargote  prochaine  et  je  nç  serais  pas  réduit  à  faire  cuire 
dans  la  salle  de  nos  séances  un  malheureux  fricot  dû  à 
la  commisération  publique  des  cuisinières!  Attrape... 

En  parlant  ainsi,  j'avais  cédé  à  un  mouvement  d'in-^ 
dîgnation  bien  excusable  aux  yeux  de  toute  personne 
quelconque  connaissant  ma  situation  ici.  Encore 
n'avais-je  rien  dit  de  malséant,  et  m'étais-je  tenu  dans 
les  bornes  d'un  langage  conforme  à  mon  âge  et  à  mon 
éducation.  (Je  dojis  avoir  consigné  quelque  part  dans  ces 
mémoires  que^  sur  mes  soixante-cinq  ans  révolus,  j'en 
avais  passé  plus  de  trente  comme  appariteur  à  la  Faculté 
des  lettres  de  Dijon.  De  là  mon  goût  pour  les  rapports, 
les  mémoires,  et  ces  notions  de  style  académique  dont 
on  trouvera  la  trace  en  maint  endroit  de  cette  élucubra- 
tion.)  Je  m'étais  donc  exprimé  vis-à-vis  du  gouverneur 
avec  la  plus  grande  réserve,  sans  employer  aucune  de 
ces  injures  dont  tout  chacun  ici  l'abreuve  à  la  journée,^ 
depuis  nos  deux  censeurs,  M.  de  Monpavon,  qui  toutes 
les  fois  qu'il  vient  l'appelle  en  riant  «  Fleur-de-Mazas,  » 
et  M.  de  Bois-l'Héry ,  du  cercle  des  Trompettes,  grossier 
comme  un  palefrenier,  qui  lui  dit  toujours  pour  adieu  : 


LE  NABAB.  51 

«  A  ton  bois  de  lit,  punaise  I  »  jusqu'à  notre  caissier, 
que  j'ai  entendu  lui  répéter  cent  fois  en  tapant  sur  son 
grand  livre  :  «  Qu'il  a  là  de  quoi  le  foire  fiche  aux  ga* 
1ères  quand  il  voudra.  »  Eh  bien!  c'est  égal,  ma  simple 
observation  a  prodmt  sur  lui  un  effet  extraordinaire.  Le 
lour  de  ses  yeux  est  devenu  tout  jaune,  et  il  a  proféré 
ces  paroles  en  tremblant  de  colère,  une  de  ces  mau- 
vaises colères  de  son  pays:  «.Passajon,  vous  êtes  un 
goujat...  Un  mot  de  plus,  et  je  vous  chasse.  »  J'en  suis 
resté  cloué  de  stupeur.  Me  chaâser,  moi  1  et  mes  quatre 
ans  d'arriéré,  et  mes  sept  mille  francs  d'avances... 
Gomme  s'il  lisait  couramment  mon  idée,  le  gouverneur 
m'a  répondu  que  tous  les  comptes  allaient  être  réglés, 
y  compris  le  mien.  «  Du  reste,  a-t-il  ajouté,  faites  venir 
ces  messieurs  dans  mon  cabinet.  J'ai  une  grande  nou- 
velle à  leur  apprendre.  »  Là-dessus,  il  est  entré  chez 
loi,  en  claquant  les  portes. 

Ce  diable  d'homme.  On  a  beau  le  connaître  à  fond, 
savoir  comme  il  est  menteur,  comédien,  il' s'arrange 
toujours  pour  vous  retourner  avec  ses  histoires...  Mon 
compte,  à  moil...  àmoil...  J'en  étais  si  ému  que  mes 
jambes  se  dérobaient  pendant  que  j'allais  prévenir  le 
personnel. 

Réglementairement,  nous  sommes  douze  employés  à 
la  Caisse  territoriale ^  y  compris  le  gouverneur,  et  le 
beau  Moëssard,  directeur  de  la  Vérité  financière;  mais 
ily  en  a  plus  de  la  moitié  qui  manque.  D'abord,  depuis 
que  la  Vérité  ne  parait  plus  —  voilà  deux  ans  de  ça  — 
M.  Moëssard  n'a  pas  remis  une  fois  les  pieds  chez  nous. 
U  parait  qu'il  est  dans  les  honneurs,  dans  les  richesses, 
qu'il  a  pour  bonne  amie  une  reine,  une  vraie  reine,  qui 
lui  donne  autant  d'argent  qu'il  veut...  Ohl  ce  Paris 
quelle  Babylone...  Les  autres  viennent  de  temps  en 


6S  LE  NABAB. 

temps  s'informer  s'il  n'y  a  pas  par  hasard  du  nouveau  à 
la  caisse;  et,  comme  il  n'y  en  a  jamais,  on  reste  des 
semaines  sans  les  voir.  Quatre  ou  cinq  fidèles,  tous  des 
pauvres  vieux  comme  moi,  s'entêtent  à  paraître  réguliè- 
rement tous  les  matins  à  la  même  heure,  par  habitude, 
par  désœuvrement,  embarras  de  savoir  que  devenir; 
seulement  chacun  s'occupe  de  choses  tout  à  fait  étran- 
gères au  bureau.  Il  faut  vivre,  écoutez  donci  Et  puis  on 
ne  peut  pas  passer  sa  journée  à  se  traîner  de  fauteuil  en 
fauteuil,  de  fenêtre  en  fenêtre,  pour  regarder  dehors 
(huit  fenêtres  de  façade  sur  le  boulevard).  Alors  on 
tâche  de  travailler  comme  on  peut.  Moi,  n'est-ce  pas,  je 
tiens  les  écritures  de  mademoiselle  Séraphine  et  d'une 
autre  cuisinière  de  la  maison.  Puis  j'écris  mes  mé- 
moires, ce  qui  me  prend  encore  pas  mal  de  temps.  Notre 
garçon  de  recette,  —  en  voilà  un  qui  n'a  pas  grande 
besogne  chez  nous,  —  fait  du  filet  pour  une  maison 
d'ustensiles  de  pêche.  De  nos  deux  expéditionnaires, 
l'un,  qui  a  une  belle  main,  copie  des  pièces  pour  une 
agence  dramatique;  l'autre  invente  des  petits  jouets 
d'un  sou  que  les  camelots  vendent  au  coin  des  rues  au 
moment  du  jour  de  l'an,  et  trouve  moyen  avec  cela  de 
s'empêcher  de  mourir  de  faim  tout  le  reste  de  l'année. 
Il  n'y  a  que  notre  caissier  qui  ne  travaille  pas  pour  le 
dehors.  Il  se  croirait  perdu  d'honneur.  C'est  un  homme 
très-fier,  qui  ne  se  plaint  jamais,  et  dont  la  seule  crainte 
est  d'avoir  l'air  de  manquer  de  linge.  Fermé  à  clef  dans 
son  bureau,  il  s'occupe  du  matin  au  soir  à  fabriquer  de? 
devants  de  chemise,  des  cols  et  des  manchettes  en 
papier.  Il  est  arrivé  à  y  être  d'une  très-grande  adresse, 
et  son  linge  toujours  éblouissant  fait  illusion,  sinon 
qu'au  moindre  mouvement,  quand  il  marche,  quand  il 
s'assied,  ça  craque  sur  lui  comme  s^il  avait  une  boite  en 


LE   NABAB.  It 

carton  dans  restomac.  Malheureusement  tout  ce  papier 
ne  le  nourrît  pas;  et  il  est  maigre,  il  vous  a  une  mine» 
on  se  demande  de  quoi  il  peut  vivre.  Entre  nous,  je  le 
soupçonne  de  faire  quelquefois  une  visite  à  mon  garde- 
manger.  Gela  lui  est  facile;  car,  en  qualité  de  caissier» 
il  a  le  «  mot  »  qui  ouvre  le  coffre  à  secret,  et  je  crois 
que,  quand  j*ai  le  dos  tourné,  il  fourrage  un  peu  dans 
mes  nourritures. 

Voilà  certainement  un  intérieur  de  maison  de  banque 
bien  extraordinaire,  bien  incroyable.  C'est  pourtant  la 
vérité  pure  que  je  raconte,  et  Paris  est  plein  d'institu- 
tions financières  du  genre  de  la  nôtre.  Ah!  si  jamais  je 
publie  mes  mémoires...  Mais  reprenons  le  fil  interrompu 
de  mon  récit. 

En  nous  voyant  tous  réunis  dans  son  cabinet,  le  direc- 
teur nous  a  dit  avec  solennité  : 

«  Messieurs  et  chers  camarades,  le  temps  des  épreuves 
est  fini...  La  Caisse  territoriale  inaugure  une  nouvelle 
phase.  »  Sur  ce,  il  s'est  mis  à  nous  parler  d'une  su- 
perbe combinazione,  —  c'est  son  mot  favori,  et  il  le  dit 
d  une  façon  si  insinuante,  —  une  combinazione  dans  la- 
quelle entrait  ce  fameux  Nabab,  dont  parlent  tous  les 
journaux.  La  Caisse  teiritoriale  allait  donc  pouvoir 
s'acquitter  envers  les  serviteurs  fidèles,  reconnaître  les 
dévouements,  se  défaire  des  inutilités.  Ceci. pour  moi, 
l'imagine.  Et  enfin  :  «  Préparez  vos  notes...  Tous  les 
comptes  seront  soldés,  dès  demain.  »  Par  malheur,  il 
BOUS  a  si  souvent  bercés  de  paroles  mensongères,  que 
l'effet  de  son  discours  a  été  perdu.  Autrefois,  ces  belles 
promesses  prenaient  toujours.  A  l'annonce  d'une  nou- 
velle combinazione^  on  sautait,  on  pleurait  de  joie  dans 
les  bureaux,  on  s'embrassait  comme  des  naufragés  aper- 
cevant une  voile. 

5. 


54  LE  NABAB. 

Chacun  préparaît  sa  note  pour  le  lendemain,  comme 
il  nous  Tavait  dit.  Mais  le  lendemain,  pas  de  gouverneur. 
Le  surlendemain,  encore  personne.  Il  était  allé  faire  on 
petit  voyage. 

Enfin,  quand  on  se  trouvait  tous  là,  exaspérés,  tirant  la 
langue,  enragés  de  cette  eau  qu'il  vous  avait  fait  venir 
à  la  bouche,  le  gouverneur  arrivait,  se  laissait  choir 
dans  un  fauteuil,  la  tête  dans  ses  mains,  et,  avant  qu'on 
eût  pu^lu;  parler  :  «  Tuez-moi,  disait-il,  tuez-moi.  Je 
suis  un  misérable  imposteur...  La  combïnazïone  a  man- 
qué... Elle  a  manqué,  péchérofla.  combinaztone.  »  Et  il 
criait,  sanglotait,  se  jetait  à  genoux,  s*arrachaitles  che- 
veux par  poignées,  se  roulait  sur  le  tapis;  il  nous  ap- 
pelait tous  par  nos  petits  noms,  nous  suppliait  de 
prendre  ses  jours,  parlait  de  âa  femme  et  de  ses  enfants 
dont  il  avait  consommé  la  ruine.  Et  personne  de  nous 
n'avait  la  force  de  réclamer  devant  un  désespoir  pareil. 
Que  dis-je?  On  finissait  par  s'attendrir  avec  lui.  Non, 
depuis  qu'il  y  a  des  théâtres,  jamais  il  ne  s'est  vu  un 
comédien  de  cette  force.  Seulement  aujourd'hui  c'est 
fini,  la  confiance  est  perdue.  Quand' il  a  été  parti,  tout 
le  monde  a  levé  les  épaules.  Je  dois  avouer  pourtant 
qu'un  moment  j'avais  été  ébranlé.  Cet  aplomb  de  me 
donner  mon  compte,  puis  le  nom  du  Nabab,  cet  homme 
si  riche... 

«  Vous  croyez  ça,  vous?  m'a  dit  le  caissier...  Vous 
serez  donc  toujours  naïf,  mon  pauvre  Passajon...  Soyez 
tranquille,  allez  I  II  en  sera  du  Nabab,  comme  de  la 
reine  à  Moëssard.  » 

Et  il  est  retourné  fabriquer  ses  devants  de  chemise. 

Ce  qu'il  disait  là  se  rapportait  au  temps  où  Moëssard 
faisait  la  cour  à  sa  reine  et  où  il  avait  promis  au  gou* 
verneur,  qu'en  cas  de  réussite,  il  engagerait  Sa  Majesté 


'    LE   NABAB.  .       53 

à  mettre  des  fonds  dans  notre  entreprise.  Au  bureau,  * 
nous  étions  tous  informés  de  cette  nouvelle  affaire,  et 
très-intéressés,  vous  pensez  bien,  à  ce  qu'elle  réussît 
vite,  puisqu'il  y  avait  notre  argent  au  bout.  Pendant 
deux  mois,  cette  histoire  nous  tint  tous  en  haleine.  On 
s'inquiétait,  on  épiait  la  figure  de  Moëssard,  on  trouvait 
que  la  dame  j  mettait  bien  des  façons;  et  notre  vieux 
caissier,  avec  son  air  fier  et  sérieux,  quand  on  l'inter- 
rogeait là-dessus,  répondait  gravement,  derrière  son 
grillage  :  «  Rien  de  nouveau,  »  ou  bien  :  «  L'affaire  est 
en  bonne  voie.  »  Alors,  tout  le  monde  était  content, 
l'on  se  disait  des  uns  aux  autres  :  «  Ça  marche...  ça 
marche...  »  comme  s'il  s'agissait  d'une  entreprise  ordi- 
naire... Non,  vrai,  il  n'y  a  qu'un  Paris,  où  l'on  puisse 
voir  des  choses  semblables...  Positivement,  la  tête  vous 
en  tourne  quelquefois...  En  définitive,  Moëssard,  un 
beau  matin,  cessa  de  venir  au  bureau.  Il  avait  réussi, 
paraît-il;  mais  la. Came  territfmale  ne  lui  avait  pas 
semblé  un  placement  assez  avantageux  pour  l'argent  de 
sa  bonne  amie.  Est-ce  honnête,  voyons? 

D'ailleurs,  le  sentiment  de  l'honnêteté  se  perd  si  aisé- 
ment que  c'est  à  ne  pas  le  croire.  Quand  je  pense  que 
moi,  Passajon,  avec  mes  cheveux  blancs,  mon  air  véné- 
rable» mon  passé  si  pur,  —  trente  ans  de  services  aca- 
démiques, —  je  me  suis  habitué  à  vivre  comme  un 
poisson  dans  l'eau,  au  milieu  de  ces  infamies,  de  ces 
tripotages!  C'est  à  se  demander  ce  que  je  fais  ici,  pour- 
quw  j'y  reste,  comment  j'y  suis  venu. 

Gomment  j*y  suis  venu?  Oh I  mon  Dieu,  bien  simple- 
ment. Il  y  a  quatre  ans,  ma  femme  étant  morte,  mes 
enfixnts  mariés,  je  venais  de  prendre  ma  retraite  de 
garçon  de  salle  à  la  Faculté,  lorsqu'une  annonce  de 
joxunal  me  tomba  incidemment  ne  us  les  yeux  :  «  On 


M  LE  NABAB. 

demande  un  garçon  de  bureau  d'un  certain  âge  à  la 
Came  territoriale^  56,  boulevard  Maleshecbes.  Bonnes 
références.  »  Faisons-en  l'aveu  tout  d'abord.  La  Ba- 
bylone  moderne  m'avait  toujours  tenté.  Puis,  je  me  sen- 
tais encore  vert,  je  voyais  devant  moi  dix  bonnes  an- 
nées pendant  lesquelles  je  pourrais  gagner  un  peu 
d'argent,  beaucoup  peut-être,  en  plaçant  mes  économies 
dans  la  maison  de  banque  où  j'entrerais.  J'écrivis  donc 
en  envoyant  ma  photographie,  celle  de  chez  Grespon,  de 
la  place  du  Marché,  où  je  suis  représenté  ie  menton 
bien  rasé,  l'œil  vif  sous  mes  gros  sourcils  blancs,  avec 
ma  chaîne  d'acier  au  cou,  mon  ruban  d'ofûcîer  d'aca- 
démie, «  l'air  d'un  père  conscrit  sur  sa  chaise  curulel  » 
comme  disait  notre  doyen,  M.  Ghalmette.  (Il  prétendait 
encore  que  je  ressemblais  beaucoup  à  feu  Louis  XVIII; 
moins  fort  cependant.) 

Je  fournis  aussi  les  meilleures  références,  les  apos- 
tilles les  plus  flatteuses  de  ces  messieurs  de  la  Faculté. 
Courrier  par  courrier,  le  gouverneur  me  répondit  que 
ma  figure  lui  convenait,  —  je  crois  bien,  parbleu  I  c'est 
une  amorce  pour  l'actionnaire,  qu'une  antichambre 
gardée  par  un  visage  imposant  comme  le  mien, — et  que 
je  pouvais  arriver  quand  je  voudrais.  J'aurais  dû,  me 
direz-vous,  prendre  mes  renseignements,  moi  aussi.  Ehl 
sans  doute.  Mais  j'en  avais  tant  à  fournir  sur  moi-même, 
que  la  pensée  ne  me  vint  pas  de  leur  en  demander  sur 
eux.  Comment  se  méfier,  d'ailleurs,  en  voyant  cette 
installation  admirable,  ces  hauts  plafonds,  ces  coffres- 
forts,  grands  comme  des  armoires,  et  ces  glaces,  où 
l'on  se  voit  de  la  tête  aux  genoux.  Puis  ces  prospectus 
ronflants,  ces  millions  que  j'entendais  passer  dans  l'air, 
ces  entreprises  colossales  à  bénéfices  fabuleux.  Je  fus 
ébloui,  fasciné...  Il  faut  dire  aussi,  qu'à  l'époque,  la 


LE  NABAB.  57 

maison  avait  une  autre  mine  qu'aujourd'hui.  Certain»» 
ment,  les  affaires  allaient  déjà  mal,  —  elles  sont  tou- 
jours allées  mal,  nos  affaires,  —  le  journal  ne  paraissait 
plus  que  d'une  façon  irrégulière.  Mais  une  petite  combû- 
nazione  du  gouverneur  lui  permettait  de  sauver  les  ap* 
parences. 

Il  avait  eu  l'idée,  figurez- vous,  d'ouvrir  une  sou- 
scription patriotique  pour  élever  une  statue  au  général 
Paolo,  Paoli,  enfin,  à  un  grand  homme  de  son  pays. 
Les  Corses  ne  sont  pas  riches,  mais  ils  sont  vaniteux 
comme  des  dindons.  Aussi  l'argent  affluait  à  la  Terr$- 
tonale.  Malheureusement,  cela  ne  dura  pas.  Au  bout  de 
deux  mois,  la  statue  était  dévorée  avant  d'être  cons- 
truite et  la  série  des  protêts,  des  assignations  recommen- 
çait. Aujourd'hui,  je  m'y  suis  habitué.  Mais,  en  arrivant 
de  ma  province,  les  affiches  par  autorité  de  justice,  les 
Auvergnats  devant  la  porte  me  causaient  une  impression 
fâcheuse.  Dans  la  maison,  on  n'y  faisait  plus  attention. 
On  savait  qu'au  dernier  moment  il  arriverait  toujours 
an  Monpavon,  un  Bois-l'Héry,  pour  apaiser  les  huis- 
siers; car,  tous  ces  messieurs,  engagés  très-avant  dans 
l'affaire,  sont  intéressés  à  éviter  la  faillite.  C'est  bien  ce 
qui  le  sauve,  notre  malin  gouverneur.  Les  autres  cou- 
rent après  leur  argent,  —  on  sait  ce  que  cela  veut  dire 
au  jeu,  —  et  ils  ne  seraient  pas  flattés  que  toutes  les 
actions  qu'ils  ont  dans  les  mains  ne  fussent  plus  bonnes 
qu'à  vendre  au  poids  du  papier. 

Du  petit  au  grand,  nous  en  sommes  tous  là  dans  la 
maison.  Depuis  le  propriétaire,  à  qui  Ton  doit  deux  ans 
de  loyer,  et  qui  de  peur  de  tout  perdre,  nous  garde  pour 
rien,  jusqu'à  nous  autres,  pauvres  employés,  jusqu'à 
moi,  qui  en  suis  pour  mes  sept  mille  francs  d'économies, 
et  mes  quatre  ans  d'arriéré»  nous  courons  après  notre 


58  LE  NABAB. 

argent.  C'est  pour  cela  'que  je  m'entête  à  rester  ici. 

Sans  doute,  j'aurais  pu,  malgré  mon  grand  âge, 
grâce  à  ma  bonne  tournure,  à  mon  éducation,  au  soin 
que  j'ai  toujours  pris  de  mes  bardes,  me  présenter  dani 
une  autre  administration.  Il  y  a  une  personne  fort  bono- 
rable  que  je  connais,  M.  Joyeuse,  un  teneur  de  livrei 
de  chez  Hemerlingue  et  fils,  les  grands  banquiers  de  la 
rue  Saint-Honoré,  qui,  à  cbaque  fois  qu'il  me  rencontre, 
ne  manque  jsunais  de  me  dire  : 

«  Passajon,  mon  ami,  ne  reste  pas  dans  cette  cavema 
de  brigands.  Tu  as  tort  de  t'obstiner,  tu  n'en  tireras 
jamais  un  sou.  Viens  donc  chez  Hemerlingue.  Je  me 
charge  de  t'y  trouver  un  petit  coin.  Tu  gagneras 
moins  ;  mais  tu  toucheras  beaucoup  plus.  » 

Je  sens  bien  qu'il  a  raison,  ce  brave  homme.  Mais 
c'est  plus  fort  que  moi,  je  ne  peux  pas  me  décider  à 
m'en  aller.  Elle  n'est  pourtant  pas  gaie,  la  vie  que  je 
mène  ici,  dans  ces  grandes  salles  froides,  où  il  ne  vient 
jamais  personne,  où  chacun  se  rencoigne  sans  parler... 
Que  voulez-vous?  On  se  connaît  trop,  on  s'est  tout  dit... 
Encore,  jusqu'à  l'année  dernière,  nous  avions  des  ré- 
unions du  conseil  de  surveillance,  des  assemblées  d'ac- 
tionnaires, séances  orageuses  et  bruyantes,  vraies  ba- 
tailles de  sauvages,  dont  les  cris  s'entendaient  jusqu'à  la 
Madeleine.  Il  venait  aussi,  plusieurs  fois  la  semaine,  des 
souscripteurs  indignés  de  n'avoir  plus  jamais  de  nou- 
velles de  leur  argent.  C'est  là  que  notre  gouverneur 
était  beau.  J'ai  vu  des  gens,  Monsieur,  entrer  dans  son 
cabinet,  furieux  comme  des  loups  altérés  de  carnage, 
et  en  sortir,  au  bout  d'un  quart-d'heure,  plus  doux  que 
des  moutons,  satisfaits,  rassurés,  et  la  poche  soulagée 
de  quelques  billets  de  banque.  Car,  c'était  cela  la  ma- 
lice :  extirper  de  l'argent  à  des  malheureux  qui  venaient 


LE  NABAB.  5» 

en  réclamer.  Aujourd'hui,  les  acUonnaîres  de  la  Caisse 
territoriale  ne  bougent  plus.  Je  crois  qu'ils  sont  tous 
morts,  ou  qu'ils  se  sont  résignés.  Le  Conseil  ne  se  réu- 
nit jamais.  Nous  n'avons  de  séances  que  sur  le  papier; 
c'est  moi  qui  suis  chargé  de  faire  un  soi-disant  compte 
rendu,  —  toujours  le  même,  —  que  je  recopie  tous  les 
trois  mois.  Nous  ne  verrions  jamais  âme  qui  vive,  si  d& 
loin  en  loin,  il  ne  tombait  du  fond  de  la  Corse  quelque 
souscripteur  à  la  statue  de  Paoli,  curieux  de  savoir  si  le 
monument  avance;  ou  encore  un  bon  lecteur  de  la 
Vérité  financière  disparue  depuis  plus  de  deux  ans,  qui 
vient  renouveler  son  abonnement  d'un  air  timide,  et  de- 
mande, si  c'est  possible,  un  peu  plus  de  régularité  dans 
les  envois.  U  y  a  des  confiances  que  rien  n'ébranle. 
Alors,  quand  un  de  ces  innocents  tombe  au  milieu  de 
notre  bande  affamée,  c'est  quelque  chose  de  terrible. 
On  l'entoure,  on  l'enlace,  on  tâche  de  l'intercaler  sur 
une  de  nos  listes,  et,  en  cas  de  résistance,  s'il  ne  veut 
souscrire  ni  au  monument  de  Paoli,  ni  aux  chemins  de 
fer  Corses,  ces  messieurs  lui  font  ce  qu'ils  appellent,  — 
ma  plume  rougit  de  l'écrire,  —  ce  qu'ils  appellent, 
dis-je,  «  le  coup  du  camionneur.  » 

Voici  ce  que  c'est:  nous  avons  toujours  au  bureau 
on  paquet  préparé  d'avance,  une  caisse  bien  ficelée 
qui  arrive  censément  du  chemin  de  fer,  pendant  que  le 
visiteur  est  là.  «  C'est  vingt  francs  de  port,  »  dit  celui 
l'entre  nous  qui  apporte  l'objet.  (Vingt  francs,  quel- 
quefois trente,  selon  la  tête  du  patient.)  Aussitôt  cha- 
cun de  se  fouiller  :  a  Vingt  francs  de  port  I  mais  je  ne  les 
ai  pas.  —  Ni  moi  non  plus.  »  Malheur  I  On  court  à  la 
caisse.  Fermée.  On  cherche  le  caissier.  Sorti.  Et  la 
grosse  voix  du  camionneur  qui  s'impatiente  dans  l'an- 
tichambre :  «  Allons,  allons,  dépéchons-nous.  »  (C'esl 


410  LE   NÂBAB. 

moi  généralement  qui  imité  le  camionneur,  à  cause  di 
mon  organe.)  Que  faire  cependant  ?  Retourner  le  colis, 
c'est  le  gouverneur  qui  ne  sera  pas  content.  «  Mes- 
sieurs, je  vous  en  prie,  voulez-vous  me  permettre,  ha- 
sarde alors  rinnocente  victime  en  ouvrant  son  porte- 
monnaie.  —  Ahl  Monsieur,  par  exemple...  »  Il  donna 
ses  vingt  francs,  on  l'accompagne  jusqu'à  la  porte,  6^ 
dès  qu'il  a  les  talons  tournés,  on  partage  entre  tous  le 
fruit  du  crime,  en  riant  comme  des  bandits. 

Pi  1  monsieur  Passajon...  A  votre  âge,  un  métier  pa- 
reil... Eh  I  mon  Dieu,  je  le  sais  bien.  Je  sais  que  je  me 
ferais  plus  d'honneur  en  sortant  de  ce  mauvais  lieu. 
Mais,  quoi  I  il  faudrait  donc  que  je  renonçasse  à  tout 
ce  que  j'ai  ici.  Non,  ce  n'est  pas  possible.  Il  est 
urgent  que  je  reste,  au  contraire,  que  je  surveille,  que 
je  sois  toujours  là  pour  profiter  au  moins  d'une  au- 
baine, s'il  en  arrive  une...  Ohl  par  exemple,  j'en  jure 
sur  mon  ruban,  sur  mes  trente  ans  de  services  acadé- 
miques, si  jamais  une  affaire  comme  celle  du  Nabab 
me  permet  de  rentrer  dans  mes  débours,  je  n'attendrai 
pas  seulenient  une  minute,  je  m'en  irai  vite  soigner  ma 
jolie  petite  vigne  là-bas,  vers  Monbars,  à  tout  jamais 
guéri  de  mes  idées  de  spéculation.  Mais  hélas  !  c'est 
là  un  espoir  bien  chimérique.  Usés,  brûlés,  connus 
comme  nous  le  sommes  sur  la  place  de  Paris,  avec  nos 
actions  qui  ne  sont  plus  cotées  à  la  Bourse,  nos  obliga- 
tions qui  tournent  à  la  paperasse,  tant  de  mensonges, 
tant  de  dettes,  et  le  trou  qui  se  creuse  de  plus  en  plus... 
(Nous  devons  à  l'heure  qu'il  est  trois  millions  cinq  cent 
mille  francs.  Et  ce  n'est  pas  encore  ces  trois  millions-là 
qui  nous  gênent.  Au  contraire,  c'est  ce  qui  nous  sou- 
tient; mais  nous  avons  chez  le  concierge  une  petite 
note  de  cent  vingt-cinq  francs  pour  timbres-poite,  moii 


LE  NABÂB.  01 

du  gaz  et  autres.  Ça  c'est  le  terrible.)  Et  Ton  voudrait 
Dous  faire  croire  qu'un  homme,  un  grand  financier 
comme  ce  Nabab,  fût-il  arrivé  du  Congo,  descendu  de 
la  lune  le  jour  même,  serait  assez  fou  pour  mettre  son 
argent  dans  une  baraqu*.  pareille...  Allons  doncl... 

Est-ce  que  c'est  possible?.    A  d  autres,  mon  cher  go 
verneur. 


^ 


UN  DEBUT  DANS  LE  MONDE 


«  Monsieur  Bernard  Jansoulei  !•••  )> 

Ce  nom  plébéien,  accentué  fièrement  par  la  livrée, 
iancé  d'une  voix  retentissante,  sonna  dans  les  salons 
de  Jenkins  comme  un  coup  de  cymbale,  un  de  ces 
gongs  qui,  sur  les  théâtres  de  féerie,  annoncent  les  ap- 
paritions fantastiques.  Les  lustres  pâlirent,  il  y  eut  une 
montée  de  flamme  dans  tous  les  yeux,  à  Téblouissante 
perspective  des  trésors  d'Orient^  des  pluies  de  sequins 
et  de  perles  secouées  par  les  syllabes  magiques  de  ce 
nom  hier  inconnu. 

Lui,  c^était  lui,  le  Nabab,  le  riche  des  riches,  la  haute 
curiosité  parisienne,  épicée  de  ce  ragoût  d'aventures 
qui  plaît  tant  aux  foules  rassasiées.  Toutes  les  tètes  se 
tournèrent,  toutes  les  conversations  s'interrompirent; 
il  y  eut  vers  la  porte  une  poussée  de  monde,  une  bous- 
culade comme  sur  le  quai  d'un  port  de  mer  pour  voir 
entrer  une  felouque  chargée  d'or. 

Jenkins  lui-même,  si  accueillant,  si  maître  de  loi^ 
qui  se  tenait  dans  le  premier  salon  pour  recevoir  ses 
invités,  quitta  brusquement  le  groupe  d'hommes  dont 
il  faisait  partie  et  s'élança  au  devant  des  galions. 


LE  NABAB.  63 

«  Mille  fois,  mille  fois  aimable...  Madame  Jenkms  va 
être  bien  heureuse,  bien  fîère...  Tenez  que  je  vous  con- 
duise. » 

Et,  d  ms  sa  hâte,  dans  sa  vaniteuse  jouissance,  il  en- 
traîna si  vite  JansOulet  que  celuir-ci  n'eut  pas  le  temps 
de  lui  présenter  son  compagnon  Paul  de  Géry,  auquel 
il  faisait  faire  son  début  dans  le  monde.  Le  jeune 
homme  fut  bien  heureux  de  cet  oubli.  Il  se  faufila  dans 
la  masse  d'habits  noirs  sans  cesse  refoulée  plus  loin  à 

chaque  nouvelle  entrée,  s'y  engloutit,  pris  de  cette 
terreur  folle  qu'éprouve  tout  jeune  provincial  introduit 
dans  un  salon  de  Paris,  surtout  lorsqu'il  est  intelligent 
et  fin,  et  qu'il  ne  porte  pas  comme  une  cotte  de  mailles 
sous  son  plastron  de  toile  Timperturbable  aplomb  des 
rustres. 

Vous  tous,  Parisiens  de  Paris,  qui  dès  Tâge  de  seize 
ans  avez-,  dans  votre  premier  habit  noir  et  le  claque 
sur  la  cuisse,  promené  votre  adolescence  à  travers  les 
réceptions  de  tous  les  mondes,  vous  ne  connaissez  pas 
cette  angoisse  faite  de  vanité,  de  timidité,  de  souvenirs 
de  lectures  romanesques,  qui  nous  visse  les  dents  Tune 
dans  l'autre,  engoue  nos  gestes,  fait  de  nous  pour  toute 
ane  nuit  un  entre-deux  de  porte,  un  meuble  d'embra- 
sure, un  pauvre  être  errant  et  lamentable  incapable  de 
minifester  son  existence  autrement  qu'en  changeant  de 
place  de  temps  en  temps,  mourant  de  soif  plutôt  que 
d'approcher  du  buffet,  et  s'en  allant  sans  avoir  dit  un 
mot,  à  moins  qu'il  n'ait  bégayé  une  de  ces  sottises  éga- 
rées dont  on  se  souvient  pendant  des  mois  et  qui  nous 
font,  la  nuit,  en  y  songeant,  pousser  un  «  ah  I  »  de 
rage  honteuse,  la  tête  cachée  dans  l'oreiller. 

Paul  de  Géry  était  ce  martyr.  Là-bas,  dans  son  pays, 
il  avait  toujours  vécu  fort  retiré   près  d'une  vieille 


64  LE  NABÂb. 

tante  dévote  et  triste,  jusqu'au  moment  où  Tétudiant 
en  droit,  destiné  d*abord  à  une  carrière  dans  laquelle 
son  père  laissait  d'excellents  souvenirs,  s'était  vu  attiré 
dans  quelques  salons  de  conseillers  à  la  cour^  anciennes 
demeures  mélancoliques  à  trumeaux  fanés  où  il  allait 
faire  un  quatrième  au  whist  avec  de  vénérables  ombres. 
La  soirée  de  Jenkins  était  donc  un  début  pour  ce  pro- 
rincial,  que  son  ignorance  même  et  sa  souplesse  méri* 
dionale  firent  du  premier  coup  observateur. 

De  l'endroit  où  il  se  trouvait,  il  assistait  au  défilé 
curieux  et  non  encore  terminé  à  minuit  des  invités  de 
Jenkins,  toute  la  clientèle  du  médecin  à  la  mode  :  la 
fine  fleur  de  la  société,  beaucoup  de  politique  et  de 
finance,  des  banquiers,  des  députés,  quelques  artistes, 
tous  les  surmenés  du  high  lîfe  parisien,  blafards,  les 
yeux  brillants,  saturés  d'arsenic  comme  des  souris 
gourmandes,  mais  insatiables  de  poison  et  de  vie.  Le 
salon  ouvert,  la  vaste  antichambre  dont  on  avait  en- 
levé les  portes  laissait  voir  l'escalier  de  l'hôtel  chargé 
de  fleurs  sur  les  côtés,  où  se  développaient  les  longues 
traînes  dont  le  poids*  soyeux  semblait  rejeter  en 
arrière  le  buste  décolleté  des  femmes  dans  ce  joli  mou- 
vement ascensionnel  qui  les.  faisait  apparaître,  peu  à 
peu,  jusqu'au  complet  épanouissement  de  leur  gloire. 
Les  couples  arrivés  en  haot  paraissaient  entrer  en 
scène;  et  cela  était  doublement  vrai,  chacun  laissant 
sur  la  dernière  marche  les  froncements  de  sourcils,  les 
plis  préoccupés,  les  airs  excédés,  ses  colères,  ses  tris- 
tesses, pour  montrer  une  physionomie  satisfaite,  un 
sourire  épanoui  sur  l'ensemble  reposé  des  traits.  Les 
hommes  échangeaient  des  poignées  de  mains  loyales, 
des  efl'usions  fraternelles;  les  femmes,  sans  rien  en- 
tendre, préoccupées  d'elles-mêmes,  avec  de  petits  ca- 


LE  NABAB.  « 

racolemenU  sur  place,  des  grâces  frissonnantes,  des 
jeux  de  prunelles  et  d^épaules,  murmuraient  quelques 
mots  d'accueil. 
«  Merci...  Ohl  merci...  comme  vous  êtes  bonne...  » 
Puis  les  couples  se  séparaient,  car  les  soirées  ne  sont 
plus  ces  réunions  d'esprits  sîimables,  où  la, finesse  fémi* 
nine  forçait  le  caractère,  les  hautes  connaissances,  le 
génie  même  des  hommes  à  s'incliner  gracieusement 
pour  elle,  mais  ces  cohues  trop  nombreuses  dans  les- 
quelles les  femmes,  seules  assises,  gazouillant  ensemble 
comme  des  captives  de  harem,  n'ont  plus  que  le  plaisir 
d'être  belles  ou  de  le  paraître.  De  Géry,  après  avoir  erré 
dans  la  bibliothèque  du  docteur,  la  serre,  la  salle  de 
billard  où  l'on  fumait,  ennuyé  de  conversations  graves 
et  arides,  qui  lui  semblaient  détonner  dans  un  lieu  si 
paré  et  dans  l'heure  courte  du  plaisir  —  quelqu'un  lui 
avait  demandé  négligemment,  sans  le  regarder,  ce  que 
la  bourse  faisait  ce  jour-là  —  se  rapprocha  de  la  porte 
du  grand  salon,  que  défendait  un  flot  pressé  d'habits 
noirs,  une  houle  de  têtes  penchées  les  unes  à  côté  des 
autres  et  regardant. 

Une  vasle  pièce  richement  meublée  avec  le  goût  ar- 
tistique qui  caractérisait  le  maître  et  la  maîtresse  de  la 
maison.  Quelques  tableaux  anciens  sur  le  fond  clair  des 
draperies.  Une  cheminée  monumentale,  décorée  d'un 
beau  groupe  de  marbre,  «  les  Saisons,  »  de  Sébastien 
Ruys,  autour  duquel  de  longues  tiges  vertes  découpées 
en  dentelle  ou  d'une  raideur  gaufrée  de  bronze  se  re- 
courbaient vers  la  glace  comme  vers  la  limpidité  d'une 
eau  pure.  Sur  les  sièges  bas,  les  femmes  groupées, 
pressées,  confondant  presque  les  couleurs  vaporeuses 
de  leurs  toilettes,  formant  une  immense  corbeille  de 
fleurs  vivantes,  au-dessus  de  laquelle  flottaient  le  rayon- 

6 


66  LB  NABAB. 

nement  des  épaules  nues,  des  chevelures  semées  de  dia* 
mants,  gouttes  d^eau  sur  les  brunes,  reflets  scintillants 
sur  les  blondes,  et  le  même  parfum  capiteux,  le  mèms 
bourdonnement  confus  et  doux,  fait  de  chaleur  vibrante 
et  d'ailes  insaisissables,  qui  caresse  en  été  toute  la  flo- 
raison d*un  parterre.  Parfois  iin  petit  rire,  montant  dans 
cette  atmosphère  lumineuse,  un  souffle  plus  vif  qui 
fs^sait  trembler  des  aigrettes  et  des  frisures,  se  déta- 
cher tout  à  coup  un  beau  profil.  Tel  était  Taspect  du 
salon. 

Quelques  hommes  se  trouvaient  là,  en  très-petit 
nombre,  tous  des  personnages  de  marque,  chargés 
d*années  et  de  croix,  qui  causaient  au  bord  d'un  divan, 
appuyés  au  renversement  jl'un  siège  avec  cet  air  de 
condescendance  que  Ton  prend  pour  parler  à  des  en- 
fants. Mais  dans  le  susurrement  paisible  de  ces  conver- 
sations une  voix  ressortait  éclatante  et  cuivrée,  celle 
du  Nabab,  qui  évoluait  tranquillement  à  travers  cette 
•erre  mondaine  avec  Tassurance  que  lui  donnaient  son 
mimense  fortune  et  un  certain  mépris  de  la  femme^ 
rapporté  d'Orient. 

En  ce  moment,  étalé  sur  un  siège,  ses  grosses  mains 
gantées  de  jaune  croisées  sans  façon  Tune  sur  l'autre» 
il  causait  avec  une  très-belle  personne  dont  la  physio- 
nomie originale  —  beaucoup  de  vie  sur  des  traits  sé- 
vères —  se  détachait  en  pâleur  au  milieu  des^  minoit 
environnants,  comme  sa  toilette  toute  blanche,  classique 
de  plis  et  moulée  sur  sa  grâce  souple,  contrastait  avec 
des  mises  plus  riches,  mais  dont  aucune  n'avait  cette 
allure  de  simplicité  hardie.  De  son  coin,  de  Géry  admi- 
rait ce  front  court  et  uni  sous  la  frange  des  cheveux 
abaissés,  ces  yeux  long  ouverts,  d'un  bleu  profond, 
d*un  bleu  d'abîme,  cette  bouche  qui  ne  cessait  de  son- 


LE  NABAB.  «7 

rire  qne  pour  détendre  sa  forme  pure  dans  une  exprès- 
non  lassée  et  retombante.  En  tout,  Fapparence  un  peu 
hautaine   d'un  être  d'exception. 

Quelqu'un  près  de  lui  la  nomma...  Félîcia  Ruys.,* 
Dès  lors  il  comprit  l'attrait  rare  de  cette  jeune  fille, 
continuatrice  du  génie  de  son  père,  et  dont  la  célébrité 
naissante  était  arrivée  jusqu'à  sa  province,  auréolée 
d'une  réputation  de  beauté.  Pendant  qu'il  la  contem- 
plait, qu'il  admirait  ses  moindre  gestes,  un  peu  intrigué 
par  l'énigme  de  ce  beau  visage,  il  entendit  chuchoter 
derrière  lui  : 

«  Mais  voyez  donc  comme  elle  est  aimable  avec  le 
Nabab...  Si  le  duc  arrivait... 

—  Le  duc  de  Mora  doit  venir? 

—  Certainement.  C'est  pour  lui  que  la  soirée  est  don- 
née; pour  le  faire  rencontrer  avec  Jansoulet. 

—  Et  vous  pensez  que  le  duc  et  mademoiselle  Ru js... 

—  D'où  sortez-vous?...  C'est  une  liaison  connue  de 
tout  Paris...  Ça  date  de  la  dernière  exposition  où  elle  a 
fait  son  buste. 

—  Et  la  duchesse  ?. . . 

—  Bahl  Elle  en  a  bien  vu  d'autres...  Ah I  voilà  mar 
dame  Jehkîns  qui  va  chanter,  i» 

n  se  fit  un  mouvement  dans  le  salon,  une  pesée  plus 
forte  de  la  foule  auprès  de  la  porte,  et  les  conversations 
cessèrent  pour  un  moment.  Paul  de  Géry  respira.  Ce 
quil  venait  d'entendre  lui  avait  serré  le  cœur.  Il  se 
sentait  atteint,  sali  par  cette  boue  jetée  à  pleine  main 
sur  l'idéal  qu'il  s'était  fait  de  cette  jeunesse  splendide, 
mûrie  au  soleil  de  l'art  d'un  charme  si  pénétrant.  Il 
s'âoigna  un  peu,  changea  de  place.  Il  avait  peur  d'en- 
tendre encore  chuchoter  quelque  infamie...  La  voix  de 
madame  Jenkins  lui  fit  du  bien,  une  voix  fameuse  danc 


06  LE  NABAB. 

les  salons  de  Paris  et  qui,  malgré  tout  son  éclat,  n'avait 
rien  de  théâtral,  mais  semblait  une  parole  émue  vibrant 
sur  des  sonorités  inapprises.  La  chanteuse,  une  femme 
de  quarante  à  quarante-cinq  ans,  avait  une  magnifique 
chevelure  cendrée,  des  traits  fins  un  peu  mous,  une 
grande  expression  débouté.  Encore  belle,  elle  était  mise 
avec  le  goût  coûteux  d'une  femme  qui  n*a  pas  renoncé 
à  plaire.  Elle  n'y  avait  pas  renoncé  en  efi'et;  mariée 
en  secondes  noces  avec  le  docteur  depuis  une  dizaine' 
d'années,  ils  semblaient  en  être  encore  aux  premiers 
mois  de  leur  bonheur  à  deux.  Pendant  qu'elle  chan- 
tait un  air  populaire  de  Russie,  sauvage  et  doux 
comme  un  sourire  slave,  Jenkins  était  fier  naïvement, 
sans  chercher  à  le  dissimuler,  toute  sa  large  figure 
épanouie;  et  elle,  chaque  fois  qu'elle  penchait  la  tète 
pour  reprendre  son  souffle,  adressait  de  son  côté  un 
sourire  craintif,  épris,  qui  allait  le  chercher  par- 
dessus la  musique  étalée.  Puis,  quand  elle  eut  fini  au 
milieu  d'un  murmure  admiratif  et  ravi,  c'était  tou- 
chant de  voir  de  quelle  façon  discrète  elle  serra  fur- 
tivement la  main  de  son  mari,  comme  pour  se  faire  un 
coin  de  bonheur  intime  parmi  ce  grand  triomphe.  Le 
jeune  de  Géry  se  sentait  réconforté  par  la  vue  de  ce 
couple  heureux,  quand  tout  près  de  lui  une  voix  mur- 
mura, —  ce  n'était  pourtant  pas  la  même  qui  avait  parlé 
tout  à  l'heure  : 

«  Vous  savez  ce  qu'on  dit...  que  les  Jenkins  ne  sont 
pas  mariés. 

—  Quelle  folie!  . 

—  Je  vous  assure...  il  paraîtrait  qu'il  y  aune  véritable 
madame  Jenkins  quelque  part,  mais  pas  celle  qu'on 
nous  a  toontrée...  Du  reste,  avez-vous  remarqué...  » 

Le  dialogue  continua  à  voix  basse,  madamo  Jenkins 


LS  NABAB.  6t 

s*approchait,  saluant,  souriant,  tandis  que  le  ddcteur, 
arrêtant  un  plateau  au  passage,  lui  apportait  un  verre 
de  bordeaux  avec  l'empressement  d'une  mère,  d'un  im- 
présario, d'un  amoureux.  Calomnie,  calomnie,  souil- 
lure ineflaçablel  Maintenant  les  attentions  de  Jenkins 
semblaient  exagérées  au  provincial.  Il  trouvait  qu'il  y 
avait  là  quelque  chose  d'affecté,  de  voulu,  et  aussi  dans 
le  renîercîment  qu'elle  adressa  tout  bas  à  son  mari,  il 
cput  remarquer  une  crainte,  une  soumission  contraires 
à  la  dignité  de  l'épouse  légitime,  heureuse  et  fière  d'un 
bonheur  assuré...  «  Mais  c'est  hideux,  le  monde I  »  se 
disait  de  Géry  épouvanté,  les  mains  froides.  Ces  sou- 
rires qui  l'entouraient  lui  faisaient  tous  l'effet  de  gri- 
maces. Il  avait  de  la  honte  et  du  dégoût.  Puis  tout  à 
coup  se  révoltant  :  «  Allons  donc  I  ce  n'est  pas  possible.  » 
Et,  comme  si  elle  avait  voulu  répondre  à  cette  excla- 
mation, derrière  lui,  la  médisance  reprit  d'un  ton  dé- 
gagé :  «  Après  tout,  vous  savez,  je  n'en  suis  pas  sûr 
autrement.  Je  répète  ce  qu'on  m'a  dit...  Tiens I  la  ba- 
ronne Hemerlingue. . .  Il  a  tout  Paris,  ce  Jenkins.  » 

La  baronne  s'avançait  au  bras  du  docteur,  qui  s'était 
précipité  au-devant  d'elle,  et  si  maître  qu'il  fût  de  tous 
les  jeux  de  son  visage,  semblait  un  peu  troublé  et  dé- 
confit. Il  avait  imaginé  cela,  le  bon  Jenkins,  de  profiter 
de  sa  soirée  pour  réconcilier  entre  eux  son  ami  Hemer- 
lingue et  son  ami  Jansoulet,  ses  deux  clients  les  plus 
riches,  et  qui  l'embarrassaient  beaucoup  avec  leur 
guerre  intestine.  Le  Nabab  ne  demandait  pas  mieux.  Il 
n'en  voulait  pas  à  son  ancien  copain.  Leur  brouille  était 
venue  à  la  suite  du  mariage  d'Hemerlingue  avec  une 
des  favorites  de  l'ancien  bey.  «  Histoire  de  femme,  en 
somme,  >>  disait  Jansoulet,  et  qu'il  aurait  été  heureux 
*  de  voir  finir,  toute  anlipalhie  pesant  à  cette  nature  exu- 


70  LK  NABAB. 

bérante.  Mais  il  paraît  que  le  baron  ne  tenait  pas  à  un 
rapprochement;  car,  malgré  la  promesse  qu'il  avait 
faite  à  Jenkins,  sa  femme  arrivait  seule,  au  grand  dépit 
de  l'Irlandais. 

C'était  une  longue,  mince,  frêle  personne,  aux  sour* 
cils  en  plumes  d'oiseau,  l'air  jeune  et  intimidé,  trente 
ans  qui  en  paraissaient  vingt,  coiffée  d'herbes  et  d'épi» 
tombants  dans  des  cheveux  très-noirs  criblés  de  dia- 
mants. Avec  ses  longs  cUs  sur  ses  joues  blanches  de 
cette  Ihnpidité  de  teint  des  femmes  longtemps  cloîtrée», 
un  peu  gênée  dans  sa  toilette  parisienne,  elle  ressem-^ 
blait  moins  à  une  ancienne  femme  de  harem  qu'à  une 
religieuse  ayant  renoncé  à  ses  vœux  et  retournant  au 
monde.  Quelque  chose  de  dévot,  de  confit  dans  le  main- 
tien, une  certaine  façon  ecclésiastique  de  marcher  en 
baissant  les  yeux,  les  coudes  à  la  taille,  les  mains  croi- 
sées, des  manières  qu'elle  avait  prises  dans  le  milieu 
très-pratiquant  où  elle  vivait  depuis  sa  conversion  et 
son  récent  baptême,  complétaient  cette  ressemblance. 
Et  vous  pensez  si  la  curiosité  mondaine  s'empressait 
autour  de  cette  ancienne  odalisque  devenue  catholique 
fervente,  s'avançant  escortée  d'une  figure  livide  de  sa- 
cristain à  lunettes,  maître  Le  Merquier,  député  de 
Lyon,  l'homme  d'affaires  d'Hemerlingue,  qui  accompa- 
gnait la  baronne  quand  le  baron  «  était  un  peu  souf- 
frant, »  comme  ce  soir. 

A  leur  entrée  dans  le  second  salon,  le  Nabab  vint 
droit  à  elle,  croyant  voir  apparaître  à  la  suite  la  figure 
bouffie  de  son  vieux  camarade,  auquel  il  était  convenu 
qu'il  irait  tendre  la  main.  La  baronne  l'aperçut,  devint 
encore  plus  blanche.  Un  éclair  d'acier  filtra  sous  ses 
longs  cils.  Ses  narines  s'ouvrirent,  palpitèrent,  et, 
comme  Jansoulet  s'inclinait,  elle  pressa  le  pas,  la  tète 


LE  NABAB.  71 

haute  et  droite,  laissant  tomber  de  ses  lèvres  minces  uc 
mot  arabe  que  personne  ne  put  comprendre,  mais  où 
le  pauvre  Nabab  entendit  bien  Tinjure,  lui;  car,  en  se 
relevant,  son  visage  hâlé  était  de  la  couleur  d'une  terre 
cuite  qui  sort  du  four.  Il  resta  un  moment  sans  bouger, 
ses  gros  poings  crispés,  sa  bouche  tuméfiée  de  colère. 
Jenkins  vint  le  rejoindre,  et  de  Géry,  qui  avait  suivi  de 
loin  toute  cette  scène,  les  vit  causer  ensemble  vivement 
d'un  air  préoccupé. 

L'affaire  était  manques.  Cette  réconciliation,  si  savam- 
ment combinée,  n'aurait  pas  lieu.  Hemerlingue  n'en 
Youlait  pas.  Pourvu  maintenant  que  le  duc  ne  leur  man- 
quât pas  de  parole.  C'est  qu'il  était  tard.  La  Wauters, 
qui  devait,  en  sortant  de  son  théâtre,  chanter  l'air  de 
la  Nuit,  de  la  Flûte  enchantée^  venait  d'entrer  tout  em- 
mitouflée dans  ses  capuchons  de  dentelles. 

Et  le  ministre  n'arrivait  pas. 

Pourtant  c'était  une  affaire  entendue,  promise.  Mon- 
pavon  devait  le  prendre  au  cercle.  De  temps  en  temps 
le  bon  Jenkins  tirait  sa  montre  tout  en  jetant  un  bravo 
distrait  au  bouquet  de  notes  perlées  que  la  Wauters  fai- 
sait jaillir  de  ses  lèvres  de  fée,  on  bouquet  de  trois  mille 
francs,  inutile  comme  les  autres  frais  de  la  soirée,  jii  le 
duc  ne  venait  pas. 

Tout  à  coup  la  porte  s*oavrit  à  deux  battants  : 

«  Son  Excellence  M.  le  duc  de  Mora.  » 

Un  long  frémissement  l'accueillit,  une  curiosité  res< 
pectueuse,  rangée  sur  deux  haies,  au  lieu  de  la  presse 
brutale  qui  s'était  jetée  sur  les  pas  du  Nabab. 

Nul  mieux  que  lui  ne  savait  se  présenter  dans  le 
monde,  traverser  un  salon  gravement,  monter  en  sou- 
riant â  la  tribune,  donner  du  sérieux  aux  choses  futiles^ 
traiter  légèrement  les  choses  graves  ;  c'était  le  résumé 


\ 

s 

7S  LS  MABAB. 

de  son  attitude  dans  la  vie,  une  distinction  paradoxale. 
Encore  beau  malgré  ses  cinquante-six  ans,  d'une  beauté 
faite  d'élégance  et  de  proportion  où  la  grâce  du  dandy 
se  raffermissait  par  quelque  chose  de  militaire  dans 
la  taille  et  la  fierté  du  visage,  il  portait  merveilleu- 
sement rhabit  noir,  sur  lequel,  pour  faire  honneur  à 
Jenkins,  il  avait  mis  quelques-unes  de  ses  plaques,  qu*il 
n'arborait  jamais  qu'aux  jours  officiels.  Le  reflet  du 
linge,  de  la  cravate  blanche,  l'argent  mat  des  décora- 
tions, la  douceur  des  cheveux  rares  et  grisonnants 
ajoutaient  à  la  pâleur  de  la  tête,  plus  exsangue  que 
tout  ce  qu'il  y  avait  d'exsangue  ce  soir-là  chez  l'Ir- 
landais. 

Il  menait  une  vie  si  terrible  I  La  politique,  le  jeu  sous 
toutg^  ses  formes,  coups  de  bourse  et  coups  de  baccarat, 
et  cette  réputation  d'homme  à  bonnes  fortunes  qu'il 
fallait  soutenir  à  tout  prix.  Oh  I  celui-là  était  un  vrai 
client  de  Jenkins  ;  et  cette  visite  princière,  il  la  devait 
bien  à  l'Inventeur  de  ces  mystérieuses  perles  qui  don- 
naient à  son  regard  cette  flamme,  à  tout  son  être  cet 
en-avant  si  vibrant  et  si  extraordinaire. 
«  M'^n  cher  duc,  permettez-moi  de  vous...  » 
Monpavon,  solennel,  le  jabot  gonflé,  essayait  de  faire 
la  présentation  si  attendue  ;  mais  l'Excellence,  distraite, 
n'entendait  pas,  continuait  sa  route  vers  le  grand  salon, 
emportée  par  un  de  ces  courants  électriques  qui  rom- 
pent la  monotonie  mondaine.  Sur  son  passage,  et  pen- 
dant qu'il  saluait  la  belle  madame  Jenkins,  les  femmes 
se  penchaient  un  peu  avec  des  airs  attirants,  un  rire 
doux,  une  préoccupation  de  plaire.  Mais  lui  n'en  voyait 
qu'une  seule,  Pélicia,  debout  au  centre  d'un  groupe 
d'hommes,  discutant  comme  au  milieu  de  son  atelier, 
et  qui  regardait  venir  le  duc,  tout  en  mangeant  tran- 


LE  NAfiAB.  78 

qnillement  un  sorbet.  Elle  Taccueillit  avec  un  naturel 
parfait.  Discrètement,  l'entourage  s'était  retiré.  Pour- 
tant, et  malgré  ce  qu'avait  entendu  Géry  sur  leurs  rela- 
tions présumées,  il  semblait  n'y  avoir  entre  eux  qu'une 
camaraderie  toute  spirituelle,  une  familiarité  enjouée. 
«  Je  suis  allé  chez  vous,  Mademoiselle,  en  montant  au 
Bois. 

—  On  me  l'a  dit.  Vous  êtes  même  entré  dans  l'ate- 
lier. 

—  Et  j'ai  vu  le  fameux  groupe...  mon  groupe. 

—  Eh  bien? 

—  C'est  très-beau...  Le  lévrier  court  comme  un  en- 
ragé... Le  renard  détale  admirablement...  Seulement 
je  n'ai  pas  bien  compris...  Vous  m'aviez  dit  que  c'était 
notre  histoire  à  tous  les  deux  ? 

—  Ah  I  voilà...  Cherchez...  C'est  un  apologue  que 
j'ai  lu  dans...  Vous  ne  lisez  pas  Rabelais,  monsieur  le 
duc? 

-r  Ma  foi,  non.  îl  est  trop  grossier... 

—  Eh  bien,  moi,  j'ai  appris  à  lire  là-dedans.  Très- 
mal  élevée,  vous  savez.  Ohl  très-mal...  Mon  apologue 
est  donc  tiré  de  Rabelais.  Voici  :  Bacchus  a  fait  un  re- 
nard prodigieux,  imprenable  à  la  course.  Yulcain  de  son 
côté  a  donné  à  un  chien  de  sa  façon  le  pouvoir  d'attra- 
per toute  béte  qu'il  poursuivra,  a  Or,  comme  dit  mon 
auteur,  advint  qu'ils  se  rencontrèrent.  »  Vous  voyez 
quelle  course  enragée  et...  interminable.  Il  me  semble, 
mon  cher  duc»  que  le  destin  nous  a  mis  ainsi  en  pré- 
sence, munis  de  qualités  contraires,  vous  qui  avez  reçu 
des  dieux  le  don  d'atteindre  tous  les  cœurs,  moi  dont 
le  cœur  ne  sera  jamais  pris.  » 

Elle  lui  disait  cela,  bien  en  face,  presque  en  riant, 
mab  serrée  et  droite  dans  sa  tunique  blanche  qui  sem- 

T 


74  LE  NABAB. 

blaît  garder  sa  personne  ■  contre  les  libertés  de  son 
esprit.  Lui ,  le  vainqueur,  rirrésistible ,  il  n'en  avait 
jamais  rencontré  de  cette  race  audacieuse  et  volontaire. 
Aussi  Tenveloppait-il  de  toutes  les  effluves  magnétiques 
d*une  séduction,  pendant  qu'autour  d'eux  le  murmure 
montant  de  la  fête,  les  rires  flûtes,  le  frôlement  des  sa- 
tins et  des  franges  de  perles  faisaient] 'accompagnement 
à  ce  duo  de  passion  mondaine  et  de  juvénile  ironie. 

Il  reprit  au  bout  d'une  minute  : 

«  Mais  comment  les  dieux  se  sont-ils  tirés  de  ce  mau- 
vais pas  ? 

—  En  changeant  les  deux  coureurs  en  pierre. 

—  Par  exemple,  dit-il,  voilà  un  dénoûment  que  je 

n'accepte  point Je  défie  les  dieux  de  jamais  pétrifier 

mon  cœur.  » 

Une  flamme  courte  jaillit  de  ses  prunelles,  éteinte 
aussitôt  à  la  pensée  qu'iyi  les  regardait. 

En  effet,  on  les  regardait  beaucoup,  mais  personne 
aussi  curieusement  que  Jenkins  qui  rôdait  autour  d'eux, 
impatient,  crispé,  comme  s'il  en  eût  voulu  à  Félicia  de 
prendre  pour  elle  seule  le  personnage  important  de  la 
soirée.  La  jeune  fille  en  fit,  en  riant,  l'observation  au 
duc  : 

«  On  va  dire  que  je  vous  accapare.  » 

Elle  lui  montrait  Monpavon  attendant,  debout  près 
du  Nabab  qui,  de  loin,  adressait  à  l'Excellence  le  re- 
gard quêteur  et  soumis  d'un  bon  gros  dogue.  Le  minis- 
tre d'État  se  souvint  alors  de  ce  qui  l'avait  amené.  Il 
salua  la  jeune  fille  et  revint  à  Monpavon,  qui  put  lui  pré« 
senter  enfin  «c  son  honorable  ami,  M.  Bernard  Jansou- 
let.  »  L'Excellence  s'inclina,  le  parvenu  s'humilia  pliu 
bas  que  terre,  puis  ils  causèrent  un  moment. 

Vn  groupe  curieux  à  observer.  Jansoulet,  grand»  toii| 


LE  NABAB.  7ft 

Taîr  peuple,  la  peau  tannée,  son  large  dos  voûté  comme 
s'il  s'était  pour  jamais  arrondi  dans  les  salamaleks  de  la 
courtisanerie  orientale,  ses  grosses  mains  courtes  faisant 
éclater  ses  gants  clairs,  sa  mimique  excessive,  son  exu- 
bérance méridionale  découpant  les  mots  à  l'emporte- 
pièce.  L'autre,  gentilhomme  de  race,  mondain,  l'élégance 
même,  aisé  dans  ses  moindres  gestes  fort  rares  d'ailleurs, 
laissant  tomber  négligemment  des  phrases  inachevéeSi 
éclairant  d'un  demi-sourire  la  gravité  de  son  visage, 
cachant  sous  une  politesse  imperturbable  le  grand  mé- 
pris qu'il  avait  des  hommes  et  des  femmes  ;  et  c'est 
de  ce  mépris  surtout  que  sa  force  était  faite...  Dans  un 
salon  américain,  l'antithèse  eût  été  moins  choquante. 
Les  millions  du  Nabab  auraient  rétabli  l'équilibre  et  fait 
même  pencher  le  plateau  de  son  côté.  Mais  Paris  ne  met 
pas  encore  l'argent  au-dessus  de  toutes  les  autres  puis- 
sances, et,  pour  s'en  rendre  compte,  il  suffisait  de  voir 
ce  gros  traitant  frétiller  d'un  air  aimable  devant  ce 
grand  seigneur,  jeter  sous  ses  pieds,  comme  le  manteau 
d'hermine  du  courtisan,  son  épais  orgueil  d'enrichi. 

De  l'angle  où  il  s'était  blotti,  de  Géry  regardait  la 
scène  avec  intérêt,  sachant  quelle  importance  son  ami 
attachait  à  cette  présentation,  quand  le  hasard  qui  avait 
ri  cruellement  démenti,  toute  la  soirée,  ses  naïvetés  de 
débutant,  lui  fit  distinguer  ce  court  dialogue,  près  de 
lui,  dans  cette  houle  des  conversations  particulières  où 
chacun  entend  juste  le  mot  qui  l'intéresse  : 

«  C'est  bien  le  moins  que  Monpavon  lui  fasse  faire 
quelques  bonnes  connaissances.  Il  lui  en  a  tant  pro- 
curé de  mauvaises...  Vous  savez  qu'il  vient  de  lui  jeter 
•ur  les  bras  Paganetti  et  toute  sa  bande. 

—  Le  malheureux  I...  Mais  ils  vont  le  dévorer. 

—  Bah  1  ce  n'est  que  justice  qu'on  lui  fasse  un  peu 


79  .  LE  NABÀB. 

rendre  gorge...  Il  en  a  tant  volé  là-bas  chez  les  Turcs. 

—  Vraiment,  Vous  croyez?...     . 

—  Si  je  crois  !  J'ai  là-dessus  des  détails  très-précis 
que  je  tiens  du  baron  Hemerlingue,  le  banquier  qui  a 
fsiit  le  dernier  emprunt  tunisien...  Il  en  connaît  des  his- 
toii-es,  celui-là,  sur  le  Nabab.  Imaginez-vous...  » 

Et  les  infamies  commencèrent.  Pendant  quinze  ans, 
Jansoulet  avait  indignement  exploité  Tancien  bey.  On 
citait  des  noms  de  fournisseurs  et  des  tours  admirables 
d'aplomb;  d'effronterie;  par  exemple,  Thistoire  d'une 
frégate  à  musique,  oui,  véritablement  à  musique, 
comme  un  tableau  de  salle  à  manger,  qu'il  avait  payée 
deux  cent  mille  francs  et  revendue  dix  millions,  un 
trône  de  trois  millions ,  dont  la  note  visible  sur  les 
livres  d'un  tapissier  du  faubourg  Saint-Honoré  n'allait 
pas  à  cent  mille  francs;  et  le  plus  comique,  c'est 
que  le  bey  ayant  changé  de  fantaisie,  le  siège  royal 
tombé  en  disgrâce  avant  même  d'être  déballé,  était 
encore  cloué  dans  sa  caisse  de  voyage  à  la  douane  de 
Tripoli. 

Puis,  en  dehors  de  ces  commissions  effrénées  sur 
l'envoi  du  moindre  jouet,  on  accentuait  des  accusa- 
tions plus  graves  mais  aussi  certaines,  puisqu'elles 
venaient  toujours  de  la  même  source.  C'était,  à  côté 
du  sérail ,  un  harem  d'Européennes  admirablement 
monté,  pour, Son  Altesse,  par  le  Nabab  qui  devait  s'y 
connaître,  ayant  fait  jadis  à  Paris  —  avant  son  départ 
pour  rOrient  —  les  plus  singuliers  métiers  :  marchand 
de  contre-marques,  gérant  d'un  bal  de  barrière,  d'une 
maison  plus  mal  famée  encore...  Et  les  chuchotements 
se  terminaient  dans  un  rire  étouffé,  le  rire  lippu  des 
hommes  causant  entre  eux. 

Le  premier  mouvement  du  jeune  provincial,  en  en- 


LE  NABAB.  77 

lendant  ces  calomnies  infâmes,  fat  de  se  retourner  eC 
de  crier  : 

«  Vous  en  avez  menti.  » 

Quelques  heures  plus  tôt,  il  Taurait  fait  sans  hésiter; 
mais,  depuis  qu'il  était  là,  il  avait  appris  la  méfiance, 
le  scepticisme.  Il  se  contint  donc  et  écouta  jusqu'au 
bout,  immobile  à  la  même  place,  ayant  tout  au  fond  de 
lui-même  le  désir  inavoué  de  connaître  mieux  celui 
fu*il  servait.  Quant  au.  Nabab,  sujet  bien  inconscient 
de  cette  hideuse  chronique,  tranquillement  installé 
dans  un  petit  salon  auquel  ses  tentures  bleues,  deux 
lampes  à  abat-jour  communiquaient  un  air  recueilli,  il 
faisait  sa  partie  d'écarté  avec  le  duc  de  Mora. 

0  magie  du  galion  1  Le  fils  du  revendeur  de  ferraille 
seul  à  une  table  de  jeu  en  face  du  premier  personnage 
de  Tempire.  Jansoulet  en  croyait  à  peine  la  glace  de 
Venise  où  se  reflétaient  sa  figure  resplendissante  et  le 
crAne  auguste,  séparé  d'une  large  raie.  Aussi,  pour 
reconnaître  ce  grand  honneur,  s'appliquait-il  à  perdre 
décemment  le  plus  de  billets  de  mille  francs  possible, 
se  sentant  quand  même  le  gagnant  de  la  partie  et  tout 
fier  de  voir  passer  son  argent  dans  ces  mains  aristo- 
cratiques dont  il  étudiait  les  moindres  gestes  pen- 
dant qu'elles  jetaient,  coupaient  ou  soutenaient  les 
cartes. 

Autour  d'eux  un  cercle  se  faisait,  mais  toujours  à 
distance^  les  dix  pas  exigés  pour  le  salut  à  un  prince; 
c'était  le  public  de  ce  triomphe  où  le  Nabab  assistait 
comme  en  rêve,  grisé  par  ces  accords  féeriques  un  peu 
assourdis  dans  le  lointain,  ces  chants  qui  lui  arrivaient 
en  phrases  coupées  comme  par-dessus  l'obstacle  ré- 
sonnant d'un  étang,  le  -parfum  des  fleurs  épanouies 
d'une  façon  si  singulière  vers  la  fin  des  bals  parisiens, 

7. 


f 
78  LE  NABAB.  ^ 

alors  que  Vheuno  qui  s'avance  confondant  toutes  les 
notions  du  .temps,  la  lassitude  de  la  nuit  blanche  com- 
muniquent aux  cerveaux  allégés  dans  une  atmosphère 
plus  neryeuse,  comme  un  étourdissement  de  jouissance. 
La  robuste  nature  de  Jansoulet,  de  ce  sauvage  civilisé, 
était  plus  sensible  qu'une  autre  à  ces  raffinements  in* 
connus;  et  il  lui  fallait  toute  sa  force  pour  ne  pas  mar 
nifester  par  quelque  joyeux  hourrah,  une  intempestiye 
effusion  de  gestes  et  de  paroles,  ce  mouvement  d'allé- 
gresse physique  qui  agitait  tout  son  être,  comme  il  ar- 
rive à  ces  grands  chiens  de  montagne  qu'une  goutte 
d'essence  respirée  jette  dans  des  folies  épileptiques. 

«  Le  ciel  est  beau,  le  pavé  sec...  Si  vous  voulez^  mon 
cher  enfant,  nous  renverrons  la  voiture  et  nous  ren- 
trerons à  pied,  »  dit  Jansoulet  à  son  compagnon  en 
sortant  de  chez  Jenkins. 

De  Géry  accepta  avec  empressement.  Il  avait  besoin 
de  se  promener,  de  secouer  dans  l'air  vif  les  infamies 
et  les  mensonges  de  cette  comédie  mondaine  qui  lui 
laissait  le  cœur  froid  et  serré,  tout  le  sang  de  sa  vie  ré- 
fugié sous  ses  tempes  dont  il  entendait  battre  les  veines 
gonflées.  Il  chancelait  en  marchant,  semblable  à  ces 
malheureux  opérés  de  la  cataracte  qui,  dans  l'effroi  de 
la  vision  reconquise,  n*osent  plus  mettre  un  pied  de- 
vant l'autre.  Mais  avec  quelle  brutalité  de  main  l'opé- 
ration avait  été  faite  l  Ainsi  cette  grande  artiste  au  nom 
glorieux,  cette  beauté  pure  et  farouche,  dont  l'aspect 
seul  l'avait  troublé  comme  une  apparition,  n'était 
qu'une  courtisane.  Madame  Jenkins,  cette  femme  im- 
posante, d'un  maintien  à  la  fois  si  fier  et  si  doux,  ne 
s'appelait  pas  madame  Jenkins.  Cet  illustre  savant  an 
visage  ouvert,  à  l'accueil  si  cordial,  avait  l'impudence 


LE  NÀBÀB.  79 

d*étaler  ainsi  an  coDcubinage  honteux.  Et  Paris  s*en 
doutait,  mais  cela  ne  Tempêchait  pas  d'accourir  à  leurs 
fêtes.  Enfin,  ce  Jansoulet,  si  bon,  si  généreux,  pour 
lequel  il  se  sentait  au  cœur  tant  de  reconnaissance,  il 
le  savait  tombé  aux  mains  d*une  troupe  de  bandits, 
bandit  lui-même  et  bien  digne  de  Texploitation  orga- 
nisée pour  faire  rendre  gorge  à  ses  millions... 

Était-ce  possible  et  cju'en  fallait-il  croire  ? 

Un  coup  d^œil  de  côté  jeté  sur  le  Nabab,  dont  la 
vaste  personne  encombrait  le  trottoir,  lui  révéla  tout 
à  coup  dans  cette  démarche  calée  par  le  poids  des  écus, 
quelque  chose  de  bas  et  de  canaille  qu'il  n'avait  pas 
encore  remarqué.  Oui,  c'était  bien  l'aventurier  du  Midi, 
pétri  de  ce  liiocion  qui  couvre  les  quais  de  Marseille 
piétines  par  tous  les  nomades,  les  errants  de  ports 
de  mer.  Bon,  généreux,  parbleu I  comme  les  filles, 
comme  les  voleurs.  Et  l'or  coulant  par  torrents  dans  ce 
milieu  taré  et  luxueux,  éclaboussant  jusqu'aux  mu- 
railles, lui  semblait  charrier  maintenant  toutes  les  sco- 
ries, toutes  les  boues  de  sa  source  impure  et  fan- 
geuse. Alors,  lui,  de  Géry,  n'avait  plus  qu'une  chose  à 
faire,  partir,  quitter  au  plus  vite  cette  place  où  il  ris- 
quait de  compromettre  son  nom,  l'unique  héritage  pa- 
ternel. Sans  doute.  Mais  les  deux  frérots,  là-bas  au 
pays,  qui  payerait  leur  pension?  Qui  soutiendrait  le 
modeste  foyer  miraculeusement  relevé  par  les  beaux 
appointements  de  l'alné,  du  chef  de  famille?  Ce  mot 
de  chef  de  famille  le  rejetait  aussitôt  dans  un  de  ces 
combats  intérieurs  où  luttent  l'intérêt  et  la  conscience, 
7^  Tune  bru^e,  solide,  attaquant  à  fond  avec  des 
coups  droits,  l'autre  fuyant,  rompant  par  des  dégage- 
ments subtils,  —  pendant  que  le  brave  Jansoulet,  cause 
ignorante  du  conflit,  marchait  à  grandes  enjambéei 


80  LE  NABAB. 

près  de  son  jeune  ami ,  aspirant  Tair  avec  délices  du 
bout  de  son  cigare  allumé. 

Jamais  il  n'avait  été  si  heureux  de  vivre  ;  et  cette 
soirée  chez  Jenkins,  son  entrée  dans  le  monde,  à  lui 
aussi,  lui  avait  laissé  une  impression  de  portiques  dres* 
ses  comme  pour  un  triomphe,  de  foule  accourue,  de 
fleurs  jetées  sur  son  passage...  Tant  il  est  vrai  que  les 
choses  n'existent  que  par  les  yeux  qui  les  regardent... 
Quel  succès  I  Le  duc,  au  moment  de  le  quitter,  renga- 
geant à  venir  voir  sa  galerie  ;  ce  qui  signifiait  les  portes 
de  rhôtel  Mora  ouvertes  pour  lui  avant  huit  jours. 
Felicia  Ruys  consentant  à  faire  son  buste,  de  sorte  qu*à 
la  prochaine  exposition  le  fils  du  cloutier  aurait  son 
portrait  en  marbre  par  la  même  grande  artiste  qui 
avait  signé  celui  du  ministre  d'État.  N'était-ce  pas  le 
contentement  de  toutes  ses  vanités  enfantines  ? 

^t  tous  deux  ruminant  leurs  pensées  sombres  on 
joyeuses,  ils  marchaient  l'un  près  de  l'autre,  absorbés, 
absents  d'eux-mêmes,  si  bien  que  la  place  Vendôme, 
silencieuse,  inondée  d'une  lumière  bleue  et  glacée, 
sonna  sous  leurs  pas  avant  qu'ils  se  fussent  dit  un 
mot. 

«  Déjà,  dit  le  Nabab...  Jaurais  bien  voulu  marcher 
encore  un  peu...  Ça  vous  va-t-il?  »  Et,  tout  en  faisant 
deux  ou  trois  fois  le  tour  de  la  place,  il  laissait  aller, 
par  bouffées,  l'immense  joie  dont  U  était  plein  : 

«  Gomme  il  fait  bon!  Gomme  on  respire I...  Ton- 
nerre de  Dieul  ma  soirée  de  ce  soir,  je  ne  la  donnerais 
pas  pour  cent  mille  francs...  Quel  brave  cœur  que  ce 
Jenkins...  Aimez-vous  le  genre  de  beauté  de  Félicia 
Ruys?  Moi,  j'en  raffole...  Et  le  duc,  quel  grand  sei- 
gneur 1  si  simple,  si  aimable...  C'est  beau  Paris, n'est-ce 
pas,  mon  fils  ? 


in^: 


LE  NABAB.  81 

— vC'est  trop  compliqué  pour  moi...  ça  me  fait  peur, 
répondit  Paul  de  Géry  d'une  voix  sourde. 

—  Oui,  oui,  je  comprends,  reprit  Tautre  avec  une 
fàtuitjé  adorable.  Vous  n'avez  pas  encore  l'habitude, 
mais  on  s'y  fait  vite,  allez  I  Regardez  comme  en  on 
mois  je  me  suis  mis  à  l'aise. 

—  C'est  que  vous  étiez  déjà  venu  à  Paris,  vous..« 
Yous  l'aviez  habité  autrefois. 

—  Moi?  jamais  de  la  vie...  Qui  vous  a  dit  cela? 

—  Tiens,  je  croyais...  répondit  le  jeune  homme;  et 
tout  de  suite  une  foule  de  réflexions  se  précipitant  dans 
son  esprit  : 

—  Que  lui  avez- vous  donc  fait  à  ce  baron  Hemer- 
lingue  ?  C'est  une  haine  à  mort  entre  vous. 

Le  Nabab  resta  une  minute  interdit.  Ce  nom  d'He- 
merlingue,  jeté  tout  à  coup  dans  sa  joie,  lui  rappelait 
le  seul  épisode  fâcheux  de  la  soirée  : 

«  A  celui-là  comme  aux  autres,  dit-il  d'une  voix  at- 
tristée, je  «n'ai  jamais  fait  que  du  bien.  Nous  avons 
commencé  ensemble ,  misérablement.  Nous  avons 
grandi,  prospéré  côte  à  côte.  Quand  il  a  voulu  partir 
de  ses  propres  ailes,  je  l'ai  toujours  aidé,  soutenu  de 
mon  mieux.  C'est  moi  qui  lui  ai  fait  avoir  dix  ans  de 
suite  les  fournitures  de  la  flotte  et  de  l'armée  ;  presque 
toute  sa  fortune  vient  de  là.  Puis  un  beau  matin,  cet 
imbécile  de  Bernois  à  sang  lourd  ne  va-t-il  pas  se  to- 
quer d'une  odalisque  que  la  mère  du  bey  avait  fait 
chasser  du  harem?  La  drôlesse  était  belle,  ambitieuse^ 
elle  s'est  fait  épouser,  et  naturellement,  après  ce  beau 
mariage,  Hemerlingue  a  été  obligé  de  quitter  Tunis... 
On  lui  avait  fait  croire  que  j'excitais  le  bey  à  lui  fer- 
mer la  principauté.  Ce  n'est  pas  vrai.  J'ai  obtenu,  au 
contraire,  de  Son  Altesse ,  qu'Hemerling  le  file  —  un 


8t  LE  NABAB. 

enfant  de  sa  prejnîere  femme  —  resterait  à  Tanis  pour 
surveiller  leurs  intérêts  en  suspens,  pendant  que  le  père 
venait  à  Paris  fonder  sa  maison  de  banque...  Du  reste, 
)*ai  été  bien  récompensé  de  ma  bonté...  Lorsque,  à  la 
mort  de  mon  pauvre  Ahmed,  le  mouchir,  son  frère,  est 
monté  sur  le  trône,  Tes  Hemcrlingue,  rentrés  en  faveur, 
n^ont  cessé  de  me  desservir  auprès  du  nouveau  maître. 
Le  bey  me  fait  toujours  bon  visage;  mais  nK>n  crédit 
est  ébranlé.  £h  bien  I  malgré  cela,  malgré  tous  les 
mauvais  tours  qu'Hemerlingue  m'a  joués,  qu'il  me  joue 
encore,  j'étais  prêt  ce  soir  à  lui  tendre  la  main...  Non- 
seulement  ce  misérable-là  me  la  refuse;  mais  il  me 
fait  insulter  par  sa  femme,  une'  bête  sauvage  et  mé- 
chante, qui  ne  me  pardonne  pas  de  n'avoir  jamais  voulu 
la  recevoir  à  Tunis...  Savez- vous  comment  elle  m'a 
appelé  tout  à  l'heure  en  passant  devant  moi  ?  «  Voleur 
et  fils  de  chien...  »  Pas  plus  gênée  que  ça,  l'odalisque... 
C'est-à-dire  que  si  je  ne  connaissais  pas  mon  Hemcr- 
lingue aussi  capon  qu'il  est  gros...  Après  tout,  bahl 
qu'ils  disent  ce  qu'ils  voudront.  Je  me  moque  d'eux. 
Qu'est-ce  qu'ils  peuvent  contre  moi?  Me  démolir  près 
du  bey  ?  Ça  m'est  égal.  Je  n'ai  plus  rien  à  faire  en 
Tunisie,  et  je  m'en  retirerai  le  plus  tôt  possible...  Il 
n'y  a  qu'une  ville,  qu'un  pays  au  monde,  c'est  Paris, 
Paris  accueillant,  hospitalier,  pas  bégueule,  où  tout 
homme  intelligent  trouve  du  large  pour  faire  de  grandes 
choses...  Et  moi,  maintenant,  voyez-vous,  de  Géry,  je 
yeux  faire  de  grandes  choses...  J'en  ai  assez  de  la  vie 
de  mercanti...  J'ai  travaillé  peniant  vingt  ans  pour 
l'argent;  à  présent  je  suis  goulu  de  gloire,  de  considé- 
ration, de  renommée.  Je  veux  être  .quelqu'un  dans 
l'histoire  de  mon  pays,  et  cela  me  sera  facile.  Avec 
mon  immense  fortune,  ma  connaissance  des  hommes, 


L 


LE  NABAB.  83 

des  affaires,  ce  que  je  sens  là  dans  ma  tête,  je  puis  ar- 
river à  tout  et  j^aspire  à  tout...  Aussi  croyez-moi,  mon 
cher  enfant,  ne  me  quittez  jamais  —  on  eût  dit  qu'il 
répondait  à  la  pensée  secrète  de  son  jeune  ^compagnon 
—  restez  fidèlement  à  mon  bord.  La  mâture  est  solide  ; 
j*ai  du  charbon  plein  mes  soutes...  Je  vous  jure  que 
nous  irons  loin,  et  vite,  nom  d'un  sorti  » 

Le  naïf  Méridional  répandait  ainsi  ses  projets  dans  la 
naît  avec  force  gestes  expressifs^  et,  de  temps  à  autre, 
en  arpentant  la  place  agrandie  et  déserte,  majestueu- 
sement entourée  de  ses  palais  muets  et  clos,  il  levait  la 
tête  vers  Thomme  de  bronze  de  la  colonne,  comme  s'il 
prenait  à  témoin  ce  grand  parvenu  dont  la  présence  au 
milieu  de  Paris  autorise  toutes  les  ambitions,  rend 
tontes  les  chimères  vraisemblables. 

Il  y  a  chez  la  jeunesse  une  chaleur  de  coeur,  un  be- 
soin d'enthousiasme  que  réveille  le  moindre  effleure- 
ment. A  mesure  que  le  Nabab  parlait,  de  Géry  sentait 
fuir  ses  soupçons  et  toute  sa  sympathie  renaître  avec 
une  nuance  de  pitié...  Non,  bien  certainement  cet 
homme-là  n'était  pas  un  coquin,  mais  un  pauvre  être 
illusionné  à  qui  la  fortune  montait  à  la  tète  comme  un 
vin  trop  capiteux  pour  un  estomac  longtemps  abreuvé 
d'eau.  Seul  au  milieu  de  Paris,  entouré  d'ennemis  et 
d'exploiteurs,  Jansoulet  lui  faisait  l'effet  d'un  piétoQ 
chargé  d'or  traversant  un  bois  mal  hanté,  dans  l'ombra 
et  sans  armes.  Et  il  pensait  qu'il  serait  bien  au  protégé 
de  veiller  sans  en  avoir  Tair  sur  le  protecteur,  de  deve- 
nir le  Télémaque  clairvoyant  de  ce  Mentor  aveugle,  de 
Id  montrer  les  fondrières,  de  le  défendre  contre  lés 
détrousseurs,  de  Taider  enfin  à  se  débattre  dans  tout  ce 
fourmillement  d'embuscades  nocturnes  qu'il  sentait 
r6der  féroeement  autour  du  Nabab  et  de  ses  millions. 


V 


Là    rAMILLt   iti'IUSE 


Tous  les  matins  de  Tannée,  à  huit  heures  très-pré- 
cises, une  maison  neuve  et  presque  inhabitée  d^nn 
quartier  perdu  de  Paris  s'emplissait  de  cris,  d'appels, 
de  jolis  rires  sonnant  clair  dans  le  désert  de  Tescalier  : 

«  Père,  n'oublie  pas  ma  musique... 

—  Père,  ma  laine  à  broder... 

—  Père,  rapporte-nous  des  petits  pains...  » 
Et  la  voix  du  père  qui  appelait  d'en  bas  : 

«  Yaia,  descends-moi  donc  ma  serviette... 

—  AUons,  bon  !  il  a  oublié  sa  serviette...  » 

Et  c'était  un  empressement  joyeux  du  haut  en  bas  de 
la  maison,  une  course  de  tous  ces  minois  brouillés  de 
sommeil,  de  toutes  ces  chevelures  ébouriffées  que  l'on 
rajustait  en  chemin,  jusqu'au  moment  où,  penchées  sur 
la  rampe,  une  demi-douzaine  de  jeunes  filles  adres- 
saient leurs  adieux  sonores  à  un  petit  vieux  monsieur, 
net  et  bien  brossé,  dont  la  face  rougeaude,  la  silhouette 
étriquée,  disparaissaient  enfin  dans  la  perspective 
tournante  des  msirches.  M.  Joyeuse  était  parti  pour 
son  bureau...  Alors,  toute  cette  échappée  de  volière  re- 
montait vite  au  quatrième ,  et  la  porte  tirée,  se  groupait 


LE  NABAB.  85 

à  une  croisée  ouverte  pour  regarder  le  père  encore  une 
fois.  Le  petit  homme  se  retournait,  des  baisers  s*échan- 
geaient  de  loin,  puis  les  fenêtres  se  fermaient;  la  mai- 
son neuve  et  déserte  redevenait  tranquille^  à  part  les 
écriteaux  dansant  leur  folle  sarabande  au  vent  de  la 
rue  inachevée,  comme  mis  en  gaieté  eux  aussi  par 
toutes  ces  évolutions.  Un  moment  après,  le  photographe 
du  cinquième  descendait  suspendre  à  la  porte  sa  vitrine 
d'exposition  toujours  la  même,  où  Ton  voyait  le  vieux 
monsieur  en  cravate  blanche  entouré  de  ses  filles  en 
groupes  variés  ;  il  remontait  à  son  tour,  et  le  calme 
succédant  tout  à  coup  à  ce  petit  tapage  matinal  laissait 
à  supposer  qtie  «  le  père  »  et  ses  demoiselles  étaient 
rentrés  dans  le  cadre  de  photographies,  où  ils  se  te- 
naient souriants  et  immobiles  jusqu'au  soir. 

De  la  rue  Saint-Ferdinand  chez  Hemerlingue  et 
fils,  ses  patrons,  M.  Joyeuse  avait  bien  trois  quarts 
d'heure  de  route.  11  marchait,  la  tête  droite  et  raide, 
comme  s'il  avait  craint  de  déranger  le  beau  nœud  de 
cravate  attaché  par  ses  filles^  son  chapeau  posé  par 
elles  ;  et  lorsque  l'aînée,  toujours  inquiète  et  prudente, 
lui  relevait  ay  moment  de  sortir  le  collet  de  sa  redin- 
gote pour  éviter  le^maudit  coup  de  vent  du  coin  de  la 
rue ,  même  avec  une  température  de  serre  chaude 
M.  Joyeuse  ne  le  rabattait  plus  jusqu'au  bureau,  pa- 
reil à  l'amoureux  qui  sort  des  mains  de  sa  maîtresse  et 
n'ose  plus  bouger  de  peur  de  perdre  l'enivrant  parfum. 

Veuf  depuis  quelques  années,  ce  brave  homme 
n'existait  que  pour  ses  enfants,  ne  songeait  qu'à  elles, 
s'en  allait  dans  la  vie  entouré  de  ces  petites  têtes  blon- 
des qui  voletaient  autour  de  lui  confusément  comme 
dans  un  tableau  d'Assomption.  Tous  ses  désirs,  tousses 
projets  se  rapportaient  à  «  ces  demoiselles,  »  y  rêve- 


m  LE  NABAB. 

Daient  sans  cesse,  parfois  après  de  grands  circuits, 
car  M.  Joyeuse  -^  cela  tenait  sans  doute  à  son  cou 
très-court,  à  sa  petite  taille  où  son  sang  bouillant  ne 
faisait  qu*un  tour  —  était  un  homnie  de  féconde,  d'é- 
tonnante imagination.  Les  idées  évoluaient  chez  lui 
avec  la  rapidité  de  pailles  vides  autour  d*un  o'ible, 
Aa  bureau,  les  chiiTres  le  fixaient  encore  par  leur  ma- 
niement positif;  mais,  dehors,  son  esprit  prenait  la 
revanche  de  ce  métier  inexorable.  L'activité  de  la 
marche,  Thabitude  d'une  route  dont  il  connaissait  les 
moindres  incidents  donnaient  toute  liberté  à  ses  facul- 
tés Imaginatives.  Il  inventait  alors  des  aventures  extra- 
ordinaires, de  quoi  défrayer  vingt  romans-feuilletons. 

Si,  par  exemple,  M.  Joyeuse,  en  remontant  le  fau- 
bourg Saint-Honoré,  sur  le  trottoir  de  droite  —  il  pre- 
nait toujours  celui-là  —  apercevait  une  lourde  charrette 
de  blanchisseuse  qui  s'en  allait  au  grand  trot,*conduite 
par  une  femme  de  campagne  dont  l'enfant  se  penchait 
un  peu,  juché  sur  un  paquet  de  linge  : 

((  L'enfant  1  criait  le^bonhomme  effrayé,  prenez  garde 
à  l'enfant  1  » 

Sa  voix  se  perdait  dans  le  bruit  des  roues  et  son  aver- 
tissement dans  le  secret  de  la  providence.  La  charrette 
passait.  Il  la  suivait  de  l'œil  un  moment,  puis  se  remet- 
tait en  route;  mais  le  drame  commencé  dans  son  esprit 
continuait  à  s'y  dérouler,  avec  mille  péripéties...  L'en- 
fant était  tombé...  Les  roues  allaient  lui  passer  des- 
sus... M.  Joyeuse  «s'élançait,  sauvait  le  petit  être  tout 
près  de  la  mort;  seulement  le  timon  l'atteignait  lui- 
même  en  pleine  poitrine  et  il  tombait  baigné  dans  son 
sang.  Alors  il  se  voyait  porté  chez  le  pharmacien  aa 
milieu  de  la  foule  amassée.  On  le  mettait  sur  une  ci- 
vière, on  le  montait  chez  lui,  puis  tout  à  coup  il  enten- 


N 


LE  NâBÂB.  ^7 

dait  le  cri  déchirant  de  ses  filles,  de  ses  bien-aiméesyen 
rapercevant  dans  cet  état.  Et  ce  cri  désespéré  Tattei- 
gùsli  si  bien  au  cœur^il  le  percevait  si  distinctement,  si 
profondement  :  «  Papa,  mon  cher  papa^..  »  qu'il  le 
poussait  lai-mème  dans  la  rue,  au  grand  élonnement 
des  passants,  d^une  voix  rauque  qui  le  réYeillait  de  son 
cauchemar  inventif. 

Voulez- vous  un  autre  trait  de  cette  imagination  pro« 
digieuse?...    Il  pleut,  il    gèle;  un  temps   de  loup. 
M.  Joyeuse  a  pris  Tomnibus  pour  aller  à  son  bureau. 
Gomme  il  est  assis  en  face  d'une  espèce  de  colosse,  tète 
brutale,  biceps  formidables,  M.  Joyeuse,  tout  petit,  tout 
chétif,  sa  serviette  sur  les  genoux,  rentre  ses  jambes 
pour  laisser  la  place  aux  énormes  piles  qui  soutiennent 
le  buste  monumental  de  son  voisin.  Dans  le  train  du 
véhicule,  de  la  pluie  sur  les  vitres,  M.  Joyeuse  se  prend 
à  songer.  Et  tout  à  coup  le  colosse  de  vis^à-vis,  qui  a 
une  bonne  figure  en  somme,  est  très-surpris  de  voir  ce 
petit  homme  changer  de  couleur,  le  regarder  en  grin- 
çant des  dents,  avec  des  yeux  féroces,  des  yeux  d'assas- 
sin.   Oaiy   d'assassin   véritable,  car    en    ce  moment 
M. .Joyeuse  fait  un  rêve  terrible...  Une  de  ses  filles  est 
assise  là,  en  face  de  lui,  à  côté  de  cette  brute  géante,  et 
le  misérable  lui  prend  la  taille  sous  son  mantelet. 

o  Retirez  votre  main,  Monsieur...  »  a  déjà  dit  deux 
fois  M.  Joyeuse...  L'autre  n'a  fait  que  ricaner...  Main* 
tenant  il  veut  embrasser  Élise... 
«  Ahl  bandit  1...  » 

Trop  faible  pour  défendre  sa  fille,  M.  Joyeuse,  écu- 
mant  de  rage,  cherche  son  couteau  dans  sa  poche, 
frappe  l'insolent  en  pleine  poitrine,  et  s'en  va  la  tête 
droite,  fort  de  son  droit  de  père  outragé,  faire  sa  décla- 
ration au  premier  bureau  de  police. 


/ 


88  LE  NàBâL. 

«c  Je  viens  de  tuer  un  homme  dans  un  omnibus!...  » 

Au  son  de  sa  propre  voix  prononçant  bien,  en  effet, 
ces  paroles  sinistres,  mais  non  pas  dans  le  bureau  de 
police,  le  malheureux  se  réveille,  devine  à  Teffarement 
des  voyageurs  qu'il  a  dû  pwler  tout  haut,  et  profite 
bien  vite  de  l'appel  du  conducteur  :  «  Saint-Philippe  .. 
Panthéon...  Bastille...  »  pour  descendre,  tout  confus, 
au  milieu  d'une  stupéfaction  générale. 

Cette  imagination  toujours  en  haleine  donnait  à 
M.  Joyeuse  une  singulière  physionomie,  fiévreuse,  ra- 
vagée, contrastant  avçc  son  enveloppe  correcte  de  pe- 
tit bureaucrate.  Il  vivait  tant  d'existences  passionnées 
fn  un  jour...  La  race  est  plus  nombreuse  qu'on  ne 
croit  de  ces  dormeurs  éveillés  chez  qui  une  destinée 
t*op  restreinte  comprime  des  forces  inemployées,  des 
ficultés  héroïques.  Le  rêve  est  la  soupape  où  tout  cela 
s'évapore  avec  des  bouillonnements  terribles,  une  va- 
peur de  fournaise  et  des  images  flottantes  aussitôt  dis- 
sipées. De  ces  visions,  les  uns  sortent  radieux,  les 
autres  affaissés,  décontenancés,  se  retrouvant  au  terre- 
à- terre  de  tous  les  jours.  M.  Joyeuse  était  de  ceux-là, 
s'enlevant  sans  cesse  à  des  hauteurs  d'où  l'on  ne  pjeut 
que  redescendre  un  peu  brisé  par,la  rapidité  du  voyage. 

Or,  un  matin  que  notre  «  Imaginaire  »  avait  quitta 
sa  maison  à  l'heure  et  dans  les  circonstances  habi- 
tuelles, il  commença  au  détour  de  la  rue  Saint-Ferdi- 
nand un  de  ses  petits  romans  intimes.  La  fin  de  l'année 
toute  proche,  peut-être  une  baraque  en  planches  que 
l'on  clouait  dans  le  chantier  voisin  lui  fit  penser 
«  étrennes...  jour  de  l'an.  »  Et  tout  de  suite  le  mot  de 
gratification  se  planta  dans  son  esprit  comme  le  pre- 
mier jalon  d'une  histoire  étourdissante.  Au  mois  de  dé- 
cembre, tous  les  employés  d'Hemerlingue  touchaient 


LE  NABAB.  tl  \ 


des  appointements  doubles,  et  vous  savez  que  dans  les 
petits  ménages  on  base  sur  ces  sortes  d^aubaines  mille 
projets  ambitieux  ou  aimables,  des  cadeaux  à  faire,  ud 
meuble  à  remplacer,  une  petite  somme  gardée  dans  un 
tiroir  pour  l'imprévu. 

G*est  que  M.  Joyeuse  n'était  pas  xiche.  Sa  femme, 
une  demoiselle  de  Saint-Amand,  tourmentée  d'idées  de 
grandeur  et  de  mondanité ,  avait  mis  ce  petit  intérieur 
d'employé  sur  un  pied  ruineux,  et  depuis  trois  ans 
qu'elle  était  morte  et  que  Bonne  Maman  menait  la 
maison  avec  tant  de  sagesse ,  on  n'avait  pas  encore  pu 
faire  d'économies,  tellement  le  passé  se  trouvait  lourd. 
Tout  à  coup  le  brave  homme  se  figura  que  cette  année 
la  gratification  allait  être  plus  forte  à  cause  du  surcroit 
de  travail  qu'on  avait  eu  pour  l'emprunt  tunisien.  Cet 
emprunt  constituait  une  très-belle  affaire  pour  les  pa- 
trons, trop  belle  même ,  car  M,  Joyeuse  s'était  permis 
de  dire  dans  les  bureaux  que  cette  fois  «  Hemerlingue 
et  fils  avaient  tondu  le  Turc  un  peu  trop  ras.  » 

ce  Certainement,  oui,  la  gratification  sera  doublée,  » 
pensait  l'imaginaire  tout  en  marchant;  et  déjà  il  se 
voyait  à  un  mois  de  là,  montant  avec  ses  camarades , 
pour  la  visite  du  jour  de  l'an,  le  petit  escalier  qui  con- 
duisait chez  Hemerlingue.  Celui-ci  leur  annonçait  la 
bonne  nouvelle  ;  puis  il  retenait  M.  Joyeuse  en  parti- 
culier. Et  voilà  que  ce  patron  si  froid,  d'habitude, 
enfermé  dans  sa  graisse  jaune  comme  dans  un  ballot 
de -soie  grége,  devenait  affectueux,  paternel,  com- 
municatif.  Il  voulait  savoir  combien  Joyeuse  avait  de 
filles. 

«  J'en  ai  trois...  non,  c'estrà-dire  quatre,  monsieur  le 
baron...  Je  confonds  toujours.  L'ainée  est  si  raison- 
nable. » 

8. 


1 

II 


«Q  LE  NABAB. 

Savoir  aussi  quel  âge  elles  avaient? 

«  Aline  a  vingt  ans,  monsieur  le  baron.  G*est  Tainée. ,« 
Puis  nous  avons  Élise  qui  prépare  son -examen  de  dix- 
huit  ans...  Henriette  qui  en  a  quatorze,  et  Zaza  ou  Yaia 
qui  n'a  que  douze  ans.  » 

Ce  petit  nom  de  Yaia  amusait  prodigieusement  M.  le 
baron,  qui  voulait  connaître  encore  quelles  étaient  les 
ressources  de  cette  intéressante  famille. 

ce  Mes  appointements,  monsieur  le  baron...  pas  autre 
chose...  J'avais  un  peu  d'argent  de  côté,  mais  la  ma- 
ladie de  ma  pauvre  femme ,  les  études  de  ces  demoi- 
selles... 

—  Ge  que  vous  gagnez  ne  suffit  pas,  mon  cher 
Joyeuse...  Je  vous  porte  à  mille  francs  par  mois. 

—  Ohl  monsieur  le  baron,  c'est  trop...  » 

Mais  quoiqu'il  eût  dit  cette  dernière  phrase  tout  haut, 
dans  le  dos  d'un  sergent  de  ville  qui  regarda  passer 
d'un  œil  de  méfiance  ce  petit  homme  gesticulant  et 
hochant  la  tête ,  le  pauvre  imaginaire  ne  se  réveilla 
pas.  Il  s'admira  rentrant  chez  lui ,  annonçant  la  nou- 
velle à  ses  filles,  les  conduisant  le  soir  au  théâtre, 
pour  fêter  cet  heureux  jour.  Dieu!  qu'elles  étaient  jolies 
sur  le  devant  de  leur  loge,  les  demoiselles  Joyeuse? 
quel  bouquet  de  tètes  ^vermeil les  I  Et  puis,  le  lende^ 
main ,  voilà  les  deux  aînées  demandées*  en  mariage 
par...  Impossible  de  savoir  par  qui,  car  M.  Joyeuse 
venait  de  se  retrouver  subitement  sous  la  voûte  de 
l'hôtel  Hemerlingue,  devant  la  porte  battante  surmon- 
tée d'un  «  Caisse  »  en  lettres  d'or. 

m  Je  serai  donc  toujours  le  même,  »  se  dit-il  en  riant 
un  peu  et  passant  sa  main  sur  son  front  où  la  sueur 
perlait. 

Mis  en  belle  humeur  par  sa  chimère,  par  le  feu  ron- 


LE  NABAB.  t| 

liant  dans  l'enfilade  des  bureaux  parquetés ,  grillagés , 
discrets  sous  le  jour  froid  du  rez-de-chaussée ,  où  Ton 
pouvait  compter  les  pièces  d*or  sans  s*éblouir  les  yeux, 
M.  Joyeuse  salua  gaiement  les  autres  employé»,  passa 
sa  jaquette  de  travail  et  son  bonnet  de  velours  noir. 
Soudain,    on  siffla  d'en  haut;   et  le  caissier,  appli-^ 
quant  son  oreille  au  cornet,  entendit  la  voix  grasse 
et  gélatineuse   d'Hemerlingue ,  le  seul,  le  véritable 
Hemerlingue,  —  Tautre,  le  fils,   était  toujours  ab- 
sent,—  qui  demandait  M.  Joyeuse.  Gomment  I  Est-ce 
que  le  rêve  continuait?...  Il  se  sentit  tout  ému ,  prit  le 
petit  escalier  intérieur  qu*il  montait  tout  à  Theure  fit 
gaillardement,  et  se  trouva  dans  le  cabinet  du  ban- 
quier, pièce  étroite,  très-haute  de  plalond,  meublée 
seulement  de  rideaux  verts  et  d'énormes  fauteuils  de 
cuir  proportionnés  à  reffroyable  capacité  du  chef  de  la 
maison.  Il  était  là,  assis  à  son  pupitre  dont  son  ventre 
rempêchait  de  s'approcher,  obèse,  anhelant  et  si  jaune 
que  sa  face  ronde  au  nez  crochu,  tète  de  hibou  gras 
et  malade,  faisait  comme  une  lumière  au  fond  de 
ce   cabinet  solennel  et  assombri.  Un  gros  marchand 
maure  moisi  dans  l'humidité  de  sa  petite  cour.  Sou» 
Bts  lourdes  paupières  soulevées  péniblement,  son  re- 
.  gard  brilla  une  seconde  quand  le  comptable  entra  ;  il 
lui  fit  signe  de  venir  près  de  lui,  et  lentement,  froide- 
ment, coupant  de  repos  ses  phrases  essoufflées,  au  lieu 
de  :  «  M.  Joyeuse,  combien  avez-vous  de  filles?  »  U  dit 
ceci  : 

a  Joyeuse,  vous  vous  êtes  permis  de  critiquer  da^s 
les  bureaux  nos  dernières  opérations  sur  la  place    ^e 
Tunis.  InutUe  de  vous  défendre.  Vos  paroles  m'ont  été 
rapportées  mot  pour  mot.  Et  comme  je  ne  saurais  les 
admettre  dans  la  bouche  d'un  de  mes  employés,  je 


92  LE  NABAB. 

■ 

VOUS  avertis  qu'à  dater  de  la  fin  de  ce  mois  vous  cessez 
de  faire  partie  de  la  maison.  » 

IJn  flot  de  sang  monta  à  la  figure  du  comptable,  re- 
descendit, revint  encore,  apportant  chaque  fois  uo 
sifflement  confus  dans  ses  oreilles,  à  son  cerveau  un 
tumulte  de  pensées  et  d'images. 

Ses  filles  ! 

Qu'allaient-elles  devenir? 

Les  places  sont  si  rares  à  cette  époque  de  Tannée. 

La  misère  lui  apparut ,  et  aussi  la  vision  d'un  mal- 
heureux tombant  aux  genoux  d'Hemerlingue,  le  sup- 
pliant, le  menaçant,  lui  sautant  à  la  gorge  dans  un 
accès  de  rage  désespérée.  Toute  cette  agitation  passa 
sur  son  visage  comme  un  coup  de  vent  qui  ride  un  lac 
en  y  creusant  toutes  sortes  de  gouffres  mobiles  ;  mais 
il  resta  muet,  debout  à  la  même  place,  et  sur  l'avis  du 
patron  qu'il  pouvait  se  retirer,  descendit  en  chancelant 
reprendre  sa  tâche  à  la  caisse. 

Le  soir,  en  rentrant  rue  Saint-Ferdinand,  M.  Joyeuse 
ne  parla  de  rien  à  ses  filles.  Il  n'osa  pas.  L'idée  d'as- 
sombrir cette  gaieté  rayonnante  dont  la  vie  de  la  mai- 
son était  faîte,  d'embuer  de  grosses  larmes  ces  jolis 
yeux  clairs,  lui  parut  insupportable.  Avec  cela  craintif 
et  faible,  de  ceux  qui  disent  toujours  :  <x  Attendons  à 
demain.  »  Il  attendit  donc  pour  parler,  d'abord  que  le 
mois  de  novembre  fût  fini,  se  berçant  du  vague  espoir 
qu'Hemerlingue  changerait  d'avis ,  comme  s'il  ne  con- 
naissait pas  cette  volonté  de  mollusque  flasque  et  tenace 
sur  son  lingot  d'or.  Puis  quand,  ses  appointements  sol« 
dés ,  un  autre  comptable  eut  pris  sa  place  devant  le 
haut  pupitre  où  il  s'était  tenu  debout  si  longtemps,  Q 
Bspéra  trouver  promptement  autre  chose  et  réparer  son 
malheur  avant  d'être  obligé  de  l'avouer. 


LE  NABAB.  93 

Tous  les  matinS)  il  feignait  de  partir  au  bureau,  se 
laissait  équiper  et  conduire  comme  à  Tordinaire,  sa 
vaste  serviette  en  cuir  toute  prête  pour  les  nom- 
breuses commissions  du  soir.  Quoiqu'il  en  oubliât 
exprès  quelques-unes  à  cause  de  la  prochaine  fin  da 
mois  si  problématique,  le  temps  ne  lui  manquait  plus 
maintenant  pour  les  faire.  Il  avait  sa  journée  à  lui 
toute  une  journée  interminable ,  qu*il  passait  à  courir 
Paris  à  la  recherche  d'une  place*  On  lui  donnait  des 
adresses,  des  recommandations  excellentes.  Mais  en 
ce  terrible  mois  de  décembre,  si  froid  et  si  court  de 
jour,  chargé  de  dépenses  et  de  préoccupations,  les  em- 
ployés patientent  et  les  patrons  aussi.  Chacun  tâche 
de  finir  Tannée  dans  le  calme,  remettant  au  mois  de 
janvier,  à  ce  grand  saut  du  temps  vers  une  autre  étape, 
les  changements,  les  améliorations,  des  tentatives  de 
vie  nouvelle. 

Partout  où  M.  Joyeuse  se  présentait,  il  voyait  les 
visages  se  refroidir  subitement  dès  qu'il  expliquait  le 
but  de  sa  visite  :  a  Tiens  I  vous  n'êtes  plus  chez  Hemer- 
lingue  et  fils?  Gomment  cela  se  fait-il?  »  U  expliquait 
la  chose  de  son  mieux  par  un  caprice  du  patron ,  ce 
féroce  Hemerlingue  que  Paris  connaissait  ;  mais  il  sen- 
tait de  la  froideur,  de  la  méfiance ,  dans  cette  réponse 
uniforme  :  «  Revenez  nous  voir  après  les  fêtes.  »  Et, 
timide  comme  il  était  déjà,  il  en  arrivait  à  ne  plus  se 
présenter  nulle  part,  à  passer  vingt  fois  devant  la  même 
porte,  dont  il  n'aurait  jamais  franchi  le  seuil  sans  la 
pensée  de  ses  filles.  Gela  seul  le  poussait  par  les  épaules, 
lui  donnait  du  cœur  aux  jambes,  l'envoyait  dans  la 
même  journée  aux  extrémités  opposées  de  Paris,  à  des 
adresses  très-vagues  que  des  camarades  lui  donnaient, 
à  Âubervilliers,  dans  une  grande  fabrique  de  noir  ani- 


M  LE  NABAB. 

mal,  où  on  le  faisait  revenir  pour  rien  trois  jours  de 
suite. 

Oh  I  les  courses  sous  la  pluie,  sous  le  givre,  les  porte» 
fermées,  le  patron  qui  est  sorti  ou  qui  a  du  monde,  le» 
paroles  données  et  tout  à  coup  reprises,  les  espoir» 
déçus ,  Ténervement  des  longues  attentes ,  les  humilia- 
lions  réservées  à  tout  homme  qui  demande  de  Tou- 
vrage ,  comme  si  c'était  une  honte  d*en  manquer , 
M.  Joyeuse  connut  toutes  ces  tristesses  et  aussi  le» 
bonnes  volontés  qui  se  lassent,  se  découragent  devant 
la  persistance  du  guignon.  Et  vous  pensez  si  le  dur  mar- 
tyre de  «  Fhomme  qui  cherche  une  place  »  fut  décuplé 
par  les  mirages  de  son  imagination ,  par  ces  chimères 
qui  se  levaient  pour  lui  du  pavé  de  Paris  pendant  qu*U 
Tarpentait  en  tous  sens. 

Il  fut  pendant  tout  un  mois  une  de  ces  marionnettes 
lamentables,  monologuant,  gesticulant  sur  les  trottoirs, 
à  qui  chaque  heurt  de  la  foule  arrache  une  excla- 
mation somnambulante  :  «  Je  Tavais  bien  dit,  »  ou 
«  gardez-vous  d'en  douter,  Monsieur.  »  On  passe,  on 
rirait  presque,  mais  on  est  saisi  de  pitié  devant  Tincon- 
science  de  ces  malheureux  possédas  d'une  idée  fixe, 
aveugles  que  le  rêve  conduit,  tirés  par  une  laisse  invi- 
sible. Le  terrible,  c*est  qu'après  ces  longues,  cruelles 
journées  d'inaction  et  de  fatigue,  quand  M.  Joyeuse 
revenait  chez  lui,  il  fallait  qu'il  jouât  la  comédie  de 
l'homme  rentrant  du  travail,  qu'il  racontât  les  évé- 
nements du  jour,  ce  qu'il  avait  entendu  dire,  les  can- 
cans de  bureau  dont  il  entretenait  de  tout  temps  ce» 
demoiselles. 

Dans  les  petits  intérieurs,  il  y  a  toujours  un  nom  qui 
revient  plus  souvent  que  les  autres,  qu'on  invoque  aux 
jours  d'orage,  qui  se  mêle  à  tous  les  souhaits,  à  tous 


LE  NABAB.  «5 

les  espoirs,  même  aux  jeux  des  enfants  pénétrés  de  son 
importance,  un  nom  qui  tient  dans  la  maison  le  rôle 
d'une  sous-providence,  ou  plutôt  d'un  dieu  lare  familier 
et  surnaturel.  C'est  celi^  du  patron,  du  directeur  d'usine, 
du  propriétaire,  du  ministre,  de  l'homme  enfin  qui  porte 
dans  sa  main  puissante  le  bonheur,  l'existence  du  foyer. 
Chez  les  Joyeuse,  c'était  Hemeriingue,  toujours  Hemer- 
lingue,  revcinant  dix  fois,  vingt  fois  par  jour,  dans  la 
conversation  de  ces  demoiselles,  qui  l'associaient  à  tous 
leurs  projets,  aux  plus  petits  détails  de  leurs  ambitions 
féminines  :  a  Si  Hemeriingue  voulait...  Tout  cela 
dépend  d'Hemerlingue.  »  Et  rien  de  plus  charmant  que 
la  familiarité  avec  laquelle  ces  fillettes  parlaient  de  ce 
gros  richard,  qu'elles  n'avaient  jamais  vu. 

On  demandait  de  ses  nouvelles...  Le  père  lui  avait-il 
parlé?...  Était-il  de  bonne  humeur?...  Et  dire  que  tous, 
tant  que  nous  sommes,  si  humbles,  si  courbés  que  le 
destin  nous  tienne,  nous  avons  toujours  au-dessous  de 
nous  de  pauvres  êtres  plus  humbles,  plus  courbés,  pour 
qui  nous  sommes  grands,  pour  qui  nous  sommes  dieux, 
et  en  notre  qualité  de  dieux,  indifférents,  dédaigneux 
ou  cruels. 

On  se  figure  le  supplice  de  M.  Joyeuse,  obligé  d'in- 
venter des  épisodes,  des  anecdotes  sur  le  misérable  qui 
l'avait  si  férocement  congédié  après  dix  ans  de  bons  ser- 
vices. Pourtant  il  jouait  sa  petite  comédie,  de  façon  à 
tromper  complètement  tout  le  monde.  On  n'avait 
remarqué  qu'une  chose,  c'est  que  le  père  en  rentrant  le 
soir  se  mettait  toujours  à  table  avec  un  grand  appétit. 
Je  crois  bien  !  Depuis  qu'il  avait  perdu  sa  place,  le 
pauvre  homme  ne  déjeunait  plus. 

Les  jours  se  passaient.  M.  Joyeuse  ne  trouvait  rien. 
Si,  une  place  de  comptable  à  la  Came  territoriale,  mais 


9e  LE  NABAB. 

qu*il  refusait,  trop  au  courant  des  opérations  de  banque, 
de  tous  les  coins  et  recoins  de  la  bohème  financière  en 
général,  et  de  la  Came  territoriale  en  particulier,  pour 
mettre  les  pieds  dans  cet  antre. 

a  Mais,  lui  disait  Passajon.,«  car  c*était  Passajon  qui, 
rencontrant  }e  bonhomme  et  le.voyant  sans  emploi,  lui 
avait  parlé  de  venir  chez  Paganetti...  Mais  puisque  je 
vous  répète  que  c*est  sérieux.  Nous  avons  beaucoup 
d*argent.  On  paye,  on  m*a  payé,  regardez  comme  je  suis 
flambant.  » 

En  effet,  le  vieux  garçon  de  bureau  avait  une  livrée 
neuve,  et,  sous  sa  tunique  à  boutons  argentés,  sa  be- 
daine s'avançait,  majestueuse.  N'importe,  M.  Joyeuse  ne 
s'était  pas  laissé  tenter,  même  après  que  Passajon,  ar- 
ron4issant  ses  yeux  bleus  à  fleur  de  tète,  lui  eut  glissé 
emphatiquement  dans  Toreille  ces  mots  gros  de  pro- 
messes : 

((  Le  Nabab  est  dans  raffaîre.  » 

Même  après  cela,  M.  Joyeuse  avait  eu  le  courage  de 
dire  non.  Ne  viËait-il  pas  mieux  mourir  de  faim  que 
d'entrer  dans  une  maison  fallacieuse  dont  il  serait  peut- 
être  un  jour  appelé  à  expertiser  les  livres  devant  les 
tribunaux? 

Il  continua  donc  à  courir;  mais,  découragé,  il  ne 
cherchait  plus.  Goinme  il  lui  fallait  rester  dehors,  il 
s'attardait  aux  étalages  sur  les  quais,  s'accoudait  des 
heures  aux  parapets,  regardait  l'eau  couler  et  les 
bateaux  qu'on  déchargeait.  Il  devenait  ce  flâneur  qu'on 
rencontre  au  premier  rang  des  attroupements  de  la  rue, 
s'abritant  des  averses  sous  les  porches,  s'approchant 
pour  se  chauffer  des  poêles  en  plein  air  où  fume  le  gou« 
dron  des  asphalteurs,  s'affaissant  sur  un  banc  du  boo« 
levard  lorsque  ses  pas  ne  pouvaient  plus  le  porter. 


LE  NABAB.  97 

Ne  rien  faire,  quel  bon  moyen  de  s'allonger  la  yie  I 
A  certains  jours,  cependant,  quand  M.  Joyeuse  était 
trop  las  ou  le  ciel  trop  féroce,  il  attendait  au  bout  de  la 
rue  que  ces  demoiselles  eussent  refermé  leur  croisée, 
et,  revenant  à  la  maison  le  long  des  murailles,  montait 
Fescalier  bien  vite,  passait  devant  sa  porte  en  retenant 
son  souffle,  et  se  réfugiait  chez  lé  photographe  André 
Maranne  qui^  au  courant  de  son  infortune,  lui  faisait 
cet  accueil  apitoyé  que  les  pauvres  diables  ont  entre 
eux.  Les  clients  sont  rares  si  près  des  banlieues.  Il  res- 
tait de  longues  heures  dans  Tatelier  à  causer  tout  bas, 
à  lire  à  côté  de  son  ami,  à  écouter  la  pluie  sur  les  vitres 
ou  le  vent  qui  soufflait  comme  en  pleine  mer,  heurtant 
les  vieilles  portes  et  les  châssis,  en  bas,  dans  le  chantier 
de  démolitions.  Au-dessous  il  entendait  des  bruits  con- 
nus et  pleins  de  charme,  des  chansons  envolées  du 
contentement  d'une  tâche,  des  rires  assemblés,  la  leçon 
de  piano  que  donnait  Bonne  Meunan,  le  tic-tac  du  mé- 
tronome, tout  un  remue-ménage  délicieux  qui  lui 
chatouillait  le  cœur.  Il  vivait  avec  ses  chéries,  qui 
certes  ne  croyaient  pas  l'avoir  si  près  d'elles. 

Unefois,  pendantune  absence  deMaranne,  M.  Joyeuse, 
gardant  fidèlement  l'atelier  et  son  appareil  neuf,  enten- 
dit frapper  deux  petits  coups  au  plafond  du  quatrième, 
deux  coups  séparés,  très-distincts,  puis  un  roulement 
discret  comme  un  trot  de  sburis.  L'intimité  du  photo- 
graphe avec  ses  voisins  autorisait  bien  ces  communica- 
tions de"^  prisonniers  ;  mais  qu'est-ce  que  cela  signifiait? 
Gomment  répondre  à, ce  qui  semblait  un  appel?  A  tout 
hasard,  il  répéta  les  deux  coups,  le  tambourinement 
léger,  et  la  conversation  en  resta  là.  Au  retour  d'André 
Maranne,  il  eut  l'explication  du  fait.  C'était  bien  simple  : 
quelquefois,  au  courant  de  la  journée,  ces  demoiselles, 

t 


#8  LE  NABAB. 

* 

qui  ne  voyaient  leur  voisin  que  le  soir,  s'informaient  de 
ses  nouvelles,  si  la  clientèle  allait  un  peu.  Le  signal 
entendu  voulait  dire  :  «  Est-ce  que  les  affaires  vont  bien 
aujourd'hui?  »  Et  M.  Joyeuse  avait  répondu,  dlnstinct, 
sans  savoir  :  «  Pas  trop  mal  pour  la  saison.  »  Bien  que 
le  jeune  Maranne  fût  très-rouge  en  affirmant  cela, 
If.  Joyeuse  le  croyait  sur  parole.  Seulement  cette  idée 
4e  communication  fréquente  entre  les  deux  ménages  lui 
fit  peur  pour  le  secret  de  sa  situation,  et  dès  lors  U 
s*abstînt  de  ce  qu'il  appelait  <c  ses  journées  artistiques,  n 
D'ailleurs,  le  moment  approchait  où  il  ne  pourrait  plui 
dissimuler  sa  détresse,  la  fin  du  mois  arrivant  compli- 
quée d'une  fin  d'année. 

Paris  prenait  déjà  sa  physionomie  de  fôte  des  der- 
nières semaines  de  décembre.  En  fait  de  réjouissance 
nationale  ou  populaire,  il  n'a  guère  plus  que  celle-là. 
Les  folies  du  carnaval  sont  mortes  en  même  temps  que 
Gavarni,  les  fêtes  religieuses,  dont  on  entend  à  peine  le 
carillon  sur  le  bruit  des  rues,  s'enferment  derrière  leurs 
lourdes  portes  d'église,  le  quinze  août  n'a  jamais  été 
que  la  Saint>Gharlemagne  des  casernes  ;  mais  Paris  a 
^ardé  le  respect  du  jour  de  Tan. 

Dès  le  commencement  de  décembre,  un  immense  en- 
fantillage  se  répand  par  la  ville.  On  voit  passer  des 
voitures  à  bras  remplies  de  tambours  dorés,  de  che- 
vaux de  bois,  de  jouets  à  la  douzaine.  Dans  les  quartiers 
industrieux,  du  haut  en  bas  des  maisons  à  cinq  étages, 
des  vieux  hôtels  du  marais,  où  les  magasins  ont  de  si 
hauts  plafonds  et  des  doubles  portes  majestueuses,  on 
passe  les  nuits  à  manier  de  la  gaze,  des  fleurs  et  du 
paillon,  à  coller  des  étiquettes  sur  des  bottes  satinées, 
à  trier,  marquer,  emballer  ;  les  mille  détails  du  joujou, 
ce  grand  commerce  auquel  Paris  donne  le  cachet  de 


LE  NABAB.  9» 

son  élégance.  Gela  sent  le  bois  neuf,  la  peinture  fraîche^ 
le  vernis  reluisant,  et,  dans  la  poussière  des  mansardes, 
par  les  escaliers  misérables  où  le  peuple  met  toutes  les 
boues  qu*il  a  traversées,  traînent  des  copeaux  de  bois  de 
rose,  des  rognures  de  satin  et  de  velours,  des  parcelles 
de  clinquant,  tous  les  débris  du  luxe  employé  pour 
l'éblouissement  des  yeux  enfantins.  Puis,  les  étalage» 
se  parent.  Derrière  les  vitrines  claires,  la  dorure  de» 
livres  d'étrennes  monte  comme  un  flot  scintillant  sous^ 
le  gaz,  les  étoffes  de  couleurs  variées  et  tentantes  mon- 
trent leurs  plis  cassants  et  lourds,  pendant  que  les  de- 
moiselles de  magasin,  les  cheveux  en  étage,  un  ruban 
sous  leur  col,  font  ^article,  un  petit  doigt  en  Tair,  ou 
remplissent  des  sacs  de  moire,  dans  lesquels  les  bon- 
bons tombent  en  pluie  de  perles. 

Mais,  en  face  de  ce  commerce  bourgeois,  bien  chei 
loi,  chauffé,  retranché  derrière  ses  riches  devantures, 
slnstalle  Tindustrie  improvisée  de  ces  baraques  en 
planches,  ouvertes  au  vent  de  la  rue,  et  dont  la  doubla 
rangée  donne  aux  boulevards  Taspect  d'un  mail  forain» 
C'est  là  qu*e§t  le  vrai  intérêt  et  la  poésie  des  étrennes. 
Luxueuses  dans  le  quartier  de  la  Madeleine,  bour- 
geoises vers  le  boulevard  Saint-Denis,  plus  «  peuple  » 
en  remontant  à  la  Bastille,  ces  petites  baraques  se  mo- 
difient pour  leur  public,  calculent  leurs  chances  d» 
succès  au  porte-monnaie  plus  ou  moins  garni  des  pas- 
sants. Entre  elles,  se  dressent  des  tables  volantes,  char- 
gées de  menus  objets,  miracles  de  la  petite  industrie 
parisienne,  bâtis  de  rien,  frêles  et  chétifs,  et  que  la 
vogue  entraine  quelquefois  dans  son  grand  coup  de 
vent,  à  cause  de  leur  légèreté  même.  Enfîn,  au  long  des 
trottoirs,  perdues  dans  la  file  des  voitures  qui  frôlent 
leur  marche  errante»  les  yiarchandes  d'oranges  corn- 


100  LE  NABAB./ 

plètent  ce  commerce  ambulant,  entassant  les  fruits  coo* 
leur  de  soleil  sous  leur  lanterne  de  papier  rouge,  criant  : 
„  «  La  Valence,  »  dans  le  brouillard,  le  tumulte,  la  hâte 
excessive  que  Paris  met  à  finir  son  année. 

D^ordinaire,  M.  Jfoyeuse  faisait  partie  de  cette  foule 
affairée  qui  circule  avec  un  bruit  d^argent  en  pocbe 
et  des  paquets  dans  toutes  les  mains.  Il  courait 
en  compagnie  de  Bonne  Maman  à  la  recherche  des 
étrennes  pour  ces  demoiselles,  s*arrètait  devant  ces 
petits  marchands  émus  du  moindre  client,  sans  Tha- 
bitude  de  la  vente,  et  qui  ont  basé  sur  cette  courte 
phase  des  projets  de  bénéfices  extraordin€dres.  Et 
c'étaient  des  colloques,  des  réflexions,  un  embarras 
du  choix  interminable  da^s*ce  petit  cerveau  com- 
pliqué, toujours  au  delà  de  la  minute  présente  et 
de  Toccupation  du  moment-. 

Cette  année,  hélas  I  rien  de  semblable.  Il  errait 
mélancoliquement  dans  la  ville  en  liesse,  plus  triste, 
plus  désœuvré  de  toute  l'activité  environnante,  heurté, 
bousculé,  comme  tous  ceux  qui  gênent  la  circu- 
lation des  actifs,  le  cœur  battant  d'une  crainte  per- 
pétuelle, car  Bonne  Maman,  depuis  quelques  jours, 
lui  faisait  à  table  des  allusions  clairvoyantes  et  signi- 
ficatives à  propos  des  étrennes.  Aussi,  évitait-il  de  se 
trouver  seul  avec  elle,  et  lui  avait-il  défendu  de  venir 
le  chercher  à  la  sortie  du  bureau.  Mais,  malgré  tous  ses 
efforts,  le  moment  approchait,  il  le  sentait  bien,  où 
le  mystère  serait  impossible  et  son  lourd  secret  dé- 
voilé... Elle  était  donc  bien  terrible,  cette  Bonne  Ma- 
man, que  M.  Joyeuse  la  craignait  si  fort?...  Mon  Dieu, 
non.  Un  peu  sévère,  voilà  tout,  avec  un  joli  sourire  qui 
graciait  à  la  minute  tous  les  coupables.  Mais  M.  Joyeuse 
était  un  craintif,  un  timide  de  naissance  ;  vingt  ans  de 


LE  NABAB.  101 

ménage  avec  une  maltresse  femme,  «  une  personne  de 
la  noblesse,  »  Payant  esclayagô  pour  toujours,  comme 
ces  forçats  qui,  après  leur  temps  de  fers,  doivent  encore 
subir  une  période  de  surveillance.  Et  lui  en  avait  pour 
toute  sa  vie. 

Un  soir,  la  famUle  Joyeuse  était  réunie  dans  le  petit 
salon,  dernière  épave  de  sa  splendeur,  où  il  restait  deux 
fauteuils  capitonnés,  beaucoup  de  garnitures  au  cro- 
chet, un  piano,  deux  lampes  carcels  coiffées  de  petits 
chapeaux  verts,  et  un  bonheur  du  jour  rempli  de 
bibelots. 

La  vraie  famille  est  chez  les  humbles. 

Par  économie,  on  n*allumait  pour  la  maison  entière 
qu*un  seul  feu  et  qu'une  lampe  autour  de  laquelle 
toutes  les  occupations,  toutes  les  distractions  se  grou- 
paient, bonne  grosse  lampe  de  famille,  dont  le  vieil 
abat-jour,  —  des  scènes  de  nuit,  semées  de  points  bril- 
lants, —  avait  été  Tétonnôment  et  la  joie  de  toutes  ces 
fillettes  dans  leur  petite  enfance.  Sortant  doucement  de 
Tombre  de  la  pièce,  quatre  jeunes  tètes  se  penchaient, 
blondes  ou  brunes,  souriantes  ou  appliquées,  sous  ce 
rayon  intime  et  réchauffant  qui  les  éclairait  à  la  hau- 
teur des  yeux,  semblait  alimenter  la  flamme  de  leur 
regard,  la  jeunesse  lumineuse  sous  leurs  fronts  trans- 
parents, les  couver,  les  abriter,  les  garder  du  froid  noir 
ventant  dehors,  des  fantômes,  des  embûches,  des  mi- 
sères et  des  terreurs,  de  tout  ce  que  promène  de  sinistre 
une  nuit  d'hiver  parisien  au  fond  d'un  quartier  perdu. 

Ainsi  serrée  dans  une  petite  pièce  en  haut  de  la  mai» 
ton  déserte,  dans  la  chaleur,  la  sécurité  de  son  intérieur^ 
bien  garni  et  soigné,  la  famille  Joyeuse  a  l'air  d'un  nid 
tout  en  haut  d'un  grand  arbre.  On  coud,  on  lit,  on 
cause  un  peu.  Un  sursaut  de  la  flamme,  un  pétillement 

t. 


101  LB  NABAft. 

du  feu,  voilà  ce  qu'où  entend,  avec  de  temps  à  autre 
une  exclamation  de  M.  Joyeuse,  un  peu  en  dehors  de 
son  petit  cercle,  perdu  dans  Tombre  où  il  abrite  son 
front  anitieu^  et  toutes  les  démences  de  son  imagina- 
tion. Maintenant,  il  se  figure  que,  dans  la  détresse  où 
il  se  trouve  acculé,  dans  cette  nécessité  absolue  de  tout 
avouer  à  ses  enfants,  ce  soir,  au  plus  tard  demain, 
il  lui  arrive  un  secours  inespéré.  Hemerlingue,  pris  de 
remords,  lui  envoie  comme  à  tous  ceux  qui  ont  travaillé 
au  Tunisien  sa  gratification  de  décembre.  G*est  un  grand 
laquais  qui  l'apporte  :  «  De  la  part  de  M.  le  baron,  fo 
Llmaginaire  dit  cela  tout  haut.  Les  jolis  visages  se 
'tournent  verd  lui;  on  rit,  on  8*ai;ite,  et  le  malheureux 
se  réveille  en  sursaut... 

Oh  I  comme  il  s*en  veut  à  présent  de  sa  lenteur  à  tout 
avouer,  de  cette  sécurité  menteuse  mcdntenue  autour 
de  lui,  et  qu'il  va  falloir  détruire  jtout  à  coup.  Aussi 
quel  besoin  avait-il  de  critiquer  cet  emprunt  de  Tunis! 
Il  se  reproche  même  à  cette  heure  de  n'avoir  pas  ac- 
cepté une  place  à  la  Came  tejTt'tortale.  Est-ce  qu'il  avait 
le  droit  de  refuser  ?...  Ah  !  le  triste  chef  de  famille,  sans 
force  pour  garder  ou  défendre  le  bonheur  des  siens... 
Et,  devant  le  joli  groupe  encerclé  par  l'abat-jour  et 
dont  l'aspect  reposant  forme  un  si  grand  contraste 
avec  ses  agitations  intérieures,  il  est  pris  d'un  remords 
ni  violent  pour  son  âme  faible,  que  son  secret  lui  vient 
aux  lèvres,  va  Itd  échapper  dans  un  débordement  de 
sanglots,  quand  un  coup  de  sonnette  —  pas  chimérique, 
celui-là  —  les  fait  tous  tressaillir  et  l'arrête  au  moment 
de  parler. 

Qui  donc  pouvait  venir  à  cette  heure  ?  Ils  vivaient 
à  l'écart  depuis  la  mort  de  la  mère,  ne  fréquentaient 
presque  personne.  André  Maranne,  quand  il  descendait 


LB  NABAB.  lOS' 

passer  un  moment  avec  eux,  frappait  familièrement 
comme  ceux  pour  qui  la  porte  est  toujours  ouverte. 
Profond  silence  dans  le  salon,  long  colloque  sur  le  pa- 
lier. Enfin ,  la  vieille  bonne  —  elle  était  dans  la 
maison  depuis  aussi  longtemps  que  la  lampe  —  intro- 
duisit un  jeune  homme  complètement  inconnu,  qui 
s'arrêta,  saisi,  devant  Tadorable  tableau  des  quatre 
chéries  pressées  autour  de  la  table.  Son  entrée  en  fut 
intimidée,  un  peu  gauche.  Pourtant  il  expliqua  fort 
bien  le  motif  de  sa  visite.  Il  était  adressé  à  M.  Joyeuse 
par  un  brave  homme  de  sa  connaissance,  le  vieux  Pas- 
sajon,  pour  prendre  des  leçons  de  comptabilité.  Un  de 
ses  amis  se  trouvait  engagé  dans  de  grosses  affaires 
d'argent,  une  commandite  considérable.  Lui  aurait 
voulu  le  servir  en  surveillant  l'emploi  des  capitaux,  la 
droiture  des  opérations  ;  mais  il  était  avocat,  peu  au 
courant  des  systèmes  financiers,  du  langage  de  la  ban- 
que. Est-ce  que  M.  Joyeuse  ne  pourrait  pas,  en  quel- 
ques mois,  à  trois  ou  quatre  leçons  par  semaine... 

«  Mais  si  bien,  Monsieur,  si  bien...  bégayait  le 
père  tout  étourdi  de  cette  chance  inespérée...  Je  me 
charge  parfaitement,  en  quelques  mois,  de  vous  rendre 
apte  à  ce  travail  de  vérification...  Où  prendrons-nous 
DOS  leçons  ? 

—  Chez  vous,  si  vous  le  permetteu,  dit  le  jeune 
Aomme,  car  je  tiens  à  ce  qu'on  ne  sache  pas  que  je  tra- 
vaille... Seulement,  je  serai  désolé  si,  chaque  fois  que 
j'arrive,  je  mets  tout  le  monde  en  fuite  comme  ce  soir.  » 

En  efiet,  dès  !es  premiers  mots  du  visiteur,  lès  quatre 
tètes  bouclées  avaient  disparu,  avec  des  petits  chucho- 
tements, des  froissements  de  jupes,  et  le  salon  parais- 
sait bien  nu,  maintenant  que  le  grand  cercle  de  lumière 
blanche  était  vide. 


104  LE  NABAB. 

Toujours  très-ombrageux,  quand  il  s*agissait  de  ses 
filles,  M.  Joyeuse  répondit,  que  «  ces  demoiselles  se 
retiraient  tous  les  soirs  de  bonne  heure  ;  »  et  cela  d'un 
petit  ton  bref  qui  signifiait  très-nettement  :  «  Parlons 
de  nos  leçons,  jeune  homme,  je  vous  prie.  »  On  convint 
alors  des  jours,  des  heures  libres  dans  la  soirée. 

Quant  aux  conditions,  ce  serait  ce  que  Monsieur  vou- 
drait. 

Monsieur  dit  un  chiffre. 

Le  comptable  devint  tout  rouge  :  c'était  ce  qu'il  ga- 
gnait chez  Hemerlingue. 

«  Oh  I  non,  c'est  trop!  » 

Mais  l'autre  ne  l'écoutait  plus,  cherchait,  tortillait  sa 
langue,  comme  pour  une  chose  très-dif&cÂid  à  dire,  et 
tout  à  coup  résolument  : 

«  Voilà  votre  premier  mois... 

—  Mais,  Monsieur. «.  » 

Le  jeune  homme  insista.  On  ne  le  connaissait  pas.  Il 
était  juste  qu'il  payât  d'avance...  Évidemment  Passajon 
l'avait  prévenu...  M.  Joyeuse  le  comprit,  et  dit  à  demi- 
voix  :  «Merci,  oh!  merci...  »  tellement  ému,  que  les 
paroles  lui  manquaient.  La  vie,  c'était  la  vie  pendant 
quelques  mois,  le  temps  de  se  retourner,  de  retrouver 
une  place.  Ses  mignonnes  ne  manqueraient  de  rien. 
Elles  auraient  leurs  étrennes.  0  Providence  I 

<c  Alors  à  mercredi,  monsieur  Joyeuse. 

—  A  mercredi...  monsieur?... 

—  De  Géry...  Paul  de  Géry.  » 

Et  tous  deux  se  séparèrent  ravis,  éblouis,  l'un  de 
l'apparition  de  ce  sauveur  inattendu,  l'autre  de  l'ado- 
rable tableau  qu'il  n'avait  fait  qu'entrevoir,  toute  cette 
jeunesse  féminine  groupée  autour  de  la  table  couverte 
de  livres,  de  cahiers  et  d'écheveaux,  avec  un  air  de  pu- 


LE  NABAB.  105 

reté,  d*honnètPté  laborieuse.  Il  y  avait  là  pour  de  Géry 
tout  un  Paris  nouveau^  courageux,  familial,  bien  diffé- 
rent de  celui  qu'il  connaissait  déjà,  un  Paris  dont  les 
feoilletonistes  ni  les  reporters  ne  parlent  jamais,  et  qui 
lui  rappelait  sa  province,  avec  un  raffinement  en  plus, 
ce  que  la  mêlée,  le  tumulte  environnants  prêtent  de 
charme  au  tranquille  refuge  épargné. 


V» 


PÉLICIA  RUYS 


«  Et  votre  fils,  Jenkins,  qu'est-ce  que  vous  en  faites?... 
Pourquoi  ne  le  voit-on  plus  chez  vous  ?...  Il  était  gentil 
ce  garçon.  » 

Tout  en  disant  cela  de  ce  ton  de  brusquerie  dédain 
gneuse  qu'elle  avait  presque  toujours  lorsqu'elle  parlai 
à  l'Irlandais,  Félicia  travaillait  au  buste  du  Nabab 
qu'elle  venait  de  commencer,  posait  son  modèle,  quit- 
tait et  reprenait  l'ébauchoir,  essuyait  lestement  ses 
doigts  à  la  petite  éponge,  tandis  que  la  lumière  et  la 
tranquillité  d'une  belle  après-midi  de  dimanche  tom- 
baient sur  la  rotonde  vitrée  de  l'atelier.  Félicia  «  rece- 
vait »  tous  les  dimanches,  si  c'est  recevoir  que  laisser 
sa  porte  ouverte,  les  gens  entrer,  sortir,  s'asseoir  un 
moment,  sans  bouger  pour  eux  de  son  travail  ni  même 
interrompre  la  discussion  commencée  pour  faire  accueil 
aux  arrivants.  C'étaient  des  artistes,  têtes  fines,  barbes 
rutilantes,  avec  çà  et  là  une  toison  blanche  de  vieux 
romantiques  amis  du  père  Ruys  ;  puis  des  amateurs, 
des  hommes  du  monde,  banquiers,  agents  de  change 
et  quelques  jeunes  gandins  venus  plutôt  pour  la 
belle  fille  que  pour  sa  sculpture ,  pour  avoir  le  droit 


LK  NABiB  107 

de  dire  au  club  le  soir  :  «  J'étais  aujourd'hui  chez 
Félicia.  »  Parmi  eux,  Paul  de  Géry,  silencieux,  absorbé 
dans  une  admiration  qui  lui  entrait  au  cœur  chaque 
jour  un  peu  plus,  cherchait  à  comprendre  le  beau 
sphinx  enveloppé  de  cachemire  pourpre  et  de  guipures 
écrues  qui  taillait  bravement  en  pleine  glaise,  un  tablier 
de  brunisseuse  —  remonté  prescpie  jusqu'au  cou^  -< 
laissant  la  tète  petite  et  fière  émerger  avec  ces  tons 
transparents,  ces  lueurs  de  rayons  vmlés  dont  l'esprit, 
l'inspiration  colorent  les  visages  en  passant.  Paul  se 
rappelait  toujours  ce  qu'on  avait  dit  d'elle  devant  lui, 
essayait  de  se  faire  une  opinion,  doutait,  plein  de 
trouble  et  charmé,  àe  jurant  chaque  fois  qu'Une  revien- 
drait plus,  et  ne  manquant  pas  un  dimanche.  Il  y  avait 
là  aussi  de  fondation,  toujours  à  la  même  place,  une 
petite  femme  en  cheveux  gris  et  poudrés,  une  fanchon 
autour  de  sa  figure  rose,  pastel  un  peu  effacé  par  les 
ans  qui,  sous  le  jour  discret  d'une  embrasure,  souriait 
doucement,  les  mains  abandonnées  sur  ses  genoux, 
dans  une  immobilité  de  fakir.  Jenkins,  aimable,  la  face 
ouverte,  avec  ses  yeux  noirs  et  son  air  d'apôtre,  allait 
de  Tun  à  l'autre^  aimé  et  connu  de  tous.  Lui  non  plus 
ne  manquait  pas  un  des  jours  de  Félicia  ;  et  vraiment 
il  y  mettait  de  la  patience,  toutes  les  rebuffades  de  l'ar- 
tiste et  de  la  jolie  femme  étant  réservées  à  lui  seul. 
Sans  paraître  s'en  apercevoir,  avec  la  même  sérénité 
souriante,  indulgente,  il  continuait  à  venir  chez  la  fille 
de  son  vieux  Ruys,  de  celui  qu'il  avait  tant  aimé,  soigné 
jusqu'à  la  dernière  minute. 

Cette  fois  cependant  la  question  que  venait  de  lui 
adresser  Félicia  à  propos  de  son  fils  lui  parut  extrême- 
ment désagréable  ;  et  c'est  le  sourcil  froncé,  avec  une 
expression  réelle  de  mauvaise  humeur,  qu'il  répondit  : 


108  LE   NAbAB. 

«  Ce  qu^  est  devenu,  ma  foi  I  je  n*en  sais  pas  plus 
que  vous...  Il  nous  a  quittés  tout  à  fait.  Il  s'ennuyail 
chez  nous...  Il  n'aime  que  sa  bohème...  » 

Félicia  eut  un  bond  qui  les  fit  tous  tressaillir,  et  I'cbU 
dardé,  la  narine  frémissante  : 

«  G*est  trop  fort...  Âh  ça!  voyons,  Jenkins,  qu'est-ce 
que  vous  appelez  la  bohème?...  Un  mot  charmant,  par 
parenthèse,  et  qui  devrait  évoquer  de  longues  courses 
errantes  au  soleil,  des  haltes  au  coin  d'un  bois,  toute  la 
primeur  des  fruits  et  des  fontaines  prise  au  hasard  des 
grands  chemins...  Mais  puisque  de  toute  cette  grâce 
vous  avez  fait  une  injure,  une  souillure,  à  qui  Tappli- 
quez*vous?...  Â  quelques  pauvres  diables  à  longs  crins» 
épris  de  l'indépendance  en  guenilles,  qui  crèvent  de 
faim  à  un  cinquième,  en  regardant  le  bleu  de  trop 
près,  ou  en  cherchant  des  rimes  sous  des  tuiles  où  filtre 
la  pluie,  à  ces  fous  de  plus  en  plus  rares,  qui,  par  hor« 
reur  du  convenu,  du  traditionnel,  du  bèta  de  la  vie,  ont 
sauté  à  pieds  joints  dans  sa  marge?...  Mais,  voyons, 
c'est  l'ancien  jeu,  ça.  C'est  la  bohème  de  Murger,  avec 
l'hôpital  au  bout,  terreur  des  enfants,  tranquillité  des 
parents.  Je  Chaperon-Rouge  mangé  par  le  loup.  Elle 
est  finie,  il  y  a  beau  temps,  cette  histoire-là...  Aujour- 
d'hui, vous  savez  bien  que  les  artistes  sont  les  gens  les 
plus  rangés  de  la  terre,  qu'ils  gagnent  de  l'argent, 
paient  leurs  dettes  et  s'arrangent  pour  ressembler  au 
premier  venu...  Les  vrais  bohèmes  ne  manquent  pas 
pourtant,  notre  société  en  est  faite,  seulement  c'est 
dans  votre  monde  surtout  qu'on  les  trouve...  Parbleu I 
Ils  ne  ]|iortent  pas  d'étiquette  extérieure,  et  personne 
ne  se  méfie  d'eux  ;  mais  pour  l'incertain,  le  décousu  de 
l'existence,  ils  n'ont  rien  à  envier  à  ceux  qu'ils  appellent 
ù  dédaigneusement  «  des  irrétfuliers...  »  Ah  !  si  Von 


LE   NABAU.  109 

savait  tout  ce  qu'un  uabit  noir,  le  plus  correct  de  vos 
affreux  vêtements  modernes,  peut  masquer  de  turpi- 
tudes, d'histoires  fantastiques  ou  monstrueuses.  Tenez, 
Jenkins,  l'autre  soir  chez  vous, je  m'amusais  aies  comp« 
ter,  tous  ces  aventuriers  de  la  haute... 

La  petite  vieille,  rose  et  poudrée,  lui  dit  doucemea 
de  sa  place  : 

«  Félicia...  prends  garde.  » 

Mais  elle  continua  sans  l'écouter  : 

«  Qu'est-ce  que  c'est  que  Monpavon,  docteur?.. ..Et 
Bois-raéry  ?.,.  Et  de  Mora  lui-même?...  Et...» 

Elle  allait  dire  :  et  le  Nabab  ?  mais  se  contint. 

(c  Et  combien  d'autres  I  Oh  I  vraiment,  je  vous  con- 
seille d'en  parler  avec  mépris  de  la  bohème...  Mais 
votre  clientèle  de  médecin  à  la  mode,  6  sublime  Jenkins, 
n'est  faite  que  de  cela.  Bohème  de  l'industrie,  de  la 
finance,  de  la  politique  ;  des  déclassés,  des  tarés  de 
toutes  les  castes,  et  plus  on  monte,  plus  il  y  en  a,  parce 
que  le  rang  donne  l'impunité  et  que  la  fortune  paie  bien 
des  silences.  » 

Elle  parlait^  très-animée,  l'air  dur,  la  lèvre  retrous- 
sée par  un  dédain  féroce.  L'autre  riait  d'un  rire  faux, 
prenait  un  petit  ton  léger,  condescendant:  «  Ahl 
tête  folle...  tête  folle.  »  Et  son  regard  se  tournait,  m-, 
quiet  et  suppliant,  du  côté  du  Nabab,  comme  pour 
lui  demander  grâce  de  toutes  ces  impertinences  para- 
doxales. 

Mais  Jansoulet,  bien  loin  de  paraître  vexé,  lui  qui 
était  si  fier  de  poser  devant  cette  belle  artiste,  si  orgueil- 
leux de  l'honneur  qu'on  luifaisait,  remuait  la  tête  d'un 
air  approbatif  : 

«  Elle  a  raison,  Jenkins,  dit-il  à  la  fin,  elle  a  raison. 
La  vraie  bohème,  c'est  nous  autres.  Regardez-moi,  par 

10 


lie  «  LB  NABAB. 

exemple,  regardez  Hemerlîngue,  deux  des  plus  gros 
manieurs  d'écus  de  Paris.  Quand  je  pense  d'où  nous 
sommes  partis,  tQus  les  métiers  à  travers  lesquels  on  a 
roulé  sa  bosse.  Hemerlingue,  un  ancien  cantinier  de 
régiment;  moi,  qui  pour  vivre,  ai  porté  des  sacs  de  blé 
sur  le  port  de  Marseille...  Et  les  coups  de  raccroc  dont 
notre  fortune  s'est  faite,  comme  se  font  d'ailleurs  toutes 
les  fortunes  maintenant...  Nom  d'un  chien  1  Allez- 
Tous-en  sous  le  péristyle  de  la  Bourse  de  trois  à  cinq... 
Mais,  pardon,  Mademoiselle,  avec  ma  manie  de  gesti- 
culer en  parlant,  voilà  que  j'ai  perdu  la  pose...  voyons» 
comme  ceci?... 

-—  C'est  inutile,  dit  Félicia  en  jetant  son  ébauchoir 
d'un  geste  d'enfant  gâté.  Je  ne  ferai  plus  rien  aujour- 
d'hui. » 

C'était  une  étrange  fille,  cette  Félicia.  Une  vraie  fille 
d'artiste,  d'un  artiste  génial  et  désordonné,  bien  dans  la 
tradition  romantique,  comme  était  Sébastien  Ruys.  Elle 
n'avait  pas  connu  sa  mère^  étant  née  d'un  de  ces  amours 
de  passage  qui  entraient  tout  à  coup  dans  la  vie  de  gar- 
çon du  sculpteur  comme  des  hirondelles  dans  un  logis 
dont  la  porte  est  toujours  ouverte,  et  en  ressortaient  aus- 
sitôt parce  qu'on  n'y  pouvait  faire  un  nid. 

Cette  fois,  la  dame,  en  s'envolant^  avait  laissé  au 
grand  artiste,  alors  âgé  d  une  quarantaine  d'années,  an 
bel  enfant  qu'il  avait  reconnu,  fait  élever,  et  qui  devint 
la  joie  et  la  passion  de  sa  vie.  Jusqu'à  treize  ans,  Félicia 
était  restée  chez  son  père,  m^ettant  une  note  enfantine 
et  tendre  dans  cet  atelier  encombré  de  flâneurs,  de  mo- 
dèles, de  grands  lévriers  couchés  en  long  sur  les  divans. 
Il  y  avait  là  un  coin  réservé  pour  elle,  pour  ses  essais 
de  sculpture,  toute  une  installation  microscopique,  un 


LE  NABAB.  Ul 

trépied^  de  la  cire  ;  et  le  vieux  Ruys  criait  à  ceux  qui 
entraient  : 

«  Va  pas  par  là...  Dérange  rien...  C'est  le  coin  de  la 
petiote...  » 

Ce  qui  fait  qu*à  dix  ans  elle  savait  à  peine  lire  et  ma- 
niait rébauchoir  avec  une  merveilleuse  adresse.  Ruys 
aurait  voulu  garder  toujours  auprès  de  lui  cette  enfant 
qui  ne  le  gênait  en  rien,  entrée  toute  petite  dans  la 
grande  confrérie.  Mais  c'était  pitié  de  voir  cette  fillette 
parmi  la  libre  allure  des  habitués  de  la  maison,  Téter- 
nel  va-et-vient  des  modèles,  les  discussions  d'un  art 
pour  ainsi  dire  tout  physique,  et  même  aux  bruyantes 
tablées  du  dimanche,  assise  au  milieu  de  cinq  ou  six 
femmes  que  le  père  tutoyait  toutes,  comédiennes,  dan- 
SMiseft  ou  chanteuses,  et  qui,  après  le  dîner,  s'installaient 
à  fumer,  les  coudes  sur  la  nappe,  avachies  dans  ces 
histoires  grasses  si  goûtées  du  maître  de  la  maison. 
Heureusement,  Tenfance  est  protégée  d'une  candeur 
résistante,  d'un  émail  sur  lequel  glissent  toutes  les 
souillures.  Félicia  devenait  bruyante,  turbulente,  mal 
âevée,  maiB  sans  être  atteinte  par  tout  ce  qui  passait 
au-dessus  de  sa  petite  àme  au  ras  de  terre. 

Tous  les  ans,  à  la  belle  saison,  elle  allait  demeurer 
quelques  jours  chez  sa  marraine.  Constance  Grenmitz, 
la  Crenmitz  aînée,  que  l'Europe  entière  avait  si  long- 
temps appelée  (c  l'illustre  danseuse,  »  et  qui  vivait  pai- 
siblement retirée  à  Fontainebleau. 

L'arrivée  du  «  petit  démon  »  mêlait  pendant  quelque 
temps  à  la  vie  de  la  vieille  danseuse  une  agitation  dont 
elle  avait  ensuite  toute  l'année  pour  se  remettre.  Les 
terreurs  que  l'^ifant  lui  causait  avec  ses  audaces  à 
grimper,  à^auter^  à  monter  à  cheval,  tous  les  empor- 
iemants  de  sa  nature  échappée,  lui  rendaient  ce  séjour 


112  LE  NABAB. 

à  la  fois  délicieux  et  terrible;  délicieux,  car  elle  adorait 
Félicia,  la  seule  attache  familiale  qui  restât  à  cette 
pauvre  vieille  salamandre  en  retraite  après  trente  ant 
de  «  battus  »  dans  les  flamboiements  du  gaz;  terrible, 
car  le  démon  fourrageait  sans  pitié  Tintérieur  de  la  dan- 
•eusC;  paré,  soigné,  parfumé,  comme  sa  logea  TOpéra, 
et  garni  d*un  musée  de  souvenirs  datés  de  toutes  les 
scènes  du  monde. 

Constance  Grenmitz  fut  le  seul  élément  féminin  dans 
Tenfance  de  Félicia.  Futile,  bornée,  ayant  gardé  sur  son 
esprit  le  rose  du  maillot  pour  toute  sa  vie,  elle  avait  du 
moins  un  soin  coquet,  des  doigts  agiles  sachant  coudre, 
broder,  ajuster,  mettre  dans  tous  les  angles  d*une  pièce 
leur  trace  légère  et  minutieuse.  Elle  seule  entreprit  de 
redresser  le  jeune  sauvageon,  et  d*éveiller  discrètement 
la  femme  dans  cet  être  étrange  sur  le  dos  duquel  les 
manteaux,  les  fourrures,  tout  ce  que  la  mode  inventait 
d*élégant,  prenait  des  plis  trop  droits  ou  des  brusque^ 
ries  singulières. 

G*est  encore  la  danseuse,  —  fallait-il  qu'elle  fût  aban- 
donnée, cette  petite  Ruys,  —  qui,  triomphant  de 
Tégoïsme  paternel,  exigea  du  sculpteur  une  séparation 
nécessaire,  quand  Félicia  eut  douze  à  treize  ans  ;  et  elle 
prit  de  plus  la  responsabilité  de  chercher  une  pension 
convenable,  une  pension  qu'elle  choisit  à  dessein  très* 
cossue  et  très-bourgeoise,  tout  en  haut  d'un  faubourg 
aéré,  installée  dans  une  vaste  demeure  du  vieux  temps, 
entourée  de  grands  murs,  de.  grands  arbres,  une  sorte 
de  couvent,  moins  la  contrainte  et  le  mépris  des 
sérieuses  études. 

On  travaillait  beaucoup  au  contraire  dans  l'institution 
de  madame  Belin ,  sans  autres  sorties  que  celles  des 
grandes  fêtes,  sans  communications  du  dehors  que  la 


LE  NABAB.  118 

visite  des  parents^  le  jeudi,  dans  un  petit  jardin  planté 
d'arbustes  en  fleurs  ou  dans  Timmense  parloir  aux 
dessus  de  portes  sculptés  et  dorés.  La  première  entrée 
de  Félicia  au  milieu  de  cette  maison  presque  monas- 
tique causa  bien  une  certaine  rumeur  ;' sa  toiletté  choisie 
par  la  danseuse  autrichienne,  ses  cheveux  bouclés 
jusqu'à  la  taille,  cette  allure  déhanchée  et  garçon 
excitèrent  quelque  malveillance ,  mais  elle  était  Pari 
sienne,  et  vite  assimilée  à  toutes  les  situations,  à 
tous  les  endroits.  Quelques  jours  après,  mieux  que 
personne  elle  portait  le  petit  tablier  noir,  auquel  les  plus 
coquettes  attachaient  leur  montre,  la  jupe  droite  — 
prescription  sévère  et  dure,  à  cette  époque,  où  la  mode 
élargissait  les  femmes  d'une  infinité  de  volants,. —  la 
coiffure  d'uniforme,  deux  nattes  rattachées  un  peu  bas, 
dans  le  cou,  à  la  façon  des  paysannes  romaines. 

Chose  étrange,  l'assiduité  des  classes,  leur  calme  exac- 
titude convinrent  à  la  nature  de  Félicia,  toute  intelli- 
gente et  vivante,  où  le  goût  de  l'étude  s'égayait  d'une 
expansion  juvénile  à  l'aise  dans  la  bonne  humeur 
bruyante  des  récréations.  On  l'aima.  Parmi  ces  filles  de 
grands  industriels,  de  notaires  parisiens  ou  de  fermiers 
gentilshommes,  tout  un  petit  monde  solide,  un  peu 
gourmé,  le  nom  bien  connu  du  vieux  Ruys,  le  respect 
dont  s'entoure  à  Paris  une  réputation  artistique,  firent 
à  Félicia  une  place  à  part  et  très-en viée,  rendue  plus 
brillante  encore  par  ses  succès  de  classe,  un  véritable 
talent  de  dessinateur,  et  sa  beauté,  cette  supériorité  qui 
s'impose,  même  chez  les  toutes  jeunes  filles. 

.  Dans  l'atmosphère  purifiée  du  pensionnat,  elle 
ressentait  une  douceur  extrême  à  se  féminiser,  à 
reprendre  son  sexe,  à  connaître  l'ordre,  la  régularité, 
autrement  que  de  cette  danseuse  aimable  dont  les  bai- 

10. 


114  LE  NABAB. 

Ws  gardaient  toujours  un  goût  de  fard  et  les  expansioni 
des  ronds  de  bras  peu  naturels.  Le  père  Ruys  s'extasiait, 
efaaque  fois  qu'il  venait  voir  sa  iille,  de  la  trouver  plus 
demoiselle,  sachant  entrer,  marcher,  sortir  d'une  pièce 
avec  cette  jolie  révérence  qui  faisait  désirer  à  toutes  les 
pensionnaires  de  madame  Beiin  le  frou-frou  traînant 
'd'une  longue  robe. 

D'abord  il  vint  souvent,  puis  comme  le  temps  lui 
manquait  pour  toijis  les  travaux  acceptés,  entrepris, 
dont  les  avances  payaient  les  g&chis,  les  facilités  de  son 
existence,  on  le  vit  moins  au  paxloir.  Enûn,  la  maladie 
s'en  mêla.  Terrassé  par  une  anémie  invincible,  il  restait 
des  semaines  sans  sortir,  sans  travailler.  Alors  il  voulut 
ravoir  sa  fille  ;  et  du  pensionnat  ombragé  d'une  paix  si 
«aine,  Félicia  retomba  dans  l'atelier  paternel  que  han- 
taient toujours  les  mêmes  commensaux,  le  parasitisme 
installé  autour  de  toute  célébrité,  parmi  lequel  la  ma- 
ladie avait  introduit  un  nouveau  p^sonnage,  le  docteur 
Jenkins. 

Cette  beUe  figure  ouverte,  l'air  de  franchise,  de  séré- 
idté  répandu  sur  la  personne  de  ce  médecin,  déj  à  connu, 
qui  piirlait  de  son  art  avec  tant  de  sans-façon  et  opérait 
pourtant  des  cures  miraculeuses,  les  soins  dont  il  entou- 
rait son  père,  firent  une  grande  impression  sur  la  jeune 
fille.  Tout  de  suite  Jenkins  fut  l'ami,  le  confident,  un 
tuteur  vigilant  et  doux.  Parfois  dans  l'atelier  lorsque 
quelqu'un  —  le  père  tout  le  premier  —  lançait  un  mot 
trop  accentué,  une  plaisanterie  risquée,  l'Irlandais 
fronçait  les  sourcils,  faisait  un  petit  claquement  de 
langue,  ou  bien  détournait  l'attention  de  Félicia.  Il 
l'emmenait  souvent  passer  la  journée  chez  madame  Jen- 
kins, s'efforçant  d'empêcher  qu'elle  redevint  le  sauva- 
:geon  d'avant  le  pensionnat,  ou  même  auelque  chose  de 


LE  NABAB.  115 

piiy  ce  qui  la  menaçait  dans  rabandaa  moral,  plus 
triste  que  tout  autre,  oà  on  la  laissait. 

Mais  la  jeune  fille  avait,  pour  la  défendre,  mieux  encore 
que  Texemple  irréprochable  et  mondain  de  la  belle  ma- 
dame Jenkins  :  Fart  qu'elle  adorait,  Tenthousiasme  qa*i] 
mettait  dans  sa  nature  tout  en  dehors,  le  sentiment  de  la 
beauté,  de  la  vérité,  qui  do  son  cerveau  réfléchi,  plein 
dldées,  passait  dans  ses  doigts  avec  un  petit  frémisse- 
ment de  nerfs,  un  désir  de  la  chose  faite,  de  Tims^e 
réalisée.  Tout  le  jour  elle  travaillait  à  sa  sculpture, 
'  fixait  ses  rêveries  avec  ce  bonheur  de  la  jeunesse  in* 
ttinctive  qui  prête  tant  de  charme  aux  premières  œuvres  ; 
cela  Tempêchait  de  4rop  regretter  Taustérité  de  Tinsti- 
tution  Belin,  abritante  et  légère  comme  le  voile  d'une 
novice  sans  yœux,  et  cela  la  gardait  aussi  des  conver- 
sations dangerenses,  inentendues  dans  sa  préoccupation 
unique. 

Ruys  étsât  fier  de  ce  talent  qui  grandissait  à  son  côté. 
De  jour  en  jour  plus  affaibli,  déjà  dans  cette  phase  où 
Tartiste  se  regrette,  il  suivait  Félicia  avec  une  consola- 
tion de  sa  propre  carrière  terminée.  L'ébauchoir',  qui 
tremblait  dans  sa  main ,  était  ressaisi  tout  près  de  lui 
avec  une  fermeté,  une  assurance  viriles,  tempérées 
par  tout  ce  que  la  femme  peut  appliquer  des  finesses 
de  son  être  à  la  réalisation  d'un  art.  Sensation  singu- 
lière que  cette  paternité  double,  cette  survivance  du 
génie  abandonnant  celui  qui  s*en  va  pour  passer  dan*' 
celui  qui  vient;  comme  ces  beaux  oiseaux  familiers  qu^ 
dès  la  veille  d'une  mort,  désertent  le  toit  menacé  poui 
voler  sur  un  logis  moins  triste. 

Aux  derniers  temps,  Félicia  -^  grande  artiste  et  tou^ 
jours  enfant  —  exécutait  la  moitié  des  travaux  pater- 
tomels;  et  rien  n'était  plus  touchant  que  cette  collabo* 


116  LE  NABAB. 

ration  du  père  et  de  la  fille ,  dans  le  même  atelier , 
autour  du  môme  groupe.  La  chose  ne  se  passait  pas  tou-» 
jours  paisiblement.  Quoique  élève  de  son  père ,  Félicia 
lentait  déjà  sa  personnalité  rebelle  à  une  direction  des- 
potique. Elle  avait  ces  audaces  des  commençants,  ces 
presciences  de  l'avenir  réservées  aux  talents  jeunes,  et, 
contre  les  traditions  romantiques  de  Sébastien  Ruys, 
une  tendance  de  réalisme  moderne,  un  besoin  de  planter 
ce  vieux  drapeau  glorieux  sur  quelque  monument  nou- 
veau. 

C'étaient  alors  de  tçrribles  empoignades,  des  discus- 
sions dont  lé  père  sortait  vaincu,  dompté  par  la  logique 
de  sa  fille,  étonné  de  tout  le  chemin  que  font  les  en- 
fants sur  les  routes,  alors  que  les  vieux,  qui  leur  ont 
ouvert  les  barrières,  restent  immobiles  à  Tendroît  du  dé- 
part. Quand  elle  travaillait  pour  lui,  Félicia  cédait  plus 
facilement;  mais,  sur  sa  sculpture  à  elle,  on  la  trouvait 
intraitable.  Ainsi  le  Joueur  de  boules,  sa  première  œuvre 
exposée,  qui  obtint  un  si  grand  succès  au  Salon  de  1862, 
fut  Tobjet  de  scènes  violentes^ entre  les  deux  artistes, 
de  contradictions  si  fortes ,  que  Jenkins  dut  intervenir 
et  assister  au  départ  du  plâtre  que  Ruys  avait  menacé 
de  briser. 

  part  ces  petits  drames  qui  ne  touchaient  en  rien 
aux  tendresses  de  leur  cœur,  ces  deux  êtres  s*adoraient 
avec  le  pressentiment  et  peu  à  peu  la  cruelle  certitude 
d'une  séparation  prochaine ,  quand  tout  à  coup  il  se 
passa  dans  la  vie  de  Félicia  un  événement  horrible.  Un 
)our,  Jenkins  l'avait  emmenée  dîner  chez  lui,  comme 
cela  arrivait  souvent.  Madame  Jenkins  était  absente,  en 
voyage  ainsi  que  son  fils  pour  deux  jours  ;  mais  l'âge  du 
docteur,  son  intimité  quasi-paternelle  l'autorisaient  à 
garder  près  de  lui,  même  en  l'absence  de  sa  femme» 


LE  NABAB.  U? 

cette  fillette  qïïè  ses  quinze  ans  y  les  quinze  ans  d*une 
)uive  d'Orient  resplendissante  de  beauté  hâtive ,  lais- 
saient encore  près  de  Tenfance. 

Le  diner  fut  très-gai,  Jenkins  aimable,  cordial  à  son 
ordinaire.  Puis  on  passa  dans  le  cabinet  du  docteur; 
et  soudain,  sur  le  divan,  au  milieu  d*une  conversation 
intime,  tout  amicale,  sur  son  père,  sa  santé,  leurs  tra- 
Taux,  Félicia  sentit  comme  le  froid  d'un  gouffre  entre 
elle  et  cet  homme,  puis  l'étreinte  brutale  d'une  patte  de 
faune.  Elle  vit  uu  Jenkins  inconnu,  égaré,  bégayant,  le 
rire  hébété^  les  mains  outrageantes.  Dans  la  surprise , 
l'inattendu  de  ce  ruement  de  brute,  une  autre  que  Fé- 
licia, une  enfant  de  son  âge,  mais  vraiment  innocente, 
aurait  été  perdue.  Elle,  pauvre  petite,  ce  qui  la  sauva, 
ce  fut  de  savoir.  Elle  en  avait  tant  entendu  conter  à  la 
table  de  son  pèrel  Et  puis  l'art,  la  vie  d'atelier...  Ce 
n'était  pas  une  ingénue.  Tout  de  suite  elle  comprit  ce 
que  voulait  cette  étreinte,  lutta,  bondit^  puis  n'étant 
pas  assez  forte,  cria.  Il  eut  peur,  lâcha  prise,' et  subi- 
tement elle  se  trouva  debout,  dégagée ,  avec  l'homme 
à  ses  genoux  pleurant,  demandant  pardon...  11  avait 
cédé  à  une  folie.  Elle  était  si  belle,  il  l'aimait  tant.  De* 
puis  des  mois  il  luttait...  Mais  maintenant  c'était  fini, 
jamais  plus,  oh!  jamais  plus...  Pas  même  toucher  le 
bord  de  sa  robe...  Elle  ne  répondait  pas,  tremblait, 
rajustait  ses  cheveux,  ses  vêtements  avec  des  doigts  de 
folle.  Partir,  elle  voulait  partir  sur  l'heure,  toute  seule. 
Il  la  fit  accompagner  par  une  servante  ;  et  tout  bas, 
comme  elle  montait  en  voiture  :  «  Surtout  pas  un  mot... 
Votre  père  en  mourrait.  »  11  la  connaissait  si  bien,  il 
était  si  sûr  de  la  tenir  avec  cette  idée ,  le  misérabl 
qu'il  revint  le  lendemain  comme  si  rien  ne  !\'était  passé 
toujours  épanoui  et  la  face  loyale.    En  effet,    elle 


3, 


il»  LE   NABAB. 

D'en  parla  jamais  à  son  père,  ni  à  personne.  Msds  à 
dater  de  ce  jour,  un  changement  se  fit  en  elle,  comme 
ane  détente  de  ses  fiertés.  Elle  eut  des  caprices ,  des 
lassitudes,  un  pli  de  dégoût  sur  son  sourire,  et  parfois 
eontre  son  père  des  colères  subites ,  un  regard  de  mé- 
pris qui  lui  reprochait  de  n'avoir  pas  su  veiller  sur  elle. 

(c  Qu'est-ce  qu'elle  a  ?  »  disait  le  père  Ruys  ;  et  Jen- 
kins,  avec  l'autorité  du  médecin,  mettait  cela  sur  le 
4iompte  de  rage  et  d'un  trouble  physique.  Lui-même 
évitait  d'adresser  la  parole  à  la  jeune  fille,  comptant 
sur  les  jours  pour  effacer  l'impression  sinistre ,  et  ne 
désespérant  pas  d'arriver  où  il  voulait,  car  il  voulait  en- 
core, plus  que  jamais,  pris  d'un  amour  enragé  d'homme 
de  quarante-sept  ans ,  d'une  incurable  passion  de  ma* 
turité;  et  c'était  son  châtiment,  à  cet  hypocrite...  Ge 
singulier  état  de  sa  fille  constitua  un  vrai  chagrin  pour 
le  sculpteur;  mais  ce  chagrin  fut  de  courte  durée.  Sou- 
dainement Ruys  s'éteignit,  s'écroula  d'un  coup,  comme 
tous  ceux  que  soignait  l'Irlandais.  Son  dernier  mot  fut  : 

<c  Jenkins,  je  vous  recommande  ma  fille.  » 

Il  était  si  ironiquement  lugubre,  ce  mot,  que  Jen- 
Idns,  présent  à  l'agonie ,  ne  put  s'empêcher  de  pâlir... 

Félicia  fut  plus  stupéfaite  encore  que  désolée.  A 
i'étonnement  de  la  mort,  qu'elle  n'avait  jamais  vue  et 
qui  se  présentait  à  elle  sous  des  traits  aussi  cherg,  se 
joignait  le  sentiment  d'une  solitude  immense  entourée 
de  nuit  et  de  dangers. 

Quelques  amis  du  sculpteur  se  réunirent  en  conseil 
de  famille  pour  délibérer  sur  le  sort  de  cette  malheu- 
reuse enfant  sans  parents  ni  fortune.  On  avait  trouvé 
cinquante  francs  dans  le  vide-poche  où  Sébastien  met- 
tait son  argent  sur  un  meuble  de  l'atelier  bien  connu 
des  besoigneux  et  qu'ils  visitaient  sans  scrupule.  Pas 


LE   NABAB.  H^ 

d'aatre  héritage,  du  moins  en  numéraire  ;  seulement 
un  mobilier  d'art  et  de  curiosité  des  plus  somptueux  ^ 
quelques  tableaux  de  prix  et  des  eréa»tees  égarées  eou- 
vrant  à  peine  des  dettes  innombrables.  On  parla  d*ar*r 
ganiser  une  vente.  Félieia,  consultée,  répcmdit  que 
cela  lui  était  égal  qu*onirendit  tout,  mais,  pour  Dieu  t 
q[u'on  la  laissât  tranquille. 

La  vente  n*eut  pas  lieu  cependant ,  grâce  à  la  mar- 
raine^ la  bonne  Grenmitz,  qu'on  vit  apparaître  tout  à 
coup,  tranquille  et  douce  comme  d'habitude  : 

a  Ne  les  écoute  pas,  ma  fille,  ne  vends  rien.  Ta 
▼ieille  Constance  a  quinze  mille  francs  de  rente  qui 
t'étaient  destinés.  Tu  en  profiteras  dès  à  présent,  voilà 
tout.  Nous  vivrons  ensemble  ici.  Tu  verras ,  je  ne  suis 
pas  génantiB.  Tu  feras  ta  sculpture,  je  mènerai  la  mai- 
son. Ça  te  va-t-il?  » 

C'était  dit  si  tendremrent,  dans  cet  enfantillage  d^ao- 
cent  des  étrangers  s'exprtmant  en  français,  que  la  jeuBe 
fille  en  fut  profondément  émue.  Son  cœur  pétrifié  s'ou- 
vrit, un  Ûot  brûlant  déborda  de  ses  yeux ,  et  elle  se 
précipita ,  s'engloutit  dans^  les  bras  de  l'ancienne  d«a- 
seuse  :  «  Âh  !  marraine ,  que  tu  es  bonne. . .  Oui ,  oui , 
ne  me  quitte  plus...  reste  toujours  avec  moi...  La  vie^ 
méfait  peur  et  dégoût...  J'y  vois  tant  d^hypocrisie ,  de 
mensonge  1  »  Et  la  vieQle  femme  s'étant  arrangé  un  nid 
soyeux  et  brodé  dans  cet  intérieur  qui  ressemblait  à  un 
campement  de  voyageurs  chargés  de  richesses  de  tous 
les  pays,  la  vie  à  deux  s'établit  entre  ces  natures  si  dif- 
férentes. 

Ce  n'était  pas  un  petit  sacrifice  que  Constance  avait 
fait  au  cher  démon  de  quitter  sa  retraite  de  Fontaine- 
bleau pour  Paris ,  dont  elle  avait  la  terreur.  Du  jour 
où  cette  danseuse,  aux  caprices  extravagants,  qui  fit 


ISO  LE  NABAB. 

couler  des  fortunes  princières  entre  ses  cinq  doigts 
écartés,  descendue  des  apothéoses  un  reste  de  leur 
éblouissement  dans  les  yeux,  avait  essayé  de  reprendre 
l'existence  commune^  d'administrer  ses  petites  rentes 
Bt  son  modeste  train  de  maison,  elle  avait  été  en 
butte  à  une  foule  d'exploitations  effrontées,  d'abus 
faciles  devant  l'ignorance  de  ce  pauvre  papillon  effaré 
de  la  réalité,  se  cognant  à  toutes  ses  difficultés  incon- 
nues. Chez  Félicia,  la  responsabilité  devint  autrement 
sérieuse  à  cause  du  gaspillage  installé  jadis  parle  père, 
continué  par  la  fille,  deux  artistes  dédaigneux,  de 
l'épargne.  Elle  eut  epcorc  d'autres  difficultés  à  vaincre. 
L'atelier  lui  était  insupportable  avec  cette  fumée  de 
tabac  permanente,  le  nuage  impénétrable  pour  elle  où 
les  discussions  d'art,  le  déshabillement  des  idées  se  con- 
fondaient dans  des  tourbillons  brillants  et  vagues,  qui 
lui  causaient  infailliblement  la  migraine.  La  «  blague  » 
surtout  lui  faisait  peur.  En  sa  qualité  d'étrangère,  d'an- 
cienne divinité  du  foyer  de  la  danse ,  nourrie  de  poli- 
tesses surannées,  de  galanteries  à  la  Dorât,  elle  ne  la 
comprenait  pas  bien,  restait  épouvantée  devant  les 
exagérations  frénétiques,  les  paradoxes  de  ces  Pari- 
siens raffinés  par  la  liberté  de  l'atelier. 

Elle  qui  n'avait  eu  d'esprit  que  dans  la  vivacité  de 
ses  pieds,  cela  l'intimidait,  la  mettait  au  rang  d'une 
simple  dame  de  compagnie;  et  en  regardant  cette 
aimable  vieille  silencieuse  et  souriante,  assise  dans  le 
jour  de  la  rotonde  vitrée,  son  tricot  sur  les  genoux, 
comme  une  bourgeoise  de  Chardin,  ou  remontant  à 
pas  pressés,  à  côté  de  sa  cuisinière ,  la  longue  rue  de 
Chaillot,  où  se  trouvait  le  plus  proche  marché ,  jamais 
on  n'aurait  pu  se  douter  que  cette  bonne  femme  avait 
tenu  des  rois,  des  princes,  toute  la  noblesse  et  la  finance 


LE  NABAB.  121 

amoureuses,  soub  le  caprice  de  ses  pointes  et  de  ses 
ballons. 

Paris  est  plein  de  ces  astres  éteints,  retombés  dans 
la  foule. 

Quelques-uns  de  ces  illustres,  de  ces  triomphateurs 
de  jadis,  gardent  une  rage  au  cœur  ;  d'autres,  au  con- 
traire, savourent  le  passé  béatement,  digèrent  dans  un 
bien-être  ineffable  toutes  leurs  joies  glorieuses  et  finies, 
ne  demandant  que  du  repos,  le  silence  et  Tombre,  de 
quoi  se  souvenir  et  se  recueillir,  si  bien  que,  quand 
ils  meurent^  on  est  tout  étonné  d*apprendre  qu'ils  vi- 
yaient  encore. 

Constance  Grenmitz  était  de  ces  heureux.  Mais  quel 
singulier  ménage  d'artistes  que  celui  de  ces  deux  fem- 
mes, aussi  enfants  Tune  que  l'autre,  mettant  en  com- 
mun rinexpérience  et  l'ambition,  la  tranquillité  d'une 
destinée  accomplie  et  la  fièvre  d'une  vie  en  pleine  lutte^ 
toutes  les  différences  visibles  même  dans  la  tournure 
tranquille  de  c'tte  blonde,  toute  blanche  comme  une 
rose  déteinte,  paraissant  habillée  sous  ses  couleurs 
claires  d'un  reste  de  feu  de  bengale,  et  cette  brune  aux 
traits  corrects,  enveloppant  presque  toujours  sa  beauté 
d'étoffes  sombres,  aux  plis  simples,  comme  d'un  sem- 
blant de  virilité.  ^ 

L'imprévu,  le  caprice,  l'ignorance  des  moindres 
choses  amenaient  dans  les  ressources  du  ménage  un 
désordre  extrême,  d'où  l'on  ne  sortait  parfois  qu'à  force 
de  privations,  de  renvois  de  domestiques,  de  réformes 
risible^  dans  leur  exagération.  Pendant  une  de  ces 
crises,  Jenkins  avait  fait  des  offres  voilées,  délicates, 
repoussées  avec  mépris  par  Félicia. 

a- Ce  n'est  pas  bien,  lui  disait  Constance,  de  rudoyer 
ainsi  ce  pauvre  docteur.  En  somme,  ce  qu'il  faisait 

11 


ïn  LE  NABAB. 

là,  n'avait  rien  d'ofiPensant.  Un  vieil  ami  d«  ton  père** 
^-  Lui  I  l*ami  de  quelqu'un...  Ah  I  le  beau  tartufe  I  » 
Et  Félicia  ayant  peine  à  se  contenir,  tournait  es 
ironie  sa  rancune,  imitait  Jenkins,  le  geste  arrondi,  la 
main  sur  son  cœur,  puis,  gonflant  ses  joues,  disait 
d'une  grosse  voix  soufflée,  pleine  d'efiusions  men* 
teuses  :  j 

«  Soyons  humains,  soyons  bons...  Le  bien  sans  espé- 
rance I...  tout  est  là.  » 

Constance  riait  aux  larmes  malgré  elle,  tellement  la 
ressemblance  était  vraie. 

«  C'est  égal,  tu  es  trop  dure...  tu  finiras  par  l'é- 
loigner. 

—  Ah  bien  oml...  »  disait  un  hochement  de  tète  éê 
la  jeune  fille. 

En  effet,  il  revenait  toujours,  doux,  aimable,  dissir 
mulant  sa  passion  visible  seulement  quand  elle  se  fai- 
sait jalouse  à  Tégard  des  nouveaux  venus,  comblant 
d'assiduités  l'ancienne  danseuse  à  laquelle  plaisait 
malgré  tout  sa  douceur,  et  qui  reconnaissait  en  lui  un 
homme  de  son  temps  à  elle,  du  temps  où  l'on  abordait 
les  femmes  en  leur  baâsant  la  main,  avec  un  complimenl 
sur  la  bonne  mine  de  leur  visage. 

Un  matin^  Jenkins,  étant  venu  pendant  sa.  tour» 
née,  trouva  Constance  seule  dans  l'antichambre  tH 
désœuvrée. 

«  Vous  voyez,  docteur,  je  monte  la  garde,  flt-dfe 
tranquillement. 

—  Comment  cela? 

—  Oui,  Félicia  travaille.  Me  ne  veut  pas  être  déno^ 
gée,  et  les  domestiques  sont  ri  bétes.  Je  veille  moi- 
même  à  la  consigne.  » 


LE.  NABAB.  1S3 

Puis  Yoyaat  Tlrlandais  faire  un  pas  vers  râtelier. 
«  Non,  non,  n*y  allez  pas...  Elle  m*a  bien  recommanda 
de  ne  laisser  entrer  personne... 

—  Mais  moi  ? 

—  Je  vous  en  prie...  vous  me  feriez  gronder.  » 
Jenkins  allait  se  retirer,  quand  un  éclat  de  rire  de 

Félicia  passant  à  travers  les  tentures  lui  fit  lever  la 
tête, 
«  Elle  n'^st  donc  pas  seule? 

—  Non.  Le  Nabab  est  avec  elle...  Ils  ont  séance... 
pour  le  portrait. 

—  Etpourqu(M  ce  mystère?...  Voilà  qui  est  singu- 
lier... » 

n  marchait  de  long  en  large,  l'air  furieux,  mais  se 
contenant. 

Enfin,  il  éclata. 

C'était  d'une  inconvenance  inouïe  de  laisser  une  jeune 
fille  s'enfermer  ainsi  avec  un  homme. 

Il  s'étonnait  qu'une  personne  aussi  sérieuse,  aussi 
dévouée  que  Constance...  De  quoi  avait-on  Tair?... 

La  vieille  dame  le  regardait  avec  stupeur.  Comme  h 
Félicia  était  une  jeune  fille  pareille  aux  autres  I  Et  puis 
quel  danger  y  avait-il  avec  le  Nabab,  un  homme  si  sé- 
rieux, si  laid?  D'ailleurs  Jenkins  devait  bien  savoir  que 
Félicia  ne  consultait  jamais  personne,  qu'elle  n'agissait 
qu'à  sa  tête. 

«  Non,  non,  c'est  impossible,  je  ne  peux  pas  tolérer 
eela^  »  fit  l'Irlandais. 

Et,  sans  s'inquiéter  autrement  de  la  danseuse  qui  le- 
vait les  bras  au  ciel  pour  le  prendre  à  ténaoin  de  ce  qui 
allait  se  passer,  il  se  dirigea  vers  l'atelier;  mais,  an 
lieu  d'entrer  droit,  il  entr'ouvrit  la  porte  doucement,  et 
souleva  un  coin  de  tenture  par  lequel   une  partie  de 


m       .  LE  NABAB. 

la  pièce,  celle  où  posait  précisément  le  Nabab,  de- 
vint visible  pour  lui,  quoique  à  une  assez  grande  dis- 
tance. « 

Jansoulet  assis,  sans  cravate,  le  gilet  ouvert,  causait 
avec  un  air  d'agitation,  à  demi-^voix.  J*élicia  répondait 
de  même  en  chuchotements  rieurs.  La  séance  était  très- 
animée...  Puis  un  silence,  un  «  frou  »  de  jupes,  etTar- 
tiste,  s'approchant  de  son  modèle,  lui  rabattit  d*un 
geste  familier  son  col  de  toile  tout  autour  en  faisant 
courir  sa  main  légère  sur  cette  peau  basanée. 

Ce  masque  éthiopien  dont  les  muscles  tressail- 
laient d'une  ivresse  de  bien-être  avec  ses  grands 
cils  baissés  de  fauve  endormi  qu'on  chatouille,  la  sil- 
houette hardie  de  la  jeune  fille  penchée  sur  cet  étrange 
visage  pour  en  vérifier  les  proportions,  puis  un  geste 
violent,  irrésistible,  agrippant  la  main  fine  au  passage 
et  l'appliquant  sur  deux  grosses  lèvres  éperdues,  Jen- 
kins  vit  tout  cela  dans  un  éclair  rouge... 

Le  bruit  qu'il  fit  en  entrant  remit  les  deux  person- 
nages dans  leurs  positions  respectives,  et,  sous  le  grand 
jour  qui  éblouissait  ses  yeux  de  chat  guetteur,  il  aper- 
çut la  jeune  fille  debout  devant  lui,  indignée,  stupéfaite  : 
«  Qui  est  là?  Qui  se  permet?  »  et  le  Nabab  sur  son  es- 
trade, le  col  rabattu,  pétrifié,  monumental. 

Jenkins,  un  peu  penaud,  efi'aré  de  sa  propre  audace, 
balbutia  quelques  excuses.  Il  avait  une  chose  très-pres- 
sée à  dire  à  M.  Jansoulet,  une  nouvelle  très-importante 
et  qui  ne  soufirait  aucun  retard...  a  U  savait  de  source 
certaine  qu'ily  aurait  des  croix  données  pour  le  16  mars.» 
Â.ussit6t  la  figure  du  Nabab,  un  instant  contractée,  se 
détendit. 

«  Ah  !  vraiment?» 

11  quitta  la  pose...   L'affaire  en  valait  la  peine, 


LE  NABAB.  195 

diable  1  M.  de  la  Perrière,  un  secrétaire  des  comman- 
aements^  avait  été  chargé  par  Timpératrice  de  visitei 
Tasiie  de  Bethléem.  Jenkins  venait  chercher  le  Nabab 
pour  le  mener  aux  Tuileries  chez  le  secrétaire  et  prendre 
jour.  Cette  visita  à.  Bethléem  <  c'était  la  croix  pour 
lui. 

m  Vite,  partons;  mon  cher  doctear,  je  vous  sois.  » 

Il  n'en  voulait  plus  à  Jenkins  d'être  venu  le  déranger, 
et  fébrilement  il  rattachait  sa  cravate,  oubUant  sous 
Témotion  nouvelle  le  bouleversement  de  tout  à  l'heure 
car  chez  lui  l'ambition  primait  tout. 

Pendant  que  les  deux  hommes  causaient  à  demi- 
toix,  Félicia,  immobile  devant  eux,  les  narines  frémis- 
santes, le  mépris  .retroussant  sa  lèvre,  les  regardait  de 
l'air  de  dire  :  «  Eh  bien  I  j'attends.  » 

Jansoulet  s'excusa  d'être  obligé  d'interrompre  la 
séance;  mais  une  visite  de  la  plus  hante  importance... 
Elle  eut  un  sourira  de  pitié  : 

«Faites,  faites.. •  Au  point  où  nous  en  sommes,  je 
puis  travailler  sans  vous. 

—  Oh  !  oui,  dit  le  docteur,  l'œuvre  est  à  peu  près  ter- 
minée. » 

a  ajouta  d'un  sic  connaisseur: 

«  C'est  un  beau  morceau.  » 

Et,  comptant  sur  ce  compliment  pour  se  faire  une 
sortie,  il  s'esquivait,  les  épaules  basses;  mais  Féliciak 
retint  violemment  : 

«  Restez,  vous...  J'ai  |i  vous  parler.  » 

il  vit  bien  à  son  regard  qu'U  fallait  céder,  sous  peine 
d'un  éclat  : 

«  Vous  permettez,  cher  ami?...  Mademoiselle  a  un 
mot  à  me  dire...  Mon  coupé  est  à  la  porte...  Montez.  Je 
vous  rejoins.  » 


U6  L£    NABÂfi. 

L'atelier  refermé  sur  ce  pas  lourd  qui  s'éloignait,  ils 
te  regardèrent  tous  deux  bien  en  face. 

«  Il  faut  que  vous  soyez  ivre  ou  fou  pour  vous  être 
permis  une  chose  pareille?  Gomment,  vous  osez  entrer 
chez  moi  quand  je  ne  veux  pas  recevoir?...  Pourquoi 
cette  violence  ?  de  quel  droit  ?... 

—  Du  droit  que  donne  la  passion  désespérée  et  in- 
vincible. 

—  Taisez-vous,  Jenkins,  vous  prononcez  des  paroles 
que  je  ne  veux  pas  entendre. .  -  Je  vous  laisse  venir  ici  par 
pitié,  par  habitude,  parce  que  mon  père  vous  aimait... 
Mais  ne  me  reparlez  jamah  de  votre...  amour,  —  elle 
dit  le  mot  très-bas,  comme  une  honte,  —  ou  vous  ne 
me  reverrez  plus,  oui,  dussé-je  mourir  pour  vous  échap- 
per une  bonne  fois.  » 

Un  enfant  pris  en  faute  ne  courbe  pas  plus  humble- 
ment la  tête  que  Jedkins  répondant  : 

«  C'est  vrai...  J*ai  eu  tort...  Un  moment  de  folie,  dV 
veuglement...  Mais  pourquc^  vous  plaisez-vous  à  me 
déchirer  le  cœur  comme  vous  faites  ? 

—  Je  pense  bien  à  vous,  seulement. 

—  Que  vous  pensiez  ou  non  à  moi,  je  suis  là,  je  voii 
ce  qui  se  passe^  et  votre  coquetterie  me  fait  un  ma/ 
affreux.  » 

Un  peu  de  rouge  lui  vint  aux  joues  devafld  ce  re- 
proche : 

«  Coquette,  moi?...  et  avec  qui? 

—  Avec  ça...  »  dit  rirlaadais  en  montrant  le  buste 
simiesque  et  superbe. 

Elle  essaya  de  rire  : 

«  Le  Nabab...  Quelle  folie  I 

—  iSe  mentez  donc  pas...  Croyez-vou»  que  je  soit 
aveugle,  que  je  ne  me  rende  pas  compte  de  tous  vos 


LB  NABAB.  Vn 

manèges?  Vous  restez  seule  avec  lui  très-longtemps... 
Tout  à  rheure  j*étais  là...  Je  vous  voyak...  »  11  baissai! 
la  voix  comme  ià  le  souffle  lui  eût  manqué...  «  Qu€ 
cherchez-vous  donc ,  étrange  et  cruelle  enfant?  Je  vous 
ai  vue  repousser  les  plus  beaux,  les  plus  nobles,  les 
plus  grands.  Ce  petit  de  Géry  vous  dévore  des  yeux, 
vous  n'y  prenez  pas  garde.  Le  duc  de  Mora  lui-même  n*a 
pas  pu  arriver  juscpi^à  votre  cœur.  Et  c'est  celui-là  qui 
est  affreux,  vulgaire,  qui  ne  pensait  pas  à  vous,  qui  a 
tourte  autre  chose  que  Tamour  en  tète...  Yous  avez  vu 
eomme  il  est  partit...  Où  voulez-vous  donc  en  venir? 
Qtt'attendéz-vous  de  lui  ? 

—  Je  veux...  Je  veux  qu'il  m'épouse.  Voilà  » 
Froidement,  d'un  ton  radouci,  comme  si  cet  aveu 

l'avait  rapprochée  de  celui  qu'elle  méprisait  tant,  elle 
exposa  ses  motifs.  La  vie  qu'elle  menait  la  poussait  à 
une  impasse.  Elle  avait  des  goûts  de  luxe,  de  dépense, 
des  habitudes  de  désordre  que  rien  ne  pouvait  vain^cre  et 
qui  la  conduiraient  fatalement  à  la  misère,  elle  et  cette 
bonne  Grenmitz,  qui  se  laissait  ruioier  sans  rien  dire. 
Dans  trois  ans,  quatre  ans  au  plus,  tout  serait  fini.  Et 
alors  les  expédients,  les  dettes,  la  loque  et  les  savates 
des  petits  ménages  d'artistes.. Ou  bien  l'amant,  l'entre- 
teneur,  c'esi-àrdire  la  servitude  et  l'infamie. 

«  Alktts  donc,  dit  Jenkins...  Et  moi,  est-ce  que  je  ne 
sois  pas  là? 

—  Tout  plutôt  que  vous,  fit-elle  en  se  redressant... 
Non,  ce  qu'il  me  faut,  ce  que  je  veux,  c'est  un  mari 
qui  me  défende  des  autres  et  de  moi-même,  qui  me 
garde  d'un  tas  de  choses  noires  dont  j'ai  peur  quand  je 
lu'eBDaie,  des  gouffres  où  je  sens  que  je  puis  m'abimer, 
^elqu'un  qui  m'aime  pendant  que  je  travaille,  et 
nteve  de  laction  ma  pauvre  vieille  fée  à  bout  de  ror^ 


Ue  LE  NABAB. 

ces...  Gelui-là  me  convient  et  j*aî  pensé  à  lui  dès  que  je 
l*ai  TU.  Il  est  laid,  mais  il  a  Tair  bon  ;  puis  il  est  folle- 
ment riche  et  la  fortune,  à  ce  degré-là,  ce  doit  être 
amusant...  Oh  I  je  sais  bien.  Il  y  a  sans  coûte  dans  sa 
▼ie  quelque  tare  qui  lui  a  porté  chance.  Tout  cet  or 
ne  peut  pas  être  fait  d*honnèteté...  Mais  là,  vrai,  Jen- 
kins,  la  main  sur  ce  cœur  que  vous  invoquez  si  sou- 
vent, pensez-vous  que  je  sois  une  épouse  bien  tentante 
pour  un  honnête  homme?  Voyez  :  de  tous  ces  jeunes 
gens  qui  sollicitent  comme  une  grâce  de  venir  ici,  le- 
quel a  songé  à  demander  ma  main?  Jamais  un  seul. 
Pas  plus  de  Géry  que  les  autres...  Je  séduis,  mais  je 
fais  peur...  Gela  se  comprend...  Que  peut-on  supposer 
d'une  fille  élevée  comme  je  Tai  été,  sans  mère,  scms  fa- 
mille, à  tas  avec  les  modèles,  les  maîtresses  de  mon 
père?...  Quelles  maîtresses,  mon  Dieul...  Et  Jenkins 
pour  seul  protecteur...  Oh!  quand  je  pense...  Quand  je 
pense...  » 

Et  de  cette  mémoire  déjà  lointaine,  des  choses  lui 
arrivaient  qui  montaient  d'un  ton  sa  colère  :  «  Ehl  oui, 
parbleu  I  Je  suis  une  fille  d'aventure,  et  cet  aventurier 
est  bien  le  mari  qu'il  me  faut. 

—  Vous  attendrez  au  moins  qu'il  soit  veuf,  répondit 
Jenkins  tranquillement...  Et,  dans  ce  cas,  vous  risquez 
d'attendre  longtemps  encore,  car  sa  Levantine  a  l'air 
de  se  bien  porter.  » 

Félicia  Ruys  devint  blême. 
«  Il  est  marié? 

—  Marié,  certes,  et  père  d'une  trimballée  d'enfants 
Toute  la  smala  est  débarquée  depuis  deux  jours.  » 

Elle  resta  une  minute  atterrée,  regardant  le  vide,  un 
frisson  aux  joues. 
En  face  d'elle,  le  large  masque  du  Nabab,  avec  son 


LE  NABAB.  129 

nez  épaté,  sa  bouche  sensuelle  et  bonasse,  criait  de  vie 
et  de  vérité  dans  les  luisants  de  Targile.  E31e  le  contem- 
pla un  momentj  puis  fit  un  pas,  et,  d'un  geste  de  dé- 
goût, renversa  avec  sa  hauto  felle  de  bois  le  bloc  lui- 
sant et  gras  qui  s'écrasa  par  terre  en  tas  de  hone. 


VII 


JANSOULET  CHEZ  LUI 


Marié,  il  Tétait  depuis  douze  ans,  mais  Q*en  avait 
parié  à  personne  de  son  entourage  parisien,  par  une 
habitude  orientale,  ce  silence  que  les  gens  de  là-bas 
gardent  sur  le  g3mécée.  Subitement  on  apprit  que 
Madame  allait  venir,  qu'il  fallait  préparer  des  appar- 
tements pour  elle,  ses  enfants  et  ses  femmes.  Le  Nabab 
loua  tout  le  second  étage  de  la  maison  de  la  place  Yen- 
dôme,  dont  le  locataire  fut  exproprié  à  des  prix  de 
Nabab.  On  agrandit  aussi  les  écuries,  le  personnel  fut 
doublé;  puis,  un  jour,  cochers  et  voitures  allèrent  cher- 
cher à  la  gare  de  Lyon  madame,  qui  arrivait  emplis- 
sant d'une  suite  de  négresses i  de  gazelles,  de  négril- 
lons un  train  chauffé  exprès  pour  elle  depuis  Marseille. 

Elle  débarqua  dans  un  état  d'affaissement  épou-^ 
vantable,  anéantie,  ahurie  de  son  long  voyage  en  wa- 
gon, le  premier  de  sa  vie,  car,  amenée  toute  enfant 
à  Tunis,  elle  ne  l'avait  jamais  quitté.  De  sa  voiture, 
deux  nègres  la  portèrent  dans  les  appartements ,  sur 
un  fauteuil  qui  depuis  resta  toujours  en  bas  sous  le 
porche,  tout  prêt  pour  ces  déplacements  difficiles. 
Madame  Jansoulet  ne  pouvait  monter  l'escalier,  qui 


LS  NABAB.  m 

Tétoardissait  ;  elle  ne  voulut  pas  des  ascenseurs  que 
son  poids  faisait  crier;  d%ailleurB,  elle  ne  marchait  ja- 
mais. Énorme^  boursouflée  au  point  qu'il  était  impos* 
sible  de  lui  assigner  un  âge,  entre  vingt-cinq  ans  et 
quarante»  la  figure  assez  jolie,  mais  tous  les  traits  dé- 
formés, des  yeux  morts  sous  des  paupières  tombantes  et 
striées  comme  des  coquilles,  fagotée  dans  des  toilette» 
d'exportation,  chargée  de  diamants  et  de  bijoux  en 
manière  d'idole  hindoue,  c'était  le  phis  bel  échantillon 
de  ees  Européennes  transplantées  qu'on  appelle  des  Le» 
▼antines.  Race  singulière  de  créoles  obèses,  que  le  lan- 
gage seul  et  le  costume  rattachent  à  notre  monde,  mai» 
que  rOrient  enydoppe  de  son  atmosphère  stupéfiante, 
des  poisons  subtils  de  son  air  opiacé  où  jtout  se  détend, 
se  relâche,  depuis  les  tissus  de  la  peau  jusqu'aux  cein- 
tures des  vêtements,  jusqu'à  l'âme  même  et  la  pensée. 
Gelle-ci  était  illie  d%n  Belge  immensément  riche  qui 
faisait  à  Tunis  le  commerce  du  corail,  et  chez  qui  Jan- 
soulet,  à  son  arrivée  dans  le  pays,  avait  été  employé 
pendant  quelques  mois.  Mademoiselle  Afcbin,  alors 
une  délicieuse  poupée  d'une  dizaine  d'années,  éblouis- 
sante de  teint,  de  cheveux,  de  santé,  venait  souvent 
chercher  son  père  au  comptoir  dans  le  grand  carrosse 
attelé  d»  mules  qui  les  emmenait  à  leur  belle  villa  de 
la  Màrse,  aux  envirouB  de  Tunis.  Cette  gamine,  tou- 
jours décolletée,  aux  épaules  éclatantes,  entrevue  dans 
un  cadre  luxueux,  avait  «ébloui  l'aventurier  ;  et,  des  an- 
nées après,  lorsque  devenu  riche,  favori  du  bey,  il  soo- 
gea  à  s'établir,  ce  Ait  à  elle  qu'il  pensa.  L'enfant  s'était 
diangé  en  une  groeseffile,  lourde  et  blanche.  Son  in- 
ténigmiee,  déjà  bien  obtuse,  s'était  encore  obscurcie 
dans  rengounfissement  d^ttne  existence  de  loir,  l'incu- 
fie  d'un  ptee  tout  aux  affairei,  l'usage  des  tabacs  satu- 


1»  LK  NABAB. 

'  rés  d^opîum  et  des  confitures  de  rose,  la  torpeur  de  son 
sang  flamand  compliquée  de  paresse  orientale;  en 
outre,  tnal  élevée,  gourmande,  sensuelle,  altière,  un 
bijou  levantin  perfectionné. 

Mais  Jansoulet  ne  vit  rien  de  tout  cela. 

Pour  lui  elle  était,  elle  fut  toujours  jusqu'à  son  arri- 
vée à  Paris  une  créature  supérieure,  une  personne  do 
plus  grand  monde,  une  demoiselle  Afchin  ;  il  lui  parlait 
avec  respect,  gardait  vis-à-vis  d'elle  une  attitude  un 
peu  courbée  et  timide,  lui  donnait  l'argent  sans  comp- 
ter, satisfaisait  ses  fantaisies  les  plus  coûteuses,  ses  ca- 
prices les  plus  fous,  toutes  les  bizarreries  d'un  cerveau 
de  Levantine  détraqué  par  l'ennui  et  l'oisiveté.  Un  seul 
mot  excusait  tout  :  c'était  une  demoiselle  Afchin.  Du 
reste,  aucun  rapport  entre  eux  :  lui  toujours  à  la 
Kasbah  ou  au  Bardo,  près  du  bey,  à  faire  sa  cour,  ou 
bien  dans  ses  comptoirs;  elle  passant  sa  journée  au  lit 
coiffée  d'un  diadème  de  perles  de  trois  cent  mUle  francs 
qu'elle  ne  quittait  jamais,  s'abj^utissant  à  fumer,  vivant 
comme  dans  un  harem,  se  mirant,  se  parant,  en  com- 
pagnie de  quelques  autres  Levantines  dont  la  distrac- 
tion suprême  consistait  à  mesurer  avec  leurs  colliers 
des  bras  et  des  jambes  qui  rivalisaient  d'embonpoint, 
faisant  des  enfants  dont  elle  ne  s'occupait  pas,  qu'elle 
ne  voyait  jamais,  dont  elle  n'avait  pas  même  souffert, 
car  on  l'accouchait  au  chloroforme.  Un  paquet  de  chair 
blanche  parfumée  au  musc.  Et,  comme  disait  Jansoulet 
avec  fierté  :  «  J'ai  épousé  une  demoiselle  Afchin  I  » 

Sous  le  ciel  de  Paris  et  sa  lumière  froide,  la  désillu- 
sion commença.  Résolu  à  s'installer,  à  recevoir,  à  don- 
ner des  fêtes,  le  Nabab  avait  fait  venir  sa  femme  pour 
la  mettre  à  la  tête  de  la  maison  ;  mais  quand  il  vit  dé- 
barquer cet  étalage  d'étoffes  criardes,  de  byouterie  du 


LE  NABAB.  131 

Palais-Royal,  et  tout  Fattiraîl  bizarre  oui  suivait,  U 
eut  yaguement  Timpression  d'une  reine  Pomaré  en 
exU.  C'est  que  maintenant  il  avait  vu  de  vraies  mon- 
daines, et  il  comparait.  Après  avoir  projeté  un  grand 
bal  pour  l'arrivée,  prudemment  il  s'abstint.  D'ailleurs 
madame  Jansoulet  ne  voulait  voir  personne.  Ici  son 
indolence  naturelle  s'augmentait  de  la  nostalgie  que  lui 
causèrent,  dès  en  débarquant,  le  froid  d'un  brouillard 
jaune  et  la  pluie  qui  ruisselait.  Elle  passa  plusieurs 
jours  sans  se  lever,  pleurant  tout  haut  comme  un  en- 
fant, disant  que  c'était  pour  la  faire  mourir  qu'on  Favait 
amenée  à  Paris,  et  ne  souffrant  pas  même  le  moindre 
Boin  de  ses  femmes.  Elle  restait  là  à  rugir  dans  les 
dentelles  de  son  oreiller,  ses  cheveux  embroussaillés 
autour  de  son  diadème,  les  fenêtres  de  l'appartement 
fermées,  les  rideaux  rejoints,  les  lampes  allumées  nuit 
et  jour,  criant  qu'elle  voulait  s'en  aller.. .er,  s'en 
aller.. .er  ;  et  c'était  lamentable  de  voir,  dans  cette  nuit 
de  catafalque,  les  malles  à  moitié  pleines  errant  sur  les 
tapis,  ces  gazelles  effarées,  ces  négresses  accroupies 
autour  de  la  crise  de  nerfs  de  leur  maîtresse,  gémissant 
elles  aussi  et  l'œil  hagard  comme  ces  chiens  des  voya- 
geurs polaires  qui  deviennent  fous  à  ne  plus  apercevoir 
le  soleil. 

Le  docteur  irlandais  introduit  dans  cette  détresse 
neat  aucun  succès  avec  ses  manières  paternes,  ses 
belles  phrases  de  bi)uche-en-cœur.  La  Levantine  ne  vou- 
lut à  aucun  prix  des  perles  à  base  d'arsenic  pour  se 
donner  du  ton.  Le  Nabab  était  consterné.  Que  faire  ? 
La  renvoyer  à  Tunis  avec  les  enfants  ?  Ce  n'était  guère 
possible,  il  se  trouvait  décidément  en  disgrâce  là-bas. 
Les  Hemerlîngue  triomphaient.  Un  dernier  affront  avait 
comblé  la  mesure:  au  départ  de  Jansoulet,  le  bey 


134  L£  NABAB. 

Tavait  chargé  de  faire  frapper  à  la  Monnaie  de  Paris 
pour  plusieurs  millions  de  pièces  d'or  d'un  nouvean 
module  ;  puis  la  commande,  retirée  tout  à  coup,  avait 
été  donnée  à  Hemeriingue.  Outragé  publiquement, 
Jansoulet  riposta  par  une  manifestation  publique,  met- 
tant en  Tente  tous  ses  biens,  son  palais  du  Bar  do  donné 
par  Tancien  bey,  ses  villas  de  la  Marse,  tout  en  marbre 
blanc,  entourées  de  jardins  splendides,  ses  compteurs 
les  plus  vastes,  les  plus  sc^iptueux  de  la  ville,  char- 
geant enfin ,  Tintelligent  Bompain  de  lui  ramena  sa 
femme  et  ses  enfants  pour  bien  affîrmer  un  départ  défi- 
nitif. Après  un  éclat  pareil,  il  ne  lui  était  pas  facile  de 
retourner  là-bas  ;  c'est  ce  qu'il  essayait  de  faire  com- 
prendre à  mademoiselle  Afcbija,  qui  ne  lui  répondait 
que  par  de  longs  gémissements.  Il  tâcha  de  la  consoler, 
de  l'amuser,  mais  quelle  distraction  faire  arriver  jus- 
qu'à cette  nature  monsti^eosem^^it  apathique  ?  Et  puis, 
pouvait-il  changer  le  ciel  de  Paris,  rendre  à  la  malheu- 
reuse Levantine  son  patto  dsdlé  de  marbre  où  die  pas- 
sait de  longues  heures  dans  un  assoupissement  frais, 
délicieux,  à  entendre  l'eau  ruisseler  sur  la  grande  fon- 
taine d'albâtre  à  trois  bassins  superposés,  et  sa  barque 
dorée,  recouverte  d'un  tendelet  de  pourpre,  que  huit 
rameurs  tripolitains,  souples  et  vigoureux,  promenaient, 
le  soleil  eouché,  sur  le  beau  lac  d'El-Baheira  ?  Si 
luxueux  que  fût  l'appartement  de  la  place  Vendôme,  il 
ae  poavait  compenser  la  perte  de  ces  merveilles.  Et 
plus  que  jamais  elle  s'abîmait  dans  la  désolation.  Un 
familier  de  la  maison  parvint  pourtant  à  l'en  tirer,  Ga- 
basâu,  celui  qui  s'intitulait  sur  ses  cartes  :  a  professeur 
de  massage,  »  un  gros  homme  noir  et  trapu,  sentant 
l'ail  et  la  pommade,  carré  d'épaules,  poilu  jusqu'aux 
jrraix,  et  qui  savait  des  histoires  de  sérails  pansieÀs,  des 


LE   NABAB.  135 

racontars  à  la  portée  de  Fintelligence  de  Madame.  Venu 
une  fois  pour  la  masser,  elle  voulut  le  revoir,  le  retint. 
H  dut  quitter  tous  ses  autres  clients,  et  devenir,  à  des 
appointements  de  sénateur,  le  masseur  de  cette  forte 
personne,  son  page,  sa  lectrice,  son  garde  du  corps. 
Jansoulet,  enchanté  de  voir  sa  femme  contente,  ne  sev- 
tît  pas  le  ridicule  bète  qui  s'attachait  à  cette  intimité. 

On  apercevait  Gabassu  au  Bois,  dans  Ténorme  et 
somptueuse  calèche  à  côté  de  la  gazelle  favorite,  au 
fond  des  loges  de  théâtre  que  louait  la  Levantine,  car 
^e  sortait  maintenant,  désengourdie  par  le  traitement 
de  son  masseur  et  décidée  à  s*amuser.  Le  théâtre  lui 
plaisait,  surtout  les  farces  ou  les  mélodrames.  L'apa* 
thie  de  son  gros  corps  s*animait  à  la  lumière  fausse 
de  la  rampe.  Mais  c'était  au  théâtre  de  Gardailhac 
qu'elle  allait  le  plus  volontiers.  Là,  le  Nabab  se  trou- 
vait chez  lui.  Du  premier  contrôleur  jusqu'à  la  der- 
nière des  ouvreuses,  tout  le  personnel  lui  apparteiiait. 
D  avait  une  clef  de  communication  pour  passer  des  cou- 
loirs sur  la  scène  ;  et  le  salon  de  ^aloge  décoré  à  Toriett- 
tale,  au  plafond  creusé  en  nid  d'abeilles,  aux  divans  en 
poil  de  chameau,  le  gaz  enfermé  dans  une  petite  lan- 
terne mauresque,  pouvait  servir  à  une  sieste  pendant  les 
eatr'actes  un  peu  longs  :  une  galanterie  du  directeur  à 
la  femme  de  son  commanditaire.  Ce  singe  de  Gardailhac 
ne  s'en  était  pas  tenu  1(\  ;  voyant  le  goût  de  la  demoi- 
selle Afchin  pour  le  théâtre,  il  avait  fini  par  lui  per- 
suader qu'elle  en  possédait  aussi  l'intuition,  la  science, 
et  par  lui  demander  de  jeter  à  ses  moments  perdus  un 
coup  d'œil  de  juge  sur  les  pièces  qu'on  lui  envoyait. 
Bonne  façon  d'agrafer  plus  solidement  la  commandite. 

Pauvres  manuscrits  à  couverture  bleue  ou  jaune,  que 
l'espérance  a  noués  de  rubans  fragiles,  qui  vous  en  allez 


130  LE   WABAB. 

gonflés  d*ambitions  et  de  rêves,  qui  sait  quelles  mains 
vous  entr*ouvrent,  vous  feuillettent,  quels  doigts  indis- 
crets déflorent  votre  charme  d'inconnu,  cette  poussière 
brillante  que  garde  l'idée  toute  fraîche?  Qui  vous  juge 
et  qui  vous  condamne?  Parfois,  avant  d'aller  dîner  en 
ville,  Jansoulet,  montant  dans  la  chambre  de  sa  femme, 
la  trouvait  sur  sa  chaise  longue,  en  train  de  fumer,  la 
tête  renversée,  des  liasses  de  manuscrits  à  cê'té  d'elle,  et 
Gabassu,  armé  d'un  crayon  bleu,  lisant  avec  sa  grouse 
voix  et  ses  intonations  du  Bourg- Sain t-Andéol  quelque 
élucubration  dramatique  iqu'il  biffait,  balafrait  sans 
pitié  à  la  moindre  critique  de  la  dame.  «  Ne  vous  dé* 
rangez  pas,  »  faisait  avec  la  main  le  bon  Nabab  entrant 
sur  la  pointe  des  pieds.  Il  écoutait,  hochait  la  tête  d'un 
air  admiratif  en  regardant  sa  femme  :  «  Elle  est  éton* 
nante,  »  car  lui  n'entendait  rien  à  la  littérature  et  là, 
du  moins,  il  retrouvait  la  supériorité  de  mademoiselle 
Afchin. 

«  Elle  avait  l'instinct  du  théâtre,  »  comme  disait  Car- 
dailhac  ;  mais,  en  revanche,  l'instinct  maternel  lui 
manquait.  Jamais  elle  ne  s'occupait  de  ses  enfants,  les 
abandonnant  à  des  mains  étrangères,  et,  quand  on  les 
lui  amenait  une  fois  par  mois,  se  contentant  de  leur 
tendre  la  chair  flasque  et  morte  de  ses  joues  entre  deux 
bouffées  de  cigarette,  sans  s'informer  de  ces  détails  de 
soins,  de  santé  qui  perpétuent  l'attache  physique  de  la 
maternité,  font  saigner  dans  le  cœur  des  vraies^  mères 
la  moindre  souffrance  de  leurs  enfants. 

C'étaient  trois  gros  garçons  lourds  et  apathiques,  de 
onze,  neuf  et  sept  ans,  ayant  dans  le  teint  blême  et 
l'enflure  précoce  de  la  Levantine  les  yeux  noirs,  veloutés 
et  bons  de  leur  père.  Ignorants  comme  de  jeunes  sei- 
gneurs du  moyen  âge;  à  "^rnis  M*  Bompain  dirigeait 


Lfi  NABAB.  131 

leurs  études  »  mais  à  Paris,  le  Nabab,  tenant  à  leur  don- 
ner le  bénéfice  d'une  éducation  parisienne,  les  avait  mis 
dans  le  pensionnat  le  plus  «  chic,  »  le  plus  cher,  au 
collège  Bourdaloue  dirigé  par  de  bons  Pères  qui  cher- 
chaient moins  à  instruire  leurs  élèves  qu'à  en  faire  des 
hommes  du  monde  bien  tenus  et  bien  pensants,  et  arri- 
vaient à  former  de  petits  monstres  gourmés  et  ridicules, 
dédaigneux  du  jeu,  absolument  ignorants,  sans  rien  de 
spontané  ni  d'enfantin,  et  d'une  précocité  désespérante. 
Les  petits  Jansoulet  ne  s'amusaient  pas  beaucoup  dans 
cette  serre  à  primeurs,  malgré  les  immunités  dont  jouis- 
sait leur  immense  fortune  ;  ils  étaient  vraiment  trop 
abandonnés.  Encore  les  créoles  conilés  à  l'institution 
avaient-ils  des  correspondants  et  des  visites  ;  eux , 
n'étaient  jamais  appelés  au  parloir,  on  ne  connaissait 
personne  de  leurs  proches,  seulement  de  temps  à  autre 
ils  recevaient  des  pannerées  de  friandises,  des  écroule- 
ments de  brioches.  Le  Nabab  en  course  dans  Paris  déva- 
lisait  pour  eux  toute  une  devanture  de  confiseur  qu'il 
faisait  porter  au  collège  avec  cet  élan  de  cœur  mêlé 
d'une  ostentation  de  nègre,  qui  caractérisait  tous  ses 
actes.  De  même  pour  les  joujoux,  toujours  trop  beaux, 
pomponnés,  inutiles,  de  ces  joujoux  qui  font  la  montre 
et  que  le  Parisien  n'achète  pas.  Mais  ce  qui  attirait  sur- 
tout aux  petits  Jansoulet  le  respect  des  élèves  et  des 
maîtres,  c'était  leur  porte-monnaie  gonflé  d'or,  tou- 
jours prêt  pour  les  quêtes,  pour  les  fêtes  de  profes^ 
seur,  et  les  visites  de  charité,  ces  fameuses  visites 
organisées  par  le  coUége  Bourdaloue,  une  des  ten- 
tations du  programme ,  l'émerveillement  des  âmes 
sensibles. 

Deux  fois  par  mois,  à  tour  de  rôle,  les  élèves  faisant 
partie  de  la  petite  Société  de  Saint-Yincent-de-Paol^ 

la. 


138  LS   NABAB. 

fondée  aa  collège  sur  le  modèle  de  la  grande,  s'en 
allaient  parpetitesescouades,  seuls  comme  des  hommes, 
porter  an  fin  fond  des  faubourgs  populeux  des  secours 
et  des  consolations.  On  voulait  leur  apprendre  ainsi  la 
charité  expérimentale,  Tart  de  connaître  les  besoins, 
les  misères  du  peuple,  et  de  panser  ces  plaies,  toujours 
un  peu  écœurantes,  à  raide  d*un  cérat  de  bonnes  pa- 
roles et  de  maximes  ecclésiastiques.  Consoler,  érangé- 
liser  les  masses  par  Tenfance,  désarmer  Tincrédulité 
religieuse  par  la  jeunesse  et  la  naïveté  des  apôtres  :  tel 
était  le  but  de  la  petite  Société,  but  entièrement  manqué, 
du  reste.  Les  enfants,  bi^i  portants,  bien  vêtus,  bien 
nourris,  n*all£mt  qu*à  des  adresses  désignées  d*avance, 
trouvaient  des  pauvres  de  bonne  mine,  parfois  un  peu 
malades,  mais  très-propres,  déjà  inscrits  et  secourus 
par  la  riche  organisation  de  TÉglise.  Jamais  ils  ne  tom- 
baient dans  un  de  ces  intérieurs  nauséabonds,  où  la 
faim,  le  deuil,  Tabjeetion,  toutes  les  tristesses  physiques 
ou  morales  s'inscrivent  en  lèpre  sur  les  murs,  en  rides 
indélébiles  sur  les  fronts.  Leur  visite  était  préparée 
comme  celle  du  souverain  entrant  dans  un  corps  de 
garde  pour  goûter  la  soupe  du  soldat;  le  corps  de  garde 
est  prévenu,  et  la  soupe  assaisonnée  pour  les  papilles 
royales...  Avez-vous  vu  ces  images  des  livres  édifiants, 
où  un  petit  communiant,  sa  ganse  au  bras,  son  cierge 
à  la  main,  et  tout  frisé,  vient  assister  sur  son  grabat 
un  pauvre  vieux  qui  tourne  vers  le  ciel  des  yeux  blancs? 
Les  visites  de  charité  avaient  le  même  convenu  de  mise 
en  scène,  d'intonation.  Aux  gestes  compassés  des  petits 
prédicateurs  aux  bras  trop  courts,  répondaient,  des  pa- 
roles apprises,  fausses  à  faire  loucher.  Aux  encourage 
ments  comiques,  aux  «  consolations  prodiguées  »  en 
phrases  de  livres  de  prix  par  des  voix  de  jeunes  coqs. 


LE  NABAB.  189 

eérhumés,  les  bénédictions  attendries,  les  momerie» 
geignardes  et  piteuses  d'un  porche  d'église  à  la  sortie 
de  vêpres.  Et  sitôt  les  jeunes  visiteurs  partis,  quelle 
explosion  de  rires  et  de  cris  dans  la  mansarde, 
quelle  danse  en  rond  autour  de  l'offrande  apportée,  qtiel 
bouleversement  du  fauteuil  où  l'on  avait  joué  au  ma- 
lade, de  la  tisane  répandue  dans  le  feu,  un  feu  de 
eeiMlres  très-artistement  préparé  I 

Quand  les  petits  Jansoulet  sortaient  chez  leurs  pa- 
rents, on  les  confiait  à  l'homme  axr  fez  rouge,  à  l'in- 
dispensable Bompain.  C'est  Bompain  qui  les  menait  aux 
Champs-Elysées,  parés  de  vestons  anglais,  de  melons  à 
la  dernière  mode,  —  à  sept  ansi  —  de  petites  cannes 
au  bout  de  leurs  gants  en  peau  de  chien.  C'est  Bom- 
pain, qui  faisait  bourrer  de  victuailles  le  break  de 
courses  où  il  maniait  avec  les  enfants,  leur  carte  au 
chapeau  contourné  d'un  voile  vert,  assez  semblables  à 
ces  personiiagep  de  pantosninies  lilliputiennes  dont  tout 
le  comique  réside  dans  1&  grosseur  des  tètes,  comparée 
aux  petites  jambes  et  aux  gestes  de  nains.  On  fumait, 
on  buvait  à  pitié.  Quelquefois,  l'homme  au  fez,  tenant 
à  peine  debotit,  les  ramenait  affreusement  malades... 
Et  pourtant,  Jansouiet  les  ain^t  ses  <(  petits,  »  le  cadet, 
surtout,  qui  lui  rappelait,  avec  ses  grands  cheveux,  son 
air  poupin,  la  petite  Afchin  passant  dans  son  carrosse. 
Mais  ik  avaient  encore  l'âge  où  les  enfants  appartiem^ent 
à  la  mère,  où  ni  le  grand  tailleur,  ni  les  maîtres  par- 
faits, niia  pension  chic,  ni  les  poneys  sanglés  pour  les 
petits  hommes  dans  l'écurie,  rien  ne  remplace  la  main 
attentive  et  soigneuse,  la  chaleur  et  la  gaieté  du  nid.  Le 
père  ne  pouvait  pas  leur  donner  cela,  lui  ;  et  puis  il  était 
ù  occupé  ! 

BilUe  iilïaires  :  la  Cam%  territoriale,  l'installatioB  de 


w 


140  LE  NABAB. 

la  galerie  de  tableaux,  des  courses  au  Tattersall  avec 
Bois-rHéry  ,  un  bibelot  à  aller  voir,  ici  ou  là,  chez  des 
amateurs  désignés  par  Schwalbach,  des  heures  passées 
avec  les  entraîneurs,  les  jockeys,  les  marchands  de 
curiosités,  Texistence  encombrée  et  multiple  d'un  bour- 
geois gentilhomme  du  Paris  moderne.  Il  gagnait  à  tous 
ces  frottements  de  se  parisianiser  un  peu  plus  chaque 
jour,  reçu  au  cercle  de  Monpavon,  au  foyer  de  la  danse, 
dans  les  coulisses  de  théâtre,  et  présidant  toujours  ses 
fameux  déjeuners  de  garçon,  les  seules  réceptions  pos* 
sibles  dans  son  intérieur.  Son  existence  était  réellement 
très-remplie,  et  encore,  de  Géry  le  déchargeait-il  de  la 
plus  grande  corvée,  le  département  si  compliqué  des 
demandes  et  des  secours. 

Maintenant,  le  jeune  homme  assistait  à  sa  place  à 
toutes  les  inventions  audacieuses  et  burlesques,  àtoutes 
les  combinaisons  héroï-comiques  de  cette  mendicité  de 
grande  ville,  organisée  comme  un  ministère,  innom- 
brable comme  une  armée,  abonnée  aux  journaux,  et 
sachant  son  Bottin  par  cœur.  Il  recevait  la  dame  blonde, 
hardie,  jeune  et  déjà  fanée,  qui  ne  demande  que  cent 
louis,  avec  la  menace  de  se  jeter  à  Teau  tout  de  suite 
en  sortant,  si  on  ne  les  lui  donne  pas,  et  la  grosse  ma- 
trone, Tair  avenant,  sans  façon,  qui  dit  en  entrant  : 
«  Monsieur,  vous  ne  me  connaissez  pas...  Je  n*ai  pas 
rhonneur  de  vous  connaître  non  plus;  mais  nous  au- 
rons fait  vite  connaissance...  Veuillez  vous  asseoir  et 
causons.  »  Le  commerçant  aux  abois,  à  la  veille  de  la 
faillite,  —  c'est  quelquefois  vrai,  —  qui  vient  supplier 
qu'on  lui  sauve  Thonneur,  un  pistolet  tout  prêt  pour  le 
suicide,  bossuant  la  poche  de  son  paletot,  —  quelque- 
fois, ce  n'est  que  l'étui  de  sa  pipe.  Et  souvent  de  vraies 
détresses,  fatigantes  et  prolixes,  de  gens  qui  ne  savent 


LE   NABAB.  Ul 

même  pas  raconter  combien  ils  sont  malhabiles  à 
gagner  leur  vie.  A  c6té  de  ces  mendicités  découvertes, 
il  y  avait  celles  qui  se  déguisent  :  charité,  philanthropie, 
bonnes  œuvres,  encouragements  artistiques,  les  quêtes 
à  domicile  pour  les  crèches,  les  paroisses,  les  repenties, 
les  Sociétés  de  bienfaisance,  les  bibliothèques  d'arron- 
dissement. Enfin,  celles  qui  se  parent  d'un  masque 
mondain  :  les  billets  de  concert,  les  représentations  à 
bénéfices,  les  cartes  de  toutes  couleurs,  «  estrade,  pre* 
mières,  places  réservées.  »  Le  Nabab  exigeait  qu'on  ne 
refusât  aucune  ofirande,  et  c'était  encore  un  progrès 
qu'il  ne  s'en  chargeât  plus  lui-même.  Assez  longtemps, 
il  avait  couvert  d'or,  avec  une  indifiiérence  généreuse, 
toute  cette  exploitation  hypocrite,  payant  cinq  cents 
francs  une  entrée  au  concert  de  quelque  cithariste  wur- 
tembergeoise  ou  d'un  joueur  de  galoubet  languedo- 
cien, qu'aux  Tuileries  ou  chez  le  duc  de  Mora  on  aurait 
cotée  dix  francs.  A  certains  jours,  le  jeune  de  Géry  sor- 
tait de  ces  séances  écœuré  jusqu'à  la  nausée.  Toute 
l'honnêteté  de  sa  jeunesse  se  révoltait;  il  essayait  au- 
près du  Nabab  des  tentatives  de  réforme.  Mais  celui-ci, 
au  premier  mot,  prenait  la  physionomie  ennuyée  des 
natures  faibles,  mises  en  demeure  de  se  prononcer,  ou 
bien  il  répondait  avec  un  haussement  de  ses  solides 
épaules  :  «  Mais,  c'est  Paris,  cela,  mon  cher  enfant... 
Ne  vous  effarouchez  pas,  laissez-moi  faire...  Je  sais  où 
je  vais  et  ce  que  je  veux.  »  . 

Il  voulait  alors  deux  choses,  la  députât  ion  et  U  croix. 
Pour  lui,  c'étaient  les  deux  premiers  étages  de  la  grande 
montée,  où  son  ambition  le  poussait.  Député,  il  le  serait 
certainement  par  la  Caisse  territoriale,  à  la  tête  de  la- 
quelle il  se  trouvait.  Paganetti  de  Porto- Vecchio  le  lui 
disait  souvent  : 


14S  LE  NÀBÀB. 

— Quand  le  jour  sera  Tenu,  l'île  se  lèvera  et  votera 
pour  vous,  comme  un  seul  homme. 

Seulement,  ce  n*est  pas  tout  d'avoir  des  électeurs  ; 
il  faut  encore  qu'un  nége  soit  vacant  à  la  Chambre,  et 
la  Corse  y  comptait  tous  ses  représentants  au  complet. 
L'un  d'eux,  pourtant,  le  vieux  Popolasea,  infirme,  hors 
d'état  d'accomplir  sa  tâche,  aurait  peut-être,  à  de  cer- 
taines clauses,  donné  volontiers  sa  démission.  C'était 
une  affaire  délicate  à  traiter,  mais  très-faisable,  le 
bonhomme  ayant  une  famille  nombreuse,  des  terres 
qui  ne  rapportaient  pas  le  deux,  un  palais  en  ruine  à 
Bastia,  où  ses  enfants  se  nourrissaient  de /)o/éw^a,  et  un 
logement  à  Paris,  dans  un  garni  de  dix-huitième 
ordre.  En  ne  regardant  pas  à  cent  ou  deux  cent  mille 
francs,  on  devait  venir  à  bout  de  cet  honorable  affamé, 
qui,  tàté  par  Paganetti,  ne  disait  ni  oui  ni  non,  séduit 
par  la  grosse  somme,  retenu  par  la  gloriole  de  sa  situa- 
tion. L'affaire  en  était  là,  pouvait  se  décider  un  jour  ou 
l'autre. 

Pour  la  croix,  tout  allait  encore  mieux.  L'œuvre  de 
Bethléem  avait  décidément  fait  aux  Tuileries  un  bruit 
du  diable.  On  n'attendait  plus  que  la  visite  de  M.  de  La 
Perrière  et  son  rapport  qui  ne  pouvait  manquer  d'être 
favorable,  pour  inscrire  sur  la  liste  du  16  mars,  à  la 
date  d'un  anniversaire  impérial,  le  glorieux  nom  de 
Jansoulet...  Le  16  mars,  c'est-à-dire  avant  un  mois... 
Que  dirait  le  gros  Hemerlingue  de  cette  insigne  faveur, 
lui  qui,  depuis  si  longtemps,  devait  se  contenter  du 
Nisham.  Et  le  bey,  à  qui  l'on  avait  fait  croire  que  Jan- 
soulet était  au  ban  de  la  société  parisienne,  et  la  vieille 
mère,  là-bas,  à  Saint-Romans,  toujours  si  heureuse  des 
succès  de  son  filsl...  Est-ce  que  cela  ne  valait  pas 
quelques  millions  habilement  gaspillés  et  laissés  aux 


LE   NABAB.  143 

oiseaux  sur  cette  rouie  de  la  gloire  où  le  Nabab  marchait 
en  enfant,  sans  souci  d'être  dévoré  tout  au  bout?  Et 
n'y  avait-il  pas  dans  ces  joies  extérieures,  ces  honneurs 
cette  considération  chèrement  achetés,  une  compensa- 
tion à  tous  les  déboires  de  cet  Oriental  reconquis  à  1^ 
vie  européenne,  qui  voulait  un  iover  et  n'avait  qu'un 
caravansérail,  cherchait  une  femme  et  ne  trouvait 
fu'une  Levantine. 


\n\ 


L*(EUVRE  DÇ  BETHLÉEM. 


Belhléem  1  Pourquoi  ce  nom  légendaire  et  doux 
chaud  comme  la  paille  de  Tétable  miraculeuse;  vous 
faisait-îl  si  froid  à  voir  écrit  en  lettres  dorées  tout  en 
haut  de  cette  grille  de  fer  !  Cela  tenait  peut-être  à  la 
mélancolie  du  paysage,  cette  immense  plaine  triste  qui 
va  de  Nanterre  à  Saint-Gloud,  coupée  seulement  par 
quelques  bouquets  d'arbres  ou  la  fumée  des  cheminées 
d'usine.  Peut-être  aussi  à  la  disproportion  existant  entre 
rhumble  bourgade  invoquée,  et  rétablissement  gran- 
iiose,  cette  villa  genre  Louis  XIII  en  béton  aggloméré, 
*oute  rose  entre  les  branches  de  son  parc  défeuillé,  où 
é'étalaient  de  grandes  pièces  d'eau  épaissies  de  mousses 
vertes.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'en  passant  là,  le  cœur  se 
•errait.  Quand  on  entrait,  c*était  bien  autre  chose.  Un 
silence  lourd,  inexplicable,  pesait  sur  la  maison,  où  lei 
figures  apparues  aux  fenêtres  avaient  un  aspect  lugubre 
derrière  les  petits  carreaux  verdâtres  à  l'ancienne  mode. 
Les  chèvres  nourricières  promenées  dans  les  allées 
mordillaient  languissamment  les  premières  pousses, 
avec  des  a  bêêè  »  vers  leur  gardienne  ennuyée  aussi  et 
suivant  les  visiteurs  d'un  œil  morne.  Un  devil  planait, 


LE  NABAB.  lAS 

le  désert  et  l*effroî  d*une  contagion.  Ç^avait  été  pour- 
tant une  propriété  joyeuse,  et  où  naguère  encore  on 
ripaillait  largement.  Aménagée  pour  la  chanteuse  cé-^ 
ièbre  qui  Favait  vendue  à  Jenkins,  elle  révélait  bien  Ti- 
maginatlon  particulière  aux  théâtres  de  chant,  par  un 
pont  jeté  sur  sa  pièce  d*eau  où  la  nacelle  défoncée  s'em- 
plissait de  feuilles  moisies,  et  son  pavillon  tout  en  ro- 
eaillesy  enguirlandé  de  lierres  grimpants.  Il  en  avait  vu 
de  drôles,  ce  pavillon,  du  temps  de  la  chanteuse,  main- 
tenant il  en  voyait  de  tristes,  oâr  Finfirmerie  était  in- 
stallée là. 

  vrai  dire,  tout  rétablissement  n*était  qu*une  vaste 
infirmerie.  Les  enfants,  à  peine  arrivés,  tombaient  ma- 
lades, languissaient  et  finissaient  par  mourir,  si  les  pa- 
rents ne  les  remettaient  vite  sous  la  sauvegarde  du 
foyer.  Le  curé  de  Nanterre  s'en  allait  si  souvent  à  Beth- 
léem avec  ses  vêtements  noirs  et  sa  croix  d'argent,  le 
menuisier  avait  tant  de  commandes  pour  la  maison, 
qu'on  le  savait  dans  le  pays  et  que  les  mères  indignées 
montraient  le  poing  à  la  nourricerie  modèle,  de  très- 
loin  seulement  pour  peu  qu'elles  eussent  sur  les  bras  un 
poupon  blanc  et  rose  à  soustraire  à  toutes  les  conta- 
gions de  l'endroit  C*est  ce  qui  donnait  à  cette  pauvre 
demeure  un  aspect  si  navrant.  Une  maison  où  les  en- 
fants meurent  ne  peut  pas  être  gaie  ;  impossible  d'y  voir 
les  arbres  fleurir,  les  oiseaux  nicher,  Teau  couler  en 
risettes  d'écume, 

La  chos3  paraissait  désormais  acquise.  Excellente  en 
soi,  l'œuvre  de  Jenkins  était  d'une  application  extrême- 
ment difficile,  presque  impraticable.  Dieu  sait  pourtant 
qu'on  avait  monté  l'affaire  avec  un  excès  de  zèle  dans 
tous  les  moindres  détails,  autant  d'argent  et  de  monde 
qu'il  en  fallait.  A  la  tête,  un  praticien  des  plus  habiles, 

13 


146  ^LE  NABAB. 

M.  Pon devez,  élève  des  hôpitaux  de  Paris  ;  et  près  de 
lui,  pour  les  soins  plus  intimes,  une  femme  de  con- 
fiance, madame  Polge.  Puis  des  bonnes,  des  lingères, 
des  infirmières.  Et  que  de  perfectionnements  et  d*entrB- 
lien,  depuis  Teau  distribuée  dans  cinquante  robinets  à 
système  jusqu*à  Tomnibus,  avec  son  cocher  à  la  livrée 
dC' Bethléem,  8*en  allant  vers  la  gare  deRueil  à  tons  lei 
trains  de  la  journée,  en  secouant  ses  grelots  de  poste. 
Enfin  des  chèvres  magnifiques,  des  chèvres  du  Thibet, 
soyeuses,  gonflées  de  lait.  Tout  était  admirable  comme 
organisation  ;  mais  U  y  avait  un  point  où  tout  chop- 
pait.  Cet  allaitement  artificiel,  tant  pr6né  par  la  ré- 
clame >  n'agréait  pas  aux  enfants.  C'était  une  obsti- 
nation singulière,  un  mot  d*ordre  qu'ils  se  donnaient 
entre  eux,  d'an  coup  d'œil,  pauvres  petits  chats^  car  ils 
ne  parlaient  pas  encore,  la  plupart  même  ne  devaient 
jamais  parler  :  «  Si  vous  voulez,  nous  ne  téte/ons  pas 
les  chèvres.  »  Et  ils  ne  les  tétaient  pas,  ils  aimaient 
mieux  mourir  l'un  après  l'autre  que  de  les  téter.  Est- 
ce  que  le  Jésus  de  Bethléem,  dans  son  étable,  était 
nourri  par  une  chèvre?  Est-ce  qu'il  ne  pressait  pas  au 
contraire  un  sein  de  femme  doux  et  plein  sur  lequel  il 
s'endormait  quand  il  n'avait  plus  soif?  Qui  donc  a  ja- 
mais vu  de  chèvre  entre  le  bœuf  et  l'âne  légendaires 
dans  cette  nuit  où  les  bétes  parlaient  ?  Alors  pourquM 
mentir,  pourquoi  s'appeler  Bethléem?... 

Le  directeur  s'était  ému  d'abord  de  tant  de  victimes. 
Épave  de  la  vie  du  «  quartier,  j»  ce  Pondevèz,  étudiant 
de  vingtième  année  bien  connn  dans  tous  les  débits  de 
prunes  du  boulevard  Saint-Michel  sous  le  nom  de  Pom- 
pon, n'était  pas  un  méchant  homme.  Quand  il  vit  le 
peu  de  succès  de  l'alimentation  artificielle,  il  prit  tont 
bonqement  quatre  ou  cinq  vigoureuses  nourrices  dans 


L£  NABAB.  U7 

le  pays,  ^  il  n'en  fallut  pas  plus  pour  rendre  Tappétli 
inx  enfants.  Ce  mouvement  d'humanité  faillit  lui  coûter 
ia  place. 

«  Des  nourrices  à  Bethléem,  dit  Jenkins  furieux  lors- 
qu'il vint  faire  sa  visite  hebdomadaire...  Êtes- vous  fou? 
Eh  bien  I  alors,  pourquoi  les  chèvres^  et  les  pelouses 
pour  les  nourrir,  et  mon  idée,  et  les  brochures  sur  mon 
idée?...  Qu'est-ce  que  tout  cela  devient?...  Mais  vous 
aUez  contre  mon  système,  vous  volez  Targent  du  fon- 
dat^xr... 

—  Cependant,  mon  cher  maître,  essayait  de  répon- 
dre l'étudiant  passant  les  mains  dans  les  poils  de  sa 
longue  barbe  rousse,  cependant...  puisqu'ils  ne  veulent 
pas  de  cette  nourriture.. . , 

—  Eh  bien  !  qu'ils  jeûnent,  mais  que  le  principe  de 
l'allaitement  artificiel  soit  respecté ...  Tout  est  là...  Je 
ne  veux  plus  avoir  à  vous  le  répéter.  Renvoyez-moi  ces 
affreuses  nourrices...  Nous  avons  pour  élever  nos  en- 
fants le  lait  de  chèvre,  le  lait  de  vache  à  l'extrême  ri- 
gueur ;  mais  je  ne  saurais  leur  accorder  davantage.  » 

Il  ajouta  en  prenant  son  air  d'ap6tre  : 

«  Nous  sommes  ici  pour  la  démonstration  d'une 
grande  idée  philanthropique.  Il  faut  qu'elle  triomphe, 
même  au  prix  de  quelques  sacrifices.  Yeillez-y.  » 

Pondevèz  n'insista  pas.  Après  tout,  la  place  était 
bonne,  assez  près  de  Paris  pour  permettre  le  dimanche 
des  descentes  du  Quartier  à  Nanterre  ou  la  visite  du  di* 
recteur  à  ses  anciennes  brasseries.  Madame  Polge  — 
que  Jenkins  appelait  toujours  «  notre  intelligente  sur- 
veillante »  et  qu'il  avait  mise  là  en  effet  pour  tout  sur- 
veiller, principalement  le  directeur  —  n'était  pas  aussi 
sévère  que  ses  attributions  l'auraient  fait  croire  et  cé- 
dait volontiers  à  quelques  petits  verres  de  «  fine  »  ou  à 


148  LE  NÀBÀB. 

une  partie  de  bézigue  en  quinze  cents.  Il  renvoya  donc 
les  nourrices  et  essaya  de  se  blaser  sur  tout  ce  qui 
pouvait  arriver.  Ce  qu'il  arriva  ?  Un  vrai  Massacre 
des  Innocents.  Aussi  les  Quelques  parents  un  peu  aisés, 
ouvriers  ou  commerçants  de  faubourg,  qui,  tentés  par 
les  annonces,  s'étaient  séparés  de  leurs  enfants,  les  re- 
prenaient bien  vite,  et  il  ne  resta  plus  dans  rétablisse- 
ment que  les  petits  malheureux  ramassés  sous  les  por- 
ches ou  dans  les  terrains  vagues,  expédiés  par  les  hos- 
pices, voués  à  tous  les  maux  dès  leur  naissance.  La 
mortalité  augmentant  toujours,  même  ceux-là  vinrent 
à  manquer,  et  Tomnibus  parti  en  poste  au  chemin 
d^  fer  s*en  revenait  bondissant  et  léger  comme  un 
corbillard  vide.  Combien  cela  durerait-il?  Combien  de 
temps  mettraient-ils  à  mourir  les  vingt-cinq  ou  trente 
petits  qui  restaient?  C'est  ce  que  se  demandait  un  matin 
M.  le  directeur  ou  plutôt,  comme  il  s'était  surnommé 
iui-mème,  M.  le  préposé  aux  décès  Pondevèz,  assis  eh 
face  des  coques  vénérables  de  madame  Polge  et  faisant 
après  le  déjeuner  la  partie  favorite  de  cette  personne. 
«  Oui,  pia  bonne  madame  Polge,  qu'allons-nous  de- 
venir?... Ça  ne  peut  pas  durer  longtemps  comme  cela... 
Jenkins  ne  veut  pas  en  démordre,  les  gamins  sont  en- 
têtés comme  des  chevaux...  Il  n'y  a  pas  à  dire,  ils  nous 
passeront  tous  entre  les  mains...  Voilà  le  petit  Yalaque 
—  je  marque  le  roi,  madame  Polge  —  qui  va  mourir 
d'un  moment  à  l'autre.  Vous  pensez,  ce  pauvre  petit 
gosse,  depuis  trois  jours  qu'il  ne  s'est  rien  collé  dans 
l'œsophage...  Jenkins  a  beau  dire;  on  ne  bonifie  pas 
les  enfants  comme  les  escargots,  en  les  faisant  jeûner... 
C'est  désolant  tout  de  même  de  n'en  pas  pouvoir  sauver 
un...  L'infirmerie  est  bondée...  Vrai  de  vrai,  ça  prend 
une  fichue  tournure...  Quarante  de  bezigue...  » 


LE  NABAB.  141 

Deax  coups  sonnés  àla  grille  de  rentrée  interrompirent 
ton  monologue.  L^omnibus  revenait  du  chemin  de  fer 
et  ses  roues  grinçaient  sur  le  sable  d'une  façon  inaccou" 
tumée. 

«  C'est  étonnant,  ditPondevèz...  la  voiture  n'est  pas 
vide.  » 

Elle  vint  effectivement  se  ranger  au  bas  du  perron  avec 
une  certaine  fierté,  et  l'homme  qui  en  descendit  fran- 
chit l'escalier  d'un  bond.  C'était  une  estafette  de  Jenkins 
apportant  une  grande  nouvelle  :  le  docteur  arriverait 
dans  deux  heures  pour  visiter  l'asile,  avec  le  Nabab  et 
on  monsieur  des  Tuileries.  Il  recommandait  bien  que 
tout  fût  prêt  pour  les  recevoir.  La  chose  s'était  décidée 
si  brusquement  qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps  d'écrire  ; 
mais  il  comptait  que  M.  Pondevèz  ferait  le  nécessaire. 

tt  II  est  bon  là  avec  son  nécessaire  I  »  murmura  Pon- 
devèz tout  effaré...  La  situation  était  critique.  Cette 
visite  importante  tombait  au  plus  mauvais  moment,  en 
pleine  débâcle  du  système.  Le  pauvre  Pompon ,  très- 
perplexe,. tiraillait  sa  barbe,  en  en  mâchant  des  brins* 

—  Allons,  dit-il  tout  à  coup  à  madame  Polge,  dont 
la  longue  figure  s'allongeait  encore  entre  ses  coques. 
Nous  n'avons  qu'un  parti  à  prendre.  Il  nous  faut  démé- 
nager l'infirmerie,  transporter  tous  les  malades  dans  le 
dortoir.  Us  n'en  iront  ni  mieux  ni  plus  mal  pour  être 
réinstallés  là  une  demi-journée.  Quant  aux  gourmeux, 
nous  les  serrerons  dans  un  coin.  Us  sont  trop  laids,  on 
ne  les  montrera  pas...  ÂUons-y,  hauti  tout  le  monde 
sur  le  pont.  » 

La  cloche  du  diner  mise  en  branle,  aussitôt  des 
pas  se  précipitent.  Lingères,  infirmières,  servantes, 
gardeuses,  sortent  de  partout,  courent,  se  heurtent 
dans  les  escaUers,  à  travers  les  cours.  Des  ordres  te 

13. 


l&O  .         LIB   NABAB. 

croisent,  des  cris,  des  appels;  mais  ce  qui  domine , 
e*est  le  bruit  d*un  grand  lava^,  d*un  ruissellement 
d*eau,  comme  si  Bethléem  venait  d*étre  surpris  par  les 
flammes.  Et  ces  plaintes  d^enfants  malades,  arrachés  à 
la  tiédeur  de  leurs  lits ,  tous  ces  petits  paquets  ^^eu- 
glants  transportés  à  travers  le  parc  humide ,  avec  des 
flottements  de  couvertures  entre  les  branches^  com- 
plètent bien  cette  impression  d'incendie.  Au  bout  ée 
deux  heures,  grâce  à  une  activité  prodigieuse,  la  mai- 
son du  haut  eh  bas  est  prête  à  la  visite  qu'elle  va  rece- 
voir, tout  le  personnel  à  son  poste,  le  calorifère  allumé, 
les  chèvres  pittoresquement  disséminées  dans  le  pare. 
Madame  Polge  a  revêtu  sa  robe  de  soie  verte,  le  direc- 
teur, une  tenue  un  peu  moins  négligée  qu*à  Tordinaire, 
mais  dont  la  simplicité  exclut  toute  idée  de  prémédita- 
tion. Le  secrétaire  des  commandements  peut  venir. 

Et  le  voilà. 

Il  descend  avec  Jenkins  et  Jansoulet  d'un  carrosse 
superbe,  à  la  livrée  rouge  et  or  du  Nabab.  Feignant  le 
plus  grand  étonnement,  Pondevèz  s*est  élancé  au-devant 
de  ses  Visiteurs  : 

«  Ahl  M.  Jenkins,  quel  honneur!...  Quelle  sur- 
prise I  » 

Il  y  a  des  saints  échangés  sur  le  perron ,  des  rêvé* 
rences ,  des  poignées  de  main ,  des  présentations.  Jen- 
kins, son  paletot  flottant,  large  ouvert  sur  sa  lojrale 
poitrine,  épanouit  son  meilleur  et  plus  cordial  sourire; 
pourtant  un  pli  significatif  traverse  son  front.  Il  est  in- 
quiet des  surprises  que  leur  ménage  rétablissement  dont 
il  connaît  mieux  que  personne  la  détresse.  Pourvu  que 
Pondevèz  ait  pris  ses  précautions...  Gela  commenee 
bien,  du  reste.  Le  coup  d'œil  un  peu  théâtral  de  ren- 
trée, ces  toisons  blanches  bondissant  à  travers  les  taillis 


LB  NABAB.  16] 

ont  ravi  M.  de  la  Perrière,  qui  ressemble  lui-même 
avec  ses  yeux  naïfs,  sa  barbiche  blanche,  le  hoche- 
ment continuel  de  sa  tète,  à  une  chèyre  échappée  à  son 
pieu. 

«  D*abord,  Messieurs,  la  pièce  importante  de  la  mai* 
son,  la  Nursery,  »  dit  le  directeur  en  ouvrant  une  portt 
massive  au  fond  de  Tàntichambre.  Ces  messieurs  le 
suivent,  descendent  quelques  marches ,  et  se  trouvent 
dans  une  immense  salle  basse,  carrelée,  Tancienne  cui* 
sine  du  château.  Ce  qui  frappe  en  entrant,  c'est  une 
haute  et  vaste^heminée  sur  le  modèle  d'autrefois,  en 
briques  rouges,  deux1>ancs  de  pierre  se  faisant  face  sous 
le  manteau,  avec  les  armes  de  la  chanteuse  —  une  lyre 
énorme  barrée  d'un  rouleau  de  musique  —  sculptées  au 
fronton  monumental.  L'effet  est  saisissant;  mais  il  vient 
de  là  un  vent  terrible,  qui,  joint  au  froid  du  carrelage, 
à  la  lumière  blafarde  tombant  des  soupiraux  au  ras  de 
terre,  effraie  pour  le  bien-être  des  enfants.  Que  voulez- 
vous  ?  On  a  été  obligé  d'installer  la  Nursery  dans  cet 
endroit  insalubre  à  cause  des  nourrices  champêtres  et 
capricieuses  habituées  au  sans-gêne  de  l'étable;  il  n'y 
a  qu'à  voir  les  mares  de  lait,  les  grandes  flaques  roa- 
geàtres  séchant  sur  le  carreau ,  qu'à  respirer  l'odeur 
àere  qui  vous  saisit  en  entrant,  mêlée  de  petit-lait,  de 
poil  mouillé  et  de  bien  d'autres  choses,  pour  se  con- 
irainere  de  cette  absplue  nécessité. 

La  pièce  est  si  haute  dans  ses  parois  obscures  que  les 
lôfliteurs,  tout  d'abord ,  ont  cru  la  nourrîcerie  déserte. 
On  distingue  pourtant  dans  le  fond  un  groupe  bêlant, 
geignant  et  remuant...  Deux  femmes  de  campagne,  l'air 
dur,  abruti,  la  face  terreuse,  deux  a  nourrices  sèches  » 
qui  méritent  bien  leur  nom,  sont  assises  sur  des  nattes, 
leur  nourrisson  sur  les  bras,  chacune  ayant  devant  elle 


151  LE  NABAB. 

ane  grande  chèvre  qui  tend  son  pis,  les  pattes  écartées* 
Le  directeur  paraît  joyeusement  surpris  : 

«  Ma  foi,  Messieurs,  voici  qui  se  trouve  bien...  DeuY 
de  nos  enfants  sont  en  train  de  faire  un  petit  lunch... 
Nous  allons  voir  comment  nourrices  et  nourrissons  s'en- 
tendent. 

—  Qu'est-ce  qu'ils?...  D  est  fou,  »  se  dit  Jenkins 
terrifié. 

Mais  le  directeur  est  très-lucide  au  contraire ,  et  lui- 
même  a  savamment  organisé  la  mise  en  scène,  en  choi- 
sissant deux  bêtes  patientes  et  douces ,  et  deux  sujets 
exceptionnels,  deux  petits  enragés  qui  veulent  vivre  à 
tout  prix  et  ouvrent  le  bec  à  n'importe  quelle  nourri- 
ture comme  des  oiseaux  encore  au  nid.  , 

«  Approchez-vous,  Messieurs,  et  rendez-vous  compta.» 

C'est  qu'ils  tètent  véritablement,  ces  chérubins.  L'un, 
blotti,  ramassé  sous  le  ventre  de  la  chèvre,  y  va  de  si 
bon  cœur  qu'on  entend  les  glouglous  du  lait  chaud 
descendre  jusque  dans  ses  petites  jambes  agitées  parle 
contentement  du  repas.  L'autre,  plus  calme,  étenda 
paresseusement,  a  besoin  de  quelques  petits  encoura- 
gements de  sa  gardienne  auvergnate  : 

«  Tète,  mais  tète  donc,  bougrril...  » 

Puis,  à  la  fin,  comme  s'il  avait  pris  une  résolution 
subite,  il  se  met  à  boire  avec  tant  d'ardeur  que  la 
femme  se  penche  vers  lui,  surprise  de  cet  appétit  ex- 
traordinaire, et  s'écrie  en  riant  : 

«  Ah I  le  bandit,  en  a-tril  de  la  malice...  c'est  son 
pouce  qu'il  tète  à  la  place  de  la  cabre.  » 

Il  a  trouvé  cela,  cet  ange ,  pour  qu'on  le  laisse  tran- 
quille... L'incident  ne  fait  pas  mauvais  effet;  au  coH' 
traire,  M.  de  la  Perrière  s'amuse  beaucoup  de  cette 
idée  de  nourrice,  que  l'enfant  a  voulu  leur  faire  une 


LE  AXhkB.  1&3 

niche.  D  sort  de  la  Nursery  enchanté  «  Positivement 
en...  en...  enchanté,  »  répète-t-ii  la  tète  branlante ,  en 
montant  le  grand  escalier  aux  murs  sonores ,  décorés 
de  bois  de  cerf,  qui  conduit  au  dortoir. 

Très-claire,  très-aérée,  cette  vaste  salle,  occupant 
toute  une  façade ,  a  de  nombreuses  fenêtres ,  des  ber- 
ceaux espacés,  tendus  de  rideaux  floconneux  et  blancs 
comme  des  nuées.  Des  femmes  vont  et  viennent  dans  la 
large  travée  du  milieu,  des  piles  de  linge  sur  les  bras,  des 
defs  à  la  main,  surveillantes  ou  «  remueuses.  »  Ici  Ton 
m,  voulu  trop  bien  faire,  et  la  première  impression  des 
visiteurs  est  mauvaise.  Toutes  ces  blancheurs  de  mous- 
seline, ce  parquet  ciré  où  la  lumière  s'étale  sans  se 
fondre,  la  netteté  des  vitres  reflétant  le  ciel  tout  triste 
de  voir  ces  choses,  font  mieux  ressortir  la  maigreur,  la 
pâleur  malsaine  de  ces  petits  moribonds  couleur  de 
suaire...  Hélas I  les  plus  âgés  n*ont  que  six  mois,  les 
plus  jeunes  quinze  jours  à  peine,  et  déjà  il  y  a  sur  tous 
ces  visages,  ces  embryons  de  visages,  une  expression 
chagrine,  des  airs  renfrognés  et  vieillots,  une  précocité 
souffrante ,  visible  dans  les  plis  nombreux  de  ces  pe- 
tits fronts  chauves ,  engoncés  de  béguins  festonnés  de 
maigres  dentelles  d^hospice.  De  quoi  souffrent-ils  ? 
Qu'est-ce  qu'ils  ont?  Ils  ont  tout,  tout  ce  qu'on  peut 
avoir  :  maladies  d'enfant  et  maladies  d'homme.  Fruits 
du  vice  et  de  la  misère,  ils  apportent  en  naissant  de 
hideux  phénomènes  d'hérédité.  Celui-là  a  le  palais  per- 
foré, un  autre  de  grandes  plaqués  cuivrées  sur  le  front, 
tous  le  muguet.  Puis  ils  meurent  de  faim.  En  dépit  des 
cuillerées  de  lait,  d'eau  sucrée,  qu'on  leur  introduit  de 
force  dans  la  bouche,  d'un  peu  de  biberon  employé 
malgré  la  défense,  ils  s'en  vont  d'inanition.  Il  faudrait 
à  ces  épuisés  avant  de  naître  la  nourriture  la  plus  jeune, 


154  LE  NABAB. 

la  pias  fortifiante  ;  les  chèvres  pourraient  peut-être  la 
leur  donner ,  mab  ils  ont  juré  de  ne  pas  téter  lés  chè- 
Tres.  Et  voilà  ce  qui  rend  le  dortoir  lugubre  et  silen- 
cieux, sans  une  de  ces  petites  colères  à  poings  fermés, 
an  de  ces  cris  montrant  les  gencives  roses  et  droites  ^ 
où  Tenfant  essaie  son  souffle  et  ses  forces;  à  peine  un 
vagissement  plaintif,  comme  Tincpiiétude  d'une  àme 
qui  se  retourne  en  tous  sens  dans  un  petit  corps  ma- 
lade,  sans  pouvoir  trouver  la  place  pour  y  rester. 

Jenkins  et  le  directeur,  qui  se  sont  aperçus  du  maïa- 
vais  effet  que  la  visite  du  dortoir  produit  sur  leurs 
hôtes,  essaient  d'animer  la  situation,  parlent  très- 
fort,  d'un  air  bon  enfant,  tout  rond  et  satisfait.  Jen- 
kins donne  une  grande  poignée  de  main  à  la  surveil* 
lante  : 

<n  £h  bien  I  madame  Polge,  ça  va,  nos  petHs  élèves? 

—  Gomme  vous  voyez ,  monsieur  le  docteur,  »  ré- 
pond-elle en  montrant  les  lits. 

Elle  est  funèbre  dans  sa  robe  verte,  cette  grande 
Madame  Polge,  idéal  des  nourrices  sèches;  elle  com- 
plète le  tableau. 

Mais  où  donc  est  passé  M.  le  secrétaire  des  comman- 
dements? Il  s'est  arrêté  devant  un  berceau ,  qu'il  exa- 
mine tristement,  debout  et  la  tête  branlante. 

«  Bigre  de  bigre  1  dit  Pompon  tout  bas  à  Madam* 
Polge...  C'est  le  Valaque.  » 

La  petite  pancarte  bleue  actrochée  en  haut  du  ber- 
ceau, comme  dans  les  hospices,  constate  en  effet  la  na- 
tionalité de  l'enfant  :  <(  Moldo-Yalaque.  »  Quel  guignoB 
que  l'attention  de  M.  le  secrétaire  se  soit  portée  juste- 
ment sur  celui-là  1...  Ohl  la  pauvre  petite  tête  couchée 
sur  l'oreiller ,  son  béguin  de  travers ,  les  narines  pin- 
cées, la  bouche  entr'ouverte  par  un  souffle  court,  ha- 


LK  NABAB.  I&5 

letant,  le  souffle  de  ceux  qui  viennent  de  naître,  ansd 
de  ceux  qui  vont  mourir... 

«  Est-ce  qu'il  est  malade?  demande  doucement 
M.  le  secrétaire  au  directeur  qui  s'est  rapproché. 

—  Mais  pas  le  moins  du  monde...  »  a  répondu  Tef- 
fironté  Pompon,  et  s'avançant  vers  le  berceau,  il  fait.une 
risette  au  petit  avec  son  doigt,  redresse  Toreiller^  dit 
d'une  voix  mâle  un  peu  bourrue  de  tendresse  :  «  Ebl 
ben,  àkon  vieux  bonhomme?...  »  Secoué  de  sa  torpeur, 
sortant  de  Tombre  qui  Tenveloppe  déjà,  le  petit  ouvre 
les  yeux  sur^  ces  visages  penchés  vers  lui,  les  regarde 
avec  une  morne  indilTérence,  puis,  retournant  à  son 
rêve  qu'il  trouve  plus  beau,  crispe  ses  petites  mains  ri- 
dées et  pousse  un  soupir  insaisissable.  Mystère  1  Qui 
dira  ce  qu'il  était  venu  faire  dans  la  vie,  celui-là? 
Souffrir  deux  mois,  et  s'en  aller  sans  avoir  rien  vu, 
rien  compris,  sans  qu'on  connaisse  seulement  le  son  de 
sa  voix. 

a  Gomme  il  est  pâle  1...  »  murmure  M.  de  la  Perrière, 
très-pÀle  lui-même.  Le  Nabab  est  livide  aussi.  Un 
souffle  froid  viei^  de  passer.  Le  directeur  prend  un  air 
dégagé  : 

«  C'est  le  reflet...  Nous  sommes  tous  verts  ici. 

—  Mais  oui...  mais  oui...  fait  Jenkins,  c'est  le  reflet 
delà  pièce  d'eau...  Venez  donc  voir, monsieur  le  secré- 
taire. »  Et  il  l'attire  vers  la  croisée  pour  lui  montrer 
la  grande  pièce  d'eau  où  trempent  les  saules,  pendant 
q«e  madame  Polge  se  dépèche  de  tirer  sur  le  rêve  éter- 
nel du  petit  Valàque  les  rideaux  détendus  de  sa  berce- 
lonnette, 

n  faut  continuisr  bien  vite  la  visite  de  rétablisse-» 
ment,  pour  détruire  cette  fâcheuse  impression. 
D'ab^^d  on  montre  à  M.  de  la  Perrière  une  buan- 


156  LE  NABAB. 

derie  splendide ,  avec  étuves,  séchoirs,  thermomètres, 
immenses  armoires  de  noy^er  ciré,  pleines  de  béguins, 
de  brassières,  étiquetés,  noués  par  douzaines.  Une  fois 
le  linge  chauffé,  la  lingère  le  passe  par  un  petit  gui- 
chet en  échange  du  numéro  que  laisse  la  nourrice.  On 
le  voit,  c'est  un  ordre  parfait,  et  tout,  jusqu'à  sa  bonne 
odeur  de  lessive,  donne  à  cette  pièce  un  aspect  sain  et 
campagnard.  Il  y  a  ici  dfi  quoi  vêtir  cinq  cents  enfants. 
C'est  ce  que  Bethléem  peut  contenir,  et  tout  a  été  éta- 
bli sur  ces  proportio]is  :  la  pharmacie  immense,  étin- 
celante  de  verreries  et  d'inscriptions  latines ,  des  pi- 
lons de  marbre  dans  tous  les  coins,  l'hydrothérapie 
aux  larges  piscines  de  pierre,  aux  baignoires  luisantes, 
au  gigantesque  appareil  traversé  de  tuyaux  de  toutes 
tailles  pour  la  douche  ascendante  et  descendante,  en 
pluie,  en  jet,  en  coups  de  fouet,  et  les  cuisines  ornées 
de  superbes  chaudrons  de  cuivre  gradués,  de  fourneaux 
économiques  à  charbon  et  à  gaz.  Jenkins  a  voulu  faire 
un  établissement  modèle  ;  et  la  chose  lui  a  été  facile, 
car  on  a  travaillé  dans  le  grand,  comme  quand  les 
fonds  ne  manquent  pas.  On  sent  aussi  Sur  tout  cela  l'ex- 
périence et  la  main  de  fer  de  «  notre  intelligente  surveil- 
lante, »  à  qui  le  directeur  ne  peut  s'empêcher  de  rendre 
un  hommage  public.  C'est  le  signal  d'une  congratula- 
tion générale  ;  M.  de  la  Perrière,  ravi  de  la  façon  dont 
l'établissement  est  monté,  félicite  le  docteur  Jenkins  do 
sa  belle  création,  Jenkins  complimente  son  ami  Pon- 
devèz,  qui  remercie  à  son  tour  le  secrétaire  des  com- 
mandements d'avoir  bien  voulu  honérer  Bethléem  de 
sa  visite.  Le  bon  Nabab  mêle  sa  voix  à  ce  concert  d'é- 
loges, trouve  un  mot  aimable  pour  42hacun,  mais  s'é- 
tonne un  peu  tout  de  même  qu'on  ne  Tait  pas  félicité 
lui  aussi,  puisqu'on  y  était.  Il  est  vrai  que  la  meilleure 


i 

f 
X 


LE  NABAB.  157 

des  félicitations  Tattend  au  16  mars  en  tète  da  Jour- 
nal officiel^  dans  un  décret  qui  flamboie  d'avance  à  ses 
yeux  et  le  fait  loucher  du  côté  de  sa  boutonnière. 

Ces  bonnes  paroles  s'échangent  le  long  d'un  grand 
eorridor  où  les  voix  sonnent  dans  leurs  intonations  pru- 
d'hommesques  ;  mais,  tout  à  coup,  un  bruit  épouvan- 
table interrompt  la  conversation  et  la  marche  des  visi- 
teurs. Ce  sont  des  miaulements  de  chats  en  délire,  des 
beuglements,  des  hurlements  de  sauvages  au  poteau 

de  guerre,  une  effroyable  tempête  de  cris  humains, 
répercutée,  grossie  et  prolongée  par  la  sonorité  des 

hautes  voûtes.  Cela  monte  et  descend,  s'arrête 'Soudain, 
puis  reprend  avec  un  ensemble  extraordinaire.  M.  le 

directeur  s'inquiète ,  interroge.  Jenkins  roule  des  yeux 

furibonds. 

«  Continuons,  dit  le  directeur,  un  peu  troublé  cette 
fois...  je  sais  ce  que  c'est.  » 

Il  sait  ce  que  c'est  ;  mais  M.  de  la  Perrière  veut 
le  savoir  aussi ,  et,  avant  que  Pondevèz  ait  pu  l'ou- 
vrir, il  pousse  la  porte  massive  d'où  vient  cet  horrible 
concert. 

Dans  un  chenil  sordide  qu'a  épargné  le  grand  lessi- 
vage, car  on  ne  comptait  certes  pas  le  montrer,  sur  des 
matelas  rangés  à  terre,  une  dizaine  de  petits  monstres 
sont  étendus,  gardés  par  une  chaise  vide  où  se  prélasse 
un  tricot  commencé,  et  par  un  petit  pot  égueulé,  plein 
de  vin  chaud,  bouillant  sur  un  feu  de  bois  qui  fume. 
Ce  sont  les  teigneux,  les  gourmeux,  les  disgraciés  de 
Bethléem  que  Ton  a  cachés  au  fond  de  ce  coin  retiré, — 
avec  recommandation  à  leur  nourrice  sèche  de  les  ber- 
cer, de  les  apaiser,  de  s'asseoir  dessus  au  besoin  pour 
les  empêcher  de  crier  ;  — mais  que  cette  femme  de  cam- 
l^agne,  inepte  et  curieuse,  a  laissés  là  pour  aller  voirie 

u 


158  L£  NABAB. 

beau  c«!rrosse  fitationnant  dans  la  oonr.  Derrière  eUe» 
les  maillots  se  sont  vite  fatigoés  de  leur  position  bon* 
zontale;  et  rouges,  couverts  de  boutons,  tous  ces  petit» 
«  croûte-leviés  »  ont  poussé  leur  concert  robuste,  car 
ceux-là,  par  miracle,  sont  bien  portants ,  leur  mal  les 
sauve  et  les  nourrit.  Éperdus  et  rémuants  comme  des 
hannetons  renversés,  s*aidant  des  reins,  des  coudes,  les 
uns,  tombés  sur  le  côté,  ne  pouvant  plus  reprendre 
d'équilibre,  les  autres,  dressant  en  Tair,  toutes  gourdes, 
leurs  petites  jambes  emmaillotées,  ils  arrêtent  sponta- 
nément leurs  gesticulations  et  leurs  cris  en  voyant  la 
porte  s'ouvrir  ;  mais  la  barbiche  branlante  de  M.  de 
Laperrière  les  rassure,  les  encourage  de  plus  belle,  et, 
dans  le  vacarme  recrudescent,  c'est  à  peine  si  Ton  dis- 
tingue Texplication  donnée  par  le  directeur  :  «  Enfants 
mis  à  part...  Contagion...  maladies  de  peau.  »  M.  le 
secrétaire  des  commandements  n'en  demande  pas  da-. 
vantage;  moins  héroïque  que  Bonaparte  en  sa  visite  aux 
pestiférés  de  Jaffa,  il  se  précipite  vers  la  porte,  et,  dans 
son  trouble  craintif,  voulant  dire  quelque  chose,  ne 
trouvant  rien,  il  murmure  avec  un  sourire  ineffable  : 
«  Ils  sont  cha... armants.  » 

A  présent,  l'inspection  finie,  les  voici  tous  installés, 
dans  le  salon  du  rez-de-chaussée,  où  madame  Polge  a 
fait  préparer  une  petite  collation.  La  cave  de  Bethléem 
est  bien  garnie.  L'air  vif  du  plateau,  ces  montées,  ces 
descentes  ont  donné  au  vieux  monsieur  des  Tuileries 
an  appétit  qu'il  ne  se  connaît  plus  depuis  longtemps,  si 
bien  qu'il  cause  et  rit  avec  une  familiarité  toute  cam* 
pagnarde,  et  qu'au  moment  du  départ,  tous  debout,  il 
lève  son  verre  en  remuant  la  tète  pour  boire  :  «  A  Bé... 
Bé...  Bethléem  1  »  On  s'émeut,  les  verres  se  choquent, 
puis,  au  grand  trot,  le  carrosse  emporte  la  compagnie 


1 


Lï.    NABâB.  15^ 

par  la  lon^e  ayenne  de  tilleuls,  où  se/ couche  un  so- 
leil rouge  et  froid,  sans  rayons.  Derrière  eux,  le  parc 
reprend  son  silence  morne.  De  grandes  masses  sombres 
s'accumulent  au  fond  des  taillis,  envahissent  la  mai- 
son, gagnent  peu  à  peu  les  allées  et  les  ronds-points. 
Bientôt  il  ne  reste  plus  d'éclairées  que  les  lettres  ironi- 
ques qui  s'incrustent  sur  la  grille  d'entrée,  et  là-bas,  à 
une  fenêtre  du  premier  étage,  une  tache  rouge  et  trem- 
blottante,  la  lueur  d'un  cierge  allumé  au  cheyet  du 
petit  mort. 

«  Par  décret  du  12  mars  1865,  rendu  sur  la  propo^ 
iîtkm  du  ministre  de  rintérieur,  M,  le  docteur  Jenkins, 
président- fondateur  de  tœuvre  de  Bethléem,  est  nommé 
chevalier  de  Vordre  impérial  de  la  Légion  d'honnettr. 
Grand  dévouement  à  la  cause  de  l'humanité.  » 

En  lisant  ces  lignes  à  la  première  page  du  Joumai 
officiel,  le  matin  du  16,  le  pauvre  Nabab  eut  un  éblouis- 
sement. 

Était-ce  possible?  . 

Jenkins  décoré,  et  pas  lui. 

il  relut  la  note  deux  fois,  croyant  à  une  erreur  de  sa 
vision.  Ses  oreilles  bourdonnaient.  Les  lettres  dan- 
saient, doubles,  devant  ses  yeux  avec  ces  cercles  rouges 
qu'elles  prennent  au  grand  soleil.  Il  s'attendait  si  bien 
à  voir  son  nom  à  cette  place  ;  Jenkins  —  la  veille  en- 
core —  lui  avait  dit  avec  tant  d'assurance  :  «  C'est 
faiti  »  qu'il  lui  semblait  toujours  s'être  trompé.  Mais 
non,  c'était  bien  Jenkins...  Le  coup  fut  profond,  in- 
time, prophétique,  comme  un  premier  avertissement 
du  destin,  et  ressenti  d'autant  plus  vivement  que,  de- 
puis des  années,  cet  homme  n'était  plus  habitué  aux 
déconvenues,  vivait  au-dessus  de  l'humanité.  Tout  ce 


l^  LE  NABAB. 

qa'il  y  avait  de  bon  en  lui  apprît  ea  même  temps  la 
méfiance. 

«  £h  bien,  dit-il  à  de  Géry,  entrant  eomme  chaque 
matin  dans  sa  chambre  et  qui  le  surprit  tout  ému  le 
journal  à  la  main,  vous  avez  vu?...  je  ne  suis  pas  à 
VOffictel.  » 

Il  essayait  de  sourire,  les  traits  gonflés  comme  un 
enfant  qui  retient  des  larmes.  Puis,  tout  à  coup,  avec 
cette  franchise  qui  plaisait  tant  chez  lui  :  «  Gela  ine  fait 
beaucoup  de  peine...  je  m'y  attendais  trop.  » 

La  porte  s'ouvrit  sur  ces  mots,  et  Jenkins  se  préci- 
pita essoufflé,  balbutiant,  extraordinairement  agité  : 

«  C'est  une  infamie...  Une  infamie  épouvantable... 
Cela  ne  peut  pas  être,  cela  ife  sera  pas.  » 

Les  paroles  se  pressaient  en  tumulte  sur  ses  ièvres, 
voulant  toutes  sortir  à  la  fois  ;  puis  il  parut  renoncer  à 
exprimer  sa  pensée,  et  jeta  sur  la  table  une  petite  boite 
en  chagrin,  et  une  grande  enveloppe,  toutes  deux  an 
timbre  de  la  chancellerie. 

<c  Voilà  ma  croix  et  mon  brevet...  Ils  sont  à  vons, 
ami...  Je  ne  saurais  les  conserver...  » 

Au  fond,  cela  ne  signifiait  pas  grand'chose.  J&n- 
soulet  se  parant  du  ruban  de  Jenkins  se  serait  fait  très- 
bien  condamner  pour  port  illégal  de  décoration.  Mais 
an  coup  de  théâtre  n'est  pas  forcé  d'être  logique;  celui- 
ci  amena  entre  les  deux  hommes  une  effusion,  des 
étreintes,  un  combat  généreux,  à  la  suite  duquel  Jen- 
kins remit  les  objets  dans  sa  poche,  en  parlant  de  ré- 
clamations, de  lettres  aux  journaux...  Le  Nabab  fut 
encore  obligé  de  l'arrêter  : 

«  Gardez- vous-en  bien,  malheureux...  D'abord,  ce  se- 
rait me  nuire  pour  une  autre  fois..^  Qu^  sait?  peut-être 
qu'au  15  août  prochain... 


tS  NABAB.  lei 

—  Oh  !  ça,  par  exemple...  »  dit  Jenkins  sautant  sur 
eette  idée;  et  le  bras  tendu,  comme  dans  le  Serment  dt 
David  :  «  J'en  prends  rengagement  sacré.  » 

L'affaire  en  resta  là.  Au  déjeuner,  le  Nabab  ne  parla 
de  rien,  fut  aussi  gai  que  de  coutume.  Cette  bonne  hu- 
meur ne  se  démentit  pas  de  la  journée  ;  et  de  Géry,  pour 
qui  cette  scène  avait  été  une  révélation  sur  le  vrai  Jen- 
kins, Texplication  des  ironies,  des  colères  contenues  de 
Félicia  Ruys  en  parlant  du  docteur,  se  demandait  en 
vain  comment  il  pourrait  éclairer  son  cher  patron  sur 
tant  d'hypocrisie.  Il  aurait  dû  savoir  pourtant  q*ie  chez 
les  Méridionaux,  en  dehors  et  tout  effusion,  il  n'y  a  ja- 
mais d'aveuglement  complet,  <c  d'emballement  »  qui  ré- 
siste aux  sagesses  de  la  réflexion.  Dans  la  soirée,  le  Nabab 
avait  ouvert  un  petit  portefeuille  misérable ,  écorné 
aux  angles,  où  depuis  dix  ans  il  faisait  battre  des  mil- 
lions, écrivant  dessus  en  hiéroglyphes  connus  de  lui 
seul,  ses  bénéfices  et  ses  dépenses.  Il  s'absorbait  dans 
ses  comptes  depuis  un  moment,  quand  se  tournant  vers 
de  Géry  : 

«  Savéz-votis  ce  que  je  fais,  mon  cher  Paul?  de* 
manda-t-il. 

—  Non,  Monsieur. 

—  Je  suis  en  train  —  et  son  regard  farceur,  bien  de 

ion  pays,  raillait  la  bonhomie  de  son  sourire  — je  suis 

Mi  train  de  calculer  que  j'ai  déboursé  quatre  cent  trente 

mille  francs  pour  faire  décorer  Jenkins.  » 

Quatre  cent  trente  mille  francs  1  Et  ce  n'était  pas 
fini... 


14 


/ 


tONMC    MAIIIAN 


Trois  fois  par  semcdne,  Paul  de  Géry,  le  soir  veim, 
allait  prendre  sa  leçon  de  comptabilité  dans  la  salle  à 
manger  des  Joyeuse,  non  loin  de  ce  petit  salon  où  la 
famille  lui  était  apparue  le  premier  jmir;  aussi,  pen- 
dant que,  les  yeux  fixés  sur  son  professeur  en  cravate 
blanche,  il  slnitiait  à  tous  les  mystères  du  «  doit  et 
avoir,  t»  il  écoutait  malgré  lui  derrière  la  porte  le  bruit 
léger  de  la  veillée  laborieuse,  en  regrettant  la  vision  de 
tous  ces  jolis  fronts  abaissés  sous  la  lampe.'  M.  Joyeuse 
ne  disait  jamais  un  mot  de  ses  filles.  Jaloux  de  leurs 
grâces  comme  un  dragon  gardant  de  belles  princesses 
dans  une  tour,  excité  par  les  imaginations  fantastiques 
de  sa  tendresse  excessive,  il  répondait  assez  sèchement 
aux  questions  de  son  élève  slnformant  de  <c  ces  demoi- 
selles, »  si  bien  que  le  jeune  homme  ne  lui  en  parla 
plus.  Il  s'étonnait  seulement  de  ne  pas  voir  une  fois 
cette  Bonne  Maman  dont  le  nom  revenait  à  propos  de 
tout  dans  les  discours  de  M.  Joyeuse,  les  moindres  dé- 
tails de  son  existence,  planant  sur  la  maison  comme 
Temblème  de  sa  parfaite  ordonnance  et  de  son  calme. 

•Tant  de  réserve,  de  la  part  d'une  vénérable  dame  qui 


1 


LE  NABAB.  lU 

devait  pourtant  avoir  passé  Tâge  où  les  entreprises  de» 
jeunes  gens  sont  à  craindre,  lui  semblait  exagérée.  Mais; 
en  somme  les  leçons  étaient  bonnes ,  données  d'une 
façon  très-claire,  le  professeur  avait  une  méthode  excel- 
lente de  démonstration,  un  seul  défaut,  celui  de  s'ab- 
sorber dans  des  silences  coupés  de  soubresauts,  d*in* 
terjections  qui  partaient  comme  des  fusées.  En  dehors 
de  cela,  le  meilleur  des  maîtres,  intelligent,  patient  et 
droit.  Paul  apprenait  à  se  retrouver  dans  le  labyrinthe 
compliqué  des  livres  de  commerce  et  se  résignait  à  n'en 
pas  demander  davantage. 

Un  soir^  vers  neuf  heures,  au  moment  où  le  jeune 
homme  se  levait  pour  partir,  M.  Joyeuse  lui  demanda 
8*11  voulait  bien  lui  faire  Thonneur  de  prendre  une  tasse 
de  thé  en  famille,  une  habitude  du  temps  de  la  pauvre 
madame  Joyeuse,  née  de  Saint-Amand,  qui  recevait 
autrefois  *  ses  amis  le  jeudi.  Depuis  qu'elle  était 
morte  et  cpie  leur  position  de  fortune  avait  changé,  les 
anfb  s'étaient  dispersés  ;  mais  oa  avait  maintenu  ce 
petit  «extra  hebdomadaire.  »  Paul  ayant  accepté,  le 
bonhomme  entr'ouvrit  la  porte  et  appela  : 

«  Bonne  Manaan...  » 

Un  pas  alerte  dans  le  couloir,  et,  tout  de  suite,  un 
visage  de  vingt  ans,  nimbé  de  cheveux  bruns,  abon- 
dants et  légers,  fit  son  apparition.  De  Géry,  stupéfait, 
regarda  M.  Joyeuse  : 

«  Bonne  Maman  ? 

—  Oui,  c'est  un  nom  que  nous  lui  avons  donné  quand 
elle  était  petite  fille.  Avec  son  bonnet  k  ruches,  son  au- 
torité d'aînée,  elle  avait  une  drôle  de  petite  figure,  si 
raisonnable...  Nous  trouvions  qu'elle  ressemblait  à  sa 
rand'mère.  Le  nom  lui  en  est  resté.  » 

Au  von  du  brave  homme  en  parlant  ainsi,  on  sentait 


164  L9  NABAB. 

que  pour  lui  c*était  la  chose  la  plus  naturelle  que  cette 
Tippellation  de  grand  parent  décernée  à  tant  de  jeu- 
nesse attrayante.  Chacun  pensait  comme  lai  dans  Ten- 
lourage  ;  et  les  autres  demoiselles  Joyeuse  accouruei 
auprès  de  leur  père,  groupées  un  peu  comme  à  la  vi- 
trine du  rez-de-chaussée,  et  la  vieille  servante  ap- 
portant sur  la  table  du  salon,  où  Ton  venait  de  passer, 
un  magnifique  service  à  thé,  débris  des  anciennes 
splendeurs  du  ménage,  tout  le  monde  appelait  la  jeune 
fille  «  Bonne  Maman...  »  sans  qu*elle  s'en  fatiguât  une 
seule  fois,  Tinfluence  de  ce  nom  béni  mettant  dans  leur 
tendresse  à  tous  une  déférence  qui  la  flattait  et  donnait 
à  son  autorité  idéale  une  singulière  douceur  de  protec- 
tion. 

Est-ce  à  cause  de  ce  titre  d'aïeule  que  tout  enfant  il 
avait  appris  à  chérir,  mais  de  Géry  trouva  à  cette  jeune 
fille  une  séduction  inexprimable.  Gela  ne  ressemblait 
pas  au  coup  subit  qu'il  avait  reçu  d'une  autre  en  plein 
coeur,  à  ce  trouble  où  se  mêlaient  l'envie  de  fuir,  d'échtip- 
per  à  une  possession,  et  la  mélancolie  persistante  que 
laisse  un  lendemain  de  fête,  lustres  éteints,  refrains  pei^ 
dus,  parfums  envolés  dans  la  nuit.  Npn,  devant  cette 
jeune  fille  debout,  surveillant  la  table  de  famille,  regar* 
dant  si  rien  ne  manquait,  abaissant  sur  ses  enfants,  ses 
petits  enfants,  la  tendresse  active  de  ses  yeux,  il  lui  ve- 
nait la  tentation  de  la  connaître,  d'être  de  ses  amis 
depuis  longtemps,  de  lui  confier  des  choses  qu'il  ne 
s'avouait  qu'à  lui-même,  et  quand  elle  lui  offrit  sa 
tasse  sans  mièvrerie  mondaine  ni  gentillesse  de  salon, 
il  aurait  voulu  dire  comme  les  autres  un  «  merci.  Bonne 
Maman  »  où  il  aurait  mis  tout  son  cœur. 

Soudain,  un  coup  joyeux,  vigoureusement  frappé,  fit 
tressauter  tout  le  monde. 


LE  NABAB.  161 

«  Ah  I  voilà  M.  André...  Élise»  vite  une  tasse...  Taia, 
les  petits  gâteaux...  »  Pendant  ce  temps  mademoiselle 
Henriette,  la  troisième  des  demoiselles  Joyeuse,  qui 
avait  hérité  de  sa  mère^  née  de  Saint* Amand.  un  cer- 
tain côté  mondain,  voyant  cette  affluence,  ce  soir*là, 
dans  les  salons,  se  précipitait  pour  allumer  les  deux 
bougies  du  piano. 

—  Mon  cinquième  acte  est  fini...  »  s*écria  le  nouveau 
venu  dès  en  entrant,  puis  il  s'arrêta  net.  «  Ah  I  pardon.  » 
et  sa  figure  prit  une  expression  un  peu  déconfite  en  face 
de  l'étranger.  M.  Joyeuçe  les  présenta  Tun  à  l'autre  : 
M.  Paul  de  Géry  — r  M.  André  Maranne,  non  sans  une 
certaine  solennité.  Il  se  rappelait  les  anciennes  récep- 
tions de  sa  femme  ;  et  les  vases  de  la  cheminée,  les 
deuK  grosses  lampes,  le  bonheur-du-jour,  les  fauteuils 
groupés  en  rond  avaient  Tair  de  partager  cette  illusion, 
plus  brillants  et  rajeunis  par  cette  presse  inaccoutumée. 

—  Alors,  votre  pièce  est  finie  ? 

—  Finie,  M.  Joyeuse»  et  je  compte  bien  vous  la  lire 
«n  de  ces  soirs. 

—  Ohl  oui^  M.André...  Ohl  oui...  dirent  en  chœur 
toutes  les  jeunes  filles.  » 

Le  voisin  travaillait  pour  le  théâtre  et  personne  ici  ne 
doutait  de  son  succès.  Par  exemple,  la  photographie  pro- 
mettaitmoins  de  bénéfices.  Les  clients  étaient  très-rares, 
les  passants  mal  dispo3és.  Pour  s'entretenir  la  main  et 
dérouiller  son  appareil  neuf,  M.  André  recommençait 
tous  les  dimanches  la  famille  de  ses  amis,  qui  se  prêtait 
aux  expériences  avec  une  longanimité  sans  égale,  la 
prospérité  de  cette  photographie  suburbaine  et  com- 
mençante étant  pour  tous  une  afîaire  d'amour-propre, 
éveillant,  même  chez  les  jeunes  filles,  cette  confrater- 
nité touchante  qui  serre  Tune  contre  l'autre  les  destinées 


166  LE  NABAB. 

Infimes  comme  des  passereaux  au  bord  d*un  toit.  Du 
reste,  André  Maranne,  avec  les  ressources  inépuisables 
de  son  grand  front  plein  d'illusion,  expliquait  sans 
amertume  1  indîfférenee  du  public.  Tantôt  la  saison  était 
défavorable  ou  bien  Ton  se  plaignait  du  mauvais  état  d^s 
affaires,  et  il  finissait  par  un  même  refrain  consolant  : 
«  Quand  j'aurai  fait  jouer  Révolte!  »  C'était  le  titre  de 
la  pièce. 

«  C'est  étonnant  tout  da  même,  dit  la  quatrième  de- 
moiselle Joyeuse,  douze  ans,  les  cheveux  à  la  chinoise, 
e^est  étonnant  qu'on  fasse  si  peu  d'affaires  avec  un  si 
beau  balcon  I... 

—  Et  puis  le  quartier  est  très-passant,  ajoute  Élise 
avec  assurance.  »  Bonne  Maman  lui  fait  remarquer  en 
souriant  que  le  boulevard  des  Italiens  Test  encore  da- 
vantage. 

—  Ah  I    s'il    était  boulevard  des  Italiens. ..  »  fait 

« 

M.  Joyeuse  tout  songeur,  et  le  voilà  parti  sur  sa  chi- 
mère arrêtée  tout  à  coup  par  un  geste  et  ces  mots  qu'il 
prononce  d'une  manière  lamentable  «  fermé  pour  cause 
de  faillite.  »  En  une  minute,  le  terrible  Imaginaire  vient 
d'installer  son  ami  dans  un  splendide  appartement  du 
boulevard  où  il  gagne  un  argent  énorme,  tout  en  aug- 
mentant ses  dépenses  d'une  façon  si  disproportionnée 
qu'un  «  pouf  »  formidable  engloutit  en  peu  de  mois 
photographe  et  photographie.  On  rit  beaucoup  quand 
il  donne  cette  explication  ;  mais  en  somme  chacun 
est  d'accord  que  la  rue  Saint-Ferdinand,  quoique 
moins  brillante,  est  bien  plus  sûre  que  le  boulevard  des 
Italiena  En  outre,  elle  se  trouve  tout  près  du  bois  de 
Boulogne,  et  si  une  fois  le  grand  monde  se  mettait  à 
passer  par  ici...  Cette  belle  société  que  sa  mère  recher- 
chait tant,  est  l'idée  fixe  de  mademoiselle  Henriette  ; 


LE  NABAB.  191 

et  elle  s'étonne  qne  la  pensée  de  recevoir  le  higL-Iife  à 
son  petit  cinquième,  étroit  comme  une  cloche  à  melon, 
fi&sse  rire  leur  voisin.  L'autre  semaine  pourtant,  il  lui 
est  venu  une  voiture  avec  livrée.  Tantôt  il  a  eu  aussi 
une  visite  «  très-cossue.  » 

—  Oh  I  tout  à  fait  une  grande  dame,  interrompt 
Bonne  Maman...  Nous  étions  à  la  fenêtre  à  attendre  le 
père...  Nous  Tavons  vue  descendre  de  voiture  et  regar- 
der le  cadre;  nous  pensions  bien  que  c'était  pour  vous. 

—  C'était  pour  moi,  dit  André,  un  peu  gêné. 

—  Un  moment,  nous  avons  eu  peur. qu'elle  passe 
comme  tant  d'autres,  à  cause  de  vois  cinq  étages.  Alors 
nous  étions  là  toutes  les  quatre  à  la  fixer,  à  l'aimanter 
sans  qu'elle  s'en  doute  avec  nos  quatre  paires  d'yeux 
ouverts.  Nous  la  tirions  tout  doucement  par  les  plumes 
de  son  chapeau  et  les  dentelles  de  sa  pelisse.  «  Mais 
montez  donc,  Madame,  montez  donc,  »  à  la  fin,  elle 
est  entrée...  Q  y  a  tant  d'aimant  dans ^  des  yeux  qui 
veulent  bien  I  » 

De  l'aimant,  certes,  elle  en  avait  la  chère  créature, 
Don-seulement  dans  ses  regards  de  couleur  indécise, 
voilés  ou  riants  comme  le  ciel  de  son  Paris,  mais  dans 
sa  voix,  dans  les  draperies  de  sa  robe.  Jusqu'à  la  lon- 
gue boucle,  ombrageant  son  cou  de  statuette  droit  et 
fin,  qui  vous  attirait  par  sa  pointe  un  peu  blondie,  joli- 
ment tournée  sur  un  doigt  souple. 

Le  thé  servi,  pendiant  que  ces  messieurs  finissaient 
de  causer  et  de  boire  —  le  père  Joyeuse  était .  toujours 
très-long  à  tout  ce  qull  faisait,  à  cause  de  ses  subites 
échappées  dans  la  lune,  —  les  jeunes  filles  rapprochè- 
rent leur  ouvrage,  la  table  se  couvrit  de  corbeilles 
d'osier,  de  broderies,  de  jolies  laines  rajeunissant  de 
leurs  tons  éclatants  les  fleurs  passées  du  vieux  tapis,  et 


168  LE  NABAB. 

le  groupe  de  Tautre  soir  se  reforma  dans  le  cercle  lumi- 
neux de  Tabat-jour,  au  grand  contentement  de  Paul  de 
Géry.  G*était  la  première  soirée  de  ce  genre  qu*il  pas- 
sait dans  Paris  ;  elle  lui  en  rappelait  d'autres  bien  loin- 
taines, bercées  par  les  mêmes  rires  innocents,  le  bruit 
doux  des  ciseaux  réposés  sur  la  table,  de  TaignUle 
piquant  du  linge,  ou  ce  froissement  du  feuillet  qu'on 
tourne,  et  de  chers  visages,  à  jamais  disparus,  serrés 
eux  aussi  autour  de  la  lampe  de  famille,  hélas  !  si 
brusquement  éteinte... 

Entré  dans  cette  intimité  charmante,  désormais  il 
n'en  sortit  plus,  prit  ses  leçons  parmi  les  jeunes  filles, 
et  s'enhardit  à  causer  avec  elles,  quand  le  bonhomme 
refermait  son  grand  livre.  Ici  tout  le  reposait  de  cette 
vie  tourbillonnante  où  le  jetait  la  luxueuse  mondanité 
du  Nabab  ;  il  se  retrempait  à  cette  atmosphère  d'hon- 
nêteté, de  simplicité,  essayait  aussi  d'y  guérir  les  bles- 
sures dont  une  main  plus  indifférente  que  cruelle  lui 
criblait  le  cœur  sans  merci. 

«  Des  femmes  m'ont  haï,  d'autres  femmes  m'ont  aimé. 
Celle  qui  m'a  fait  le  plus  de  mal  n'a  jamais  eu  pour 
moi  ni  amour  ni  haine.  »  C'est  cette  femme,  dont  parle 
Henri  Heine,  que  Paul  avait  rencontrée.  Félicia  était 
pleine  d'accueil  et  de  cordialité  pour  lui.  Il  n'y  avait  per- 
sonne à  qui  elle  ftt  meilleur  visage.  Elle  lui  réservait  un 
sourire  particulier  où  l'on  sentait  la  bienveillance  d'un 
œil  d'artiste  s'arrêtantsur  un  type  qui  lui  plaît,  et  la  sa- 
tisfaction d'un  esprit  blasé  que  le  nouveau  amuse,  si 
simple  qu'il  paraisse.  Elle  aimait  cette  réserve^  piquante 
chez  un  Méridional,  la  droiture  de  ce  jugement  dé- 
pourvu de  toute  formule  artistique  ou  mondaine  el 
ragaillardi  d'une  pointe  d'accent  local.  Cela  la  cha»- 


LE   NABAB.  169 

geait  du  coup  de  pouce  en  zigzag  dessinant  Téloge  par 
un  geste  d^  rapin,  des  compliments  de  camarades  sur  la 
manière  dont  elle  campait  un  bonhomme,  ou  bien  de 
ces  admirations  poupines,  des  «  chaamant...  tès>gen- 
til»  dont  la  gratifiaient  les  jeunes  gandins  mâchonnant 
le  bout  de  leur  canne.  Celui-là  au  moins  ne  lui  disait 
rien  de  semblable.  Elle  Tavait  surnommé  Minerve,  à 
cause  de  sa  tranquillité  apparente,  de  la  régularité  de 
son  profil  ;  et  du  plus  loin  qu'elle  le  voyait  : 

«  Ahl  voilà  Minerve...  Salut,  belle  Minerve.  Posez 
votre  casque  et  causons.  » 

Mais  ce  ton  familier,  presque  fraternel,  convainquait 
le  jeune  homme  de  rinutilité  de  son  amour.  Il  sentait 
bien  qu*il  n'entrerait  pas  plus  avant  dans  cette  camara- 
derie féminine  où  manquait  la  tendresse,  et  qu'il  per- 
dait chaque  jour  son  charme  d'imprévu  aux  yeux  de 
cette  ennuyée  de  naissance  qui  semblait  avoir  déjÀ 
vécu  sa  vie  et  trouvait  à  tout  ce  qu'elle  entendait  ou 
voyait  là  fadeur  d'un  recommencement.  Félicia  s'en- 
nuyait. Son  art  seul  pouvait  la  distraire,  l'enlever,  1« 
transporter  dans  une  féerie  éblouissante,  d'où  elle  re- 
tombait toute  meurtrie,  étonnée  chaque  fois  de  ce  réveil 
qui  ressemblait  à  une  chute.  Elle  se  comparait  elle- 
même  à  ces  méduses  dont  l'éclat  transparent,  si  vif 
dans  la  fraîcheur  et  le  mouvement  des  vagues,  s'en 
vient  mourir  sur  le  rivage  en  petites  flaques  gélati- 
neuses. Pendant  ces  chômages  artistiques  où  la  pensée 
absente  laisse  la  main  lourde  sur  l'outil,  Félicia,  privée 
du  seul  nerf  moral  de  son  esprit,  devenait  farouche,  ina- 
bordable, d'une  taquinerie  harcelante,  revanche  des 
mesquineries  humaines  contre  les  grands  cerveaux  las- 
sés. Après  qu'elle  avait  mis  des  larmes  dans  les  yeux 
de  toat  ce  qui  l'aimait,  cherché  les  souvenirs  pénibles 


170  LE  NABAB. 

OU  les  inquiétudes  énervantes,  touché  le  fond  brutal  et 
meurtrissant  de  sa  fatigue,  comme  il  fallait  toujours 
que  quelque  drôlerie  se  mêlât  en  elle  aux  choses  les 
plus  tristes,  elle  évaporait  ce  qui  lui  restait  d*ennui 
dans  une  espèce  de  cri  de  fauve  embêté,  un  bâillement 
rugi  qu^elle  appelait  «  le  cri  du  chacal  au  désert  »  et 
qui  faisait  pâlir  la  bonne  Grenmitz  surprise  dans  Tiner- 
tie  de  sa  quiétude. 

Pauvre  Félicia  I  G*était  bien  un  affreux  désert  que  sa 
vie  quand  Tari  ne  Tégayait  pas  de  ses  mirages,  un  dé- 
sert morne  et  plat  où  tout  se  perdait,  se  nivelait  sous  la 
même  immensité  monotone,  amour  naïf  d'un  enfant 
de  vingt  ans,  caprice  d*un  duc  passionné,  où  tout  se 
recouvrait  d*un  sable  aride  soufQé  par  les  destins  brû- 
lants. Paul  sentait  ce  néant,  voulait  s*y  soustraire  ;  mais 
quelque  chose  le  retenait,  comme  un  poids  qui  déroule 
«ne  chaîne,  et,  malgré  les  calomnies  entendues,  les 
bizarreries  de  l'étrange  créature,  il  s'attardait  délicieu- 
sement auprès  d'elle,  quitte  à  n'emporter  de  cette 
longue  contemplation  amoureuse  que  le  désespoir  d'un 
croyant  réduit  à  n'adorer  que  des  images. 

L'asile,  c'était  là-bas,  dans  ce  quartier  perdu  où  le 
vent  soufflait  si  fort  sans  empêcher  la  flamme  de  mon- 
ter blanche  et  droite,  c'était  le  cercle  de  famille  pré- 
sidé par  Bonne  Maman.  Oh  I  celle-là  ne  s'ennuyait  pas, 
elle  ne  poussait  jamais  le  cri  du  «  chacal  au  désert.  » 
8a  vie  était  bien  trop  remplie  :  le  père  à  encourager,  à 
soutenir,  les  enfants  à  instruire,  tous  les  soins  matériels 
d'un  logis  auquel  la  mère  manque,  ces  préoccupations 
éveillées  avec  l'aube  et  que  le  soir  endort,  à  moins  qu'il 
les  ramène  en  rêve,  un  de  ces  dévoueiïients  infatigables, 
mais   sans  effort  apparent,  très-commodes  pour  le 


LE  NABAB.  17> 

pauTTe  égoïsme  himiain ,  parce  qu'ils  dispensent  de  tonte 
reconnaissance  et  se  font  à  peine  sentir  tellement  ils  ont 
la  main  légère.  Ce  n*était  pas  la  fille  courageuse,  qui 
trayaille  pour  nourrir  ses  parents,  court  le  cachet  du 
matin  au  soir,  oublie  dans  Tagitation  d*un  métier  touâ 
les  embarras  de  la  maison.  N<m,  elle  avait  compris  la 
tâche  autrement,  abeille  sédentaire  restreignant  ses^ 
soins  ou  rucher,  sans  un  bourdonnement  au  dehom 
parmi  le  grand  air  et  les  fleurs.  Mille  fonctions  :  tail- 
leuse,  modiste,  raccommodeuse,  comptable  aussi,  cat 
M.  Joyeuse,  incapable  de  toute  responsabilité,  lui  lais- 
sait la  libre  disposition  des  ressources,  maîtresse  de 
piano,  institutrice. 

Gomme  il  arrive  dans  les  familles  qui  ont  commencé- 
par  Taisance,  Aline,  en  sa  qualité  d'aînée,  avait  été 
élevée  dans  un  des  meilleurs  pensionnats  de  Paris. 
Élise  y  était  restée  deux  ans  avec  elle  ;  mais  les  deiix 
dernières,  venues  trop  tard,  envoyées  dans  de  petits 
externats  de  quartier,  avaient  toutes  leurs  études  à 
compléter,  et  ce  n'était  pas  chose  commode,  la  plus 
jeune  riant  à  tout  propos  d'un  rire  de  santé,  d'épa- 
nouissement, de  jeunesse,  gazouillis  d'alouette  ivre  dé 
blé  vert  et  s'envolant  à  perte  de  vue  loin  du  pupitre  et 
des  méthodes,  tandis  que  mademoiselle  Henriette,  tou- 
jours hantée  par  ses  idées  de  grandeur,  son  amour  du 
«  cossu,  »  ne  mordait  pas  non  plus  très- volontiers  au 
travail.  Cette  Jeune  personne  de  quinze  ans,  à  qui  son 
père  avait  légué  un  peu  de  ses  facultés  Imaginatives, 
arrangeait  déjà  sa.  vie  d'avance  et  déclarait  formel- 
lement qu'elle  épouserait  quelqu'un  de  la  noblesse  et 
n'aurait  jamais  plus  de  trois  enfants  :  «  Un  garçon  pour 
le  nom,  et  deux  petites  filles...  pour  les  habiller  pa- 
reil... » 


179  LE  NABAB. 

—  Oui,  c'est  cela,  disait  Bonne  Maman,  tu  les  habil- 
leras pareil.  En  attendant,  voyons  un  peu  nos  parti* 
cipes.  » 

Mais  la  plus  occupante  était  Élise  avec  son  examen 
subi  trois  fois  sans  succès,  toujours  refusée  à  Thistoire 
et  se  préparant  à  nouveau,  prise  d'un  grand  effroi  et 
d*une  méfiance  d'elle-même  qui  lui  faisaient  pro> 
mener  partout,  ouvrir  à  chaque  instant  ce  malheureux 
traité  d'histoire  de  France,  en  omnibus,  dans  la  rue, 
jusque  sur  la  table  du  déjeuner;  mais,  jeune  fille  déjà 
et  fort  jolie,  elle  n'avait  plus  cette  petite  mémoire  mé- 
canique de  l'enfance  où  dates  et  événements  s'in- 
crustent pour  toute  la  vie.  Parmi  d'autres  préoccu- 
pations, la  leçon  s'envolait  en  une  minute  malgré 
l'apparente  application  de  l'écolière,  ses  longs  cils  en- 
fermant s^s  yeux,  ses  boucles  balayant  les  pages,  et  sa 
bouche  rose  animée  d'un  petit  tremblement  attentif 
répétant  dix  fois  à  la  file  :  «  Louis  dit  le  Hutin  1314- 
1316.  —  Philippe  V  dit  le  Long  1316-1322...  1322... 
Ahl  Bonne  Maman,  je  suis  perdue...  Jamais  je  ne 
saurai...  »  Alors  Bonne  Maman  s'en  mêlait,  l'aidait  à 
fixer  son  esprit,  à  emmagasiner  querques-unes  de  ces 
dates  du  moyen  âge  barbares  et  pointues  comme  les 
casques  des  guerriers  du  temps.  Et  dans  les  intervalles 
de  ces  travaux  multiples,  de  cette  surveillance  géné- 
rale et  constante,  elle  trouvait  encore  moyen  de 
chiffonner  de  jolies  choses,  de  tirer  de  sa  corbeille 
à  ouvrage  quelque  menue  dentelle  au  crocbet  ou  la 
tapisserie  en  train  qui  ne  la  quittait  pas  plus  que  la 
jeune  Élise  son  histoire  de  France.  Même  en  causant, 
ses  doigts  ne  restaient  pas  inoccupés  une  minute. 

—  Vous  ne  vous  reposez  donc  jamais?  lui  disait  de 
Géry,  pendant  qu'elle  comptait  à  demi-voix  les  points 


LE  NABAB.  17» 

de  sa  tapisserie,  «  trois,  quatre,  cinq,  »  pour  en  yariar 
les  nuances. 

«  Mais  c'est  du  repos  ce  travail-là,  répondait-elle... 
Vous  ne  pouvez,  vous  autres  hommes,  savoir  combien 
un  travail  à  Taiguille  est  utile  à  Tesprit  des  femmes, 
n  régularise  la  pensée,  fixe  par  un  point  la  minute 
qui  passe  et  ce  qu'elle  emporterait  avec  elle...  Et  que 
de  chagrins  calmés,  d'inquiétudes  oubliées  grâce  à  cette 
attention  toute  physique,  à  cette  répétition  d'un  mou-^ 
yement  égal,  où  l'on  retrouve  —  de  force  et  bien  vite  — 
l'équilibre  de  tout  son  être...  Gela  ne  m'empêche  pas 
d'être  à  ce  qu'on  dit  autour  de  moi,  de  vous  écouter 
encore  mieux  que  je  ne  le  ferais  dans  l'inaction...  trois, 
quatre,  cinq...  » 

Oh  I  oui,  elle  écoutait.  C'était  visible  à  l'animation  de 
son  visage,  à  la  façon  dont  elle  se  redressait  tout  à 
coup,  l'aiguille  en  l'air,  le  fil  tendu  sur  son  petit  doigt 
relevé.  Puis  elle  repartait  bien  vite  à  l'ouvrage,  quel- 
quefois en  jetant  un  mot  juste  et  profond,  qui  s'accor- 
dait en  général  avec  ce  que  pensait  l'ami  Paul.  Une 
similitude  de  natures,  des  responsabilités  et  des  devoirs 
pareils  rapprochaient  ces  deux  jeunes  gens,  les  faisaient 
s'intéresser  à  leurs  préoccupations  réciproques.  Elle 
savait  le  nom  de  ses  deux  frères,  Pierre  et  Louis,  ses 
projets  pour  leur  avenir  quand  ils  sortiraient  du  col- 
lège... Pierre  voulait  être  marin...  «  Oh!  non,  pas  ma- 
rin, disait  Bonne  Maman,  il  vaut  bien  mieux  qu'il 
vienne  à  Paris  avec  vous.  »  Et  comme  il  avouait  que 
Paris  l'effrayait  pour  eux,  elle  se  moquait  de  ses  ter- 
reurs, l'appelait  provincial,  remplie  d'affection  pour  la 
viUe  où  elle  était  née,  où  elle  avait  grandi  chastement, 
et  qui  lui  donnait  en  retour  ces  vivacités,  ces  raffine- 
ments de  nature,  cette  bonne  humeur  railleuse  qui  fe- 

15. 


174  LE  NABAB. 

raient  penser  que  Paris  avec  ses  pluies,  ses  brouillardBt 
son  ciel  qui  n*en  est  pas  un,  est  ]a  véritable  patrie  dea 
femmes,  dont  il  ménage  les  nerfs  et  développe  les  qua- 
lités intelligentes  et  patientes. 

Chaque  jour  Paul  de  Géry  appréciait  mieux  m^e- 
DioiseUe  Aline,  —  il  était  seul  à  la  nommer  ainsi  dans 
la  maison,  —  et,  chose  étrange  I  ce  fut  Félicia  qui 
acheva  de  resserrer  leur  intimité.  Quels  rapports  pou- 
vait-il y  avoir  entre  cette  fiUe.  d'artiste,  lancée  dans  les 
sphères  les  plus  hautes,  et  cette  petite  bourgeoise  per- 
due au  fond  d'un  faubourg?  Des  rapports  d'enfance  et 
d'amitié,  des  souvenirs  communs,  la  grande  cour  de 
l'institution  Belin,  où  elles  avaient  joué  trois  ans  en- 
semble. Paris  est  plein  de  ces  rencontres.  Un  nom  pro- 
noncé au  hasard  de  la  conversatkm  éveille  tout  à  coup 
cette  question  stupéfaite  : 

«  Vous  la  connaissez  donc  ? 

—  Si  je  connais  Félicia...  Mais  nous  étions  voisines 
de  pupitre  en  première  classe.  Nous  avions  le  méma 
jardin.  Quelle  bonne  fille,  belle,  intelligente...  » 

Et,  voyant  le  plaisir  qu'on  prenait  à  l'écouter,  Aline 
rappelait  les  temps  si  proches  qui  déjà  lui  faisaient  un 
passé,  charmeur  et  mélancolique  comme  tous  les  passés. 
£lle  était  bien  seule  dans  la  vie,  la  petite  Félicia.  Le 
jeudi,  quand  on  criait  les  noms  au  parloir,  personne 
pour  elle  ;  excepté  de  temps  en  temps  une  bonne  dame 
un  peu  ridicule,  une  ancienne  danseuse,  disait-on,  que 
Félicia  appelait  la  Fée.  Elle  avait  ainsi  des  surnoms 
pour  tous  ceux  qu'elle  affectionnait  et  qu'elle  transfor- 
mait dans  son  imagination.  Pendant  les  vacances  on  se 
voyait.  Madame  Joyeuse,  tout  en  refusant  d'envoyer 
Aline  dans  l'atelier  de  M.  Ruys,  invitait  Félida  pour 
rle^  journées  entières,  journées  bien  courtes,  entremé- 


L%   NABAB. 

lées  de  travail,  de  musique,  de  rêves  à  deux,  de  jeunes 
causeries  en  liberté.  «  Oh  I  quand  elle  me  pariait  de 
son  art,  avec  cette  ardeur  qu'elle  mettait  à  tout,  comme 
j*étais  heureuse  de  Tentendre...  Que  de  choses  j'ai  com- 
prises par  elle,  dont  je  n'aurais  jamais  eu  aucune  idée! 
Encore  maintenant,  quand  nous  allQ|is  au  Louvre  avec 
papa,  ou  à  Texposîtion  du  I*'  mai,  cette  émotion  parti- 
culière que  vous  cause  une  belle  soulpture,  un  bon  ta- 
bleau, me  reporte  tout  de  suite  à  Félîcia.  Dans  ma  jeu- 
nesse elle  a  représenté  Tart,  et  cela  allait  bien  à  sa 
beauté,  à  sa  nature  un  peu  décousue  mais  si  bonne,  où 
je  sentais  quelque  chose  de  supérieur  à  moi,  qui  m'en- 
levait très-haut  sans  mlntimider...  Elle  a  cessé  de  me 
voir  tout  à  coup...  Je  lui  ai  écrit,  pas  de  réponse...  En- 
suite la  gloire  est  venue  pour  elle,  pour  moi  les  grands 
chagrins ,  les  devoirs  absorbants. . .  Et  de  toute  cette  ami- 
tié, bien  profonde  pourtant,  puisque  je  n'en  puis  parler 
sans...  «trois,  quatre,  cinq...  )»  Une  reste  plus  rien  que  de 
vieux  souvenirs  à  remuer  comme  une  cendre  éteinte...» 

Penchée  sur  son  travail,  la  vaillante  fille  se  dépêchait 
de  compter  ses  points,  d'enfermer  son  chagrin  dans  les 
dessins  capricieux  de  sa  tapisserie,  pendant  que  de 
6^,  ému  d'entendre  le  témoignage  de  cette  bouche 
pure  en  face  des  calomnies  de  quelques  gandins  évincés 
ou  de  camarades  jaloux,  se  sentait  relevé,  rendu  à  la 
fierté  de  son  amour.  Cette  sensation  lui  parut  si  douce 
qu^  revint  la  chercher  très-souvent,  non  seulement  les 
soirs  de  leçon,  mais  d'autres  soirs  encore,  et  qu'il  ou- 
bliait presque  d'aller  voir  Félicià,  pour  le  plaisir  d'en- 
tendre Aline  parler  d'elle. 

Un  soir,  comme  il  sortait  de  chez  les  Joyeuse,  Paul 
trouva  sur  le  palier  le  voisin,  M.  André,  qui  l'attendait 
et  prit  son  bras  féSrilement  : 


176  LE  NABAB. 

«  M.  de  Géry,  lui  ditril  d^une  voix  tremblante,  avee 
des  yeux  flamboyants  derrière  leurs  lunettes,  la  seule 
chose  qu*on  pût  voir  de  son  visage  dans  la  nuit,  j*ai 
une  explication  à  vous  demander.  Voulez- vous  monter 
chez  moi  un  instant?...  » 

Il  n*y  avait  entre  ce  jeune  homme  et  lui  que  des  re- 
lations banales  de  deux  habitués  de  la  même  maison, 
qu'aucun  autre  lien  ne  rattache,  qui  semblent  même 
séparés  par  une  certaine  antipathie  de  nature,  de  ma- 
nière d*étre.  Quelle  explication  pouvaient-ils  donc  avoir 
ensemble^  Il  le  suivit  fort  intrigué. 

L'aspect  du  petit  atelier  transi  sous  son  vitrage,  la 
cheminée  vide,  le  vent  soufflant  comme  au  dehors  et 
faisant  vaciller  la  bougie,  seule  flamme  de  cette  veillée 
de  pauvre  et  de  solitaire  reflétée  sur  des  feuillets  épars 
tout  grifl'onnés,  enfin  cette  atmosphère  des  endroits  ha- 
bités où  rame  des  habitants  se  respire,  fit  comprendre 
à  de  Géry  Tabord  exalté  d'André  Maranne,  ses  longs 
cheveux  rejetés  et  flottants,  cette  apparence  un  peu 
excentrique,  bien  excusable  quand  on  la  paye  d'une 
vie  de  soufl'rances  et  de  privations,  et  sa  sympathie  alla 
tout  de  suite  vers  ce  courageux  garçon  dont  il  devinait 
d'un  coup  d'œil  toutes  les  fiertés  énergiques.  Mais  l'au^ 
tre  était  bien  trop  ému  pour  s'apercevoir  de  cette  évo- 
lution. Sitôt  la  porte  refermée,  avec  l'accent  d'un  hé- 
ros de  théâtre  s'adressant  au  traître  séducteur  : 

«  Monsieur  de  Géry,  lui  dit-il,  je  ne  suis  pas  encore 
un  Gassandre...  » 

Et  devant  la  stupéfaction  de  son  interlocuteur  : 

a  Oui,  oui,  nous  nous  entendons...  J'ai  très-bien  èom- 
pris  ce  qui  vous  attire  chez  M.  Joyeuse,  et  l'accueil 
empressé  qu'on  vous  y  fait  ne  m'a  pas  échappé  non 
plus.  .  Vous  êtes  riche,  vous  êtes  noble,  on  ne  peut  hé- 


LE  NABAB.  177 

siter  entre  vous  et  le  pauvre  poêle  qui  fait  un  métier  ri- 
dicule pour  laisser  tout  le  temps  d'arriver  au  succès, 
lequel  ne  viendra  peut-être  jamais...  Mais  je  ne  me 
laisserai  pas  voler  mon  bonheur...  Nous  nous  battrons. 
Monsieur,  nous  nous  battrons,  répétait-il  excité  par  le 
calme  pacifique  de  son  rival.  ••  J'aime  depuis  longtemps 
mademoiselle  Joyeuse...  Cet  amour  est  le  but,  la  gaieté 
et  la  force  d'une  existence  très-dure,  douloureuse  par 
bien  des  côtés.  Je  n'ai  que  cela  au  monde,  et  je  préfére- 
rais mourir  que  d'y  renoncer.  » 

Bizarrerie  de  Tàme  humaine  I  Paul  n'aimait  pas  cette 
charmante  Aline.  Tout  son  cœur  était  à  une  autre.  Il  y 
pensait  seulement  comme  à  une  amie,  la  plus  adorable 
des  amies.  Eh  bien!  l'idée  que  Maranne  s'en  occupait, 
qu'elle  répondait  sans  doute  à  cette  attention  amou- 
reuse, lui  procura  le  frisson  jaloux  d'un  dépit,  et  ce  fut 
assez  vivement  qu'il  demanda  si  mademoiselle  Joyeuse 
connaissait  ce  sentiment  d'André  et  l'avait  autorisé  de 
quelque  façon  à  proclamer  ainsi  ses  droits. 

«  Oui,  Monsieur,  mademoiselle  Élise  sait  que  ja 
l'aime,  et  avant  vos  fréquentes  visites... 

—  Élise...  c'est  d'Éiise  que  vous  parlez? 

—  Et  de  qui  voulez-vous  donc  que  ce  soit?... 
Les  deux  autres  sont  trop  jeunes...  » 

n  entrait  bien  dans  les  traditions  de  la  famille, 
celui-là.  Pour  lui,  les  vingt  ans  de  Bonne  Maman, 
sa  grâce  triomphante  étaient  dissimulés  par  un  sur- 
nom plein  de  respect  et  ses  attributions  providen- 
tielles. 

Une  très-courte  explication  ayant  calmé  l'esprit 
d'André  Maranne,  il  présenta  ses  excuses  à  de  Géry,  le 
fit  asseoir  sur  le  fauteuil  en  bois  sculpté  qui  servait  à 
la  pose,  et  leur  causerie  prit  vite  un  caractère  intime  et 


rm  LE  NABAB, 

sympathique,  amené  par  Tayeu  si  Tif  da  début.  Pao) 
confessa  qu*il  était  amoureux,  lui  aussi,  et  qu'il  ne  Te- 
nait si  souvent  chez  M.  Joyeuse  que  pour  parier  de 
celle  qu*il  aimait  avec  Bonne  Maman  qui  Tayait  connue 
autrefois. 

«  C'est  commemoi,  dit  André.  Bonne  Maman  a  toutes 
mes  confidences  ;  mais  nous  n'avons  encore  rien  osé 
dire  au  père.  Ma  situation  est  trop  médiocre...  Ah! 
quand  j'aurai  fait  jouer  Révolte/  » 

Alors  ils  parlèrent  de  ce  fameux  drame  JRévoltet  au* 
quel  il  travaillait  depuis  six  mois,  le  jour,  la  nuit,  qui 
lui  avait  tenu  chaud  pendant  tout  l'hiver,  un  hiver  bien 
rude,  mais  dont  la  magie  de  la  composition  corrigeait 
les  rigueurs  dans  le  petit  atelier  qu'elle  transformait. 
C'est  là,  dans  cet  étroit  espace,  que  tous  les  héros  de  sa 
pièce  étaient  apparus  au  poète  comme  des  kobolds  fa- 
miliers tombés  du  toit  ou  chevauchant  des  rayons  de 
lune,  et  avec  eux  les  tapisseries  de  haute  lisse»  les  lustrée 
étincelants,  les  fonds  de  parc  aux  perrons  lumineux, 
tout  le  luxe  attendu  des  décors,  ainsi  que  le  tumulte 
glorieux  de  sa  première  représentation  dont  la  pluie 
criblant  le  vitrage,  les  écriteaux  qui  claquaient  sur  la 
porte  figuraient  pour  lui  les  applaudissements,  tandis 
que  le  vent,  passant  en  bas  dans  le  triste  chantier  de 
démolitions  avec  un  bruit  de  voix  flottantes  apportées 
de  loin  et  loin  remportées,  ressemblait  à  la  rumeur  des 
loges  ouvertes  sur  le  couloir  et  laissant  circuler  le  suc- 
cès parmi  les  caquetages  et  l'étourdissement  de  la 
foule.  Ce  n'était  pas  seulement  la  gloire  et  l'argent 
qu'elle  devait  lui  procurer,  cette  bienheureuse  pièce, 
mais  quelque  chose  de  plus  précieux  encore.  Aussi  avec 
quel  soin  il  feuilletait  le  manuscrit  en  cinq  gros  cahiers 
tout  de  bleu  recouverts,  de  ces  cahiers  comme  la  L^ 


LE  NABAB.  179 

Tantine  en  étalait  sur  le  divan  de  ses  siestes  et  qu'elle 
marquait  de  son  crayon  directorial. 

Paul  s'étant,  à  son  tour,  rapprocl)é  de  la  table,  afin 
d'examiner  le  chef-d'œuyre,  son  regard  fut  attiré  par 
un  portrait  de  femme  richement  encadré,  et  qui,  si  près 
du  travail  de  Tartiste,  semblait  être  là  pour  y  présider. . . 
Élise,  sans  doute?...  Oh  I  non,  André  n'avait  pas  encore 
le  droit  de  sortir  de  son  entourage  protecteur  le  portrait 
de  sa  petite  amie...  C'était  une  femme  d'une  quarantaine 
d'années,  l'air  doux,  blonde,  et  d'une  grande  élégance. 
En  la  voyant,  de  Géry  ne  put  retenir  une  exclamatioii. 

«  Vous  la  connaissez?  fît  André  Maranne. 

—  Mais  oui...  madame  Jenkins,  la  femme  du  docteur 
Irlandais.  J'ai  soupe  chez  eux  cet  hiver. 

—  C'est  ma  mère...  »  Et  le  jeune  homme  ajouta  sur 
un  ton  plus  bas  : 

—  Madame  Maranne  a  épousé  en  secondes  noces 
le  docteur  Jenkins...  Vous  êtes  surpris,  n'est-ce  pas, 
de  me  voir  dans  cette  détresse  quand  mes  parents  vi- 
vent au  milieu  du  luxe?...  Mais,  vous  savez,  les  hasards 
de  la  famille  groupent  parfois  ensemble  des  natures  si 
différentes...  Mon  beau-père  et  moi  nous  n'avons  pu 
nous  entendre...  Il  voulait  faire  de  moi  un  médecin, 
tandis  que  je  n'avais  de  goût  que  pour  écrire.  Alors,  afin 
d^éviter  des  débats  continuels  dont  ma  mère  souffrait, 
l'ai  préféré  quitter  la  maison  et  tracer  mon  sillon  tout 
seul,  sans  le  secours  de  persoiine...  Rude  affaire I  les 
fonds  manquaient...  Toute  la  fortune  est  à  ce...  à 
M.  Jenkins...  Il  s'agissait  de  gagner  sa  vie,  et  vous 
n'ignorez  pas  comme  c'est  une  chose  difficile  pour  des 
gens  tels  que  nous,  soi-disant  bien  élevés...  Dire  que, 
dans  tout  Pacquis  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 
une  éducation  complète,  je  n'ai  trouvé  que  ce  jeu  d'en- 


180  LE  NABAB. 

tant  a  Taide  duquel  je  pouvais  espérer  gagner  mon 
pain.  Quelques  économies,  ma  bourse  déjeune  homme, 
m*ont  servi  à  acheter  mes  premiers  outils,  et  je  me  suis 
installé  bien  loin,  tout  au  bout  de  Paris,  pour  ne  pas 
gêner  mes  parents.  Entre  nous,  je  crois  que  je  ne  ferai 
jamais  fortune  dans  la  photographie.  Les  premiers 
temps  surtout  ont  été  d*un  dur. ..  Il  ne  venait  personne, 
ou,  si  par  hasard  quelque  malheureux  montait,  je  le 
manquais,  je  le  répandais  sur  ma  plaque  en  un  mélange 
blafard  et  vague  comme  une  apparition.  Un  jour,  dans 
tout  le  commencement,  il  m*est  arrivé  une  noce,  la 
mariée  tout  en  blanc,  le  marié  avec  un  gilet...  comme 
çal...  Et  tous  les  invités  dans  des  gants  blancs  qu'ils 
tenaient  à  conserver  sur  leur  portrait  pour  la  rareté  du 
fait...  Non,  j*ai  cru  que  je  deviendrais  fou...  Ces  figiires 
noires,  les  grandes  taches  blanches  de  la  robe,  des 
gants,  des  fleurs  d'oranger,  la  malheureuse  mariée  en 
reine  des  Niams-Niams  sous  sa  couronne  qui  fondait 
dans  ses  cheveux...  Et  tous  si  pleins  de  bonne  volonté, 
d'encouragements  pour  Tartiste...  Je  les  ai  recommencés 
au  moins  vingt  fois,  tenus  jusqu'à  cinq  heures  du  soir. 
Ils  ne  m'ont  quitté  qu'à  la  nuit  pour  aller  dîner.  Voyez- 
vous  cette  journée  de  noces  passée  dans  une  photogra- 
phie... » 

Pendant  qu'André  lui  racontait  avec  cette  bonne 
humeur  les  tristesses  de  sa  vie,  Paul  se  rappelait  la 
sortie  de  Félicia  à  propos  des  bohèmes  et  tout  ce  qu'eUe 
disait  à  Jenkins  sur  ces  courages  exaltés,  avides  de  pri- 
vations et  d'épreuves.  Il  songeait  aussi  à  la  passion 
d'Aline  pour  son  cher  Paris  dont  il  ne  connaissait,  lui, 
que  les  excentricités  malsaines,  tandis  que  la  grande 
ville  cachait  dans  ses  replis  tant  d'héroïsmes  inconnus 
et  de  nobles  illusions.  Cette  impression  déjà  ressentie  à 


LE  NABÀB.  181 

Tabri  de  la  grosse  lampe  des  Joyeuse^  il  Tavait  peut-être 
plus  vive  dans  ce  milieu  moins  tiède,  moins  tranquille, 
où  Fart  mettait  en  plus  son  incertitude  désespérée  ou 
glorieuse;  et  c'est  le  cœur  touché  qu'il  écoutait  André 
Maranne  lui  parler  d'Élise,  (je  Texamen  si  long  à  passer, 
de  la  photographie  difficile,  de  tout  cet  imprévu  d0  sa 
vie,  qui  cesserait  certainement  «  quand  il  aurait  fait 
jouer  Révolte^  »  un  adorable  sourire  accompagnant  sur 
les  lèvres  du  poète  cet  espoir  si  souvent  formulé  et  qu'il 
se  dépêchait  de  railler  lui-même  comme  pour  6ter  aux 
aulret  le  droit  de  le  faire. 


\^ 


llâHOUlif  0*UN  QA9Ç0N  DE  ftURCAU.  —  m  OOftCtTîOUft 


Vraiment  la  fortune  à  Paris  a  des  tours  de  roue  rer- 
tigineux! 

Avoir  vu  la  Caisse  territoriale  comme  je  Tai  vue,  des 
pièces  sans  feu,  jamais  balayées,  le  désert  avec  sa  pous- 
sière, haut  de  ça  de  protêts  sur  les  bureaux,  tous  les 
huit  jours  une  afQche  de  vente  à  la  porte,  mon  frîcol 
répandant  là-dessus  l'odeur  d'une  cuisine  de  pauvre; 
puis  assister  maintenant  à  la  reconstitution  de  notre 
Société  dans  ses  salons  meublés  à  neuf,  où  je  suis  chargé 
d'allumer  des  feux  de  ministère,  au  milieu  d'une 
foule  affairée ,  des  coups  de  sifflet,  des  sonnettes 
électriques,  des  piles  d'écus  qui  s'écroulent,  cela  tient 
du  prodige.  Il  faut  que  je  me  regarde  moi-même  pour 
y  croire,  que  j'aperçoive  dans  une  glace  mon  habit  gris 
de  fer ,  rehaussé  d'argent,  ma  cravate  blanche,  ma  chaîne 
d'huissier  comme  j'en  avais  une  à  la  Faculté  les  jours 
de  séance...  Et  dire  que  pour  opérer  cette  transforma- 
tion, pour  ramener  sur  nos  fronts  la  gaieté  mère  de  lia 
concorde,  rendre  à  notre  papier  sa  valeur  décuplée^  i 
notre  cher  gouverneur  l'estime  et  la  confiance  dont  il 
était  si  injustement  privée  il  a  suffi  d'un  homme,  de 


LX  NABAB.  189 

ce  richard  surnaturel  que  les  cent  voix  de  la  renommée 
désignent  sous  le  nom  du  Nabab. 

Oh  !  la  première  fois  qu'il  est  venu  dans  les  bureaux, 
ayec  sa  belle  prestance,  sa  figure  un  peu  chiffonnée 
peut-être,  mais  si  distinguée,  ses  manières  d'un  habitué 
des  cours,  à  tu  et  à  toi  avec  to^s  les  princes  d'Orient, 
enfin  ce  je  ne  sais  pas  quoi  d'assuré  et  de  grand  que 
donne  l'immense  fortune,  j'ai  senti  mon  cœur  se  fondre 
dans  mon  gilet  à  deux  rangs  de  boutons.  Ils  auront  beau 
dire  avec  leurs  grands  mots  d'égalité,  de  fraternité,  il 
Y  a  des  hommes  qui  sont  tellement  au-dessus  des  autres 
qu'on  voudrait  s'aplatir  devant  eux,  trouver  des  for- 
mules d^adoration  nouvelles  pour  les  forcer  à  s*occuper 
de  vous.  Hàtons-nous  d'ajouter  que  je  n'ai  eu  besoin  de 
rien  de  semblable  pour  attirer  l'attention  du  Nabab. 
Gomme  je  m'étais  levé  sur  son  passage,  —  ému,  mais 
toujours  digne,  on  peut  se  fier  à  Passajon,  —  il  m'a 
regardé  en  souriant  et  il  a  dit  à  demi- voix  au  jeunt 
homme  qui  l'accompagnait  :  «  Quelle  bonne  tète  de...  » 
puis  un  mot  après  que  je  n'ai  pas  bien  entendu,  un 
mot  en  ari,  comme  léopard.  Pourtant  non,  ça  ne  doit 
pas  être  cela,  je  ne  me  sache  pas  une  tète  de  léopard. 
Peutrètre  Jean-Bart,  quoique  cependant  je  ne  voie  pas  le 
rapport...  Enfin,  il*"  a  toujours  dit  :  «  Quelle  bonne 
tète.  »  et  cette  bienveillance  m'a  rendu  fier.  Du  reste, 
fous  ces  messieurs  sont  avec  moi  d'une  bonté,  d'une 
politesse.  Il  paraît  qu'il  y  a  eu  une  discussion  à  mon 
sujet  dans  le  conseil  pour  savoir  si  on  me  garderait  oa 
si  l'on  me  renverrait  comme  notre  caissier,  cette  espèce 
de  grincheux  qui  parlait  toujours  de  a  faire  fiche  »  le 
monde  aux  galères  et  qu'on  a  prié  d'aller  fabriquer 
ailleurs  ses  devants  de  chemises  économiques.  Bien 
laiti  Ça  lui  apprendra  à  être  grossier  avec  les  gens. 


184  LE  JNâBAB. 

• 

Pour  moi,  M.  le  gouverneur  a  bien  voulu  oublier  mea 
paroles  uii  peu  vives  en  souvenir  de  meâ'  états  de  ser- 
vices à  la  territoriale  et  ailleurs  ;  et  à  la  sortie  du  conseil, 
il  m*a  dit  avec  son  accent  musical  :  «  Passajon,  vous 
nous  restez.  »  On  se  figure  si  j*ai  été  heureux,  si  je  me 
suis  confondu  en  marques  de  reconnaissance.  Songez 
donc  1  Je  serais  parti  avec  mes  quatre  sous  sans  espoir 
d*en  gagner  jamais  d^autres,  obligé  d'aller  cultiver  ma 
vigne  dans  ce  petit  pays  de  Montbars,  bien  étroit  pour 
cm  homme  qui  a  vécu  au  milieu  de  toute  l'aristocratie 
financière  de  Paris  et  des  coups  de  banque  qui  font  les 
fortunes.  Au  lieu  de  cela,  me  voilà  établi  à  nouveau 
dans  une  place  magnifiqi^e,  ma  garde-robe  renouvelée, 
et  mes  économies,  que  j'ai  palpées  tout  un  jour,  con- 
fiées aux  bons  soins  du  gouverneur  qui  s'est  chargé  de 
les  faire  fructifier.  Je  crois  qu'il  s'y  entend  à  la  ma- 
nœuvre, celui-là.  Et  pas  la  moindre  inquiétude  à  avoir. 
Toutes  les  craintes  s'évanouissent  devant  le  mot  à  la 
mode  en  ce  moment  dans  tous  les  conseils  d'adminis- 
tration, dans  toutes  les  réunions  d'actionnaires,  à  la 
Bourse,  sur  les  boulevards  et  partout  :  «  le  Nabab  est 
dans  l'affaire...  »  C'est-à-dire  l'or  déborde,  les  pire» 
combinazione  sont  excellentes... 

Il  est  si  riche  cet  homme-là  I      "* 

Riche  à  un  point  qu'on  ne  peut  pas  croire.  Est-ce 
qu'il  ne  vient  pas  de  prêter  de  la  main  à  la  main 
quinze  millions  au  bey  de  Tunis...  Je  dis  bien,  quinze 
millions...  Histoire  de  faire  une  niche  aux  Hemerlingue, 
qui  voulaient  le  brouiller  avec  ce  monarque  et  lui 
couper  l'herbe  sous  le  pied  dans  ces  beaux  pays 
d'Orient  où  elle  pousse  dorée,  haute  et  drue...  C'est  un 
vieux  Turc  que  je  connais,  le  colonel  Brahim,  un  de 
nos  conseils  à  Isl  Territoriale  j  qui  a  arrangé  cette  affaire. 


LE   NÂBAB.  185 

Naturellement,  le  bey  qui  se  trouvait,  parait-il,  à  court 
d'argent  de  poche,  a  été  très-touché  de  Tempres- 
sement  du  Nabab  à  Tôbliger,  et  il  vient  de  lui  envoyer 
par  Brahim  une  lettre  de  remercîment  dans  laquelle  il 
lui  annonce  qu'à  son  prochain  voyage  à  Vichy  il  pas- 
sera deux  jours  chez  lui,  à  ce  beau  château  de  Saint- 
Romans,  que  l'ancien  bey,  le  frère  de  celui-ci,  a  déjà 
honoré  de  sa  visite,  Vous  pensez,  quel  honneur  I  Rece- 
voir un  prince  régnant.  Les  Hemerlingue  sont  dans  une 
rage.  Eux  qui  avaient  si  bien  manœuvré,  le  fils  à  Tunis, 
le  père  à  Paris,  pour  mettre  le  Nabab  en  défaveur... 
C'est  vrai  aussi  que  quinze  millions  sont  une  grosse 
somme.  Et  ne  dites  pas  :  «  Passajon  nous  en  compte,  d 
La  personne  qui  m'a  mis  au  courant  de  l'histoire  a  tenu 
entre  ses  mains  le  papier  envoyé  par  le  bey  dans  une 
enveloppe  de  soie  verte  timbrée  du  sceau  royal.  Si  elle  ne 
l'a  pas  lu,  c'est  que  ce  papier  était  écrit  en  lettres  arjabes, 
sans  quoi  elle  en  aurait  pris  connaissance  comme  de 
toute  la  correspondance  du  Nabab.  Cette  personne,  c'est 
son  valet  de  chambre,.M.  Noël,  auquel  i'ai  eu  l'honneur 
d'être  présenté  vendredi  dernier  à  une  petite  soirée  de 
gens  en  condition  qu'il  ofirait  à  tout  son  entourage.  Je 
consigne  le  récit  de  cette  fête  dans  mes  mémoires, 
comme  une  des  choses  les  plus  curieuses  que  j'aie  vues 
pendant  mes  quatre  ans  passés  de  séjour  à  Paris. 

J'avais  cru  d'abord  quand  M.  Francis,  le  valet  de 
chambre  de  Monpavon,  me  parla  de  la  chose,  qu'il 
s'agissait  d'une  de  ces  petites  boustifailles  clandestines 
comme  on  en  fait  quelquefois  dans  les  mansardes  de 
notre  boulevard  avep  les  restes  montés  par  mademoi- 
selle Séraphine  et  les  autres  cuisinières  de  la  maison,  où 
Ton  boit  du  vin  volé,  où  l'on  s'empiffre,  assis  sur  des 
malles  avec  le  tremblement  de  la  peur  et  deux  bougies 

16. 


18J  LE    NABAB. 

qu'on  éteint  au  moindre  craquement  dans  les  couloirs. 
Ces  cachotteries  répugnent  à  mon  caractère...  Mais 
quand  je  reçus,  comme  pour  le  bal  des  gens  de  maison, 
une  invitation  sur  papier  rose  écrite  d'une  très  belle 
main: 

M,  Noëlpri  M,..- de  se  randre  à  sa  sotre  du  25  eouran 

On  soupra. 

Je  vis  bien,  malgré  Torthographc  défectueuse,  qu'A 
ê*agissait  de  quelque  chose  de  sérieux  et  d*autorisâ;  je 
m'habillai  donc  de  ma  plus  neuve  redingote,  de  mon 
linge  le  plus  fin,  et  me  rendis  place  Vendôme,  à 
l'adresse  indiquée  par  l'invitation. 

M.  Noël  avait  profité  pour  donner  sa  fête  d'une  pre- 
mière représentation  à  l'Opéra  où  la  belle  société  ae 
rendait  en  masse,  ce  qui  mettait  jusqu'à  minuit  la  bride 
lor  le  cou  à  tout  le  service  et  la  baraque  entière  à  noire 
disposition.  Nonobstant,  l'amphitryon  avait  préféré  nous 
recevoir  en  haut  dans  sa  chambre,  et  je  l'approuvai 
fort,  étant  en  cela  de  l'avis  du  bonhomme  : 

Fi  du  plaisir 
Qae  la  crainte  peut  corrompre  I 

Mais  parlez-moi  des  combles  de  la  place  Vendôme.  Un 

tapis-feutre  sur  le  carreau,  le  lit  caché  dans  une  aloÔTô, 

des  rideiiux  d'algérienne  à  raies  rouges,  une  pendule  à. 
sujet  en  marbre  vert,  le  tout  éclairé  par  des  lampes 
modérateurs.  Notre  doyen  M.  Chalmette  n'est  pas  mieux 
logé  que  cela  à  Dijon.  J'arrivai  sur  les  neuf  heures  avec 
le  vieux  Francis  à  Monpavon,  et  je  dois  avouer  que  mon 
entrée  fit  sensation,  précédé  que  j'étais  par  mon  passé 
académique,   ma  réputation  de   civilité  et  de  grand 


LE   NABAB.  187 

savoir.  Ma  belle  mine  &t  le  reste,  cai  il  faut  bien  dire 
qu'on  9ait  se  présenter.  M.  Noël,  en  habit  noir,  très- 
brun  de  peau,  favoris  en  côtelette,  vint  au-devant  de 
nous  : 

^  Soyez  le  bienvenu,  monsieur  Passajon,  me  dit-il; 
et  prenant  ma  casquette  à  galons  d'argent  que  j'avais  | 

gardée,  pour  entrer,  à  la  main  droite^  selon  l'usage,  il 
Ta  donna  à  un  nègre  gigantesque  en  livrée  rouge  et  or. 

—  Tiens,  Lakdar,  accroche  ça...  et  ça..,  ajouta-t-il 
par  manière  de  risée  en  lui  allongeant  i%i  coup  de  pied 
en  un  certain  endroit  du  dos. 

On  rit  beaucoup  de  cette  saillie,  et  nous  nous  mimes 
à  causer  d'amitié.  Un  excellent  garçon,  ce  M.  Noël, 
avec  son  accent  du  Midi,  sa  tournure  décidée,  la  ron- 
deur et  la  simplicité  de  ses  manières.  Il  m'a  fait  penser 
aa  Nabab,  moins  la  distinction  toutefois.  J'ai  remarqué 
d'ailleurs  ce  soir-là  que  ces  ressecsblances  sont  fré* 
quentes  chez  les  valets  de  chambre  qui,  vivant  en 
commun  avec  leurs  maîtres,  dont  ils  sont  toujours  un 
peu  éblouis,  finissent  par  prendre  de  leur  genre  et  de 
leurs  façons.  Ainsi  M.  Francis  a  un  certain  redressement 
du  corps  en  étalant  son  plastron  de  linge,  une  manie  de 
lever  les  bras  pour  tirer  ses  manchettes,  c'est  le  Mon- 
pavoatout  craché.  Quelqu'un,  par  exemple  qui  ne 
ressemble  pas  à  son  maître,  c'est  Joë,  le  cocher  du 
docteur  Jenkins.  Je  l'appelle  Joë,  mais  k  la  soirée  tout 
le  monde  l'appelait  Jenkins;  car  dans  ce  monde-là,  les 
gens  d'écurie  se  donnent  entre  eux  le  nom  de  leurs 
pations,  se  traitent  de  Bois-rHéry ,  de  Monpavon  et  de 
Jenkins,  tout  court.  Est-ce  pour  avilir  les  supérieurs, 
rrieverla  domesticité?  Chaque  pays  a  ses  usages  ;^il 
n*y  a  qu'un  sot  qui  doive  s'en  étonner.  Pour  en  revenir 
à  Joë  Jenkins,  comment  le  docteur  si  affable,  si  parfait 


188  LE  NABAB. 

de  tout  point,  peut-il  garder  à  son  service  cette  brute 
gonflée  déporter  et  de  gin  qui  reste  silencieuse  pendant 
des  heures,  puis,  au  premier  coup  de  boisson  dans  la 
tète,  se  met  à  hurler,  à  vouloir  boxer  tout  le  monde,  à 
preuve  la  scène  scandaleuse  qui  venait  d'avoir  lieu 
quand  nous  sommes  entrés. 

Le  petit  groom  du  marquis,  Tom  Bois-rHéry  comme 
on  l'appelle  ici,  avait  voulu  rire  avec  ce  malotru  d'Ir- 
landais qui — sur  une  raillerie  de  gamin  Parisien  —  lui 
avait  riposté  par  un  terrible  coup  de  poing  de  Belfast 
au  milieu  de  la  figure. 

—  Saucisson  à  pattes,  moàl...  Saucisson  à  pattes, 
moàl...  »  répétait  le  cocher  en  suffoquant,  tandis  qu'on 
emportait  son  innocente  victime  dans  la  pièce  à  côté, 
où  ces  dames  et  demoiselles  étaient  en  train  de  lui  bas* 
siner  le  nez.  L'agitation  s'apaisa  bientôt  grâce  à  notr# 
arrivée,  grâce  aussi  aux  sages  paroles  de  M.  Barreau» 
un  homme  d'âge,  posé  et  majestueux,  dans  mon  genre. 
C'est  le  cuisinier  du  Nabab,  un  ancien  chef  du  café 
Anglais  que  Gardailhac,  le  directeur  des  Nouveautés,  a 
procuré  à  son  ami.  A  le  voir  en  habit,  cravate  blanche, 
sa  belle  figure  pleine  et  rasée,  vous  l'auriez  pris  pour 
un  des  grands  fonctionnaires  de  l'Empire.  U  est  vrai 
qu'un  cuisinier  dans  une  maison  où  Ton  a  tous  le» 
matins  la  table  mise  pour  trente  personnes,  plus  le 
couvert  de  Madame,  tout  cela  se  nourrissant  de  fin  et 
de  surfin,  n'est  pas  un  fricoteur  ordinaire.  Il  touche 
des  appointements  de  colonel,  logé,  nourri,  et  puis  la 
gratte  I  On  ne  s'imagine  pas  ce  que  c'est  que  la  gratte 
dans  une  boîte  comme  «elle-ci.  Aussi  chacun  lui  parlait- 
il  respectueusement,  avec  les  égards  dus  à  un  homme 
de  son  importance  :  «Monsieur  Barreau  »  par-ci,  «  Mon 
cher  monsieur  Barreau  d  par-là  C'est  qu'il  ne  faut  pas 


LE  NABAB.  189 

l'imaginer  que  les  gens  de  maison  entre  eux  soient  tous 
compères  et  compagnons.  Nulle  part  plus  que  chez  eux 
on  n'observe  la  hiérarchie.  Ainsi  j'ai  bien  vu  à  la  soirée 
de  M.  Noël  que  les  cochers  ne  frayaient  pas  avec  leurs 
palefreniers,  ni  les  valets  de  chambre  avec  les  valets  de 
pied  et  les  chasseurs,  pas  plus  que  Targentier,  le  maître 
d*h6tel  ne  se  mêlaient  au  bas  office;  et  lorsque  M.  Bar- 
reau faisait  une  petite  plaisanterie  quelconque,  c'était 
plaisir  de  voir  comme  ses  sous-ordres  avaient  Tair  de 
s'amuser.  Je  ne  suis  pas  contre  ces  choses-là.  Bien  au 
contraire.  Gomme  disait  notre  doyen  :  «  Une  société 
sans  hiérarchie,  c'est  une  maison  sans  escalier.  »  Seu- 
lement le  fait  m'a  paru  bon  à  relater  dans  ces  mémoires. 
La  soirée,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dh*e,  ne  jouit  de 
tout  son  éclat  qu'au  retour  de  son  plus  bel  ornement, 
les  dames  et  demoiselles  qui  étaient  allées  soigner  le 
petit  Tom,  femmes  de  chambre  aux  cheveux  luisants  - 
et  pommadés,  femmes  de  charge  en  bonnets  garnis  de 
rubans,  négresses,  gouvernantes,  brillante  assemblée 
où  j'eus  tout  de  suite  beaucoup  de  prestige  grâce  à  ma 
tenue  respectable  et  au  surnom  de  a  mon  oncle  »  que 
les  plus  jeunes  parmi  ces  aimables  personnes  voulurent 
bien  me  donner.  Je  pense  qu'il  y  avait  là  pas  mal  de  fri- 
perie, de  la  soie,  de  la  dentelle,  même  du  velours  assez 
fané,  des  gants  à  huit  boutons  nettoyés  plusieurs  fois 
et  de  la  parfumerie  ramassée  sur  la  toilette  de  madame, 
mais  les  visages  étaient  contents,  les  esprits  tout  à  la 
gaieté,  et  je  sus  me  faire  un  petit  coin  très-animé,  tou- 
jours à  la  convenance  —  cela  va  sans  dire  —  et  comme 
il  sied  à  un  individu  dans  ma  position.  Ce  fut  du  reste 
le  ton  général  de  la  soirée.  Jusque  vers  la  fin  du  repas 
je  n'entendis  aucun  de  ces  propos  malséants,  aucune  de 
ces  histoires  scandaleuses  aui  amusent  si  fort  ces  mes- 


*    190  LE  NABAB. 

«leurs  du  conseil  ;  et  je  me  plais  à  constater  que  Bois- 
THéry  le  cocher,  pour  ne  citer  que  celui-là,  est  autre- 
ment bien  élcTé  que  Bois-rHéry  le  maître. 

M.  Noël,  seul,  tranchait  par  son  ton  familier  et  la  vi- 
vacité de  ses  reparties.  En  Toilà  un  qui  ne  se  gène  pas 
pour  appeler  les  choses  par  leur  nom.  G*est  ainsi  qu*il 
disait  tout  haut  à  M.  Francis,  d'un  bout  à  Fautre  du 
salon:  «  Dis  donc,  Francis,  ton  vieux  filou  nous  a  en- 
core tiré  une  carotte  cette  semaine...  »  fit  comme  l'autre 
se  rengorgeait  d'un  air  digne,  M.  Noël  s'est  mis  à  rire: 
«  T'offusque  pas,  ma  vieille...  Le  coffre  est  solide... 
Vous  n'en  viendrez  jamais  à  bout.  »  Et  c'est  alors  qu'il 
nous  a  raconté  le  prêt  des  quinze  mUlions  dont  j'ai 
parlé  plus  haut. 

Cependant  je  m'étonnais  de  ne  voir  faire  aucun  pré- 
paratif  pour  ce  souper  que  mentionnaient  les  cartes 
'd'invitation,  et  je  manifestais  tout  bas  mon  inquiétude 
À  une  de  mes  charmantes  nièces  qui  me  répondit: 

«  On  attend  M.  Louis. 

—  M.Louis?... 

—  Gomment!  Vous  ne  connaissez  pas  H.  Louis,  le 
valet  de  chambre  du  duc  de  Mora  ?  » 

On  m'apprit  alors  ce  qu'était  cet  influent  personnage 
»  dont  les  préfets,  les  sénateurs,  même  les  ministres  recher- 
chent la  protection,  et  qui  doit  la  leur  faire  payer  salé, 
puisqu'avec  ses  douze  cents  francs  d'appointements  chei 
le  duc,  il  a  économisé  vingt-cinq  mille  livres  de  rente, 
qu'il  a  ses  demoiselles  en  pension  au  Sacré-Cœur,  son 
garçon  au  collège  Bourdaloue,  et  un  chàlet  en  Suisse  où 
toute  la  famille  va  s'installer  aux  vacances. 

Le  personnage  arriva  par  là-dessus;  mais  rien  dans 
son  physique  n'aurait  fait  deviner  cette  position  unique 
à  Paris.  Pas  de  majesté  dans  la  tournure,  un  gilet  bou- 


LE   NABAB.  li^ 

tonné  jusqii*atL  col,  Taîr  chafouin  et  insolent,  et  une 
façon  de  parler  sans  remuer  les  lèvres,  bien  malhon- 
nête pour  ceux  qui  vous  écoutent. 

Il  salua  l'assemblée  d'un  léger  mouvement  de  tête, 
tendit  un  doigt  à  M.  Noël,  et  nous  étions  là  à  nous  re- 
garder, glacés  par  ses  grandes  manières,  quand  une 
porte  s'ouvrit  au  fond  et  le  souper  nous  apparut  avec 
toutes  sortes  de  viandes  froides,  des  pyramides  de  firuits, 
des  bouteilles  de  toutes  les  formes,  sous  les  feux  de 
deux  candélabres. 

«  Allons,  Messieurs,  la  main  aux  dames...  » 

En  une  minute  nous  voici  installés,  ces  dames  assiset 
avec  les  plus  âgés  ou  les  plus  conséquents  de  nous  tous, 
les  autres  debout,  servant,  bavardant,  buvant  dans 
tous  les  verres,  piquant  un  morceau  dans  tontes  les  as- 
siettes. J'avais  M.  Francis  pour  voisin,  et  je  dus  en- 
tendre ses  rancunes  contre  M.  Louis,  dont  il  jalousait 
la  place  si  belle  en  comparaison  de  celle  qu'il  occupait 
chez  son  décavé  de  la  noblesse. 

«  C'est  un  parvenu,  me  disait-il  tout  bas...  Il  doit  sa 
fortune  à  sa  femme,  à  Madame  Paul.  » 

n  parait  que  cette  Madame  Paul  est  une  femme  de 
charge,  depuis  vingt  ans  chez  le  duc,  et  qui  s'entend 
comme  personne  à  lui  fabriquer  une  certaine  pommade 
pour  des  incommodités  qu'il  a.  Mora  ne  peut  pas  s'en 
passer.  Voyant  cela,  M.  Louis  a  fait  la  cour  à  cette  vieille 
dame,  l'a  épousée  quoique  bien  plus  jeune  qu'elle  ;  et  afin 
de  ne  pas.perdre  sa  garde-malade  aux  pommades,  l'Ex- 
cellence a  pris  le  mari  pour  valet  de  chambre.  Au  fond, 
.  malgré  ce  que  je  disais  à  M.  Francis,  moi  je  trouvais  ça 
très-bien  et  conforme  à  la  plus  saine  morale  puisque  le 
maire  et  le  curé  y  ont  passé.  D'ailleurs,  cet  excellent 
repas,  composé  de  nourritures  fines  et  très-chères  que 


19»  LE  NABAB. 

je  ne  connaissais  pas  même  de  nom/m*avait  bien  dis- 
posé I^esprit  à  Tindulgence  et  à  la  bonne  humeur.  Mail 
tout  le  monde  n^était  pas  dans  les  mêmes  dispositions, 
car  j'entendais  de  Tàutre  côté  de  la  table  la  voix  de 
basse-taille  de  M.  Barreau  qui  grondait: 

«  De  quoi  se  mèle-tril  ?  Est-ce  que  je  mets  le  nez 
dans  son  service?  D'abord  c*est  Bompain  que  ça  regarde 
et  pas  lui...  Et  puis,  quoi  !  .Qu'est-ce  qu'on  me  reproche? 
Le  boucher  m'envoie  cinq  paniers  de  viande  tous  les 
matins.  Je  n'en  use  que  deux,  je  lui  revends  les  trois 
autres.  Quel  est  le  chef  qui  ne  fait  paç  ça?  Gomme  si,  au 
lieu  de  venir  espionner  dans  mon  sous-sol,  il  ne  ferait 
pas  mieux  de  veiller  au  grand  coulage  de  là-haut.  Quand 
Je  pense  qu'en  trois  mois  la  clique  du  premier  a  fumé 
pour  vingt-huit  mille  francs  de  cigares...  Vingt-huit 
mille  franco  !  Demandez  à  Noël  si  je  mens.  Et  au  second, 
chez  madame,  c'est  là  qu'il  y  en  à  un  beau  gâchis  de 
linge,  de  robes  jetées  au  bout  d'une  fois,  des  bijoux  à 
poignées,  des  perles  qu'on  écrase  en  marchant.  Oh! 
mais,  attends  un  peu,  je  te  le  repincerai  ce  petit  mon- 
sieur-là. » 

Je  compris  qu'il  s'agissait  de  M.  de  Géry,  ce  jeune  se- 
crétaire du  Nabab  qui  vient  souvent  klei Territoriale ^  où 
il  est  toujours  à  farfouiller  dans  les  livres.  Très-poli 
certainement,  mais  un  garçon  très-fler  qui  ne  sait  pas  se 
faire  valoir.  C&  ^'^  été  autour  de  la  table  qu'un  concert 
de  malédictions  contre  lui.  M.  Louis  lui-même  a  pris  le 
parole  à  ce  sujet  avec  son  grand  air: 

—  Chez  nous,  mon  cher  monsieur  Barreau,  le  cuisi- 
nier a  eu  tout  récemment  une  histoire  dans  le  genre  de 
la  vôtre  avec  le  chef  de  cabinet  de  Son  Excellence  qui 
s'était  permis  de  lui  faire  quelques  observations  sur  la 
dépense.  Le  cuisinier  est  monté  chez  le  duc  dare-dare. 


LE  NABAB.  19a 

en  tenue  d*  DfRce,  et  la  main  sur  le  cordon  de  son  tablier: 
«  Que  votre  Excellence  choisisse  entre  monsieur  et 
moi...  »  Le  duc  n*a  pas  hésité.  Des  chefs  de  cabinet  on 
en  trouve  tant  qu'on  en  veut;  tandis  que  les  bons  cuisi- 
niers, on  les  connaît.  D  y  en  a  quatre  en  tout  dans  Paris... 
Je  vous  compte»  mon  cher  Barreau...  Nous  avons  con- 
gédié notre  chef  de  cabinet  en  lui  donnant  une  préfec- 
ture de  première  classe  comme  consolation;  mais  nous 
avons  gardé  notre  chef  de  cuisine. 

—  Ah!  VDilà...  dit  M.  Barreau,  qui  jubilait  d'en- 
tendre cette  histoire...  Yoilà  ce  que  c*est  de  servir  chez 
un  grand  seigneur...  Mais  les  parvenus  sont  les  parve- 
nus, qu'est-ce  que  vous  voulez? 

—  Et  Jansoulet  n!est  que  ça,  ajouta  H.  Francis  en 
tirant  ses  manchettes...  Un  homme  qui  a  été  portefaix 
à  Marseille.  » 

Là-dessus,  M»  Noël  prit  la  mouche. 

<c  Hé  1  là-bas,  vieux  Francis,  vous  êtes  tout  de  même 
bien  content  de  l'avoir  pour  payer  vos  cuites  de  bouil- 
lotte, le  portefaix  de  la  Gannebière...  On  t'en  collera 
des  parvenus  comme  nous,  qui  prêtent  des  millions  aux 
rois  et  que  les  grands  seigneurs  comme  Mora  ne  rou- 
gissent pas  d'admettre  à  leur  table... 

—  Ohl  à  la  campagne,  »  ricana  M.  Francis  en  fai- 
sant voir  sa  vieille  dent. 

L'autre  se  leva,  tout  rouge,  il  allait  se  fâcher,  mais 
M..  Louis  fît  signe  avec  la  main  qu'il  avait  quelque 
chose  à  dire  et  M.  Noël  s'assit  tout  de  suite,  mettant 
comme  nous  tous  son  oreille  en  cornet  pour  ne  rien 
perdre  des  augustes  paroles. 

(c  C'est  wrai,  disait  le  personnage,  parlant  du  bout 
dejB  lèvres  «t  sirotant  son  vin  à  petits  coups,  c'est  vrai 
que  nous  avons  reçu  le  Nabab  à  Grandbois  l'autre  se- 

17 


IM  LE  NABAB. 

maine.  tl  s*est  même  passé  quelque  chose  de  très-amu^ 
sant...  Nous  avons  beaucoup  de  champignons  dans  le 
second  parc,  et  Son  Excellence  s*amuse  quelquefois  à 
en  ramasser.  Voilà  qu'à  din^  on  sert  un  grand  plat 
d'oronges.  Il  j  avait  là»  chose. ••  machin...  comment 
donc...  Marigny,  le  ministre  de Tintéri^ir,  Monpavon, 
^  votre  maître,  mon  cher  Noël.  Les  champignons  font 
le  tour  de  la  table,  ils  avaient  bonne  mine,  ces  mes- 
sieurs en  remplissent  leurs  assiettes,  excepté  M.  le  duc 
qui  ne  les  digère  pas  et  croit  par  politesse  devoir  dire  à 
ses  invités  :  «  Oh  !  vous  savez,  ce  n'est  pas  que  je  me 
méfie.  Ils  sont  très-sûrs»..  C'est  moi-même  qui  les  ki 
cueillis. 

—  Sapristi  !  dit  Honpavon  «n  riant,  alors,  mon  cher 
Auguste,  permettez  que  je  n'y  goûte  pas.  »  Marigny» 
moins  familier,  regardait  son  assiette  de  travers. 

«  Mais  si,  Monpavon,  je  vous  assure...  ils  ontl'ajr 
très-sains  ces  champignons.  Je  regrette  vraiment  de 
n'avoir  plus  faim.  » 

Le  duc  restait  très-sérieux« 

«  Ah  ça  !  monsieur  Jansoulet,  j'espère  bien  que  veu 
n'allez  pas  me  faire  cet  afiront,  vous  aussi.  Des  cham- 
pignons choisis  par  moi. 

—  (Hil  Excellence,  comment  donc  !•.•  Mais  les  yeux 
fermés.   » 

Tous  pensez  s'il  avait  de  la  veine,  ce  pauvre  Nabab, 
pour  la  première  fois  qu'il  mangeait  chez  nous.  Du- 
perron,  qui  servait  en  face  de  lui,  nous  a  raconté  ça  à 
l'office.  Il  paraît  qu'il  n*y  avait  rien  de  plus  comique 
que  de  voir  le  Jansoulet  se  bourrer  de  champignons  en 
roulant  des  yeux  épouvantés,  pendant  que  les  autres  le 
regardaient  curieusement  sans  toucher  à  leurs  assiettes. 
Il  en  suait,  le  malheureux  I  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort^ 


^ 


LE  NÂBAB.  IM 

c*6fit  qull  en  a  repris,  il  a  eu  le  courage  d*en  reprendre. 
Seulement  il  se  fourrait  des'  yerrées  de  vin  comme  on 
maçon,  entre  chaque  bouchée...  Eh  bienl  youlez-vons 
que  je  tous  dise?  C'est  très-malin  ce  qu'il  a  fait  là;  et 
ça  ne  m'étonne  plus  maintenant  que  ce  gros  bouvier 
soit  devenu  le  favori  des  souverains.  Il  sait  où  les  fiai* 
ter,  dans  les  petites  prétentions  qu'on  n'avoue  pas... 
Bref,  le  duc  est  toqué  de  lui  depuis  ce  jour.  » 

Cette  historiette  fit  beaucoup  rire,  et  dissipa  les 
nuages  assemblés  par  quelques  paroles  imprudentes. 
Et  alors,  comme  le  vîn  avait  délié  les  langues,  que  cha- 
cun se  connaissait  mieux,  on  posa  les  coudes  sur  la 
table  et  l'on  se  mit  à  parler  des  maîtres,  des  places  où 
l'on  avait  servi,  de  ce  qu'on  y  avait  vu  de  drôle.  Ah  I 
j'en  ai  entendu  de  ces  aventures,  j'en  ai  vu  défiler  de  ces 
intérieurs.  Naturellement  j'ai  fait  aussi  mon  petit  efiet 
avec  l'histoire  de  mon  garde-manger  à  la  Territoriale^ 
l'époque  où  je  mettais  mon  fricot  dans  la  caisse  vide, 
ce  qui  n'empêchait  pas  notre  vieux  caissier,  très-for* 
mallste,  de  changer  le  mot  de  la  serrure  tous  les  deux 
jours,  comme  s'il  y  avait  eu  dedans  tous  les  trésors  de 
la  Banque  de  France.  M.  Louis  a  paru  prendre  plaisir  à 
mon  anecdote.  Mais  le  plus  étonnant,  ça  été  ce  que  le 
petit  Bois-llléry,  avec  son  accent  de  voyou  parisien, 
nous  a  raconté  du  ménage  de  ses  maîtres... 

Marquis  et  marquise  de  Bois-l'Héry ,  deuxième 
étage,  boulevard  Haussmann.  Un  mobilier  comme  aux 
Tuileries,  du  satin  bleu  sur  tous  les  murs,  des  chinoi- 
series, des  tableaux,  des  curiosités,  un  vrai  musée, 
qiipil  débordant  jusque  sur  le  palier.  Service  très-calé  : 
six  domestiques,  l'hiver  livrée  marron,  l'été  livrée  nan- 
kin. On  voit  ces  gens-là  partout,  aux  petits  lundis,  aux 
courses,  aux  premières  représentations,  aux  bals  d'am* 


196  LC  NâBAB. 

bassade,  et  toujours  leur  nom  dans  les  journaux  avec 
une  remarque  sur  les  belles  toilettes  de  madame  et  le 
ehic  épatant  de  monsieur...  Eh  bien!  tout  ça  n*est  riea 
du  tout  que  du  fla-fla^  du  plaqué,  de  Tapparence,  et 
quand  il  manque  cent  sous  au  marquis ,  personne  ne 
les  lui  prêterait  sur  se&  possessions...  Le  mobilier  est 
loué  à  la  quinzaine  chez  Fitily,  le  tapissier  des  co- 
cottes. Les  curiosités,  les  tableaux  appartiennent  au 
vieux  Schwalbach,  qui  adresse  là  ses  clients  et  leur  fait 
payer  doublement  cher  parce  qu'on  ne  marchande  pas 
quand  on  croit  acheter  à  un  marquis,  à  un  amateur. 
Pour  les  toilettes  de  la  marquise,  la  modiste  et  la  cou- 
turière les  lui  fournissent  à  Toeil  chaque  saison,  lui 
font  porter  les  modes  nouvelles,  un  peu  cocasses  par- 
fois, mais  que  la  société  adopte  ensuite  parce  que  ma- 
dame est  très-belle  femme  encore  et  réputée  pour  Té- 
légance;  c'est  ce  qu'on  appelle  une  lanceuse.  Enfin,  les 
domestiques I  Provisoires  comme  le  reste,  changés 
tous  les  huit  jours  au  gré  du  bureau  de  placement  qui 
les  envoie  là  faire  un  stage  pour  les  places  sérieuses. 
Si  Ton  n'a  ni  répondants^  ni  certificats,  qu'on  tombe  de 
prison  ou  d'ailleurs,  Glanand,  le  grand  placier  de  la 
rue  de  la  Paix,  vous  expédie  boulevard  Hausmann.  On 
sert  une,  deux  semaines,  le  temps  d'acheter  les  bons 
renseignements  du  marquis,  qui,  bien  entendu,  ne  vous 
paye  pas  et  vous  nourrit* à  peine;  car  dans  cette  mai- 
son-là les  fourneaux  de  la  cuisine  restent  froids  la  plu- 
part du  temps.  Monsieur  et  Madame  s'en  allant  dîner 
en  ville  presque  tous  les  soirs  ou  dans  des  bals  où  l'on 
soupe.  C'est  positif  qu'il  y  a  des  gens  à  Paris  qui  pren- 
nent  le  bufi'et  au  sérieux  et  font  le  premier  repas  da 
leur  journée  passé  minuit.  Aussi  les  Bois-l'Hôry  sont 
renseignés  sur  les  maisons  à  bufi'et.  Us  vous  diront 


LE  NABÀB.  191 

qu'on  soupe  Uès-bien  à  Tambassade  d'Autriche,  que 
Tambassade  d'Espagne  néglige  un  peu  les  vins,  et  que 
c'est  encore  aux  Affaires  Étrangères  qu'on  trouve  les 
meilleurs  chaud-froid  de  volailles.  Et  voilà  la  vie  de  ce 
drôle  de  ménage.  Rien  de  ce  qu'ils  ont  ne  tient  sur 
eux,  tout  est  faufilé,  attaché  avec  des  épingles.  Un  coup 
de  vent,  et  tout  s'envole.  Mais  au  moins  ils  sont  sûrs 
de  ne  rien  perdre.  C'est  ça  qui  donne  aii  marquis  cet 
air  blagueur  de  père  Tranquille  qu'il  a  en  vous  regar- 
dant, les  deux  mains  dans  ses  poches,  comme  pour 
vous  dire  :  «  Eh  ben,  après?  qu'est-ce  qu'on  peut  me 
faire?  »  \ 

Et  le  petit  groom,  dans  l'attitude  susdite,  avec  sa 
tète  d'enfant  vieillot  et  vicieux,  imitait  si  bien  son  pa- 
tron qu'il  me  semblait  le  voir  lui-même  au  milieu  de 
notre  conseil  d'administration ,  planté  devant  le  gou- 
verneur et  l'accablant  de  ses  plaisanteries  cyniques.  C'est 
égal,  il  faut  avouer  que  Paris  est  une  fièrement  grande 
ville  pour  qu'on  puisse  y  vivre  ainsi  quinze  ans,  vingt 
ans  d'artifices,  de  ficelles,  de  poudre  aux  yeux,  sans  que 
tout  le  monde  vous  connaisse,  et  faire  encore  une  en- 
trée triomphante  dans  un  salon  derrière  son  nom  crié 
à  toute  volée  :  «  Monsieur  le  marquis  de  Bois-l'Héry .  » 

Non,  voyez-vous,  ce  qu'on  apprend  de  choses  dans 
une  soirée  de  domestiques  ;  ce  que  la  société  parisienne 
est  curieuse  à  regarder  ainsi  par  le  bas,  par  les  sous- 
sols,  il  faut  y  être  allé  pour  le  croire.  Ainsi,  me  trou- 
vant entre  M.  Francis  et  M.  Louis,  voici  un  petit  bout 
de  conversation  confidentielle  que  j'ai  saisi  sur  le  sire 
de  Monpavon.  M.  Louis  disait  : 

«  Vous  avez  tort,  Francis,  vous  êtes  en  fonds  en  ce 
motnent.  Vous  devries  en  profiter  pour  rendre  cet 
argent  au  Trésor. 

17. 


106  LE  NABAB. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  répondait  M.  Francis 
d'un  air  malheureux. ..  Le  jeu  nous  dévore. 

—  Oui,  je  sais  bien.  Mais  prenez  garde.  Nous  ne  se- 
rons pas  toujours  là.  Nous  pouvons  mourir,  descendre 
du  pouvoir.  Alors  on  vous  demandera  des  comptes  là- 
bas.  Et  ce  sera  terrible...  » 

J'avais  bien  souvent  entendu  chuchoter  cette  histoire 
d'un  emprunt  forcé  de  deux  cent  mille  francs  que  le 
marquis  aurait  fait  à  l'État,  du  temps  qu'il  était  rece- 
veur général;  mais  le  témoignage  de  son  valet  de 
chambre  était  pire  que  tout...  Ahl  si  les  maîtres  se  dou- 
taient de  ce  que  savent  les  domestiques,  de  tout  ce  qu'on 
raconte  à  l'office,  s'ils  pouvaient  voir  leur  nom  traîner 
au  milieu  des  balayures  d'appartement  et  des  détritus 
de  cuisine,  jamais  ils  n'oseraient  plus  seulement  dire  : 
«  Fermez  la  porte  »  ou  «  attelez.  »  Voilà,  par  exemple, 
le  docteur  Jenkins,  la  plus  riche  clientèle  de  Paris,  dix 
ans  de  ménage  avec  une  femme  magnifique,  recherchée 
partout;  il  a  eu  beau  tout'  faire  pour  dissimuler  sa  si- 
tuation, annoncer  à  l'anglaise  son  mariage  dans  les 
journaux,  n'admettre  chez  lui  que  des  domestiques 
étrangers  sachant  à  peine  trois  mots  de  français.  Avec 
ces  trois  mots,  assaisonnés  de  jurons  de  faubourg  et  de 
coups  de  poing  sur  la  table,  son  cocher  Joê,  qui  le 
déteste,  nous  a  raconté  toute  son  histoire  pendant  le 
souper. 

((  Elle  va  claquer,  son  Irlandaise,  sa  vraie...  Savoir 
maintenant  s'il  épousera  l'autre.  Quarante-cinq  ans , 
mistress  Maranne,  et  pas  un  schelling...  Faut  voir 
comme  elle  a  peur  d'être  lâchée...  L'épousera ,  l'épou- 
sera pas...  kss...  kss...  nous  allons  rire.  »  Et  plus  on  le 
luisait  boire ,  plus  il  en  racontait,  traitant  sa  malheu- 
reuse maîtresse  comme  la  dernière  des  dernières...  Moi 


LE  NABAB.  199 

j'avoue  qu*elle  m'intéressait,  cette  fausse  madame  Jen- 
kins,  qui  pleure  dans  tous  les  coins,  supplie  son  amant 
comme  le  bourreau  et  court  le  rbque  d'être  plantée  là, 
quand  toute  la  société  la  croit  mariée,  respectable, 
établie.  Les  autres  ne  faisaient  qu'en  rire,  les  femmes 
surtout.  Dame  !  c'est  amusant  quand  on  est  en  condi- 
tion de  voir  que  ces  dames  de  la  haute  ont  leurs  affronts 
aussi  et  des  tourments  qui  les  empêchent  de  dormir. 

Notre  tablée  présentait  à  ce  moment  le  coup  d'œii  ie 
plus  animé,  un  cercle  de  figures  joyeuses  tendues  vers 
cet  Irlandais  qui  avait  le  pompon  pour  son  anecdote. 
Gela  excitait  des  envies;  on  cherchait,  on  ramassait 
dans  sa  mémoire  ce  qu'il  pouvait  y  traîner  de  vieux 
scandales,  d'aventures  de  maris  trompés ,  de  ces  faits 
intimes  vidés  à  la  table  de  cuisine  avec  les  fonds  de 
plats  et  les  fonds  de  bouteilles.  C'est  que  le  Champagne 
commençait  à  faire  des  siennes  parmi  les  convives. 
Joë  voulait  danser  une  gigue  sur  la  nappe.  Les  dames, 
au  moindre  mot  un  peu  gai ,  se  renversaient  avec  des 
rires  aigus  de  personnes  qu'on  chatouille,  laissant  traî- 
ner leurs  jupons  brodés  sous  la  table  pleine  de  dé- 
bris de  victuailles  et  de  graisses  répandues.  M.  Louis 
s'était  retiré  discrètement.  On  remplissait  les  verres 
sans  les  vider  ;  une  femme  de  charge  trempait  dans  1« 
sien  rempli  d'eau  un  mouchoir  dont  elle  se  baignait  ie 
front,  parce  que  la  tète  lui  tournait,  disait-elle.  Il  était 
temps  que  cela  finît;  et  de  fait  une  sonnette  électrique, 
carillonnant  dans  le  couloir,  nous  avertissait  que  le 
valet  de  pied,  de  service  au  théâtre,  venait  appeler  les 
cochers.  Là-dessus  Monpavon  porta  un  toast  au  maître 
de  la  maison  en  le  remerciant  de  sa  petite  soirée.  M.  Noël 
annonça  qu'il  la  recommencerait  à  Saint-Romans,  pour 
les  fêtes  du  heyy  où  la  plupart  des  assistants  seraient 


tOO  LE  NABAB. 

probablement  invités.  Et  j'allais  me  lever  à  mon  tour, 
assez  habitué  aax  repas  de  corps  pour  sayoir  qu'en 
pareille  occasion  le  plus  vieux  de  rassemblée  est  tenu  de 
porter  une  santé  aux  dames,  qus^d  la  porte  s'ouvrit 
brusquement^  et  un  grand  valet  de  pied  tout  crotté,  un 
parapluie  ruisselant  à  la  main,  suant,  essoufflé,  nous 
cria,  sans  respect  pour  la  compagnie  : 

«  Mais  arrivez  donc,  tas  de  c  mufes...  î  qu'est-ce  que 
vous  fichez  là?...  Quand  on  vous  dit  que  c'est  uni.  > 


XI 


1.91    PtTtS    eu  BEY 


Dans  les  régions  da  Bfidi,  de  civilisation  lointaine, 
les  châteaux  historiques  encore  debout  sont  rares.  A 
peine  de  loin  en  loin  quelque  vieille  abbaye  dresse-t-elle 
au  flanc  des  collines  sa  façade  tremblante  et  démem* 
brée,  percée  de  trous  qui  ont  été  des  fenêtres  et  dont 
Touverture  ne  regarde  plus  que  le  ciel ,  monument  de 
poussière  calciné  de  soleil,  datant  de  Tépoque  des  croi- 
sades ou  des  cours  d*amour,  sans  un  vestige  de  Thomme 
parmi  ses  pierres  où  le  lierre  ne  grimpe  même  plus ,  ni 
Tacanthe,  mais  qu*embaument  les  lavandes  sèches  et 
les  férigoules.  Au  milieu  de  toutes  ces  ruines ,  le  châ^ 
teau  de  Saint-Romans  fait  une  illustre  exception.  Si 
vous  avez  voyagé  dans  le  Midi,  vous  Tavez  vu  et  vous 
allez  le  revoir  tout  de  suite.  C'est  entre  Valence  et  Mon- 
télimart,  dans  un  site  où  la  voie  ferrée  court  à  pic  tout 
le  long  du  Rhône,  au  bas  des  riches  coteaux  de  Beaume, 
de  Raucoule,  de  Mercurol,  tout  le  cru  brûlant  de  l'Er- 
mitage répandu  sur  cinq  lieues  de  ceps  serrés,  alignés, 
dont  les  plantations  moutonnent  aux  yeux,  dégringo- 
lent jusque  dans  le  Ûeuve,  vert  et  plein  d'îles  à  cet  en- 
droit comme  le  Rhin  du  côté  de  Bàle,  mais  avec  un 


SOf  LE   NÂBÂB 

coup  de  soleL  que  le  Rhin  n'a  jamais  eu.  Saint-Romant 
est  en  face  sur  l'autre  rive;  et,  malgré  la  rapidité  de  la 
vision,  la  lancée  à  toute  vapeur  des  wagons  qui  sem- 
blent vouloir  à  chaque  tournant  se  précipiter  rageu- 
sement dans  le  Rhône,  le  château  est  si  vaste ,  se  dé- 
veloppe si  bien  sur  la  c6io  voisine  qu'en  apparence 
il  suit  la  course  affolée  du  train  et  fixe  à  jamais  dans 
VOS  yeux  le  souvenir  de  ses  rampes ,  de  ses  balustres , 
de  son  architecture  italienne,  deux  étages  assez  bas  sur- 
montés d'une  terrasse  à  colonnettes ,  flanqués  de  deux 
pavillons  coiffés  d'ardoise  et  dominant  les  grands  talus 
où  l'eau  des  cascades  rebondit ,  le  lacis  des  allées  sa- 
blées et  remontantes,  la  perspective  des  immenses 
charmilles  terminées  par  quelque  statue  blanche  qui  se 
découpe  dans  le  bleu  comme  sur  le  fond  lumineux 
d'un  vitrail.  Tout  en  haut,  au  milieu  de  vastes  pelouses 
dont  la  verdure  éclate  ironiquement  sous  l'ardent  cli- 
mat, un  cèdre  gigantesque  étage  ses  verdures  crètées 
aux  ombres  flottantes  et  noires,  silhouette  exotique  qui 
fait  songer,  debout  devant  cette  ancienne  demeure 
d'un  fermier  général  du  temps  de  Louis  XIY ,  à  quelque 
grand  nègre  portant  le  parasol  d'un  gentilhomme  de 
la  cour. 

De  Valence  à  Marseille^  dans  toute  la  vallée  du 
Rhône,  Saint-Romans  de  Bellaigue  est  célèbre  comme 
un  palais  de  fées;  et  c'est  bien  une  vraie  féerie  dans 
ces  pays  brûlés  de  mistral  que  cette  oasis  de  verdure 
et  de  belle  eau  jaillissante. 

((  Quand  je  serai  riche,  maman,  disait  Jamsoulet  tout 
gamin  à  sa  mère  qu'il  adorait,  je  te  donnerai  Saint- 
Romans  de  Bellaigue.  » 

Et  comme  la  vie  de  cet  homme  semblait  l'accomplis- 
•ement  d'un  conte  des  Mille  et  une  Nuits    que  tous 


LE  NÂBAB.  909 

souhaits  se  réalidaîent,  même  les  plus  disproportionnés , 
qne  ses  chimères  les  plus  folles  venaient  s'allonger  de- 
vant lui,  lécher  ses  mains  ainsi  que  des  barbets  fami- 
liers et  soumis,  il  avait  acheté  Saint-Romans,  pour 
l'offrir  à  sa  mère/  meublé  à  neuf  et  grandiosement  res- 
tauré. Quoiqu'il  y  eût  dix  ans  de  cela-,  la  brave  femme 
ne  s'était  pas  encore  faite  à  cette  installation  splendide. 
«  C'est  le  palais  de  la  reine  Jeanne  que  tu  m'as  donné, 
mon  pauvre  Bernard,  écrivait-elle  à  son  fils  ;  jamais  je 
n'oserai  habiter  là.  »  Elle  n'y  habita  jamais ,  en  effet , 
s'étant  logée  dans  la  maison  du  régisseur,  un  pavillon 
de  construction  moderne  placé  tout  au  bout  de  la  pro- 
priété d'agrément  pour  surveiller  les  communs  et  la 
ferme,  les  bergeries  et  les  moulins  d^ huile  y  avec  leur 
horizon  champêtre  de  blés  en  meules ,  d'oliviers  et  de 
vignes  s'étendant  sur  le  plateau  à  perte  de  vue.  An 
grand  château  elle  se  serait  crue  prisonnière  dans  une 
de  ces  demeures  enchantées  où  le  sommeil  vous  prend 
en  plein  bonheur  et  ne  vous  quitte  plus  de  cent  ans. 
Ici  du  moins,  la  paysanne  qui  n'avait  jamais  pu  s'ha- 
bituer à  cette  fortune  colossale^  venue  trop  tard,  de 
trop  loin  et  en  coup  de  foudre,  se  sentait  rattachée  à  la 
réalité  par  le  va-et-vient  des  travailleurs,  la  soilie  et  la 
rentrée  des  bestiaux,  leurs  promenades  vers  l'abreu- 
voir, toute  cette  vie  pastorale  qui  l'éveillait  au  chant 
accoutumé  des  coqs ,  aux  cris  aigus  des  paons,  et  lui 
faisait  descendre  avant  l'aube  l'escalier  en  vrille  du  pa- 
villon. Elle  ne  se  considérait  que  comme  dépositaire  de 
ce  bien  magnifique,  qu'elle  gardait  pour  le  compte 
de  son  fils  et  voulait  lui  rendre  en  bon  état,  le  jour 
oà ,  se  trouvant  assez  riche ,  fatigué  de  vivre  chez  les 
Turs ,  il  viendrait ,  selon  sa  promesse ,  demeurer  avec 
elle  sous  les  ombrages  de  Saint-Romans. 


MM  LE  NABAB. 

Aussi  quelle  surveillance  universelle  et  infatigable. 

Dans  les  brumes  du  petit  jour,  les  valets  de  ferme 
entendaient  sa  voix  rauque  et  voilée  :  «  Olivier...  Pey- 
rol...  Audîbert...  Allonsl...  G*est  quatre  heures.  »  Puis 
an  saut  dans  Timmense  cuisine,  çù  les  servantes, 
lourdes  de  sommeil,  faisaient  chauffer  la  soupe  sur 
le  feu  clair  et  pétillant  des  souches.  On  lui  don- 
nait son  petit  plat  en  terre  rouge  de  Marseille  tout 
rempli  de  'châtaignes  bouillies,  frugal  déjeuner  d'au- 
trefois que  rien  ne  lui  aurait  fait  changer.  Aussitôt  la 
voilà  courant  à  grandes  enjambées,  son  large  clavier 
d'argent  à  la  ceinture  où  tintaient  toutes  ses  clefs ,  son 
assiette  &  la  main,  équilibrée  par  la  quenouille  qu'elle 
tenait  en  bataille  sous  le  bras,  car  elle  filait  tout  le  long 
du  jour  et  ne  s'interrompait  même  pas  pour  manger 
ses  châtaignes.  En  passant,  un  coup  d'oeil  à  l'écurie 
encore  noire  où  les  bètes  se  remuaient  pesamment,  à  la 
xsrèche  étouffante  garnie  vers  sa  porte  de  mufles  impa- 
tients et  tendus;  et  les  premières  lueurs,  glissant  sur 
les  assises  de  pierre  qui  soutenaient  les  remblais  du 
parc,  éclairaient  la  vieille  femme  courant  dans  la  rosée 
avec  la  légèreté  d'une  jeune  fille,  malgré  ses  soixante- 
dix  ans,  vérifiant  exactement  chaque  matin  toutes  les 
richesses  du  domaine,  inquiète  de  constater  si  la  nuit 
n'avait  pas  enlevé  les  statues  et  les  vases,  déraciné  les 
quinconces  centenaires,  tari  les  sources  qui  s'égrenaient 
dans  leurs  vasques  retentissantes.  Puis  le  plein  soleil 
de  midi,  bourdonnant  et  vibrant,  découpait  encore  sur 
le  sable  d'une  allée,  contre  le  mur  blanc  d'une  terrasse, 
cette  longue  taille  de  vieille ,  fine  et  droite  comme  son 
fuseau,  ramassant  des  morceaux  de  bois  mort,  cassant 
une  branche  d'arbuste  mal  alignée,  sans  souci  de  l'ar- 
dente réverbération  qui  glissait  sur  sa  peau  dure  comme 


LE  NABAB  205 

sur  la  pierre  d*un  vieux  banc.  Vers  cette  heur€  là  aussi, 
un  autre  promeneur  se  montrait  dans  le  parc,  moins 
actifs  moins  bruyant,  se  traînant  plutôt  qu'il  ne  mar- 
chait, s'appuyant  aux  murs,  aux  balustrades,  un  pauvre 
être  voûté,  branlant,  ankylosé,  figure  éteinte  et  sans 
âge,  he  parlant  jamais,  et  lorsqu*il  était  las ,  poussant 
un  petit  cri  plaintif  vers  le  domestique  toujours  près  de 
lui  qui  Taidait  à  s'asseoir,  à  s'accroupir  sur  quelque 
marche,  où  il  restait  pendant  des  heures,  immobile  et 
muet,  la  bouche  détendue,  les  yeux  clignotants,  bercé 
par  la  monotonie  stridente  des  cigales,  souillure  d'hu- 
manité devant  le  splendide  horizon. 

Celui-là,  c'était  Vaînéy  le  frère  de  Bernard,  l'enfant 
chéri  du  père  et  de  la  mère  Jansoulet,  la  beauté,  Tin- 
telligence,  l'espoir  glorieux  de  la  famille  du  cloutier, 
qui,  fidèle  comme  tant  d'autres  dans  le  Midi  à  la  su- 
perstition du  droit  d'aînesse,  avait  fait  tous  les  sacrifices 
pour  envoyer  à  Paris  ce  beau  garçon  ambitieux,  parti 
avec  quatre  ou  cinq  bâtons  de  maréchal  dans  sa  malle, 
l'admiration  de  toutes  les  filles  du  bourg,  et  que  Paris, 
—  après  avoir,  pendant  dix  ans,  battu,  tordu,  pressuré 
dans  sa  grande  cuve  ce  brillant  chiffon  méridional , 
l'avoir  brûlé  dans  tous  ses  vitriols,  roulé  dans  toutes  ses 
fanges,  —  finit  par  renvoyer  à  cet  état  de  loque  et 
d'épave,  abruti,  paralysé,  ayant  tué  son  père  de  chagrin, 
et  obligé  sa  mère  à  tout  vendre  chez  elle,  à  vivre  d'une 
domesticité  passagère  dans  les  maisons  aisées  du  pays. 
Heureusement  qu'à  ce  moment-là,  lorsque  ce  débris 
des  hospices  parisiens,  rapatrié  par  l'assistance  publique, 
tomba  au  Bourg-Sain t-Andéol,  Bernard,  —  celui  qu'on 
appelait  Cadet,  comme  dans  lei  familles  méridionales  à 
demi-arabes,  où  l'aîné  prend  toujours  le  nom  familial 
et  le  dernier  venu,  celui  de  Cadet,  —  Bernard  était  déjà 


f06  Ch.  NABAB. 

à  Tunis,  en  train  de  faire  fortune,  envoyant  régulière* 
ment  de  l'argent  au  foyer.  Mais,  quels  remords  pour  la 
pauvre  maman,  de  tout  devoir,  même  U  vie,  le  bien- 
être  du  triste  malade,  au  robuste  et  courageux  garçon, 
que  le  père  et  elle  avaient  toujours  aimé,  sans 
tendresse,  que,  depuis  Tàge  de  cinq  ans»  ils  s'étaient 
habitués  à  traiter  comme  un  manœuvre,  parce  qu'il 
était  très-fort,  crépu  et  laid,  et  s'entendait  déjà  mieux 
que  personne  à  la  maison  à  trafiquer  sur  les  vieux  clous. 
Ah  I  comme  elle  aurait  voulu  l'avoir  près  d'elle,  son 
Cadet^  lui  rendre  un  peu.  de  tout  le  bien  qu'il  lui  faisait, 
payer  en  une  fois  cet  arriéré  de  tendresse  de  càli- 
neries  maternelles  qu'elle  lui  devait. 

Mais,  voyez-vous,  ces  fortunes  de  roi  ont  les  charges, 
les  tristesses  des  existences  royales*  Cette  pauvre  mère. 
Jansoulet,  dans  son  milieu  éblouissant,  était  bien  comme 
une  vraie  reine,  connaissant  les  longs  exils,  les  séparar 
tiens  cruelles  et  les  épreuves  qui  compensent  la  granr 
deur  ;  un  de  ses  fils,  éternellement  stupéfait,  l'autre,  au 
lointain,  écrivant  peu,  absorbé  par  ses  grandes  affaires, 
disant  toujours  :  «  Je  viendrai,  »  et  ne  venant  pas!  En 
douze  ans,  elle  ne  l'avait  vu  qu'une  fois  dans  le  tour- 
billon d'une  visite  du  bey  à  Saint-Romans  :  un  train  de 
chevaux,  de  carrosses,  de  pétards,  de  fêles.  Puis,  il 
était  reparti  derrière  son  monarque,  ayant  à  peine  le 
temps  d'embrasser  sa  vieille  mère,  qui  n^avait  gardé  de 
cette  grande  joie,  si  impatiemment  attendue,  que  quel* 
ques  images  de  journaux,  où  l'on  montrait  Bernard 
Jansoulet,  arrivant  au  château  avec  Ahmed  et  lui  pré- 
sentant sa  vieille  mère,  —  n'est-ce  pas>ainsi  que  les 
rois  et  les  reines  ont  leurs  effusions.de  famille  illustrées 
dans  les  feuilles,  —  plus  un  cèdre  du  Liban,  amené  du 
bout  du  monde,  un  grand  «  caramantran  »  de  gros 


LE   NABAB.  ,  907 

arbre,  d'un  transport  aussi  coûteux,  aussi  encombrant 
que  Tobélisque,  hissé,  mis  en  place  à  force  d'hommes, 
d'argent,  d'attelages,  et  qui  pendant  longtemps  avail 
bouleversé  tous  les  massifs  pour  l'installation  d'un  soch 
venir  commémoratif  de  la  visite  royale.  Au  moins,  à  ce 
voyage-ci,  le  sachant  en  France  pour  plusieurs  mois, 
peut-être  pour  toujours,  elle  espérait  avoir  son  Ber- 
nard tout  à  elle.  Et  voici  qu'il  lui  arrivait  un  beau  soi^, 
enveloppé  de  la  même  gloire  triomphante,  du  même 
appareil  officiel,  entouré  d'une  foule  de  comtes,  de 
marquis,  de  beaux  messieurs  de  Paris,  remplissant,  eux 
et  leurs  domestiques,  les  deux  grands  breacks  qu'elle 
avait  envoyés  les  attendre  à  la  petite  gare  de  Giffas,  de 
l'autre  côté  du  Rhône. 

«  Mais,  embrassez-moi  donc,  ma  chère  maman.  D 
n'y  a  pas  de  honte  à  serrer  bien  fort  contre  son  cœur 
son  garçon,  qu'on  n'a  pas  vu  depuis  des  années... 
D'ailleurs,  tous  ces  messieurs  sont  nos  amis...  Yoici 
M.  le  marquis  de  Monpavon,  M.  le  marquis  de  Bois* 
raéry . ...  Ahl  ce  n'est  plus  le  temps  où  je  vous  amenais 
pour  manger  la  soupe  de  fèves  avec  nous,  le  petit  Ga- 
bassu  et  Bompain  Jean-Baptiste...  Vous  connaissez 
M.  de  Géry?...  Avec  mon  vieux  Gardailhac,  que  je  vous 
présente,  voilà  la  première  fournée...  Mais  il  va  en 
arriver  d'autres...  Préparez-vous  à  un  branle-bas  ter- 
rible... Nous  recevons  le  bey  dans  quatre  jours. 

—  Encore  le  beyl...  dit  la  bonne  femme  épouvantée. 
Je  croyais  qu'il  était  mort.  » 

Jansoulet  et  ses  invités  ne  purent  s'empêcher  de  rire 
devant  cet  effarement  comique,  accentué  par  l'intona- 
tion méridionale. 

a  Mais  c'est  un  autre,  maman...  U  y  en  a  toujours  des 
beys...  Heureusement,  sapristi!...  Seulement,  n'ayes 


f08  LE  NABAB. 

)  pas  penr.  Yons  n*aurez  pas,  cette  fois,  autant  de  tra- 

cas... Uami  Gardailhac  s*est  chargé  de  Torganisation. 
Nous  allons  avoir  des  fêtes  superbes...  En  attendant^ 
vite  le  dîner  et  des  chambres.  Nos  Parisiens  sont 
éreintés. 

—  Tout  est  prêt,  mon  fils,  »  dit  simplement  la 
vieille,  raide  et  droite  sous  sa  cambrésine,  la  coiffe  aux 
barbes  jaunies,  qu'elle  ne  quittait  pas  même  pour  les 
grandes  fêtes.  La  fortune  ne  Tavait  pas  changée, 
celle-là.  C'était  la  paysanne  de  la  vallée  du  Rhône,  in- 
dépendante et  fière,  sans  aucune  des  humilités  sour- 
noises des  ruraux  peints  par  Balzac,  trop  simple  aussi 
pour  avoir  Tenflure  de  sa  richesse.  Une  seule  fierté, 
montrer  à  son  fils  avec  quels  soins  méticuleux  elle 
s*était  acquittée  de  ses  fonctions  de  gardienne.  Pas  un 
atome  de  poussière,  pas  une  moisissure  aux  murs.  Tout 
ce  splendide  rez-de-chaussée,  les  salons,  aux  chatoyantes 
soieriesauderniermomenttirées  des  housses, lesiongues 
galeries  d*été,  pavées  en  mosaïque,  fraîches  etsonores^ 
que  leurs  canapés  Louis  XY,  cannés  et  fleuris,  meu- 
blaient à  Tancien  temps  avec  une  coquetterie  estivale, 
rimmense  salle  à  manger,  décorée  de  rameaux  et  de 
fleurs,  et  jusqu'à  la  salle  de  billard,  avec  ses  rangées 
d'ivoires  brillants,  ses  lustres  et  ses  panoplies,  toute  la 
longueur  du  château,  par  ses  portes-fenêtres,  larges 
ouvertes  sur  le  vaste  perron  seigneurial,  s'étalait  à  l'ad- 
miration des  arrivants,  renvoyait  à  ce  merveilleux 
horizon  de  nature  et  de  soleil  couchant  sa  richesse, 
paisible  et  sereine,  reflétée  dans  les  panneaux  des 
glaces,  les  boiseries  cirées  ou  vernies,  avec  la  même 
pureté  qui  doublait  sur  le  miroir  des  pièces  d'eau  les 
peupliers  penchés  l'un  vers  l'autre  et  les  cygnes  nageant 
au  repos.  Le  cadre  était  si  beau,  l'aspect  général  si 


LE   NABAB  209 

grandiose,  que  le  luxe  criard  et  sans  choix  se  fondait, 
disparaissait  aux  yeui  les  plus  subtils. 

—  Il  y  a  de  quoi  faire...  »  dit  le  directeur  Cardailhac, 
le  lorgnon  sur  Toeil,  le  chapeau  incliné,  combinant  déjà 
sa  mise  en  scène. 

Et  la  mine  hautaine  de  Monpavon,  que  la  coiffe  de 
la  vieille  femme  les  recevant  sur  le  perron  avait  choqué 
d'abord,  fit  place  à  un  sourire  condescendant.  Il  y  avait 
de  quoi  faire  certainement  et,  guidé  par  des  gens  de 
goût,  leur  ami  Jansoulet  pouvait  donner  à  Taltesse 
maugrabine  une  réception  fort  convenable.  Toute  la 
soirée  il  ne  fut  question  que  de  cela  entre  eux.  Les 
coudes  sur  la  table,  dans  la  salle  à  manger  somptueuse, 
enflammés  et  repus,  ils  combinaient,  discutaient.  Car- 
dailhac, qui  voyait  grand,  avaii  déjà  tout  son  plan 
fait. 

a  D'abord,  carte  blanche,  n'est-ce  pas.  Nabab? 

—  Carte  blanche,  mon  vieux.  Et  que  le  gros  Heiner- 
lingue  en  crève  de  maie  rage.  » 

Alors  le  directeur  racontait  ses  projets,  la  fête  divisée 
en  journées  comme  à  Vaux  quand  Fouquet  reçut 
Louis  XIY;  un  jour  la  comédie,  un  autre  jour  les  fêtes 
provençales,  farandoles,  taureaux,  musiques  locales  ;  le 
troisième  jour...  Et  déjà  avec  sa  manie  directoriale  il 
esquissait  des  programmes,  des  affiches,  pendant  que 
Bois-l'Héry ,  les  deux  mains  dans  ses  poches,  renversé 
sur  sa  chaise,  dormait,  le  cigare  calé  dans  un  coin  de  sa 
bouche  ricaneuse,  et  que  le  marquis  de  Monpavon  tou- 
jours à  la  tenue  redressait  son  plastron  à  chaque  instant 
pour  se  tenir  éveillé. 

De  bonne  heure,  Géry  les  avait  quittés.  Il  était  allé  se 
réfugier  près  de  la  vieille  maman  qui  l'avait  connu  tout 
jeune,  lui  et  ses  frères,  —  dans  l'humble  parloir  du 

18. 


9]0  LE   NABAB. 

pavillon  aux  rideaux  blancs,  aux  tentures  claires  char- 
gées d'image»  où  la  mère  du  Nabab  essayait  de  faire 
revivre  son  passé  d'irtisane  à  Taide  de  quelques  reliques 
sauvées  du  naufrage. 

Paul  t^ausait  doucement  en  face  de  la  belle  vieille  aux 
traits  réguliers  et  sévères,  aux  cheveux  blancs  et  massés 
comme  le  chanvre  de  sa  quenouille,  et  qui  tenait  droit 
sur  sa  chaise  son  buste  plat  serré  dans  un  petit  chàle 
vert,  n'ayant  de  sa  vie  appuyé  son  dos  à  un  dossier  de 
siège,  ne  s'étant  jamais  assise  dans  un  fauteuil.  Il  rap- 
pelait Françoise,  elle  l'appelait  M.  Paul.  C'étaient  de 
vieux  amis...  Et  devinez  de  quoi  ils  parlaient.  De  ses 
petits-enfants,  pardi!  des  trois  garçons  de  Bernard 
qu'elle  ne  connaissait  pas,  qu'elle  aurait  tant  voulu 
connaître. 

a  Ahl  monsieur  Paul,  si  vous  saviez  comme  il  m'en 
tarde.. .  J'aurais  été  si  heureuse  s'il  me  les  avait  amenés» 
mes  trob  petits,  au  lieu  de  tous  ces  beaux  hommes... 
Pensez  que  je  ne  les  ai  jamais  vus,  excepté  sur  les  por- 
traits qui  sont  là...  Leur  mère  me  fait  un  peu  peur,  c'est 
nue  grande  dame  tout  à  fait,  une  demoiselle  Afchin... 
Mais  eux,  les  enfants,  je  suis  sûre  qu'ils  ne  sont  pas 
farauds  et  qu'ils  aimeraient  bien  leur  vieille  grand,.. 
Moi,  il  me  semblerait  que  c'est  leur  pèrç  tout  petit,  et 
je  leur  rendrais  ce  que  je  n'ai  pas  donné  au  père...  car, 
voyez-vous,  monsieur  Paul,  les  parents  ne  sont  pas 
toujours  justes.  On  a  des  préférences.  Mais  Dieu  est 
juste,  lui.  Les  figures  qu'on  a  le  mieux  fardées  et  bi- 
chonnées au  détriment  des  autres,  il  faut  voir  comme  il 
vous  les  arrange...  Et  les  préférences  des  vieux  portent 
souvent  malheur  aux  jeunes.  » 

Elle  soupira  en  regardant  du  c6té  de  la  grande  alc6ve 
dont  les  hauts  lambrequins,  les  rideaux  tombants  lai»- 


LE   NABAB.  SU 

Baient  passer  par  intervalles  un  long  soufQe  grelottant, 
comme  la  plainte  endormie  d'un  enfant  qu'on  a  battu 
et  qui  a  beaucoup  pleuré... 

Un  pas  lourd  dans  Tescalier,  une  grosse  voix  douc« 
disant  tout  bas  :  «  C'est  moi...  ne  bougez  pas.  »  Et 
Jansoulet  parut.  Tout  le  monde  couché  au  château, 
comme  il  savait  les  habitudes  de  la  mère  et  que  sa 
lampe  veillait  toujours  la  dernière  allumée  dans  la 
maison,  il  venait  la  voir,  causer  un  peu  avec  elle,  lui 
donner  ce  vrai  bonjour  du  cœur  qu'ils  n'avaien>t  pu 
échanger  devant  les  autres.  «  Oh  I  restez,  mon  cher 
Paul  ;  devant  vous,  nous  ne  nous  gênons  pas.  »  Et,  rede- 
venu enfant  en  présence  de  sa  mère,  il  jeta  par  terre  à 
ses  pieds  tout  son  grand  corps,  avec  une  càlinerie  de 
gestes  et  de  paroles  vraiment  touchante.  Elle  aussi  était 
bien  heureuse  de  l'avoir  là  tout  près,  mais  elle  s'en 
trouvait  quand  même  un  peu  gênée,  le  considérant 
comme  un  être  tout-puissant,  extraordinaire,  l'élevant 
dans  sa  naïveté  à  la  hauteur  d'un  Olympien  entouré  d'é- 
clairs et  de  foudres,  possédant  la  toute-puissance.  Elle 
lui  parlait,  s'informait  s'il  était  toujours  content  de  set 
amis,  de  ses  affaires,  sans  toutefois  oser  lui  adresser  la 
question  qu^elle  avait  faite  à  de  Géry  :  «  Pourquoi  ne 
m*a-t-on  pas  amené  mes  petits-enfants?  »  Mais  c'est  lui 
le  premier  qui  en  parla  : 

«  Us  sont  en  pension,  maman...  sitôt  les  vacances, 
on  vous  les  enverra  avec  Bompain...  Vous  vous  rappe- 
lez bien,  Bompain  Jean-Baptiste?...  Et  vous  les  gar- 
derez deux  grands  mois.  Ils  viendront  près  de  vous  se 
faire  raconter  de  belles  histoires,  ils  s'endormiront  la 
tète  sur  votre  tablier,  là,  comme  ça...  » 

Et  lui-même,  mettant  sa  tête  crépue,  lourde  comme 
on  lingot,  sur  les  genoux  de  la  vieille,  se  raoDèlant  les 


lis  LE  NABAB. 

bonnei  soirées  de  son  enfance  où  il  8*endormait  ainsi 
quand  on  voulait  bien  le  lui  permettre,  quand  la  tête  de 
Tainé  ne  tenait  pas  toute  la  place;  il  goûtait,  pour  la 
première  fois  depuis  son  retour  en  France,  quelques 
minutes  d*un  repos  délicieux  en  dehors  de  sa  vie 
bruyante  et  factice,  serré  contre  ce  vieux  cœur  maternel 
qu'il  entendait  battre  à  coups  réguliers  comme  le 
balancier  de  Thorloge  centenaire  adossée  à  un  coin  de 
la  chambre,  dans  ce  grand  silence  de  la  nuit  et  de  la 
campagne  que  Ton  sent  planer  sur  tant  d'espace  illi- 
mité... Tout  à* coup  le  même  long  soupir  d'enfant 
endormi  dans  un  sanglot  se  fit  entendre  au  fond  de  la 
chambre.  Jansoidet  releva  la  tête,  regarda  sa  mère,  et 
tout  bas  : 

—  Est-ce  que  c'est?... 

—  Oui,  dit-elle,  je  le  fais  coucher  là...  Il  pourrait 
avoir  besoin  de  moi,  la  nuit. 

—  Je  voudrais  bien  le  voir,  l'embrsisser. 

—  Viens  I 

La  vieille  se  leVa,  grave,  prit  sa  lampe,  marcha  à 
l'alcôve  dont  elle  tira  le.  grand  rideau  doucement,  et  fit 
signe  à  son  fils  d'approcher,  sans  bruit. 

Il  dormait...  Et  nul  doute  que  dans  le  sommeil 
quelque  chose  revécût  en  lui  qui  n'y  était  pas  pendant 
la  veille,  car  au  lieu  de  l'immobilité  molle  où  il  restait 
figé  tout  le  jour,  il  avait  à  cette  heure  de  grands  sur- 
sauts qui  le  secouaient,  et  sur  sa  figure  inexpressive  et 
morte  un  pli  de  vie  douloureuse,  une  contraction  souf- 
frante. Jansoulet,  très-ému,  regarda  ces  traits  maigris, 
flétris,  terreux,  où  la  barbe,  ayant  pris  toute  la  vitalité 
du  corps,  poussait  avec  une  vigueur  surprenante,  puis 
il  se  pencha,  posa  ses  lèvres  sur  le  front  moite  de  sueur 
et,  le  sentant  tressaillir,  il  dit  tout  bas  gravement,  ret- 


LE  NABAB.  218 

pectueusemept,  comme  on  parle  aa  chef  de  famille  : 

<t  Bonjour,  TAiné.  » 

Peut-être  Tàme  captive  ravait-elle  entendu  du  fona 
de  ses  limbes  ténébreuses  et  abjectes.  Mais  les  lèvres 
8*agitèrent^  et  un  long  gémissement  lui  répondit, 
plainte  lointaine,  appel  desespéré  qui  remplit  de  larmes 
impuissantes  le  regard  échangé  entre  Françoise  et  son 
fils  et  leur  arracha  à  tous  les  deux  un  même  cri  où  leur 
douleur  se  rencontrait  :  «  Pécaïré  I  »  le  mot  local  de 
toutes  les  pitiés,  de  toutes  les  tendresses. 

Le  lendemain,  dès  la  première  heure,  le  branle-bas 
commença  par  l'arrivée  des  comédiennes  et  des  comé- 
diens, une  avalanche  de  toques,  de  chignons,  de  grandes 
bottes,  dei  jupes  courtes,  de  cris  étudiés,  de  voiles  flot- 
tant sur  la  fraîcheur  du  maquillage  ;  les  femmes  en 
grande  majorité,  Gardailhac  ayant  pensé  que  pour  un 
bey  le  spectacle  importait  peu,  qu'il  s'agissait  seule- 
ment de  faire  résonner  des  voix  fausses  dans  de  jolies 
bouches,  de  montrer  de  beaux  bras,  des  jambes  bien 
tournées  dans  le  facile  déshabillage  de  l'opérette. 
Toutes  les  célébrité^  plastiques  de  son  théâtre  étaient 
donc  là,  Amy  Férat  en  tète,  une  gaillarde  qui  avait 
déjà  essayé  ses  quenottes  dans  l'or  de  plusieurs  cou- 
ronnes; plus  deux  ou  trois  grimaciers  fameux,  dont  les 
faces  blafardes  faisaient  dans  la  verdure  des  quinconces 
les  mêmes  taches  crayeuses  et  spectrales  que  le  plâtre 
des  statues.  Tout  ce  mondcrlà,  émoustillé  par  le 
voyage,  la  mirprise  du  grand  air,  une  hospitalité  plan- 
tureuse, aussi  l'espoir  de  pêcher  quelque  chose  dans  ce 
passage  de  beys,  de  nababs  et  autres  porte-sequins,  ne 
demandait  qu'à  s'ébaudir,  rigoler  et  chanter  avec  l'en- 
train canaille  d'une  flotte  de  canotiers  de  la  Seine  des- 


114  LE   NABAB. 

cendus  des  planches  en  terre  ferme.  Mais  Gardailhae 
ne  l'entendait  pas  ainsi.  Sitôt  débarqués,  débarbonilléSy 
le  prenuer  déjeuner  pris,  vite  les  brochures  et  répé- 
tons 1  On  n*avait  pas  de  temps  à  perdre.  Les  études  se 
faisaient  dans  le  petit  salon  près  de  la  galerie  d'été,  où 
Ion  commençait  déjà  à  construire  le  théâjtre;  et  le 
bruit  des  marteaux,  les  ariettes  des  couplets  de  revue, 
les  voix  grêles  soutenues  par  le  crin-crin  du  chef  d'or- 
chestre se  mêlaient  aux  grands  coups  de  trompette  des 
paons  sur  leurs  perchoirs,  s'éparpillaient  dans  le  mis- 
tral, qui  ne  reconnaissant  pas  la  crécelle  enragée  de 
ses  cigales,  vous  secouait  tout  cela  avec  mépris  sur  la 
pointe  traînante  de  ses  ailes. 

Assis  au  milieu  du  perron,  comme  à  l'avant-scène  de 
son  théâtre,  Gardailhae,  en  surveillant  les  répétitions, 
commandait  à  un  peuple  d'ouvriers,  de  jardiniers,  fai- 
sait abattre  les  arbres  qui  gênaient  le  point  de  vue, 
dessinait  la  coupe  des  arcs  triomphaux,  envoyait  des 
dépêches,  des  estafettes  aux  maires,  aux  sous-préfets, 
à  Arles  pour  avoir  une  députation  des  filles  du  pays  en 
costume  national,  à  Barbantane,  où  sont  les  plus  beaux 
farandoleurs,  à  Faraman,  renommé  pour  ses  manadeê 
de  taureaux  sauvages  et  de  chevaux  camarguais  ;  et 
comme  le  nom  de  Jansoulet  flamboyait  au  bas  de  toutes 
les  missives,  que  celui  du  bey  de  Tunis  s'y  ajoutait,  de 
|>artout  on  acquiesçait  avec  empressement,  les  fils  télé- 
graphiques n'arrêtaient  pas,  les  messagers  crevaient 
des  chevaux  sur  les  routes,  et  cette  espèce  de  petit  Sar- 
danapale  de  Porte-Saint-Martin  qu'on  appelait  Gar- 
dailhae répétait  toujours  :  «  Il  y  a  de  quoi  faire,  »  heu- 
reux de  jeter  l'or  à  la  volée  comme  des  poignées  de 
semailles,  d'avoir  à  brasser  une  mise  en  scène  de  cin^ 
quan^e  lieues,  toute  cette  Provence,  dont  ce  Parisien 


LE   NABAB.     *  911 

forcené  était  orîgîûaire  et  connaissait  à  fond  les  res- 
sources en  pittoresque. 

Dépossédée  de  ses  fonctions,  la  vieille  maman  ne  se 
montrait  plus  guère,  s'occupait  seulement  de  la  ferme 
et  de  son  malade,  effarée  par  cette  foule  de  visiteurs, 
ces  domestiques  insolents  qu'on  ne  distinguait  pas  de 
leurs  maîtres,  ces  femmes  à  l'air  effronté  et  coquet,  ces 
vieux  rasés  qui  ressemblaient  à  de  mauvais  prêtres, 
tous  ces  fous  se  poursuivant  la  nuit  dans  les  couloirs  à 
grands  coups  d'oreillers,  d'épongés  mouillées,  de  glands 
de  rideaux  qu'ils  arrachaient  pour  en  faire  des  projec- 
tiles. L^  soir,  elle  n'avait  plus  son  fils,  il  était  obligé  de 
rester  avec  ses  invités  dont  le  nombre  augmentait  à 
mesure  qu'approchaient  les  fêtes  ;  pas  même  la  res- 
source de  causer  de  ses  petits-enfants  avec  «  Monsieur 
Paul»  que  Jansoulet,  toujours  bonhomme,  un  peu  gêné 
par  le  sérieux  de  son  ami,  avait  envoyé  passer  ces 
quelques  jours  près  de  ses  frères.  Et  la  soigneuse  mé- 
nagère à  qui  l'on  venait  à  chaque  instant  arracher  ses 
clefs  pour  du  linge,  pour  une  chambre,  de  l'argenterie 
de  renfort  à  donner,  pensant  à  ses  belles  piles  de  sur- 
tôuts  ouvrés,  au  saccagement  de  ses  dressoirs,  de  set 
crédences,  se  rappelant  l'état  bù  le  passage  de  l'anciea 
bey  avait  laissé  le  château,  dévasté  comme  par  un  cy- 
clone, disait  dans  son  patois  en  mouillant  fiévreuse- 
ment le  lin  de  sa  quenouille  : 

«  Que  le  feu  de  Dieu  les  brûle  les  beys  et  puis  les 
bevs  I  » 

Enfin  il  arriva  le  jour,  ce  jour  fameux  dont  on  parit 
p.ncore  aujourd'hui  dans  tout  le  pays  de  là-bas.  Ohl 
Fers  trois  heures  de  l'après-midi,  après  un  déjeunef 
somptueux  présidé  cette  fois  par  la  vieille  mère  avec 
une  cambrésine  neuve  à  sa  coiffe,  et  où  s'étaient  assis. 


fl6  LE  NABAB. 

à  côté  de  célébrités  parisiennes,  des  préfets,  des  dé- 
putés, tous  en  tenue,  l*épée  au  flanc,  des  maires  en 
écharpe,  de  bons  curés  rasés  de  frais,  lorsque  Jan- 
soulet,  en  habit  noir  et  cravate  blanche,  entouré  de  ses 
convives,  sortit  sur  le  perron  et  qu'il  vit  dans  ce  caare 
iplendide  de  nature  pompeuse,  au  milieu  des  dra- 
peaux, des  arcs,  des  trophées,  ce  fourmillement  de  têtes^ 
ce  flamboiement  de  costumes  s'étageant  sur  les  pentes, 
au  tournant  des  allées  ;  ici,  groupées  en  corbeille  sur 
une  pelouse,  les  plus  jolies  filles  d*Arles,  dont  les  pe- 
tites tètes  mates  sortaient  délicatement  des  fichus  ae 
dentelles;  au-dessous,  la  farandole  de  Barbantane,  ses 
huit  tambourins  en  queue,  prête  à  partir,  les  mains  en- 
lacées, rubans  au  vent,  chapeau  sur  Toreille,  la  taîllole 
rouge  autour  des  reins;  plus  bas,  dans  la  succession 
des  terrasses,  les  prphéons  alignés  tout  noirs  sous  leurs 
casquettes  éclatantes,  le  porte-bannière  en  avant,  grave, 
convaincu,  les  dents  serrées,  tenant  haut  sa  hampe  ou- 
vragée ;  plus  bas  encore,  sur  un  vaste  rond-point  trans- 
formé en  cirque  de  combat,  des  taureaux  noirs  entra- 
vés et  les  gauchos  camarguais  sur  leurs  petits  chevaux 
à  longue  crinière  blanche,  les  houzeaux  par-dessus  les 
genoux,  au  poing  le  trident  levé  ;  après,  encore  des 
drapeaux,  des  casques,  des  baïonnettes,  comme  cela 
jusqu'à  Tare  triomphal  de  l'entrée;  puis,  à  perte  aa 
vue,  de  l'autre  c6té  du  Rhône,  sur  lequel  deux  compa- 
gnies du  train  venaient  de  jeter  un  pont  de  bateaux 
pour  arriver  de  la  gare  en  droite  ligne  à  Saint-Romans, 
une  foule  immense,  des  villages  entiers  dévalant  par 
toutes  les  côtes,  s'entassant  sur  la  route  de  Gifl'as  dans 
une  montée  de  cris  et  de  poussière,  assis  au  bord  des 
fossés,  grimpés  sur  les  ormes,  empilés  sur  les  char- 
rettes, formidable  haie  vivante  du  cortège  ;  par  là-des- 


LE   NABAB.  811 

BOB  an  large  soleil  blanc  épandu  dont  un  yent  capri- 
cieux envoyait  les  flèches  dans  toutes  les  directions,  au 
cuivre  d'un  tambourin,  à  la  pointe  d*un  trident,  à  la 
frange  d'une  bannière,  et  le  grand  Rhône  fougueux  et 
libre  emportant  à  la  mer  le  tableau  mouvant  de  cette 
fête  royale.  En  face  de  ces  merveilles,  oîi  tout  For  de 
ses  coffres  resplendissait,  le  Nabab  eut  un  mouvement 
d'admiration  et  d'orgueil. 

«  C'est  beau...  »  dit-il  en  pâlissant,  et  derrière  lui  sa 
mère,  pâle,  elle  aussi*  mais  d'une  indicible  épouvante, 
murmura  : 

—  C'est  trop  beau  pour  un  homme...  On  dirait  que 
c'est  Dieu  qui  vient.  » 

Le  sentiment  de  la  vieille  paysanne  catholique  était 
bien  celui  qu'éprouvait  vaguement  tout  ce  peuple  amassé 
sur  les  routes  comme  pour  le  psissage  d'une  Fête-Dieu 
gigantesque,  et  à  qui  ce  prince  d'Orient  venant  voir  un 
enfant  du  pays  rappelait  des  légendes  de  rois  Mages, 
l'arrivée  de  Gaspard  le  Maure  apportant  au  fils  du  char- 
pentier la  myrrhe  et  la  couronne  en  tiare. 

Au  milieu  des  félicitatio^is  émues  dont  Jansoulet  était 
entouré,  Cardailhac,  triomphant  et  suant,  qu'on  n'avait 
pas  vu  depuis  le  matin,  apparut  tout  à  coup  : 

«  Quand  je  vous  disais  qu'il  y  avait  de  quoi  faire  I... 
Hein?...  Est-ce  chic?...  En  voilà  une  figuration...  Je 
crois  que  nos  Parisiens  payeraient  cher  pour  assister  à 
une  première  comme  celle-là.  » 

Et  baissant  la  voix  à  cause  de  la  mère  qui  était  tout 
près  : 

«  Vous  avez  vu  nos  Arlésiennes?...  Non,  regardei- 
les  mieux...  la  première,  celle  qui  est  en  avant  poar 
offirir  le  bouquet. 

—  Mais  c'est  Amy  Férat. 

•    »  19 


Î18  LE   ISABAB. 

—  Parbleu  l  vous  sentez  bien,  mon  cher,  que  si  le 
bey  jette  son  mouchoir  dans  ce  las  de  belles  fiUes,  il 
faut  qu  il  y  en  ait  une  au  moins  pour  le  ramasser... 
Elles  n'y  comprendraient  rien,  ces  innocentes  !...  Oh  I 
j'ai  pensé  à  toul,  vous  verrez...  C'est  monté,  réglé 
comme  à  la  scène.  Côté  ferme,  côté  jardin.  » 

Ici,  pour  donner  une  idée  de  son  organisation  par- 
faite, le  direcieur  leva  sa  canne;  aussitôt  son  geste 
répété  courut  du  haut  en  bas  du  parc,  faisant  éclatet^ 
à  la  fois  tous  les  orphéons,  toutes  les  fcmfares,  tous  les 
tambourins  unis  dans  le  rhythme  majestueux  du  chant 
populaire  méridional  :  Grand  Soleil  de  la  Provence. 
Les  voix,  les  cuivres  montaient  dans  la  lumière,  gon- 
flant les  oriflammea,  agitant  la  farandole  qui  com- 
mençait à  onduler,  à  battre  ses  premiers  entrechats^ sur 
place,  tandis  qu'à  Tautre  bord  du  fleuve  une  rumeur 
courait  comme  une  brise,  sans  doute  la  crainte  que  le 
bey  fût  arrivé  subitement  d'un  autre  côté.  Nouveau 
geste  du  directeur,  et  l'immense  orchestre  s'apaisa, 
plus  lentement  cette  fois,  avec  des  retards,  des  fusées  de 
notes  égarées  dans  le  feuillage  ;  mais  on  ne  pouvait 
exiger  davantage  d'une  figuration  de  trois  mille  per- 
sonnes. 

A  ce  moment  lea  voitures  s'avançaient,  les  carrosses 
de  gala  qui  avaient  servi  aux  fêtes  de  l'ancien  bey, 
deux  grands  chars  rose  et  or  à  la  mode  de  Tunis,  que 
la  mère  Jansoulet  avait  soignés  comme  des  reliques  et 
qui  sortaient  de  la  remise  avec  leurs  panneaux  peints, 
leurs  tentures  et  leurs  crépines  d'or,  aussi  brillants, 
aussi  neufs  qu'au  premier  jour.  Là  encore  l'ingéniosité 
de  Gardailhac  s'était  exercée  librement,  attelant  aux 
guides  blanches  au  lieu  des  chevaux  un  peu  lourds  pour 
ces  fragilités  d'aspect  et  de  peintures,  huit  mules  coif- 


LE  NABAB.  :  219 

fées  de  nœuds,  de  pompons,  de  sonnaille»  d'argent  et 
caparaçonnées  de  la  tête  aux  pieds  de  ces  merveil- 
leuses sparteries  dont  la  Provence  èemble  avoir  em- 
prunté auxoMaures  et  perfectionné  Tart  délicat.  Si  le 
bey  n'était  pas  content,  alors  I 

Le  Nabab,  Monpavoin,  le  préfet,  un  des  généraux 
montèrent  pour  Taller  dans  le  premier  carrosse,  lei 
autres  prirent  place  dans  le  second,  dans  des  voitures 
à  ia  suite.  Les  curés,  les  maires,  tout  enflammés  de  la 
bombance,  coururent  se  mettre  à  la  tète  des  orphéons 
de  leur  paroisse  qui  devaient  aller  au  devant  du  cor- 
tège; et  tout  s*ébranla  «ur  la  route  de  GifTas. 

Il  faisait  un  temps  superbe,  mais  chaud  et  lourd,  en 
avance  de  trois  mois  sur  la  saison,  comme  il  arrive 
souvent  en  ces  pays  impétueux  où  tout  se  hâte,  où  tout 
arrive  avant  Theure,  Quoiqu'il  n'y  eût  pas  un  nuage 
visible,  Timmobilité  de  l'atmosphère,  où  le  vent 
venait  de  tomber  subitement  comme  une  voile  qu'on 
abat,  l'espace  ébloui,  chauffé  à  blanc,  une  solennité 
silencieuse  planant  sur  la  nature,  tout  annonçait  un 
orage  en  train  de  se  former  dans  quelque  coin  de  l'ho- 
rizon. L'immense  torpeur  des  choses  gagnait  peu  à  peu 
les  êtres.  On  n'entendait  que  les  sonnailles  des  mules 
allant  d'un  amble  assez  lent,  la  marche  rhythmée  et 
lourde  sur  la  poussière  craquante  des  bandes  de  chan- 
teurs que  Gavdailhac  disposait  de  distance  en  distance, 
et  de  temps  à  autre,  dans  la  double  haie  grouillante 
qui  bordait  le  chemin  au  loin  déroulé,  un  appel,  des 
voix  d'enfants,  le  cri  d'un  revendeur  d'eau  fraîche, 
accompagnement  obligé  de  toutes  les  fêtes  du  Midi  en 
plein  air. 

a  Ouvrez  donc  votre  côté,  général,  on  étouffe,  »  disait 
Monpavon,  cramoisi,  craignant  pour  sa  peinture;  et 


220  LE   xNABAB. 

les  glaces  abaissées  laissaient  voir  aa  bon  populaire 
^es  bauts  fonctionnaires  épongeant  leurs  faces  augustes,  » 
congestionnées,  angoissées  par  une  même  expression 
d'attente,  attente  du  bey,  de  Torage,  attenta  de  quelque 
cbose  enfin.  ^ 

Encore  un  arc  de  triomphe.  C'était  Giffas  et  sa  longue 
rue  caillouteuse  jonchée  de  palmes  vertes,  ses  vieilles 
maisons  sordides  tapissées  de  fleurs  et  de  tentures. 
En  dehors  du  village,  la  gare,  blanche  et  carrée, 
posée  comme  un  dé  au  bord  de  la  voie,  vrai  type  de  la 
petite  gare  de  campagne  perdue  en  pleines  vignes, 
n'ayant  jamais  personne  dans  son  unique  salle,  quel- 
quefois une  vieille  à  paquets,  attendant  dans  un  coin, 
venue  trois  heures  d'avance. 

En  l'honneur  du  bey,  la  légère  bâtisse  avait  été  cha- 
marrée de  drapeaux,  de  trophées,  ornée  de  tapis,  de 
divans,  et  d'un  splendide  buffet  dressé  avec  un  en-cas 
et  des  sorbets  tout  prêts  pour  l'Altesse.  Une  fois  là,  le 
Nabab  descendu  de  carrosses  sentit  se  dissiper  cette 
espèce  de  malaise  inquiet  que  lui  aussi,  sans  qu'il  sût 
pourquoi,  éprouvait  depuis  un  moment.  Préfets,  géné- 
raux, députés,  habits  noirs  et  fracs  brodés  se  tenaient 
sur  le  large  trottoir  intérieur,  formant  des  groupes 
imposants,  solennels,  avec  ces  bouches  en  rond,  ces 
balancés  surplace,  ces  haut-le-corps  prudhommesque» 
d'un  fonctionnaire  public  qui  se  sent  regardé.  Et  vous 
pensez  si  l'on  s'écrasait  le  nez  dehors  contre  les  vitres 
pour  voir  toutes  ces  broderies  hiérarchiques,  le  plas- 
tron de  Monpavon  qui  s'élargissait,  montait  comme 
un  soufflé  d'œufs  à  la  neige,  Gardailhac  haletant, 
donnant  ses  derniers  ordres,  et  la  bonne  face  de  Jan- 
soulet,  de  leur  Jansoulet,  dont  les  yeux  étinceianls 
eatre  les  joues  bouffes  et  tannées  semblaient   deux 


LE  NABAB.  S91 

gros  clous  d  or  dans  la  gaufrure  d*un  cuir  de  Gor- 
doue.  Tout  à  coup  des  sonneries  électriques.  Le  chef 
de  gare  tout  flambant  accourut  sur  la  voie  :  «  Mes^ 
sieurs,  le  train  est  signalé.  Dans  huit  minutes,  il  sera 
ici...  »  Tout  le  monde  tressaillit.  Puis  un  même  mou- 
vement instinctif  Attirer  du  gousset  toutes  les  montres... 
Plus  que  six  minutes...  Alors,  dans  le  graiid  silence, 
quelqu'un  dit  :  «  Regardez  donc  par  là.  »  Sur  la  droite, 
du  côté  par  où  le  train  allait  venir,  deux  grands  coteaux 
chargés  de  vignes  formaient  un  entonnoir  dans  lequel 
la  voie  s'enfonçait,  disparaissait  comme  engloutie.  Bn 
ce  moment  tout  ce  fond  était  noir  d'encre,  obscurci  pai 
an  énorme  nuage,  barre  sombre  coupant  le  bleu  du 
ciel  à  pic,  dressant  des  escarpements,  des  hauteurs  de 
falaises  en  basalte  sur  lesquelles  la  lumière  déferlait 
toute  blanche  avec  des  pàlissements  de  lune.  Dans  la 
solennité  de  la  voie  déserte,  sur  cette  ligne  de  rails  silen- 
cieuse où  l'on  sentait  que  tout,  à  perte  vue,  se  rangeait 
pour  le  passage  de  l'Altesse,  c'était  eflrayant  cette 
falaise  aérienne  qui  s'avançait,  projetant  son  ombre 
devant  elle  avec  ce  jeu  de  la  perspective  qui  donnait 
au  nuage  une  marche  lente,  majestueuse,  et  à  son 
ombre  la  rapidité  d'un  cheval  au  galop.  «  Quel  orage 
tout  à  l'heure I...  »  Ce  fut  la  pensée  qui  leur  vint  à  tous; 
mais  ils  n'eurent  pas  le  temps  de  l'exprimer,  car  un 
sifflet  strident  retentit,  et  le  train  apparut  au  fond  du 
•ombre  entonnoir.  Vrai  train  royal,  rapide  et  court, 
chargé  de  drapeaux  français  et  tunisiens,  et  dont  la 
locomotive  mugissante  et  fumante,  un  énorme  bouquet 
de  roses  sur  le  poitrail,  semblait  la  demoiselle  d'hon- 
Beur  d'une  noce  de  Léviathans. 

Lancée  à  toute  volée,  elle  ralentissait  sa  marche 
•n  approchant.  Les  fonctionnaires  se  groupèrent,  se 

19. 


88»  LE  ^ABAB. 

Fedressant, assmrant  lestées,  ajustant  les  faax-cols, 
tandis  que  Jansoulét  allait  au-devant  du  train,  le  long 
de  la  voie,  le  sourire  obséquieux  aux  lèvres  et  le  dos 
arrondi  déjà  pour  le  :  «  Salem  alek.  »  Le  convoi  con- 
tinuait très-lentement.  Jansoulét  crut  qu'il  s'arrêtait  et 
*mit  la  main  sur  la  portière  du  wagon  royal  étincelant 
d*or  sous  le  noir  du  ciel  ;  mais  Télan  était  trop  fort  sans 
doute,  le  train  avançait  toujours,  le  Nabab  marchant  à 
c6té,  essayant  d'ouvrir  cette  maudite  portière  qui  tenait 
ferme^  et  de  l'autre  main  faisant  un  signe  de  comman- 
dement à  la  machine.  La  machine  n'obéissait  pas.  «  Ar- 
rêtez donc!  »  Elle  n'arrêtait  pas.  Impatienté,  il  sauta 
sur  le  marchepied  garni  de  velours  et  avec  sa  fougue 
un  peu  impudente  qui  plaisait  tant  à  Tancien  bey,  il 
cria,  sa  grosse  tête  crépue  à  la  portière  : 

«  Station  de  Saint-Romans,  Altesse.  » 

Tous  savez,  cette  sorte  de  lumière  Tague  qu'il  y  a 
dans  le  rêve,  cette  atmosphère  décolorée  et  vide,  où 
tout  prend  un  aspect  de  fantôme^  Jansoulét  en  fut  brus- 
quement enveloppé,  saisi,  paralysé.  Il  voulut  parler, 
les  mots  ne  venaient  pas  ;  ses  mains  molles  tenaient 
leur  point  d'appui  si  faiblement  qull  manqua  tomber  à 
la  renverse.  Qu'avait-il  donc  vu?  A  demi  couché  sur  un 
divan  qui  tenait  le  fond  du  salon,  reposant  sur  le  coude 
8B  belle  tête  aux  tons  mats,  à  la  longue  barbe  soyeuse 
et  noire,  le  bey,  boutonné  haut  dans  sa  redingote  orien- 
tale, sans  autres  ornements  que  le  largo  cordon  de  la 
Légion  d'honneur  en  travers  sur  sa  poitrine  et  l'ai- 
grette en  diamant  de  son  bonnet,  s'éventait,  impassible, 
avec  un  petit  drapeau  de  sparterie  brodée  d'or.  Deux 
aides  de  camp  se  tenaient  debout  près  de  lui  ainsi  qu'un 
ingénieur  de  la  compagnie.  En  face,  sur  un  autre  divan» 
dans  une  attitude  respectueuse,  mais  favorisée,  puis- 


LE  NABAB.  tS3 

qn*il8  étaient  les  seuls  assis  devant  le  bey,  jannes  tons 
deax,  leurs  grands  favoris  tombant  sur  la  cravate 
blanche,  d^ux  hiboux,  Tun  gras  et  l'autre  maigre... 
C'était  Hemerlingue  père  et  fils,  ayant  reconquis  TAl- 
tesse  et  remmenant  en  triomphe  à  Paris...  L'horrible 
rèyel  Tous  ces  gens-)à,  qui  connaissaient  bien  Jan- 
Boulet  pourtant,  le  regardadent  froidement  comme  d 
son  VàJage  ne  leur  rappelait  rien...  Blême  à  faire  pitié, 
la  sueur  au  front,  il  bégaya  :  «  Mais,  Altesse,  vous  ne 
descendez...  »  Un  éclair  livide  en  coup  de  sabre  suivi 
d'un  éclat  de  tonnerre  épouvantable  lui  coupa  la  parole. 
Mais  l'éclair  qui  brilla  dans  les  yeux  du  souverain  lui 
parut  autrement  terrible.  Dressé,  le  bras  tendu,  d'une 
voix  un  peu  gutturale  habituée  à  rouler  les  dures  syl- 
labes arabes,  maià  dans  un  français  très>pur,  le  bey  le 
foudroya  de  ces  paroles  lentes  et  préparées  : 

ce  Rentre  chez  toi,  Mercanti.  Le  pied  va  où  le  cœur 
le  mène,  le  mien  n'ira  jamais  chez  l'homme  qui  a  volé 
mon  pays.  » 

Jansoulet  voulut  dire  un  mot.  Le  bey  fit  un  signe  : 
«  Allez  !  »  Et  l'ingénieur  ayant  poussé  un  timbre  élec- 
trique auquel  un  coup  de  sifflet  répondit ,  le  train ,  qui 
n'avait  cessé  de  se  mouvoir  très-lentement,  tendit  et  fit 
craquer  ses  muscles  de  fer,  et  prit  l'élan  à  toute  va- 
peur, agitant  ses  drapeaux  au  vent  d'orage  dans  des 
tourbillons  de  fumée  noire  et  d'éclairs  sinistres. 

Lui,  debout  sur  la  voie,  chancelant,  ivre,  perdu,  re- 
gardait fuir  et  disparaître  sa  fortune,  insensible  aux 
larges  gouttes  de  pluie  qui  commençaient  à  tomber  sur 
sa  tète  nue.  Puis,  quand  les  autres  s'élançant  vers  lui 
l'entourèrent,  le  pressèrent  de  questions  :  «  Le  bey  ne 
s'arrête  donc  pas?  »  Il  balbutia  quelques  paroles  sans 
suite  V.  «  Intrigu/3s  de  cour...  Machination  infâme...  » 


1S4  LE   NABAB. 

Et  tout  à  coup,  montrant  le  poing  au  train  disparu,  du 
sang  plein  les  yeux,  une  écume  de  colère  aux  lèvres, 
il  cria  dans  un  rugissement  de  bête  fauve  : 
«  Canailles  I... 

—  De  la  tenue,  Jansouiet,  de  la  tenue...  » 
Vous  devinez  qui  avait  dit  cela ,  et  qui  —  son  bras 
passé  sous  celui  du  Nabab  —  tâchait  de  le  redresser,  de 
lui  cambrer  la  poitrine  à  l'égal  de  la  sienne,  le  condui- 
sait aux  carrosses  au  milieu  de  la  stupeur  des  habits 
brodés,  et  Vj  faisait  monter,  anéanti,  stupéfié,  comme 
un  parent  de  défunt  qu'on  hisse  dans  une  voiture  de 
deuil  après  la  lugubre  cérémonie.  La  pluie  commençait 
à  tomber,  les  coups  de  tonnerre  se  succédaient.  On 
s'entassa  dans  les  voitures  qui  reprirent  vite  le  chemin 
du  retour.  Alors  il  se  passa  une  chose  navrante  et  co- 
mique, une  de  ces  farces  cruelles  du  lâche  destin  acca- 
blant ses  victimes  â  terre.  Dans  le  jour  qui  tombait, 
l'obscurité  croissante  de  la  trombe,  la  foule  pressée  aux 
abords  de  la  gare  crut  distinguer  une  Altesse  parmi 
tant  de  chamarrures  et,  sitôt  que  les  roues  s'ébranle- 
rent,  une  clameur  immense,  une  épouvantable  braillée 
qui  couvait  depuis  une  heure  dans  toutes  ces  poitrines 
éclata,  monta,  roula,  rebondit  de  côte  en  côte ,  se  pro- 
longea dans  la  vallée  :  «  Vive  le  bey  1  »  Averties  par  ce 
signal,  les  premières  fanfares  attaquèrent,  les  orphéons 
partirent  à  leur  tour,  et  le  bruit  gagnant  de  proche  en 
proche ,  de,  Giflas  à  Saint- Romans  la  route  ne  fut  plus 
qu'une  houle,  un  hurlement  ininterrompu.  Gardailhac, 
tous  ces  messieurs,  Jansouiet  lui-même  avaient  beau  se 
pencher  aux  portières ^  faire  des  signes  désespérés: 
a  Assez  I...  assez  I  »  Leurs  gestes  se  perdaient  dans  la 
tumulte,  dans  la  nuit;  ce  qu'on  en  voyait  semblait  un 
excitant  à  crier  davantage.  Et  je  vous  jure  qu'il  n'en 


LE  NÀBÀB.  ■  235 

était  nul  besoin.  Tous  ces  Méridionaux,  4ont  on  chauf- 
fait Tenthousiasme  depuis  le  matin ,  exaltés  encore  par 
rénervement  de  la  longue  attente  et  de  Torage,  don- 
naient tout  ce  qu'ils  avaient  de  voix,  d'haleine,  de 
bruyant  enthousiasme,  mêlant  à  Thymne  de  la  Pro- 
vence ce  cri  toujours  répété  qui  le  coupait  comme  un 
refrain  :  «  Vive  le  bey  !...  »  La  plupart  ne  savaient  pas 
du  tout  ce  que  c'était  qu^un  bey,  ne  se  le  figuraient  même 
pas,  accentuant  d'une  façon  extraordinaire  cette  appel- 
lation étrange  comme  si  elle  avait  eu  trois  b  et  dix  y. 
Mais  c'est  égal,  ils  se  montaient  avec  cela,  levaient  les 
mains,  agitaient  leurs  chapeaux,  s'émotionnaient  de 
leur  propre  mimique.  Des  femmes  attendries  s'es- 
suyaient les  yeux  ;  subitement,  du  haut  d'un  orme,  des 
cris  suraigus  d'enfant  partaient  :  «  Mama,  mama,  lou 
vésé...  Maman,  maman,  je  le  vois.  »  Il  le  voyait  l... 
Tous  le  voyaient,  du  reste;  à  l'heure  qu'il  est,  tous 
vous  jureraient  qu'ils  l'ont  vu. 

Devant  un  pareil  délire,  dans  l'impossibilité  d'im- 
poser le  silence  et  le  calme  à  cette  foule ,  les  gens  des 
carrosses  n'avaient  qu'un  parti  à  prendre  :  laisser  faire, 
lever  les  glaces  et  brûler  le  pavé  pour  abréger  ce  dur 
martyre.  Alors  ce  fut  terrible.  En  voyant  lé  cortège 
courir,  toute  la  route  se  mit  à  galoper  avec  lui.  Au  ron- 
flement sourd  de  leurs  tambourins,  les  farandoleurs  de 
Barbantane,  la  main  dans  la  main,  bondissaient,  allant, 
venant  —  guirlande  humaine  —  autour  des  portières. 
Les  orphéons ,  essoufflés  de  chanter  au  pas  de  course , 
mais  hurlant  tout  de  même,  entraînaient  leurs  porte- 
bannières,  la  bannière  jetée  sur  l'épaule  ;  et  les  bons 
gros  curés  rougeai^ds,  anhélants,  poussant  devant  eux 
leurs  vastes  bedaines  surmenées ,  trouvaient  encore  la 
force  de  crier  dans  l'oreille  des  mules,  d'une  voix  sym- 


ISO  LE  NABAB. 

pathique  et  pleine  d'effusion  :  «  Vive  notre  bon  beyl...  • 
La  pluie  sur  tout  cela,  la  pluie  tombant  par  écuelles,  en 
paquets,  déteignant  les  carrosses  roses,  précipitant  en- 
core, la  bousculade,  achevant  de  donner  à  ce  retour 
triomphal  Taspect  d*une  déroute,  mais  d'une  déroute 
comique,  mêlée  de  chants ^  de  rires,  de  blasphèmes, 
d'embrassades  furieuses  et  de  jurements  infernaux, 
quelque  chose  comme  une  rentrée  de  procession  sous 
l'orage,  les  soutanes  retroussées,  les  surplis  sur  la  tète, 
le  bon  Dieu  remisé  à  la  hâte  sous  un  porche. 

Un  roulement  sourd  et  mou  annonça  au  pauvre 
Nabab  immobile  et  silencieux  dans  un  coin  de  son 
carrosse  qu'on  passait  le  pont  de  bateaux.  On  arrivait. 

«  Enfin I  ï»  dit-il,  regardant  par  les  vitres  brouil- 
lées les  flots  écumeux  du  Rhône  dont  la  tempête  lui 
semblait  un  repos  après  celle  qu'il  venait  de  traverser. 
Mais  au  bout  du  pont,  quand  la  première  voiture  attei- 
gnit 1 -arc  de  triomphe,  des  pétards  éclatèrent ,  les  tam- 
bours battirent  aux  champs,  saluant  l'entrée  du  mo- 
narque sur  les  terres  de  son  féal,  et  pour  comble  d'iro- 
nie, dans  le  crépuscule,  tout  en  haut  du  château ,  une 
flambée  de  gaz  gigantesque  illumina  soudain  le  toit  de 
lettres  de  feu  sur  lesquelles  la  pluie ,  le  vent  faisaient 
courir  de  grandes  ombres  mais  qui  montraient  encore 
très-lisiblement  :  «  Viv"  L"  B"Y  M""HMED.  » 

«  Ça,  c'est  le  bouquet,  »  fit  le  malheureux  Nabab 
qui  ne  put  s'empêcher  de  rire ,  d'un  rire  bien  piteux , 
bien  amer.  Mais  non,  il  se  trompait.  Le  bouquet  l'atten- 
dait à  la  porte  du  château  ;  et  c'est  Amy  Férat  qui  vint 
le  lui  présenter,  sortie  du  groupe  des  Ariésiennes  qui 
abritaient  sous  la  marquise  la  soie  changeante  de  leurs 
jupes  et  les  velours  ouvrés  des  coiffes,  en  attendant  la 
premier  carrosse.  Son  paquet  de  fleurs  à  la  main ,  mo-" 


■  •.   .1-1.-,'  .       .y' . 


LE  NABAB.  tV? 

deste,  les  yeux  baissés  et  le  mollet  fripon,  la  jolie  co- 
oàédienne  s^élança  à  la  portière  dans  une  pose  saluante, 
presque  agenouillée,  qu'elle  répétait  depuis  huit  jours. 
Au.  lieu  du  bey,  JansouLet  descendit,  raide,  ému,  passa 
•ans  seulement  la  voir.  Et  comme  elle  restait  là,  son 
bouquet  à  la  main ,  avec  Tair  béte  d*une  féerie  ratée  : 
—  Remporte  tes  fleurs,  ma  petite ,  ton  affaire  est 
manquée^  Lui  dit  Gardailhac  avec  sa  blague  de  Parisien 
qui  prend  vite  son  parti  des  choses...  Le  bey  ne  vient 
pas...  il  avait  oublié  son  mouchoir,  et  comme  c'est  de 
ça  qu'il  se  sert  pour  parler  aux  dames,  tu  com- 
prends... » 


.^    ;1», 


Maintenant,  c'est  la  nuit.  Tout  dort  dans  Saini- 
Romans,  après  l'immense  brouhaha  de  la  journée.  Une 
pluie  torrentielle  continue  à  tomber,  et  dans  le  grand 
parc  où  les  arcs  de  triomphe,  les  trophées  dressent  va- 
guement leurs  carcasses  détrempées,  on  entend  rouler 
des  torrents  le  long  des  rampes  de  pierre  transformées 
en  cascades.  Tout  ruisselle  et  s'égoutte.  Un  bruit  d'eau, 
an  immense  bruit  d'eau.  Seul  dans  sa  chambre  somp- 
tueuse au  lit  seigneurial  tendu  de  lampas  à  bandes 
pourpres,  le  Nabab  veille  encore,  marche  à  grands  pas, 
remuant  des  pensées  sinistres.  Ce  n'est  plus  son  affront 
de  tantôt  qui  le  préoccupe,  cet  outrage  public  à  la  face 
de  trente  mille  personnes  ;  ce  n'est  pas  non  plus  l'injure 
sanglante  que  le  bey  lui  a  adressée  en  présence  de  ses  j 

mortels  ennemis.  Non,  ce  Méridional  aux  sensations 
toutes  physiques,  rapides  comme  le  tir  des  nouvelles  \ 

armes,  a  déjà  rejeté  loin  de  lui  tout  le  venin  de  sa  ran-  j 

cune»  Et  puis,  les  favoris  des  cours,  par  des  exemples 
fameux,  sont  toujours  préparés  à  ces  éclatantes  dis- 
grâces Ce  qui   épouvante  c'est  ce  qu'il  devine  derrière 


à 


828  LB  NABAB. 

cet  affront.  Il  pense  que  tous  ses  biens  sont  là-bas,  mai- 
sons, comptoirs,  navires,  à  la  merci  du  bey^  dans  cet 
Orient  sans  lois,  pays  du  bon  plaisir.  Et,  collant  son 
front  brûlant  aux  vitres  ruisselantes,  la  sueur  au  dos, 
les  mains  froides,  il  reste  à  regarder  vaguement  dans 
la  nuit  aussi  obscure,  aussi  fermée  que  son  propre  des- 
tin. 

Soudain  un  bruit  de  pas,  des  coups  précipités  à  la 
porte. 

«  Qui  est  làT 

—  Monsieur,  dit  Noël  entrant  à  demi  vêtu,  une  dé- 
pêche très-urgente  qu'on  envoie  du  téilégrapbe  par 
estafette. 

—  Une  dépêche!.,.  Qu'y  a-t-il  encore ?•••  » 

Il  prend  le  pli  bleu  et  l'ouvre  en  tremblant.  Le  dieu, 
atteint  déjà  deux  fois,  commence  à  se  sentir  vulnérable, 
à  perdre  son  assurance  ;  il  connaît  les  peurs,  les  fai- 
blesses nerveuses  des  autres  hommes...  Vite  à  la  signa- 
ture... ilfora...  Est-ce  possible?...  Le  duc,  le  duc,  à 
luil...  Oui,  c'est  bien  cela...  M.,o,,r.,a,.. 

Et  au-dessus  : 

Popolasca  e$i  mort.  Éleetùms  prêchâmes  en  Corse. 
Voits  êtes  candidat  officiel. 

Député I...  C'était  le  salut.  Avec  cela  rien  à  craindre. 
On  ne  traite  pas  un  représentant  de  la  grande  nation 
française  comme  un  simple  mercanti...  Enfoncés  les 
Hemerlingue... 

«  0  mon  duc,  mon  noble  duc!  » 

Il  était  si  ému  qu'il  ne  pouvait  signer.  Et  tout  à  coop  : 

«  Où  est  l'homme  qui  a  porté  cette  dépêche? . 

—  Ici,  monsieur  Jansoulet,  »  répondit  dans  le  toniâOÊ 
mne  bonne  voix  méridionale  et  familière. 

D  avait  de  la  chance,  le  piéton. 


LE  NABAB.  229 

«  Entre,  dit  le  Nabab.  » 

Et,  lui  rendant  son  reçu,  il  prit  à  tas,  daiis  ses  poches 
toujours  pleines,  autant  de  pièces  d'or  que  ses  deux 
mains  pouvaient  en  tenir  et  les  jeta  dans  la  casquette  du 
pauvre  diable  bégayant,  éperdu,  ébloui  de  la  fortune 
qui  lui  tombait  en  surprise  dans  la  nuit  de  ce  palais 
féerique. 


20 


XII 


UNE  tLICTIOlt   CORSE 


Pouonegro»  ptr  Sanène. 

«  Je  puis  enfin  vous  donner  de  mes  nouvellesi  mon 
cher  monsieur  Joyeuse.  Depuis  cinq  jours  que  nous 
sommes  en  Corse,  nous  avons  tant  couru,  tant  parlé,  si 
souvent  changé  de  voitures,  de  montures,  tantôt  à 
mulet,  tantôt  à  âne,  ou  même  à  dos  d'homme  pour  tra- 
verser les  torrents,  tant  écrit  de  lettres,  apostille  de 
demandes,  visité  d'écoles,  donné  de  chasubles,  de 
nappes  d'autel,  relevé  de  clochers  branlants  et  fondé 
de  salles  d'asiles,  tant  inauguré,  porté  de  toasts,  ab- 
sorbé de  harangues,  de  vin  de  Talano  et  de  fromage 
blanc,  que  je  n'ai  pas  trouvé  le  temps  d'envoyer  un 
bonjour  afTectueux  au  petit  cercle  de  famille  autour  de 
la  grande  table  où  je  manque  voilà  deux  semaines. 
Heureusement  que  mon  absence  ne  sera  plus  bien 
longue,  car  nous  comptons  partir  après-demain  et  ren 
Iror  à  Paris  d'un  trait.  Au  point  de  vue  de  l'élection,  je 
crois  que  notre  voyage  a  réussi.  La  Corse  est  un  admi- 
rable pays,  indolent  et  pauvre,  mélangé  de  misères  et 
de  fiertés   qui  font  conserver  aux  familles    nobles  ou 


LK  NABAB.  931 

bourgeoises  une  certaine  apparence  aisée  au  prix  même 
des  plus  douloureuses  privations.  On  parle  ici  très- 
sérieasemeht  de  la  fortune  de  Popolasca»  ce  député 
besoigneux  à  qui  la  mort  a  volé  les  cent  mille  francs 
que  devait  lui  rapporter  sa  démission  en  faveur  du 
Nabab.  Tous  ces  gens-là  ont,  en  outre,  une  rage  de 
places,  une  fureur  administrative»  le  besoin  de  porter 
un  uniforme  quelconque  et  une  casquette  plate  sur 
laquelle  on  puisse  écrire  :  «  employé  du  gouverne* 
ment.  »  Vous  donneriez  t  ehoisir  à  un  paysan  Corse 
entre  la  plus  riche  ferme  en  Beauce  et  le  plus  humble 
baudrier  de  garde  champêtre,  il  n'hésiterait  pas  et 
prendrait  le  baudrier.  Dans  ces  conditions-là,  vous  pen- 
sez si  un  candidat  disposant  d'une  fortune  personnelle 
et  des  faveurs  du  gouvernement  a  des  chances  pour  être 
élu.  Aussi  M.  Jansoulet  le  sera-t-il,  surtout  sll  réussit 
dans  la  démarche  qu'il  fait  en  ce  moment  et  qui  noua 
a  amenés  ici  à  Tunique  auberge  d'un  petit  pa3rs  appelé 
Pozzonegro  (puits  noir),  un  vrai  puits  tout  noir  de  ver- 
dure, cinquante  maisonnettes  en  pierre  rouge  serrées 
autour  d'un  long  clocher  à  l'italienne,  au  fond  d'un 
ravin  entouré  de  côtes  rigides,  de  rochers  de  grès  coloré 
qu'escaladent  d'immenses  forêts  de  mélèzes  et  de  gené- 
vriers. Par  ma  fenêtre  ouverte,  devant  laquelle  j'écris, 
je  vois  là-haut  un  morceau  de  bleu,  l'orifice  du  puits 
noir;  en  bas,  sur  la  petite  place  qu'ombrage  un  vaste 
noyer,  comme  si  l'ombre  n'était  pas  déjà  assez  épaisse, 
deux  bergers  vêtus  de  peaux  de  bêtes  en  train  de  jouer 
aux  cartes,  accoudés  à  la  pierre  d'une  fontaine.  Le  jeu, 
c*e8t  la  maladie  de  ce  pays  de  paresse,  où  Ton  fait  faire 
la  moisson  par  les  Lucquois.  Les  deux  pauvres  diables 
que  j'ai  là' devant  moi  ne  trouveraient  pas  un  Ii«ard  au 
fond  de  leur  poche;  l'un  joue  son  couteau,  l'autre  un 


S8f  LE  NABAB. 

fromage  enveloppé  de  feuilles  de  vigne,  les  deux  enjeax 
posés  à  côté  d'eux  sar  le  banc.  Un  petit  curé  fume  son 
cigare  en  les  regardant  et  semble  prendre  le  pins  vif 
intérêt  à  leur  partie. 

«  Et  c'est  tout,  pas  un  bruit  alentour,  excepté  les 
gouttes  d'eau  s'espaçant  sur  la  pierre,  Texclamation 
d'un  des  joueurs  qui  jure  par  le  sango  del  seminarto,  et 
au-dessous  de  ma  chambre,  dans  la  salle  du  cabaret, 
la  voix  chaude  de  notre  ami,  mêlée  aux  bredouillements 
de  l'illustre  Paganettî,  qui  lui  sert  d'interprète  dans  sa 
conversation  avec  le  non  moins  illustre  Piedigiiggio. 

a  M.  Piedigriggio  (Pied  gris)  est  une  célébrité  locale. 
C'est  un  grand  vieux  de  soixante  et  quinze  ans,  encore 
très- droit  dans  son  petit  caban  où  tombe  sa  longue 
barbe  blanche,  un  bonnet  catalan  en  laine  brune  sur 
ses  cheveux  blancs  aussi,  à  la  ceinture  une  paire  de 
ciseaux,  dont  il  se  sert  pour  couper  son  ,tabac  vert,  en 
grandes  feuilles,  dans  le  creux  de  sa  main;  l'air  véné- 
rable, en  somme,  et  quand  il  a  traversé  la  place,  ser- 
rant la  main  au  curé,  avec  un  sourire  de  protection  aux 
deux  joueurs,  je  n'aurais  jamais  cru  voir  ce  fameux 
bandit  Piedigriggio,  qui,  de  1840  à  1860,  a  tenu  le  mor 
quù  dans  le  Monte-Rotondo,  mis  sur  les  dents  la  ligne 
et  la  gendarmerie,  et  qui,  aujourd'hui,  grâce  à  la  pres- 
cription dont  il  bénéficie,  après  sept  ou  huit  meurtres  à 
coups  de  fusil  et  de  couteau,  circule  tranquillement 
dans  le  pays  témoin  de  ses  crimes,  et  jouit  d'une  im- 
portance considérable.  Voici  pourquoi  :  Piedigriggio  a 
deux  fils,  qui,  marchant  noblement  sur  ses  traces,  ont 
joué  de  l'escopette  et  tiennent  le  maquis  à  leur  tour. 
Introuvables,  insaisissables  comme  leur  père  l'a  été 
pendant  vingt  ans,  prévenus  par  les  bergers  des  mou- 
vements de  la  gendarmerie,  dès  que  celle-ci  quitte  un 


JÛE  NABAB. 

village,  les  bandits  y  foat  leur  apparition.  L'aîne,  Sci- 
pion,  est  venu  dimanche  dernier  entendre  la  messe  à 
Pozzonegro.  Dire  qu*on  les  aime,  et  que  la  poignée  de 
main  sanglante  de  ces  miséraUes  est  agréable  à  tous 
ceux  qui  la  reçdiVent,  ce  serait  calomnier  les  pacifiques 
habitants  de  cette  commune  ;  mais  on  les  craint  et  leur 
volonté  fait  loi. 

«  Or,  voilà  que  les  Piedigriggio  se  sont  mis  dans 
ridée  de  protéger  notre  concurrent  aux  élections,  pro- 
tection redoutable,  qui  peut  faire  voter  deux  cantons 
entiers  contt*e  nous,  car  les  coquins  ont  les  jambes 
aussi  longues,  à  proportion,  que  la  portée  de  leurs 
fusils.  Nous  avons  naturellement  les  gendarmes  pour 
nous,  mais  les  bandits  sont  bien  plus  puissants.  Gomme 
nous  disait  notre  aubergiste,  ce  matin  :  «  Les  gen- 
darmes, ils  s*en  vont,  ma  les  bandtttt,  ils  restent.  »  De- 
vant ce  raisonnement  si  logique,  nous  avons  compris 
qu'il  n'y  avait  qu'une  chose  à  faire,  traiter  avec  les 
Pieds-Gris,  passer  un  forfait.  Le  maire  en  a  dit  deux 
mots  au  vieux,  qui  a  consulté  ses  fils,  et  ce  sont  les 
conditions  du  traité  que  l'on  discute  en  bas.  D'ici,  j'en- 
tends la  voix  du  gouverneur  :  «  Allons,  mon  cher  ca- 
marade, tu  sais,  je  suis  un  vieux  Gorse,  moi...  »  Et 
puis  les  réponses  tranquilles  de  l'autre,  hachées  en 
môme  temps  que  son  tabac  par  le  bruit  agaçant  des 
grands  ciseaux.  Le  cher  camarade  ne  m'a  pas  l'air 
d'avoir  confiance  ;  et,  tant  que  les  écus  n'auront  pas 
sonné  sur  la  table,  je  crois  bien  que  l'affaire  n'avancera 
pas. 

<x  G'est  que  le  Paganetti  est  connu  dans  son  pays 
natal.  Ge  que  vaut  sa  parole  est  écrit  sur  la  place  de 
Cotte,  qui  attend  toujours  le  monument  de  Paoli,  dans 
les  vastes  champs  de  carottes  qu'il  a  trouvé  moyen  de 

20. 


m  LK  NÀBÀB. 

planter  sur  cette  tle  dlthaque,  an  sol  dar,  dans  les 
porte-monnaie  flasques  et  Vides  de  tons  ces  malheureux 
curés  de  village,  petits  bourgeois,  petits  nobles,  dont  il 
a  croqué  les  maigres  épargnes  en  faisant  luire  à  leurs 
jeux  de  chimériques  combinaztone.  Vraiment,  pour  qu'il 
ait  osé  reparaître  ici,  il  faut  son  aplomb  phénonfiénal  et 
aussi  les  ressources  dont  il  dispose  maintenant  pour 
eonper  court  aux  réclamations. 

«  En  définitive,  qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ces  fabuleux 
travaut,  entrepris  par  la  Caisse  terrtéon'cUe? 

«  Rien. 

«  Des  mines  qui  n*affleurent  pas,  qui  n'affleùreronî 
lamais,  puisqu'elle^  n'existent  que  sur  le  papie»;  des 
carrières,  qui  ne  connaissent  encore  ni  le  pic  ni  la 
poudre,  des  landes  incultes  et  sablonneuses,  qu'on  ar- 
pente d'un  geste  en  vous  disant  :  «  Nous  commençon» 
là ...  et  nous  allons  jusque  là-bas,  au  diable.  »  De  même» 
pour  les  forêts,  tout  un  côté  boisé  du  Monte- Rotondo,. 
qui  nous  appartient,  paratt-il,  mais  où  les  coupes  sont 
impraticables,  à  moins  que  des  aéronautes  y  fassent 
l'office  de  bûcherons.  De  même,  pour  les  stations  bal- 
néaires, parmi  lesquelles  ce  misérable  hameau  de  Pozzo- 
negro  est  une  des  plus  importantes,  avec  sa  fontaine 
dont  Paganetti  célèbre  les  étonnantes  propriétés  ferru- 
gineuses. De  paquebots,  pas  l'ombre.  Si,  une  vieille 
tour  génoise,  à  demi  ruinée,  au  bord  du  golfe  d'Ajaccio^ 
portant  au-dessus  de  l'entrée  hermétiquement  clof^e 
cette  inscription  sur  un  panonceau  dédore  :  «  Agence 
Paganetti.  Compagnie  maritime.  Bureau  de  renseigne- 
ments. »  Ce  sont  de  gros  lézards  gris  qui  tiennent  le 
bureau,  en  compagnie  d'une  chouette.  Quant  aux  che- 
mins de  fer,  je  voyais  tous  ces  braves  Corses  auxquek 
j'en  parlais  sourire  d'un  air  malin,  répondre  par  des 


LB  NABAB. 

elig^ements  d*yeux,  des  demi-mots,  pleins  de  mystère; 
et  c'est  seulement  ce  matin  que  j'ai  eu  Texplicatioii 
excessivement  bouffonne  de  toutes  ces  réticences. 

«  J'avais  lu  dans  les  paperasses  que  le  gouverneur 
agite  de  temps  en  temps  sous  nos  yeux,  comme  ui 
éventail  à  gonfler  ses  blagues,  Tacte  de  vente  d'une 
carrière  de  marbre  au  lieu  dit  «  de  Taverna  »  à  deux 
heures  de  Pozzonegro.  Profitant  de  notre  passage  id, 
06  matin,  sans  rien  dire  à  personne,  j*enfourchai  une 
mule,  et  guidé  par  un  grand  drôle,  aux  jambes  de  cerf, 
vrai  tjrp^  de  braconnier  ou  de  contrebandier  corse,  sa 
grosse  pipe  rouge  aux  dents,  son  fusil  en  bandou- 
lière, je  me  rendis  à  Taverna.  Après  une  marche 
épouvantable  à  travers  des  roches  crevassées,  des 
fondrières,  des  abîmes  d'une  profondeur  insondable, 
dont  ma  mule  s*amusait  malicieusement  à  suivre  le 
bord,  comme  si  elle  le  découpait  avec  ses  sabots,  nous 
sommes  arrivés  par  une  descente  presque  à  pic  au  but 
de  notre  voyage,  un  vaste  désert  de  rochers,  absolu- 
ment nus,  tout  blancs  de  fientes  de  goélands  et  de 
mouettes;  car  la  mer  est  au  bas,  très-proche,  et  le 
silence  du  lieu  rompu  seulement  par  l'afflux  des  vagues 
et  les  cris  suraigus  de  bandes  d'oiseaux  volant  en  rond. 
Mon  guide,  qui  a  la  sainte  horreur  des  douaniers  et  des 
gendarmes,  resta  en  haut  sur  la  falaise,  à  cause  d'un 
petit  poste  de  douane  en  guetteur  au  bord  du  rivage  ; 
et  moi  je  me  dirigeai  vers  une  grande  bâtisse  rouge  qui 
dressait  dans  cette  solitude  brûlante  ses  trois  étages  aux 
vitres  brisées,  aux  tuiles  en  déroute,  avec  un  immense 
écriteau  sur  la  porte  vermoulue  :  Caisse  territoriale. 
Carr.,...  &re.,.  54.  »  La  tramontane,  le  soleil,  la  pluie, 
ont  mangé  le  reste. 

«  n  y  a  eu  là  certainement  un  commencement  d*ex* 


930  LE  NABAB. 

ploitatioD,  puisqu'on  large  troa  carré,  béant,  taillé  à 
Temporte-pièce,  s'ouvre  dans  le  sol,  montrant,  comme 
des  taches  de  lèpre  le  long  de  ses  murailles  effritées, 
des  plaques  rouges  veinées  de  brun,  et  tout  au  fond, 
dans  les  ronces,  d'énormes  blocs  de  ce  marbre  qu*on 
appelle  dans  le  commerce  de  la  griotte^  blocs  condam- 
nés, dont  on  n'a  pu  tirer  parti,  faute  d'une  grande  route 
aboutissant  à  la  carrière  ou  d'un  port  qui  rendit  la  côte 
abordable  à  des  bateaux  de  chargement,  faute  sourtout 
de  subsides  assez  considérables  pour  l'un  et  l'autre  de 
ces  deux  projets.  Aussi  la  carrière  reste-t-elle  abandon- 
née, à  quelques  encablures  du  rivage,  encombrante  et 
inutile  comme  le  canot  de  Robinson  avec  les  mêmes 
vices  d'installation.  Ces  détails  sur  l'histoire  navrante 
de  notre  unique  richesse  territoriale  m'ont  été  fournir 
par  un  malheureux  surveillant,  tout  grelottant  de  fièvre, 
que  j'ai  trouvé  dans  la  salle  basse  de  la  maison  jaune 
essayant  de  faire  rôtir  un  morceau  de  chevreau  sur 
Câcre  fumée  d'un  buisson  de  lentisques. 

«  Cet  homme,  qui  compose  à  lui  seul  le  personnel  de 
(a  Caisse  territoriale  en  Corse,  est  le  père  nourricier  de 
Paganetti,  un  ancien  gardien  de  phare  à  qui  la  solitude 
ne  pèse  pas.  Le  gouverneur  le  laisse  là  un  peu  par  cha- 
rité et  aussi  parce  que  de  temps  à  autre  des  lettres  da- 
tées de  la  carrière  de  Tavema  font  bon  effet  aux  réu- 
nions d'actionnaires.  7'ai  eu  beaucoup  de  mal  à  arracher 
quelques  renseignements  de  cet  être  aux  trois  quarts 
sauvage  qui  me  regardait  avec  méfiance,  embusqué 
derrière  les  poils  de  chèvre  de  son  pelone;  il  m'a  pour- 
tant appris  sans  le  vouloir  ce  que  les  Corses  entendent 
par  ce  mot  chemin  de  fer  et  pourquoi  ils  prennent  cet 
airs  mystérieux  pour  en  parler.  Comme  j'essayais  éb 
savoir  s'il  avait  connaÎMance  d'un  projet  de  route  ferrée 


LE  NÂBAB.  937 

dans  le  pays,  le  vieux,  lui,  n*a  pas  eu  le  sotirîre  mali- 
cieux de  ses  compatriotes,  mais  bien  naturellement,  de 
sa  voix  rouillée  et  gourde  comme  une  ancienne  serrure 
dont  on  ne  se  sert  paç  souvent,  il  m*a  dit  en  assez  bon 
français  : 

«  —  Ohl  moussiou,  pas  besoin  de  chemin  de  ferré 
ici... 

,  «  —  C'est  pourtant  bien  précieux,  bien  utile  pour  fa< 
ciliter  les  communications.  ••  .  . 

«  —  Je  ne  vous  dis  pas  au  contraire;  mais  avec  les 
gendarmes,  ça  souffit  chez  nous... 

«  —  Les  gendarmes  ?... 

«  —  Mais  sans  doute.. 

«  Le  quiproquo  dura  bien  cinq  minutes,  au  bout  des* 
quelles  je  finis  par  comprendre  que  le  service  de  la 
police  secrète  s'appelle  ici  :  «  les  chemins  de  fer.  » 
Gomme  il  y  a  beaucoup  de  Corses  policiers  sur  le  conti- 
nent, c'est  on  euphémisme  honnête  dont  on  se  sert,  dans 
leurs  familles,  pour  désigner  l'ignoble  métier  qulls 
font.  Vous  demandez  aux  parents  :  «  Où  est  votre  frère 
Ambrosini?  Que  fait  votre  oncle  Barbicaglia?  »  Us  vous 
répondent  avec  un  petit  clignement  d'oeil  :  «  Il  a  un 
emploi  dans  les  chemins  de  ferré...  »  et  tout  le  monde 
sait  ce  que  cela  veut  dire.  Dans  le  peuple,  chez  les  pay- 
sans qui  n'ont  jamais  vu  de  chemin  de  fer  et  ne  se  dou- 
tent pas  de  ce  que  c'est,  on  croit  très-sérieusement 
que  la  grande  administration  occulte  de  la  police  impé* 
riale  n'as  pas  d'autre  appellation  que  celle-là.  Notre 
agent  principal  dans  le  pays  partage  cette  naïveté  tou- 
chante ;  c'est  vous  dire  l'état  de  la  «  Ligne  d'Ajaccio  à 
Bastta^  en  passant  par  Boni  facto,  Porto  Vecchio,  etc.,  » 
ainsi  qu'il  est  écrit  sur  les  grands  livres  à  dos  vert  de 
la  maison  Paganetti.  En  définitive,  tout  l'avoir  de  la 


238  LE  NABAB. 

banque  territoriale  fe  résnme  en  quelques  éeriteaiix, 
deux  antiques  masures,  le  tout  à  peine  bon  pour  figurer 
dans  le  chantier  de  démolition  de  la  rue,  Saint-Ferdi- 
nand, dont  j'entends  tous  les  soirs  en  m^endprmant  les 
girouettes  grincer,  les  vieilles  portes  battre  sur  le  vide... 
«  Mais  alors  où  sont  allées,  où  s*en  vont  encore  les 
sommes  énormes  que  M.  Jansoulet  a  versées  depuis 
einq  mois,  sans  compter  ce  qui  est  venu  du  dehors  at- 
tiré par  ce  nom  magique?  Je  pensais  bien  comme  vous 
que  tous  ces  sondages,  forages,  achats  de  terrain,  que 
portent  les  livres  en  belle  ronde,  étaient  démesurément 
grossis.  Mais  comment  .soupçonner  une  pareille  impu- 
dence ?  Voilà  pourquoi  M.  le  gouverneur  répugnait 
tant  à  ridée  de  m'emmener  dans  ce  voyage  électoral... 
Je  n'ai  pas  voulu  avoir  d'explication  immédiate.  Mon 
pauvre  Nabab  a  bien  assez  de  son  élection.  Seulement, 
sitôt  rentrés,  je  lui  mettrai  sous  les  yeux  tous  les  détails 
de  ma  longue  enquête,  et,  de  gré  ou  de  forcé,  je  le  ti- 
rerai de  ce  repaire...  Ils  ont  fini  au-dessous.  Le  vieux 
Piedigriggio  traverse  la  place  en  faisant  glisser  le  cou- 
lant de  sa  longue  bourse  de  paysan  qui  m'a  Tair  d'être 
bien  remplie.  Marché  conclu,  je  suppose.  Adieu  vite, 
mon  cher  monsieur  Joyeuse  ;  rappelez-moi  à  ces  demoL 
selles,  et  qu'on  me  garde  une  toute  petite  place  autoar 
de  la  table  à  ouvrage. 

«  PAtJL  DE  QÈBY  » 

Le  tourbillon  électoral  <Yont  Ils  avaient  été  envelop- 
pés en  Corse  passa  la  mer  derrière  eux  comme  un  coup 
de  sirocco,  les  suivit  à  Paris,  fit  courir  son  vent  de  folie 
dans  l'appartement  de  la  place  Vendôme  envahi  du 
matin  au  soir  par  l'élément  habituel  augmenté  d'un  ar- 
rivage constant  de  petits  hommes  bruns  comme  des 


LE  NABAB.      •  2a» 

caroubes^  aux  tètes  régulières  et  barbues,  les  uns  turbu- 
Le&ta,  bredouillants  et  bavards  dans  le  genre  de  Paga- 
Bettit  les  autres,  silencieux,  contenus  et  dogmatiques: 
les  deux  type&  delà  race  oÀ le  climat  pareil  produit  des 
effets  différents.  Tous  ces  insulaires  affamés,  du  fond  de 
teur  patrie  sauvage  se  donnaient  rendez- vous  à  la  table 
da  Nabab,  dont  la  maisoa  était  devenue  une  auberge, 
un  reatauirant,  un  marché.  Dans  la  salle  à  manger,  où 
le  couvert  restait  m^is  à  demeure,  il  j  avait  toujours  un 
Cîorse  frais  débarqué  ea  train  de  casser  une  croûte^ 
avec  la  physionomie  égarée  et  goulue  d'un  parent  da 
campagne. 

La  race  hâbleuse  et  bruyante  des  agents  électoraux 
est  la  même  partout;  ceux-là  pourtant  se  distinguaient 
par  quelque  ehose  de  plus  ardent,  un  zèle  plus  pas^ 
sionné,  une  vanité  dindonnière,  chauffée  à  blanc.  Le 
plus  petit  greffier,  vérificateur,  secrétaire  de  mairie,, 
instituteur  de  village,  parlait  comme  s'il  eût  eu  derrière 
lui  tout  un  canton,  des  bulletins  de  vote  plein  les  po>- 
ehes  de  sa  redingote  râpée.  Et  le  fait  est  que  dans  les 
communes  corses,  Jansoulet  avait  pu  s'en  rendre 
compte;  les  familles  sont  si  anciennes,  parties  de  si  peu, 
avec  tant  de  ramifications,  que  tel  pauvre  diable  qui 
casse  des  caUloux  sur  les  routes  trouve  moyen  de  rac- 
crocher sa  parenté  aux  plus  grands  per$»oQnages  de 
rile  et  dispose  par  là  d'une  sérieuse  influence.  Le  tem- 
pérament national,  orgueilleux,  sournois,  intrigant,  via> 
dicatif,  venant  encore  aggraver  ces  complications,  ti 
s'ensuit  qu'il  faut  bien  prendre  garde  Où  Ton  pose  le 
pied  dans  ces  traquenards  de  fils  tendus  de  lextréinité 
d'un  peuple  à  l'autre... 

Le  terrible,  c'est  que  tous  ces  gens-là  se  jalousaient, 
se  détestaient,  se  querellaient  en  pleine  table  à  propos 


S40  LE    NABAB. 

de  réléction,  croisant  des  regards  nom»  serrant  le 
manche  de  leurs  couteaux  à  la  moindre  contestation, 
parlant  très-fort  tous  à  la  fois,  les  uns  dans  le  patois 
génois  sonore  et  dur,  les  autres  dan%  le  français  le  plus 
comique,  s^étranglant  avec  des  injures  rentrées,  se 
jetant  à  la  tète  des  noms  de  bourgades  inconnues ,  des 
dates  d'histoires  locales  qui  mettaient  tout  à  coup  entre 
deux  couverts  deux  siècles  de  haines  familiales.  Le 
Nabab  avait  peur  de  voir  ses  déjeuners  se  terminer  tra- 
giquement et  tâchait  d*apaiser  toutes  ceo  violences 
avec  la  conciliation  de  son  bon  sourire.  Mais  Paganetti 
le  rassurait.  Selon  lui,  la  vendetta,  toujours  vivante  en 
Corse,  n'emploie  plus  que  très-rarement  et  dans  les 
basses  classes  le  stylet  et  Tescopette.  G*est  la  lettre 
anonyme  qui  les  remplace.  Tous  les  jours,  en  effet,  on 
recevait  place  Vendôme  des  lettres  sans  signature  dans 
le  genre  de  celle-ci  : 

«  Monsieur  Jansoulet,  vous  êtes  si  généreux  que  je 
ne  peux  pas  faire  à  moins  de  vous  signaler  le  sieur 
Bornalinco  (Ange-Marie),  comme  un  traître  gagné  aux 
ennemis  de  vous;  j'en  dirai  tout  différentement  de  sbn 
cousin  Bornalinco  (Louis-Thomas),  dévoué  à  la  bonne 
cause,  etc.  » 

Ou  encore  : 

«  Monsieur  Jansoulet,  je  crains  que  votre  élection 
n'aboutirait  à  rien  et  serait  mal  fondée  pour  réussir,  si 
vous  continueriez  d'employer  le  nommé  Gastirla  (Josué), 
du  canton  d'Omessa,  tandis  que  son  parent  Luciani, 
c'est  rhomme  qu'il  vous  faut...  » 

Quoiqu'il  eût  fini  par  ne  plus  lire  aucune  de  ces  mis- 
sives, le  pauvre  candidat  subissait  l'ébranlement  de 
tous  ces  doutes,  de  toutes  ces  passions,  pris  dans  un  en*; 
grenage  d'intrigues  menues,  plein  de  terrenrs,  de  mé- 


LE  NABAB.  Ul 

fiances»  anxieux,  fiévreux,  les  nerfs  malades,  sentant 
bien  la  vérité  du  proverbe  corse  :  «  Si  tu  veux  grand 
mal  à  ton  ennemi,  souhaite-lui  une  élection  dans  sa 
famille.  » 

On  se  figure  que  le  livre  des  chèques  et  les  trois 
grands  tiroirs  de  la  commode  en  acajou  n'étaient  pas 
épargnés  par  cette  trombe  de  sauterelles  dévorantes 
abattues  sur  les  salons  de  «  Mbussiou  Jansoulet.  »  Rien 
de  plus  comique  que  la  façon  hautaine  dont  ces  braves 
insulaires  opéraient  leurs  emprunts,  brusquement  et 
d*un  air  de  défi.  Pourtant  ce  n'étaient  pas  eux  les  plus 
terribles,  excepté  pour  les  boites  de  cigares,  qui  s'en* 
gloutissaient  dans  leurs  poches,  à  croire  qu'ils  voulaient 
tous  ouvrir  quelque  «  Civette  »  en  rentrant  au.  pays. 
Mais  de  même  qu'aux  époques  de  grande  chaleur  les 
plaies  rougissent  et  s'enveniment,  l'élection  avait  donné 
une  recrudescence  étonnante  à  la  pillerie  installée  dans 
la  maison.  C'étaient  des  frais  de  publicité  considéra- 
bles, les  articles  de  Moëssard  expédiés  en  Corse  par 
ballots  de  vingt  mille,  de  trente  mille  exemplaires, 
avec  des  portraits,  des  biographies,  des  brochures,  tout 
le  bruit  imprimé  qu'il  est  possible  de  îsÀre  autour  d'un 
nom...  Et  puis  toujours  le  train  habituel  des  pompes 
aspirantes  établies  devant  le  grand  réservoir  à  millions. 
Ici  rOSuvre  de  Bethléem,  machine  puissante,  procé- 
dant par  coups  espacés,  pleins  d'élans...  La  Caisse  ter- 
rttonale^  aspirateur  merveilleux,  infatigable,  à  triple 
et  quadruple  corps  de  pompe,  de  la  force  de  plu- 
sieurs milliers  de  chevaux;  et  la  pompe  Schwalbach, 
et  la  pompe  Bois-l'Héry ,  et  combien  d'autres  encore, 
ceMes-là  énormes,  bruyantes,  les  pistons  effrontés,  ou 
bien  sourdes,  discrètes,  aux  clapets  savamment  huilés, 
aux  soupapes  minuscules,  pompes-bijoux,  aussi  ténues 

21 


us  LE  NABAB. 

que  ces  trompes  d*insectes  dont  la  soif  fait  des  piqûres 
et  qui  déposent  du  venin  à  Tendroit  où  elles  puisent 
leur  vie,  mais  toutes  fonctionnant  avec  un  même  en- 
semble, et  devant  fatalement  amener,  sinon  une  sé- 
cheresse complète,  du  moins  une  baisse  sérieuse  de 
niveau. 

Déjà  de  mauvais  bruits,  encore  vagues,  avaient  cir- 
culé à  la  Bourse.  Était-ce  une  manœuvre  de  i*ennemi, 
de  cet  Hemeriingue  auquel  Jansoulet  faisait  une  guerre 
d*argent  acharnée,  essayant  de  contrecarrer  toutes  ses 
opérations  financières,  et  perdant  à  ce  jeu  de  très- 
fortes  sommes,  parce  qu'il  avait  contre  lui  sa  propre 
fureur,  le  sang-froid  de  son  adversaire  et  les  mala- 
dresses de  Paganetti  qui  lui  servait  d'homme  de  paille? 
En  tout  cas,  Tétoile  d*or  avait  pâli.  Paul  de  Géry  sa- 
vait cela  par  le  père  Joyeuse  entré  comme  comptable 
chez  un  agent  de  change  et  très  au  fait  des  choses  de 
la  Bourse;  mais  ce  qui  Teffrayait  surtout,  c'était  l'agi- 
tation singulière  du  Nabab,  ce  besoin  de  s'étourdir 
succédant  à  son  beau  calme  de  force,  de  sérénité,  et  la 
perte  de  sa  sobriété  méridionale,  la  façon  dont  il  s'exci- 
tait avant  le  repas  à  grands  coups  de  rakt^  parlant 
haut,  riant  fort,  comme  un  gros  matelot  en  bordée.  On 
sentait  Thomme  qui  se  surmène  pour  échapper  à  une 
préoccupation  visible  cependant  dans  la  contraction 
subite  de  tçus  les  muscles  de  son  visage  au  passage  de 
la  pensée  importune,  où  quand  il  feuilletait  fiévreuse- 
ment son  petit  carnet  dédoré.  Ce  sérieux  entretien, 
cette  explication  décisive  que  Paul  désirait  tant  avoir 
avec  lui,  Jansoulet  n'en  voulait  à  aucun  prix.  Il  passait 
<%eA  nuits  au  cercle,  ses  matinées  au  lit,  et  dès  son  ré* 
veil  avait  sa  chambre  remplie  de  monde,  des  gens  qui 
lui  parlaient  pendant  qu'il  s'habillait,  auxquels  il  ré- 


LE  NABAB.  24a 

pondait  le  nez  dans  sa  cuvette.  Quand  par  miracle  de 
Géry  le  saisissait  une  seconde,  il  fuyait,  lui  coupait  la 
parole  par  un  :  «  Pas  maintenant,  je  vous  en  prie...  » 
A  la  fin  le  jeune  homme  eut  recours  aux  moyens  hé* 
roïques. 

Un  matin,  vers  cinq  heures,  Jansoulet,  en  revenant 
du  cercle,  trouva  sur  sa  table,  près  de  son  lit,  une  petite 
lettre  qu'il  prit  d*abord  pour  une  de  ces  dénonciations 
anonjrmes  qu'il  recevait  à  la  journée.  C'était  bien  une 
dénonciation,  en  efTet,  mais  signée,  à  visage  ouvert, 
respirant  la  loyauté  et  la  jeunesse  sérieuse  de  celui  qui 
l'avait  écrite.  De  Géry  lui  signalait  très-nettement 
toutes  les  infamies,  toutes  les  exploitations  dont  il  était 
entouré.  Sans  détour,  il  désignait  les  coquins  par  leur 
nom.  Pas  un  qui  ne  lui  fût  suspect  parmi  les  commen- 
saux ordinaires,  pas  un  qui  vînt  pour  autre  chose  que 
voler  ou  mentir.  Du  haut  en  bas  de  la  maison,  pillage 
et  gaspillage.  Les  chevaux  du  Bois-lUéry  étaient  tarés, 
la  galerie  Schwalbacb,  une  duperie,  les  articles  de 
Moëssard,  un  chantage  reconnu.  De  ces  abus  effrontés, 
Géry  avait  fait  un  long  mémoire  détaillé,  avec  preuves 
à  l'appui  ;  mais  c'était  le  dossier  de  la  Caisse  territoriale 
qu'il  recommandait  spécialement  à  Jansoulet,  comme 
le  vrai  danger  de  sa  situation.  Dans  les  autres  affaires, 
Kargent  seul  courait  des  risques  ;  ici,  l'honneur  était  en 
jeu.  Attirés  par  le  nom  du  Nabab,  son  titre  de  président 
du  conseil,  dans  cet  infâme  guet-apens,  des  centaines 
d^actionnaires  étaient  venus,  chercheurs  d'or  à  la  suite 
de  ce  mineur  heureux.  Gela  lui  créait  une  responsabilité 
effroyable,  dont  il  se  rendrait  compte  en  lisant  le  dos- 
sier de  l'affaire,  qui  n'était  que  mensonge  et  floaerie 
d'an  bout  à  l'autre. 

«  Tous  trouverez  le  mémoire  dont  je  vous  parle. 


244  LE  NABAB. 

disait  Paul  de  Géry  en  terminant  sa  lettre,  dans  le  pre- 
mier tiroir  de  mon  bureau.  Diverses  quittances  y  sont 
jointes.  Je  n'ai  pas  mis  cela  dans  votre  chambre,  parce 
que  je  me  méfie  de  Noël  comme  des  autres.  Ce  soir,  en 
partant,  je  vous  remettrai  la  clef.  Car,  je  m'en  vais, 
mon  cher  bienfaiteur  et  ami,  je  m'en  vais,  plein  de  re- 
connaissance pour  le  bien  que  vous  m'avez  fait,  et 
désolé  que  votre  confiance  aveugle  m'ait  empêché  de 
vous  le  rendre  en  partie*  A  l'heure  qu'il  est,  ma  con- 
science d'honnête  homme  me  reprocherait  de  rester 
plus  longtemps  inutile  à  mon  poste.  J'assiste  à  un 
désastre,  au  sac  d'un  Palais  d'Été  contre  lesquels  je  ne 
puis  rien;  mais  mon  cœur  se  soulève  à  tout  ce  que  je 
vois.  Je  donne  des  poignées  de  main  qui  me  déshonorent. 
Je  suis  votre  ami,  et  je  parais  leur  complice.  Et  qui 
sait  si,  à  force  de  vivre  dans  une  pareille  atmosphère, 
je  ne  le  serais  pas  devenu?  » 

^  Cette  lettre,  qu'il  lut  lentement, profondément,  jusque 
dans  le  blanc  des  lignes  et  l'écart  des  mots,  fît  au  Nabab 
une  impression  si  vive,  qu'au  lieu  de  se  coucher,  il  se 
rendit  tout  de  suite  auprès  de  son  jeune  secrétaire. 
Celui-ci  occupait  tout  au  bout  des  salons  un  cabinet  de 
travail  dans  lequel  on  lui  faisait  son  lit  sur  un  divan, 
installation  provisoire  qu'il  n'avait  jamais  voulu  chan- 
ger. Toute  la  maison  dormait  encore.  En  traversant  les 
grands  salons  en  enfilade,  qui,  ne  servant  pas  à  des 
'  réceptions  du  soir,  gardaient  constamment  leurs  ri- 
deaux ouverts,  et  s'éclairaient  à  cette  heure  des  lueurs 
vagues  d'une  aube  parisienne,  le  Nabab  s'arrêta, 
frappé  par  l'aspect  de  souillure  triste  que  son  luxe 
lui  présentait.  Dans  l'odeur  lourde  de  tabac  et  de 
liqueurs  diverses  qui  flottait,  les  meubles,  les  plafonds, 
les  boiseries  apparaissaient  déjà  fanés  et  encore  neufs. 


Li2i  11IA0ÂB.  S4k 

Des  taches  sur  les  satins  fripés,  des  cendres  ternissant 
les  beaux  marbres,  des  bottes  marquées  sur  les  tapis 
faisaient  songer  à  un  immense  wagon  de  première  classe, 
où  s'incrustent  toutes  les  paresses,  les  impatiences  et 
Vennui  d'un  long  voyage,  avec  le  dédain  gâcheur  du 
public  pour  un  luxe  qu'il  a  payé.  Au  milieu  de  ce  décor 
tout  posé,  encore  chaud  de  Fatroce  comédie  qui  se 
jouait  là  chaque  jour,  sa  propre  image  reflétée  dans 
vingt  glaces,  froides  et  blêmes,  se  dressait  devant  lui, 
sinistre  et  comique  à  la  fois,  dépaysée  dans  son  vête- 
ment d'élégance,  les  yeux  bouffis,  la  face  enflammée  et 
boueuse. 

Quel  lendemam  visible  et  désenchantant  à  l'existence 
folle  qu'il  menait  I 

Il  s'abtma  un  moment  dans  de  sombres  pensées; 
puis  il  eut  ce  coup  d*épaules  vigoureux  qui  lui  était 
fieunilier,  ce  mouvement  de  porte-balles  par  lequel  il  se 
débarrassait  des  préoccupations  trop  cruelles,  remettait 
en  place  ce  fardeau  que  tout  homme  emporte  avec  lui, 
qui  lui  courbe  le  dos,  plus  ou  moins,  selon  son  courage 
ou  sa  force,  et  entra  chez  de  Géry,  déjà  levé,  debout 
en  face  de  son  bureau  ouvert,  où  il  classait  des  pape- 
rasses. 

«  Avant  tout,  mon  ami,  dit  Jansoulet  en  refermant 
doucement  la  porte  sur  leur  entretien,  répondez-moi 
tranchement  à  ceci.  Est-ce  bien  pour  les  motifs  expri- 
més dans  votre  lettre  que  vous  êtes  résolu  à  me  quitter? 
N'y  a-t-il  pas  là-dessous  quelqu'une  de  ces  infamies, 
comme  je  sais  qu'il  en  circule  contre  moi  dans  Paris? 
Vous  seriez,  j'en  suis  sûr,  assez  loyal  pour  me  prévenir 
et  me  mettre  à  même  de  me...  de  me  disculper  devant 
vous.  » 

Paul  l'assura  qu'il  n'avait  pas  d'autres  raisons  pour 

îl. 


246  LE   NABAB. 

partir,  mais  que  celles-là  suffisaient   certes,  puisqu'il 
s'agissait  d'une  affaire  de  conscience. 

«  Alors,  mon  enfant,  écoutez-moi,  et  je  suis  sûr  de 
vous  retenir...  Votre  lettre,  si  éloquente  d'honnêtetét 
de  sincérité,  ne  m'a  rien  appris,  rien  dont  je  ne. sois 
convaincu  depuis  trois  mois.  Oui,  mon  cher  Paul,  c'est 
TOUS  qui  aviez  raison  ;  Paris  est  plus  compliqué  que  je 
ne  pensais.  Il  m'a  manqué  en  arrivant  un  cicérone  hon- 
nête et  désintéressé,  qui  me  mît  en  garde  contre  les 
gens  et  les  choses.  Moi,  je  n'ai  trouvé  que  des  exploi- 
teurs. Tout  ce  qu'il  y  a  de  coquins  tarés  par  la  ville  a 
déposé  la  houe  de  ses  hottes  sur  mer  tapis...  Je  les  rer 
gardaip  tout  à  l'heure,  mes  pauvres  salons.  Us  auraient 
besoin  d'un  JBer  coup  de  halai;  et  je  vous  réponds  qu'il 
sera  donné,  jour  de  Dieul  et  d'une  rude  poigne...  Se^oie- 
ment,  j'attends  pour  cela  d'être  député.  Tous  ces  gre- 
dins  me  servent  pour  mon  élection;  et  cette  élection 
m'est  trop  nécessaire  pour  que  je  m'expose  à  perdre  la 
moindre  chance...  En  deux  mots,  voici  la  situation. 
Non- seulement,  le  bey  entend  ne  pas  me  rendre  l'ar- 
gent que  je  lui  ai  prêté,  il  y  a  un  mois;  mais  à  mon 
assignation,  il  a  répondu  par  une  demande  reconven- 
tionnelle de  quatre-vingts  millions,  chifl're  auquel  il 
estime  l'argent  que  j'ai  soutiré  à  son  frère...  Gela,  c'est 
un  vol  épouvantable,  une  audacieuse  calomnie...  Ma 
fortune  est  à  moi,  hien  à  moi...  Je  l'ai  gagnée  dans  mes 
trafics  de  commissionnaire.  J'avais  la  faveur  d'Ahmed; 
lui-même  m'a  fourni  l'occasion  de  m 'enrichir...  Que 
j'aie  serré  la  vis  quelquefois  un  peu  fort,  bien  possible. 
Mais  il  ne  faut  pas  juger  la  chose  avec  des  yeux  d'Eu- 
ropéen... Là^bas,  c'est  connu  et  reçu,  ces  gains  énormes 
que  font  les  Levantins;  c'est  la  rançon  des  sauvages 
que  nous  initions  au  bien-être  occidental...  Ce  misérable 


LE  NABAB.  '247 

Hemerlingue,  qui  suggère  au  bey  toute  cette  persécution 
contre  moi,  en  a  bien  fait  d'autres...  Mais  à  quoi  bon 
discuter?  Je  suis  dans  la  gueule  du  loup.  En  attendant 
que  j'aille  m'expliquer  devant  ses  tribunaux,  —  je  la 
connais,  la  justice  d'Orient,  —  le  bey  a  commencé  par 
mettre  l'embargo  sur  tous  mes  biens,  navires,  palais  et 
ce  qu'ils  contiennent...  L'affaire  a  été  conduite  très- 
régulièrement,  sur  un  décret  du  Conseil-Suprême.  On 
sent  la  patte  d'Hemerlingue  fils  là-dessous...  Si  je  suis^ 
député,  ce  n'est  qu'une  plaisanterie.  Le  Conseil  rapporte 
son  décret,  et  l'on  me  rend  mes  trésors  avec  toutes 
sortes  d'excuses.  Si  je  ne  suis  pas  nommé,  je  perds  tout, 
soixante,  quatre-vingts  millions,  même  la  possibilité  de 
refaire  ma  fortune;  c'est  la  ruine,  le  déshonneur,  le 
gouffre...  Voyons,  mon  fils,  est-ce  que  vous  allez  m'a- 
bandonner  dans  une  crise  pareille?...  Songez  que  je  n'ai 
que  vous  au  monde...  Ma  femme?  vous  l'avez^vue,  vous 
savez  quel  soutien,  quel  conseil,  elle  est  pour  son 
mari...  Mes  enfants?  C'est  comme  si  je  n'en  avais  pas. 
Je  ne  les  vois  jamais,  à  peine  s'ils  me  reconnaîtraient 
dans  la  rue...  Mon  horrible  luxe  a  fait  le  vide  des  affec- 
tions autour  de  moi,  les  a  remplacées  par  des  intérêts 
effrontés...  Je  n'ai  pour  m'aimer  que  ma  mère,  qui  est 
loin,  et  vous,  qui  me  venez  de  ma  mère...  Non,  vous  ne 
me  laisserez  pas  seul  parmi  toutes  les  calomnies  qui 
rampent  autour  de  moi...  C'est  terrible,  si  vous  saviez.. . 
Au  cercle,  au  théâtre,  partout  où  je  vais,  j'aperçois  la 
petite  tête  de  vipère  de  la  baronne  Hemerlingue,  j'en- 
tends l'écho  de  ses  sifflements,  je  sens  le  venin  de  sa 
rage.  Partout,  des  regards  railleurs,  des  conversations 
interrompues  quand  j'arrive,  des  sourires  qui  mentent 
ou  des  bienveillances  dans  lesquelles  se  glisse  un 
pe«  de  pitié.  Et  puis  des  défections,   des  gens   qui 


S4S  LB  NABAB. 

»*écarlent  comme  à  rapproche  d'un  malheur.  Ainù» 
voilà  Félicia  Ruys,  au  moment  d'achever  mon  buste, 
qui  prétexte  de  je  ne  sais  quel  accident  pour  ne  pas 
l'envoyer  au  Salon.  Je  n'ai  rien  dit,  j'ai  eu  l'air  de 
croire.  Mais  j'ai  compris  qu'il  y  avait  de  ce  côté  encore 
quelque  infamie...  Et  c'est  une  grande  déception  pour 
moi.  Dans  des  crises  aussi  graves  que  celle  que  je  tra« 
verse,  tout  a  son  importance.  Mon  b^ste  à  l'Exposition, 
signé  de  ce  nom  célèbre,  m'aurait  servi  beaucoup  dans 
Paris...  Mais  non,  tout  craque,  tout  me  manque...  Vous 
voyez  bien  que  vous  ne  pouvez  pas  me  manquer... 


Xll[ 


UN     JOUR     DE    SPLEEN 


Cinq  heures  de  l'après-midi.  La  pluie  depuis  le  ma- 
tin, un  ciel  gris  et  bas  à  toucher  avec  les  parapluies, 
un  temps  mou  qui  poisse,  le  gâchis,  la  boue,  rien  que 
de  la  boue,  en  flaques  lourdes,  en  traînées  luisantes  au 
bord  des  trottoirs,  chassée  eh  vain  par  les  balayeuses 
mécaniques,  pax  les  balayeuses  en  marmottes,  enlevée 
sur  d'énormes  tombereaux  qui  remportent  lentement 
vers  Montreuil,  la  promènent  en  triomphe  à  travers  les 
mes,  toujours  remuée  et  toujours  renaissante,  poussant 
entre  les  pavés,  éclaboussant  les  panneaux  des  voitures, 
le  poitrail  des  chevaux,  les  vêtements  des  passants, 
mouchetant  les  vitres,  les  seuils,  les  devantures,  à 
croire  que  Paris  entier  va  s'enfoncer  et  disparaître  sous 
cette  tristesse  du  sol  fangeux  où  tout  se  fond  et  se  con- 
fond. Et  c'est  une  pitié  de  voir  Tenvahissement  de  cette 
souillure  sur  les  blancheurs  des  maisons  neuves,  la 
bordures  des  quais,  les  colonnades  des  balcons  de 
pierre...  Il  y  a  quelqu'un  cependant  que  ce  spectacle 
réjouit,  un  pauvre  être  dégoûté  et  malade  qxd,  vautré 
toat  de  son  long  sur  la  soie  brodée  d'un  divan,  la  tête 
sur  ses  poings  fermés,  regarde   joyeusement  dehors 


S50  LE    NABAB. 

contre  les  vitres  ruisselantes  et  se  délecte  à  toutes  ces 
laideurs  : 

«  Vois-tu,  ma  fée,  yoilà  bien  le  temps  qu'il  me 
hllait  aujourd'hui...  Regarde-les  patauger...  Sont- 
Qs  hideux,  sont-ils  salesl...  Que  de  fange!  Il  y  en  a 
partout,  dans  les  rues,  sur  les  quais,  jusque  dans  la 
Seine,  jusque  dans  le  ciel...  Ahl  c'est  bon  la  boue, 
quand  on  est  triste...  Je  voudrais  tripoter  là-dedaBS, 
faire  de  la  sculpture  avec  ça,  une  statue  de  cent  pieds 
de  haut,  qui  s'appellerait  :  «  Mon  ennui.  » 

—  Mais  pourquoi  t'ennuies-tu,  ma  chérie,  dit  avec 
douceur  la  vieille  danseuse,  aimable  et  rose  dans  son 
ftiateuii,  où  elle  se  tient  très-droite  de  peur  d'abîmer 
sa  coiffure  encore  plus  soignée  que  d'habitude...  N'as-tu 
pas  tout  ce  qu'il  faut  pour  être  heureuse?  » 

Et,  de  sa  voix  tranquille,  pour  la  centième  fois,  elle 
recommence  à  lui  énumérer  ses  raisons  de  bonheur,  sa 
gloire,  son  génie,  sa  beauté,  tous  les  hommes  à  ses 
pieds,  les  plus  beaux,  les  plus  puissants;  ohl  oui,  les 
plus  puissants,  puisqu'aujourd'hui  même...  Mais  un 
miaulement  formidable,  une  plainte  déchirante  du  cha- 
cal exaspéré  par  la  monotonie  de  son  désert,  fait  trem- 
bler tout  à  coup  les  vitres  de  l'atelier  et  rentrer  dans 
son  cocon  l'antique  chrysalide  épouvantée. 

Depuis  huit  jours,  son  groupe  fini,  parti  pour  l'expo- 
sition, a  laissé  Félicia  dans  ce  même  état  de  prostration, 
d'écœurement,  d'irritation  navrée  et  désolante.  Il  faut 
toute  la  patience  Inaltérable  de  la  fée,  la  magie  de  ses 
souvenirs  évoqués  à  chaque  instant  pour  lui  rendre  la 
vie  supportable  à  côté  de  cette  inquiétude,  de  cette 
eolère  méchante  qu'on  entend  gronder  au  fond  des 
silences  de  la  jeune  fille,  et  qui  subitement  éclatent 
dam  une  parole  amère,  dans  un  «  pouah  »  de  dégoût 


LX  NABAB.  »l 

a  propos  de  tout...  Son  groupe  est  hideux..»  Personne 
n*en  parlera...  Tous  les  critiques  sont  des  ânes...  Le 
public?  un  goitre  immense  à  trois  étages  de  mentons... 
Et  pourtant,  l'autre  dimanche,  quand  le  duc  de  Mora^ 
est  venu  avec  le  surintendant  des  beaux-arts  voir  son 
exposition  à  Tatelier,  elle  était  si  heureuse,  si  fièredei 
éloges  qu*on  lui  donnait,  si  pleinement  ravie  de  son 
travail  qu'elle  admirait  à  distance  comme  d'un  autre, 
maintenant  que  Toutil  n'établissait  plus  entre  elle  et 
l'œuvre  ce  lien  gênant  à  l'impai^tial  jugement  de 
l'artiste. 

Mais  c'est  tous  les  ans  ainsi.  L*atelier  dépeuplé  da 
récent  ouvrage,  son  nom  glorieux  encore  une  fois  jeté 
ap  caprice  imprévu  du  public,  les  préoccupations  de 
Félicia,  désormais  sans  objet  visible,  errent  dans  tout 
le  vide  de  son  cœur,  de  son  existence  de  femme  sortie 
du  tranquille  sillon,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  soit  reprise  4 
un  autre  travail.  Elle  s'enferme,  ne  veut  voir  personne. 
On  dirait  qu'elle  se  méfie  d'eUe-mème.  Il  n'y  a  que  le 
bon  Jenkins  qui  la  supporte  pendant  ces  crises.  0 
semble  même  les  tv^tchercher,  comme  s'il  en  attendait 
cpielque  chose.  Dieu  sait  pourtant  qu'elle  n  est  pas 
aimable  avec  lui.  Hier  encore  il  est  resté  deux  heures 
en  face  de  cette  belle  en^Auyée,  qui  ne  lui  a  seulement 
pas  une  fois  adressé  la  paro.^e.  Si  c'est  là  l'accueil  qu'elle 
réserve  ce  soir  au  grand  personnage  qui  leur  fait  l'hon- 
neur de  venir  dîner  avec  elles...  Ici  la  douce  Grenmita^ 
qui  rumine  paisiblement  toutes  ces  pensées  en  regar- 
dant le  fin  bout  de  ses  souliers  àbouffettes,  se  rappelle 
subitement  qu'elle  a  promis  de  confectionner  une  as- 
siette de  pâtisseries  viennoises  pour  le  dîner  du  person- 
nage en  question,  et  sort  de  l'atelier  discrètement  sur 
la  pointe  de  ses  petits  pieds. 


£59  LE  NABAB. 

Toujours  la  pluie,  toujouDS  la  boue,  toujours  le  beau 
sphinx  accroupi,  les  yeux  perdus  dans  l'horizon  fan- 
geux. A  quoi  pense-t-il  ?  Qu'est-ce  qu'il  regarde  venir 
là-bas  par  ces  routes  souillées,  douteuses  sous  la  nuit 
qui  tombe,  avec  ce  pli  au  front  et  cette  lèvre  expressive 
de  dégoût?  Est-ce  son  destin  qu'il  attend  ?  Triste  destin 
qui  s'est  mis  en^  marche  par  un  temps  pareil,  sans 
crainte  de  l'ombre,  de  la  boue... 

Quelqu'un  vient  d'entrer  dans  l'atelier,  un  pas  plus 
lourd  que  le  trot  de  souris  de  Constance.  Le  petit  do- 
mestique sans  doute.  Et  Félicia,  brutalement,  sans 
se  retourner  : 

«  Va  te  coucher...  Je  n'y  suis  pour  personne... 

— J'aurais  bien  voulu  vous  parler  cependant,  lui  ré- 
pond une  voix  amie.  >> 

Elle  tressaille,  se  redresse,  et  radoucie,  presque 
rieuse  devant  ce  visiteur  inattendu  : 

Tiens  I  c'est  vous,  jeune  Minerve...  Gomment  étes- 

vous  donc  entré? 

—Bien  simplement.  Toutes  les  portes  sont  ouvertes. 

—  Gela  ne  m'étonne  pas.  Constance  est  comme  folle, 
depuis  ce  matin,  avec  son  dîner... 

—  Oui,  j'ai  vu.  L'antichambre  est  pleine  de  fleurs. 

Vous  avez?... 

—  Ohl  un  dîner  bête,  un  dîner  officiel,.  Je  ne  sais  pas 
^    comment  j'ai  pu...  Asseyez-vous  donc  là;  près  de  mol. 

Je  suis  heureuse  de  vous  voir.  » 

Paul  s'assied,  un  peu  troublé.  Jamais  elle  ne  lui  a 
paru  si  belle.  Dans  le  demi-jour  de  l'atelier,  parmi 
l'éclat  brouillé  des  objets  d'art,  bronzes,  tapisseries,  sa 
pâleur  fait  une  lumière  douce,  ses  yeux  ont  des  reflets  de 
pierre  précieuse,  et  sa  longue  amazone  serrée  dessine 
l'abandon  de  son  corps  de  déesse.  Puis  elle  parle  d'un 


^ 


LE  NABAB. 

ton  si  affectueux,  elle  semble  si  heureuse  de  cette  visite. 
Pourquoi  est-il  resté  aussi  longtemps  loin  d'elle?  Voilà 
près  d*un  mois  qu'on  ne  Ta  vu.  Ils  ne  sont  donc  plni 
amis?  Lui  s'excuse  de  son  mieux.  Les  affaires,  un 
voyage.  D'ailleurs,  s'il  n'est  pas  venu  ici,  il  a  souvent 
parlé  d'elle,  ohl  bien  souvent,  presque  tous  les  jours. 

a  Vraiment  ?  Et  avec  qui? 

—  Avec...  » 

n  va  dire  :  «  avec  Aline  Joyeuse...  »  mais  une  gêne 
l'arrête,  un  sentiment  indéfinissable,  comme  une  pu- 
deur de  prononcer  ce  nom  dans  l'atelier  qui  en  a  en- 
tendu tant  d'autres.  Il  y  a  des  choses  qui  ne  vont  pas 
ensemble ,  sans  qu'on  sache  bien  pourquoi.  Paul  aime 
mieux  répondre  par  un  mensonge  qui  Tamène  droit  m 
but  de  sa  visite  : 

a  Avec  un  excellent  homme  à  qui  vous  avez  etamê 
one  peine  bien  inutile...  Voyons,  pourquoi  ne  lui  ave»- 
vous  pas  fini  son  buste,  à  ce  pauvre  Nabab?...  C'était 
un  grand  bonheur,  une  grande  fierté  pour  lui  ce  buste 
à  l'exposition...  Il  y  comptait.  » 

A  ce  nom  du  Nabab,  elle  s'est  troublée  légèrement  : 

«  C'est  vrai,  dit-elle,  j'ai  manqué  à  ma  parole...  Que 
voulez-vous?  Je  suis  à  caprices,  moi...  Hais  mon  désir 
est  bien  de  le  reprendre  un  de  ses  jours...  Voyez,  le 
linge  est  dessus,  tout  mouillé,  pour  que  la  terre  ne 
sèche  pas... 

—  Et  l'accident?. ••  Ohl  voas  savez,  nous  n'y  avons 
pas  cru... 

—  Vous  avez  eu  tort...  Je  ne  mens  jamais...  Une 
ehute,  un  à-plat  formidable...  Seulement  la  glaise  était 
fraîche.  J'ai  réparé  cela  facilement.  Tenez  I  » 

ISlle  enleva  le  linge  d'un  geste  ;  le  Nabab  surgit  avee 

sa  bonne  face  tout  heureuse  d'être  portraiturée,  et  si 

22 


m$  LE  NABAB. 

mrad,  tellement  «  oature  »  que  Paul  eut  un  cri  â'adnii- 
mtion. 

«  N'est-ce  pas  qu*ll  est  bien?  éitHsUe  naïvement. •• 
SncQre  quelques  retoucàeB ià  et  là......  (Elle  avait  pris 

i*ébauc<hoir,  la  pettte  éponge  et  poudsé  la  sellette  dams 
ce  qjù  restait  de  jcHir.)  Ct)  asvait  r^aslTaine  de  quelques 
heures  ;  mais  il  ne  pourrait  tmiîiMBni  pas  altor  à  l'expo- 
sition. Nous  sommes  le  23*;  tous  les  envois  sont  faits 
depuis  longtemps. 
.  — Bah  L*.  Avfic  des  .pnsteetkms...  « 

.Elle  eut  un  froncemaiil  de  sonrcSs  (fit  tsa  num^aiM 
expression  retcanbante  de  la  èouohe  : 

M  C'est  -yiai...  La  protégée  du  skie  di  Mora...  Ohl 
Yaus  n'-avez  juts  àeswn  àe  nmom  défendre,  le  «aïs  ee 
qu'on  dit  et  je  m'en  moque  comme  de  ça...  (  EUe^B^rojra 
une  boulette  de  glûse  s'emplàtrar  «ontre  la  tenture.) 
Peut-être  jnème  qu'à  foeee  de  supposer  ee  qui  n'ost 
pas.^.  HLaiB  laissons  ià  ees  infarnses,  dlit-eëe  en  rece- 
vant sa  petite  tête  arisAocratique...  Je  tiens  à  "vous  &ire 
li^laisir,'  Minerve...  Votre  ami  iraau  Salon  cette  année.  » 

A  ce  moment,  un  parfum  de  caramel,  de  pâte  càaade 
envahit  i'atélier^ù  tombait  le  cré^usonle  en  iine  ptous- 
siène  décolorante;  et  la  fiôe«p{nriit,  un  plat  de  beignets 
à  la  main,  une  vraie  fée,  parée,  rajeunie,  vêtue  d'une 
tonique  blanche  qui  laissait  à  i'aîr,«oas  des  dentelés 
jaunies,  ses  beaux  bras  de  vieille  femme,  les  bras,eeU)e 
beauté  qui  meurt  la  dermène. 

—  Regarde  mes  kuchlen,  mignonne,  s'ils  sont  réussit» 
cette  fois...  Ah  I  pardon,  je  n'avais  pas  vu  que  tu  avais 
du  monde...  Tiensl  Mai»  c'est  M.^Paul...  Oa  va  bien, 
monsieur  Paul  ?..^  Goûtes  donc  un  de  mes  gâteaux... 

Jjlt  l'aimable  vieille,  à  qui  ses  atours  semblaient  pré- 
er  une  vivacité  extraordinaire,  s'avançait  en  sautillant^ 


LE  NABA». 

foa  assiette  eu  équilibre  au  bout   de   ses  doigts  de 
poupée. 

«  LaÎBse-le  donc,  lui  dit  Félicia  tranquillement... 
1b  loi  en  offriras  à  diner. 

= —  A  dîner?  » 

La  dfluiseitse  fot  si  stapéfolte  qu'elle  nmnquit  reii'vei^' 
ser  sa  jc^e  pâtisserie ,  soufflée,  légère  et  excrilents 
comme  elle. 

«  liais  ofd,  je  le  garda  à  dhier  «fec  nous...  Oh!  je 
^roua  en  prie,  ajevta-t-etle  a^ree  une  insistance  partie»- 
lière  en  voyant  te  mouTemenide  refus  du  jeune  homoM^ 
je  TOUS  en  prie,  ne  me  dites  pas  non...  G*est  un  serriez 
iTéritable  que  vous  me  rendez  en  restant  ce  soir... 
▼oyons,  je  n'ai  pa&  hésité  tout  à  l'heure,  moi...  » 

Elle  lui  avait  pris  la  main  ;  et  vraiment.  Ton  sentait 
one  étrange  disproportion  entre  sa  demande  et  le  Um 
suppliant,  anxieux,  dont  elle  était  faite.  Paul  se  défendit 
encore.  Il  n'était  pas  habillé...  Gomment  voulait-elle?.. . 
Un  dîner  où  elle  avait  du  monde... 

«  Mon  dînerf...  Haïs-  je  le  décommande...  Toflà 
comme  je  suis...  Nous  serons  seuls  tous  les  trois,  «foe 
Constance, 

—  Mais,  Félicia,  mon  enfant,  tu  n*y  songes  pas...  Kh 
bien  I  Et  le...  l'autre  qui  va  venir  tout  à  l'heure. 

— *  Je  vais  lui  écrire  de  rester  chez  lui,  parbleu  î 

—  Malheureuse,  il  est  trop  tard... 

—  Pas  du  tout.  Six  heures  sonnent.  Le  dîner  élaM 
pmr  sqit  heures  et  demie.. .  Tu  vas  vite  lui  fUre  porter 
fa.» 

Elle  écrivait,  en  hMe,  sur  un  corn  de  table. 

«  Quelle  étrange  fille,  mon  Dieu,  mon  Dienl...  nrar»> 
■turait  la  danseuse  tout  ahurie,  pendant  que  Félicia, 
fmne,  transfigurée,  fermait  joyeusement  sa  lettre. 


156  LE  NABAB. 

—  Voilà  mon  excuse  faite...  La  migraine  n'a  pas  été 
iiiTentée  pour  Radour...  » 

Puis,  la  lettre  partie  : 

«  Ohl  que  je  suis  contente;  la  bonne  soirée  que  nous 
■lions  passer...  Embrasse-moi  donc,  Constance...  Gela 
ne  nous  tfmpôcbera  pas  de  faire  honneur  ktesKuehUn, 
•t  nous  aurons  le  plaisir  de  te  voir  dans  une  jolie  toi- 
lette qui  te  donne  Tair  plus  jeune  que  moi.  » 

U  n*en  fallait  pas  tant  pour  faire  pardonner  par  la 
danseuse  ce  nouveau  caprice  de  son  cher  démon  et  le 
crime  de  lèse-majesté  auquel  on  venait  de  Tassocier. 
En  user  m  cavalièrement  avec  un  pareil  personnage  l' il 
n'y  avait  qu'elle  au  monde,  il  n'y  avait  qu'elle...  Quant 
à  Paul  de  Géry,  il  n'essayait  plus  de  résister,  repris  de 
cet  enlacement  dont  il  avait  pu  se  croire  dégagé  par 
l'absence  et  qui,  dès  le  seuil  de  l'atelier,  comprimait  sa 
volonté,  le  livrait  lié  et  vaincu  au  sentiment  qu'il  était 
bien  résolu  à  combattre. 

Évidemment  le  dîner,  un  vrai  dîner  de  gourmandise» 
surveillé  par  l'Autrichtenne  dans  ses  moindres  détails» 
avait  été  préparé  pour  un  invité  de  grande  volée. 
Depuis  le  haut  chandelier  kabyle  à  sept  branches  de 
bois  sculpté  qui  rayonnait  sur  la  nappe  couverte  de 
broderies,  jusqu'aux  aiguières  à  long  col  enserrant  les 
vins  dans  des  formes  bizarres  et  exquises,  l'appareil 
somptueux  du  service,  la  recherche  des  mets  aiguisés 
d'une  pointe  d'étrangeté  révélaient  l'importance  du  con- 
vive attendu,  le  soin  qu'on  avait  mis  à  lui  plaire.  On 
était  bien  chez  un  artiste.  Peu  d'argenterie,  mais  de 
superbes  faïences, beaucoup  d'ensemble,  sans  le  moindre 
assortiment.  Le  vieux  Rouen,  le  Sèvres  rose,  les  cris- 
tauxhoUandcds  montés  de  vieux  étains  ouvrés  serencon- 


J 


LE  NABAB.  S67 

traient  sur  cette  table  comme  sur  un  dressoir  d'objets 
rares  rassemblés  par  un  connaisseur  pour  le  seul  con- 
tentement de  son  goût.  Un  peu  de  désordre  par  exemple 
dans  ce  ménage  monté  au  basard  de  la  trouvaille.  Le 
merveilleux  builier  n'avait  plus  de  bouchons.  La  salière 
ébréchée  débordait  sur  la  nappe,  et  à  chaque  instant  : 
n  Tiens  1  Qu'est  devenu  le  moutardier?...  Qu'est-ce 
qu'il  est  arrivé  à  cette  fourchette  ?  »  Gela  gênait  un  peu 
de  Géry  pour  la  jeune  maîtresse  de  maison  qui,  elle, 
n'en  prenait  aucun  souci. 

Mais  quelque  chose  mettait  Paul  plus  mal  à  l'aise 
encore»  c'était  la  préoccupation  de  savoir  quel  hôte  pri- 
vilégié il  remplaçait  à  cette.table,  que  l'on  pouvait  trai- 
ter à  la  fois  avec  tant  de  magnificence  et  un  sans-façon 
si  complet.  Malgré  tout,  il  le  sentait  présent,  offensant 
pour  sa  dignité  personnelle,  ce  convive  décommandé, 
n  avait  beau  vouloir  l'oublier  ;  tout  le  lui  rappelait,  jus- 
qu'à la  parure  de  la  bonne  fée  assise  en  face  de  lui 
et  qui  gardait  encore  quelques-uns  des  grands  airs 
dont  elle  s'était  d'avance  munie  pour  la  circonstance 
solennelle.  Cette  pensée  le  troublait,  lui  gâtait  la  joie 
d'être  là. 

En  revanche,  comme 41  arrive  dans  tous  les  duos  où 
les  unissons  sont  très-rares,  jamais  il  n'avait  vu 
Pélicia  si  affectueuse,  de  si  joyeuse  humeur.  C'était 
une  gaieté  débordante,  presque  enfantine,  une  de  cet 
expansions  chaleureuses  qu'on  éprouve  le  danger 
passé,  la  réaction  d'un  feu  clair  flambant,  après  l'émo- 
tion d'un  naufragé.  Elle  riait  de  toutes  ses  dents,  taqui- 
nait Paul  sur  son  accent ,  ce  qu'elle  appelait  ses  idées 
bourgeoises.  «  Car  vous  êtes  un  affreux  bourgeois,  vous 
savez.... Mais  c'est  ce  qui  me  plaît  en  vous...  C'est  par 
opposition  sans  doute,  parce  que  je  suis  née  sous  on 


«•  LK  NABAB. 

pont,  dans  an  coap  de  vent,  que  j*ai  toujours  aimé  le- 
natures  posées,  raisonnables. 

-—  Obi  ma  fille,  qu'est-ee  que  tu  vas  faini  erotrc 
à  M«  Paul,  que  tu  es  née  sous  un  pont?...  disait 
la  b<Hine  Grenmitz,  qui  ne  pouyait  se  faire  àTèxagéra- 
tk>n  de  certaines  images  et  prenait  tout  an  pied  de  la 
lettre. 

— *-  Lai8se4e croire  ce  qa*il  voudra,  ma  fée...  Nous  ne 
le  visons  pas  pour  mari...  Je  suis  sûre  qull  ne  voudrait 
pas  de  ce  monstre  qu*on  appelle  une  femme  artisle.  D 
eroirsrït  épouser  le  diable*..  Vous  avez  bien  raison,  Mi- 
nerve... Uart  est  un  despote.  Il  faut  se  donner  à  kd 
tout  entier.  On  met  dans  son  œuvre  ce  qu*on  a  d'Ldéal, 
d'énergie,  d*bonnèteté,  de  conscience,  si  bien  qu'il  ne 
VOQ»  en  reste  plus  pour  la  vie,  et  que  le  travail  terminé 
voas  jette  là  sans  force  et  sans  boussole  comme  un  pon- 
ton dém&té  à  la  merci  de  tons  les  flots...  Triste  acqui* 
sition  qu'une  épouse  pareille. 

—  Pourtant,  hasarda  timidement  le  jeune  homme, 
il  me  semble  que  Tart,  m  exigeant  qu'il  soit,  ne  peut 
pas  accaparer  la  femme  à  lui  tout  seul.  Que  ferait-elle 
de  ses  tendresses,  de  ce  besoin  d'aimer,  de  se  dévouer^ 
qui  est  en  elle  bien  plus  qu'en  naos  le  mobile  do  tous 
ses  actes?  » 

Elle  rêvai  un  moment avaifl  de  répondre. 

«  Vous  avez  peut-être: raison,  sage  Minerve...  Le  ftdt 
ert  qu'il  y  a  des  jours  où  ma  vie  sonne  terriblement 
erenx...  J'y  sens  des  trous,  des  profondeurs.  Tout  dis- 
parait de  ce  que  j'y  jette  pour  la  combler...  Mes  pins 
beaux  enthousiasmes  artistiques  s'engouffrent  là-<iedans 
et  meurent  chaque  fois  dans  un  soupir...  Alors  je  pense 
au  mariage.  Un  mari,  des  enfants,  un  tas  d'enfants  qui 
se  rouleraient  par  l'atelier^  le  nid  à  soigner  pour  tout 


LE  NABAB. 

i,  Ift  aaUsfactioii  de  cette  activité  physique  qiii 
■laaq ue.  à  nos  exi9ten€es  d*art,  des  occupations  régo^ 
Kères^  du  train,  des  chants,  des  gaietés  naïves>  qui 
i«iis  foreeiraient  à  jouer  au  lieu  de  penser  dans  le  yide, 
dan»  le  noir,  à  rire  devant  un  échec  d*amour-propre,  à 
a*ètre  qu'une  môre  satisfaite,  le  jour  wl  le  public  ferai! 
éà  vauH  une  artiste  usée,  finie....  » 

Bt  devant  ceite  Tision  de  tendresse  la  beauté  de  la 
jeune  Me  prit  uEse  expression  que  Paul  ne  lui  avail 
jÉonaiâ  vue,  qui  le  saisit  tout  entier,  lui  donna  une  envie 
fioUe  d'«Dport«r  dans  ses  bras^  ce  bel  mseau  saurai 
rêvant  du  colombier,  pour  le  défendre,  Tabriter'daiis 
IfancHifiSÛr  d'un  honnête  homme. 

ESle,  sans  le  regarder,  contmuait: 
,  «  Je  ne  suis  pa»  si  envolée  que  j*en  ai  l'air,  allée. 
Demandez  à  ma  bonne  marraine,  quand  elle  m'a  mise 
en  pension,  si  je  ne  me  tenais-  pa»  droite  à  Talign»- 
ment...  Mais  quel  gâchia  ensvitte  dans  ma  vie...  Si  vom 
«aviez  quelle  jeunesse  j'ai  eue ,  quelle  précoce  expé- 
rience m'a  fknè  l'esprit ,  quelle  confusion  dans  mon 
jugement  de  petite  fille  du  permis  et  du  défendu,  de  la 
faiBon  el  de  la  folie.  L'art  seul,  célébré,  discuté,  res- 
tait debout  dans  tout  eela,  et  je  me  suis  réfugiée  eu 
lui...  C'est  peut-être  pourquoi  je  ne  serai  jamais  qu'une 
artiste,  une  femme  en  dehors  des  autres,  une  pauvre 
amazone  an  cœur  prisonnier  dans  sa  cuirasse  de  fer, 
laneée  danv  le  combat  comme  un  homme  et  condamnée 
à  vivre  et  à  meurir  en  homme.  » 

Povirquot  ne  lui  dit-iï  pas  alorv: 

-w  Brile  guerrière,  Mssez  \it  vos  armes,  revêtez  la 
rebeitottante  et  les  grâces  du  gynécée.  Je  vous  aime,  je 
vovt  supplie ,  épousez-moi  pour  être  heureuse  et  pour 
me  rendre  heureux  aussi. 


160  LE  NABAB. 

Ah  1  voilà.  U  avait  peur  que  Tautre,  vous  savez  bien, 
celui  qui  devait  venir  dîner  ce  soir  et  qui  restait  entre 
eux  malgré  l'absence,  Tentendit  parler  ainsi  et  fût  en 
droit  da  le  railler  ou  de  le  plaindre  pour  ce  bel  élan. 

i<  En  tout  cas,  je  jure  bien  une  chose ,  reprit-elle. 
c*est  que  si  jamais  j'ai  une  fille,  je  tâcherai  d'en  faire 
une  vraie  femme  et  non  pas  une  pauvre  abandonnée 
comme  je  suis...  Ohl  tu  scds,  ma  fëe,  ce  n'est  pas  pour 
toi  que  je  dis  cela...  T«  as  toujours  été  bonne  avee 
ton  démon,  pleine  de  soins  et  de  tendresses...  Mais 
regardez-la  donc  comme  elle  est  jolie,  comme  elle  a 
l'air  jeune  ce  soir.  » 

Animée  par  le  repas,  les  lumières",  une  de  nés  toi- 
lettes blanches  dont  le  reflet  efface  les  rides,  la  Gren- 
mitz  renversée  sur  sa  chaise  tenait  à  la  hauteur  de  ses 
yeux  mi-clos  un  verre  de  Château-Tquem  venu  de  la 
cave  du  Moulin-Rouge  leur  voisin  ;  et  sa  petite  fri- 
mousse rose,  ses  atours  flottants  de  pastel  reflétés  dans 
le  vin  doré,  qui  leur  prêtait  son  ardeur  piquante,  rap- 
pelaient l'ancienne  héroïne  des  soupers  fins  à  la  sortie 
du  théâtre,  la  Grenmitz  du  bon  temps,  non  pas  auda- 
cieuse à  la  façon  des  étoiles  de  notre  opéra  moderne, 
mais  inconsciente  et  roulée  dans  son  luxe  comme  une 
perle  fine  dans  la  nacre  de  sa  coquille.  Félicia,  qui  déci- 
dément ce  soir-là  voulait  plaire  à  tout  le  monde,  la  mit 
doucement  sur  le  chapitre  des  souvenirs,  lui  fit  racon- 
ter une  fois  de  plus  ses  grands  triomphes  de  Gùelle,  de 
la  Pén\  et  les  ovations  du  public,  la  visite  des  princes 
dans  sa  loge,  le  cadeau  de  la  reine  Amélie  accom- 
pagné de  si  charmantes  paroles.  Ces  gloires  évo- 
quées grisaient  la  pauvre  fée,  ses  yeux  brillaient,  on 
entendait  ses  petits  pieds  frétiller  sous  la  tabfe  comme 
pris  d'une  frénésie  dansante...  Et  en  effet,  le  diner  fini. 


LE  NABAB.  261 

quand  on  fut  retourné  dans  l'atelier,  Constance  com- 
mença à  marcher  de  long  en  large,  à  esquisser  un  pas, 
une  pirouette,  tout  en  continuant  de  causer,  slnterrom- 
pant  pour  fredonner  un  air  de  ballet  qu'elle  rhythmait 
d'un  mouvement  de  la  tête,  puis,  tout  à  ooup,  se  replia 
sur  elle-même  et  d'un  bond  fut  à  l'autre  bout  de  l'atelier. 

«  La  voilà  partie,  dit  Félicia  tout  bas  à  de  Géry... 
Regardez.  Gela  en  vaut  la  peine,  vous  allez  voir  danser 
la  Grenmitz.  » 

G'était  charmant  et  féerique.  Sur  le  fond  delHmmense 
pièce  noyée  d'ombre  et  ne  recevant  presque  de  clarté 
que  par  le  vitrage  arrondi  où  la  lune  montait  dans  un 
ciel  lav6U)leu  de  nuit,  un  vrai  ciel  d'opéra,  la  silhouette 
de  la  célèbre  danseuse  se  détachait  toute  blanche, 
comme  une  petite  ombre  falote,  légère,  impondérée, 
volant  bien  plus  qu'elle  ne  bondissait  ;  puis  debout  sur 
ses  pointes  fines,  soutenue  dans  l'air  seulement  par  ses 
bras  étendus,  le  visage  levé  dans  une  attitude  fuyante 
où  rien  n'était  visible  que  le  sourire,  elle  s'avançait  vi- 
vement vers  la  lumière  ou  s'éloignait  en  petites  sac- 
cades si  rapides  qu'on  s'attendait  toujours  à  entendre 
on  léger  bris  de  vitre  et  à  la  voir  monter  ainsi  à  reci^ 
Ions  la  pente  du  grand  rayon  de  lune  jeté  en  biais  dans 
l'atelier.  Ge  qui  ajoutait  un  charme,  une  poésie  sin- 
gulière à  ce  ballet  fantastique,  c'était  l'absence  de  mO"* 
sique,  le  seul  bruit  du  rh3rthme  dont  la  demi-obscurité 
accentuait  la  puissance,  de  ce  taqueté  vif  et  léger ,  pas 
plus  fort  sur  le  parquet  que  la  chute,  pétale  par  pétale, 
d'un  dahlia  qui  se  défeuille...  Gela  dura  ainsi  quelques 
minutes,  puis  on  entendit  à  son  souffle  plus  court  qu'elle 
se  fatiguait. 

«  Asssz,  assez...  Assieds-toi,  dit  Félicia.  »; 

Alors  la  petite  ombre  blanche  s'arrêta  au  bord  d*iin 


LE  NÂBÂB. 

faateail,  et  resta  là  posée,  prête  à  repartir,  sonriant» 
et  haletante,  jusqu'à  ce  que  le  sommeil  la  prit,  se  mit  à 
la  bercer,  à  la  balance  doucement  sans  déranger  sa 
jolie  pose,  comme  une  libellule  sur  une  branche  de 
mule  trempant  dans  Tean  et  remuée  par  le  couraaU. 
Pendant  qu'ils  la  regardaient  dodelinant  sur  son.  tam- 

leuil: 

«  Pauvre  petite  fé»,  disait  Félieia,  veilà  e»  que  j*al  ev 
de  meilleur,  de  plus  sérieux  dans  la  vie  comme  amitié^ 
■nsvcgorde  et  tutelle...  C'est,  ce  papillon  qui  m'a.  servi 
4e  marraine;*.  Élomiez*-voiis  maintenant  de»  zigzags^ 
des  envolements  de  moa  esprit...  Encore  heureux  que 
je  m'en  sois  tenue  là...  »  f 

Bt,  tout  à  coup,  avee  une  effusion  joyeuse  : 
«  Ah  1  Minerve,  Minerve,  je  suis  bien  contente  q» 
vous  soyez  venu  ce  soir...  Mais  il  ne  faut  plus  me  laisser 
WL  longtemps  seule,  voyez-vous^....  i'ai  besoin  d'avoir 
près  de  moi  un  esprit  droit  comme  le  v^tre^  de  voir  xm 
vrai  visage  au  milieu  des^  masques  qui  m'entourent.^ 
Un  affreux  bourgeois  tout  de  même,  fît-elle  en  riani^ 
et  un  provincial  par-dessus  le  marché...  Mais  c'est  égail 
e*esl  encore  vous  que  j'ai  le  plus  de  plaisir  à  regarder.*, 
El  je  erois  que  ma  sympathie  tient  surtout  à  une  chose. 
Yoos  me  rappelez  quelqu'un  qui  a  été  la  grande  affec- 
tion de  ma  jeunesse,  un  petit  être  sérieux  et  raisonnable 
lui  aussi,  cramponné  au  terre-à-terre  de  Texistenea^ 
mais  y  mêlant  cet  idéal  que  nous  autres  artistes  mol 
tons  à  part  pour  le  aenl  profit  de  nos  œuvres...  Des 
dioees  que  vous  dites  me  sonblent  venir  d'elle^..  ¥o» 
êffez  la  même  bouche  de  Biodèle  antique.  Est-ce  o^ 
qui  donne  à  vos  paroles  cette  similitude?  Je  n'en  sais 
rien,  mais  à  coup  sûr»  vous  vo»  ressembles...  Yoos 
ioiliB  voir  ».  s 


LB  NABAB.  «S» 

Sur  la  table  chargée  de  croquis  et  d'albuH»  devant 
laquelle  elle  était  as&ise  en  face  de  lui,  elle  des&iimit 
tout  eu  causant,  le  iront  iucliué,  ses  cheveux  friséB  un 
peu  fous  ombrant  son  admirable  petite  tête.  Ce  n'était 
plus  le  beau  monstre  accroupi,  an  visage  anxieux  et 
ténébreux,  condamnant  sa  propre  destinée  ;  mais  imé 
temme,  une  vraiefemme  quiaimeet  qui  veiiiséduii»... 
Cette  fois,  Paul  oubliait  ixHites  ses  méfiances  devant 
tant  de  sincérité  et  tant  de  gràœ.  Il  allait  parler,  per- 
suader. La  minute  était  décisive...  liais  la  porte  s'ouvrit, 
et  le  petit  domestique  parut*..  M.  le  duc  faisait  deman- 
der si  Mademoiselle  sQuf&ait  toujours  de  sa inignaineee 
soir... 

«  Toiyours  aniant,  j>  dit-«lle  aviac  humeur. 

Le  domestique  aorti,  il  y  eut  entre  eux  un  moment  de 
silence,  nn  froid  glacial.  Paul  s'était  levé.  Elle  co&tî- 
naaiJt  sou  croquis,  ia  tète  toujours  penchée. 

Il  fit  quelques  pas  dane  Tatelier  ;  puis  rêvera  vers  la 
table,  il  demanda  doucement,  bétonné  de  ee  sentir  si 
calme.: 

«  C'est  le  duc  dcMora  qsi  devait  dtner  ici? 

—  Oui...  je  m'ennuyais...  un  jour  de  spleen...  Ces 
journées-là  sont  mauvaises  pour  moi^.. 

—  Est-ce  que  la  duchesse  devait  venir? 

—  La  duchesse?...  Hion.  Je  ne  la  connais  pas. 

-^  £h  bien!  à  votre  plaoe^  je  ne  recevrais  jamais  chez 
moi,  «à  ma  table,  un  homme  marié  dont  je  ne  verrait 
pas  la  femme...  Vous  vous  plaignez  d'être  une  aban- 
donnée; pourquoi  vous  abandonner  vous-même?.^ 
Quand  4»n  est  sans  reprodie,  il  faut  se  garder  du  soup< 
çon...  Est-ce  que  je  vous  fâche? 

—  Non,  non,  grondez-moi,  Minerve...  Je  veux  bien 
de  votre  morale.  Elle  est  droite  et  franche,  celle-là; 


$04  LE   NABAB. 

elle  ne  clignote  pas  comme  celle  des  Jenkins...  Je  toqi 
Tai  dit,  j'ai  besoin  qu'on  me  conduise...  » 

Et  jetant  devant  lui  le  croquis  qu'elle  venait  de  ter- 
miner : 

«  Tenez  I  voilà  Tamie  dont  je  vous  parlais...  Dne 
affection  profonde  et  sûre  que  j'ai  eu  la  folie  de  laisser 
perdre  comme  une  gâcheuse  que  je  suis...  C'est  elle  que 
j'invoquais  dans  les  moments  difficiles,  quand  il  fallait 
prendre  une  décision,  faire  quelque  sacrifice...  Je  me 
disais  :  «  Qu'en  pensera-t-elle?  »  comme  nous  nous 
arrêtons  dans  un  travail  d'artiste  pour  songer  à  quel- 
que grand,  à  un  de  nos  maîtres. ..  U  faut  que  voub  Bojm 
eela  pour  moi.  Voulez- vous?  » 

Paul  ne  répondit  pas.  Il  regardait  le  portrait  d'Aline. 
C'était  elle,  c'était  bien  elle,  son  profil  pur,  sa  bouche 
railleuse  et  bonne,  et  la  longue  boucle  en  caresse  sur 
le  col  fin.  Ah  I  tous  les  ducs  de  Mora  pouvaient  venk 
maintenant.  Félicia  n'existait  plus  pour  lui. 

Pauvre  Félicia,  douée  de  pouvoirs  supérieurs,  elle 
était  bien  comme  ces  magiciennes  qui  nouent  et  dé- 
nouent les  destins  des  hommes  sans  pouvoir  rien  sur 
leur  propre  bonheur. 

«  Voulez-vous  me  donner  ce  croquis?  »  dit-il  tout 
bas,  la  voix  émue. 

—  Très-volontiers...  Elle  est  gentille,  n'est-ce  pas?... 
Ah!  ma  foi,  celle-là,  si  vpus  la  rencontrez,  aimez-la, 
épousez-la.  Elle  vaut  mieux  que  toutes.  Pourtant,  à 
défaut  d'elle...  à  défaut  d'elle...  » 

Et  le  beau  sphinx  apprivoisé  levait  vers  lui  set 
grands  yeux  mouillés  et  rieurs»  dont  l'énigme  n'avait 
plus  rien  d'indéchiffrable. 


H 


XIV. 


L'EXPOSITION 


e  Superbe  1... 

—  Un  succès  énorme.  Barye  n*a  Jamais  rien  fait 
aussi  beau. 

—  Et  le  buste  du  Nabab r...  Quelle  merveille  I  C'est 
Constance  Crenmitz  qui  est  heureuse.  Regardez-la  trot- 
ter... 

—  Gomment  1  c'est  la  Crenmitz  cette  petite  vieille 
en  mantelet  d'hermine  ?...  Voilà  vingt  ans  que  je  la 
croyais  morte.  » 

Ohl  non,  bien  vivante  au  contraire.  Ravie/ rajeunie 
par  le  triomphe  de  sa  filleule,  qui  tient  décidément  le 
succès  de  l'Exposition,  elle  circule  parmi  la  foule  d'ar* 
tistes,  de  gens  du  monde  formant  aux  deux  endroits  où 
sont  expo3Ôs  les  envois  de  Félicia,  comme  deux  masses 
de  dos  noirs,  de  toilettes  mêlées,  se  pressant,  s'étouf- 
fant  pour  regarder.  Constance  si  timide  d'ordinaire,  se 
glisse  au  premier  rang,  écoute  les  discussions,  attrape 
au  vol  des  bouts  de  phrases,  des  formules  qu'elle  re- 
tient, approuve  de  la  tète,  sourit,  lève  les  épaules  lors- 
qu'elle entend  dire  une  bêtise,  tentée  de  foudroyer  le 
premier  qui  n'admirerait  pas. 

u 


266  LE   NÂBÂB. 

Que  ce  soit  la  bonne  Grenmitz  on  une  autre,  vous  la 
Terrez  à  toutes  les  ouvertures  du  salon,  cette  silhouette 
fartive  rôdant  autour  des  conversations,  Tair  anxieux, 
TorelUe  tendue;  quelquefois  un  vieux  bonh(imme 
de  père  dont  le  regard  voae  remercie  d'un  mot  aimable 
dit  en  passant,  ou  pren«l  une  expression  désolée 
pour  una  épigramme  qu'on  lance  à  Tœuvre  d'art 
et  qui  va  frapper  un  cœur  derrière  vous.  Une  8gure  à 
ne  pas  oublier,  certainement,  si  jamais  quelque  peintre 
épris  de  modernité  songeait  à  fixer  sur  une  toile  cette 
manifestation  bien  typique  de  la  vie  parisienne,  une 
ouverture  d'exposition  dans  cette  vaste  serre  de  le 
sculpture,  aux  allées  sablées  de  jaune,.à  l'immense  pla- 
fond en  vitrage  sous  lequel  se  détachent  à  mi-hauteur 
les  tribunes  du  premier  étage  garnies  de  tètes  penchées 
qui  i-egardént,  de  draperies  flottantes  in)provisée8. 

Dans  une  lumière  un  peu  froide,  pâlie  à  ces  tentoree 
vertes  du  pourtour,  où  les  rayons  se  raréfient,  dirait-on» 
pour  laisser  à  la  vne  des  promeneurs  une  certaine  jus- 
tesse recueillie,  la  foule  lente  va  et  vient,  s'arrête,  se 
disperse  sur  les  bancs,  serrée  par  groupes,  et  pourtant 
ruéiant  les  mondes  mieux  qu'aucune  autre  assemblée, 
comme  la  saison  mobile  et  changeante,  à  cette  époque 
de  Tannée,  confond  toutes  les  parures,  fait  se  frôler  au 
passage  les  ôeaidie&  noires,  la  traîne  impérieuse  de  la 
grande  dame  venue  poor  voir  l'effet  de  son  portrait,  et 
les  fourrures  sibériennes  de  ractriœ  retour  <te  Russie  et 
vouLint  qu'on  le  sache  bien. 

Ici,  pas  de  loges,  de  baignoires,  de  places  réservées, 
et  c'est  ce  qui  donne  à  cette  première  en  plein  jour  un 
si  grand  charme  de  curiosité.  Les  vr^des  mondaine» 
peuvent  juger  de  près  ces  beautés  peintes  tant  applau- 
dies aux  lumières;  le  petit  chapeau,  nouvelle  forme, 


*^ 


LE   NABAB.  S67 

des  miiTqmse»  de  Bois-rHéry  croise  la  toilette  plus  que. 
modeste  de  quelque  femme  ou  fille  d*artiste,  tandis  que 
le  modèle,  qui  a  posé  pour  cette  belle  Andromède  de 
feutrée,  passe  victorieusement,  habillée  d'une  jupe 
itrap  courte,  de  vêtements  misérables  jetés  sur  sa 
beauté  an^ec  tous  les  foux  plis  de  la  mode.  On  s'étudie, 
e&N  s'admire,  on  se  dénigre,  on  échange  des  regards 
méprisants,  dédaigneux  on  curieux,  arrètésf  tout  à  coup 
«B  passage  d'une  célébrité,  de  ce  critique  illustre  qu'il 
iflcms  semble  voir  encore,  tranquille  et  majestuetix,  sa 
lèle  puissante  encadrée  de  cheveux  longd,  faire  le  tour 
des  envois  de  sculpture,  suivi  d'une  dizaine  de  jeunes 
disciples  penchés  vers  son  autorité  bienveillante.  Si  le 
brait  des  voix  se  perd  dans  cet  immense  vaisseau,  so- 
Bore  seulement  aux  deux  voûtes  de  l'entrée  et  dis 
la  sortie,  les  visages  y  prennent  une  intensité  étoiir 
nante,  un  relief  de  mouvement  et  d'animation  concen- 
tvé  surtout  dans  la  vaste'  baie  noire  du  buffet ,  débor- 
dante et  gesticulante,  les  chapeaux  clairs  des  femmeà, 
les  tabliers  blancs  du  service  éclatant  sur  le  fond  des 
vêtements  sombres,  et  dans  la  grande  travée  du  milieu, 
où  le  fourmillement  en  vignette  des  promeneurs  fait  cm 
singulier  contraste  avec  l'immobilité  des  statues  expo- 
sées, la  palpitation  insensible  dont  s'entourent  leur 
blancheur  calcaire  et  leurs  mouvements  d'apothéose. 
Ce  sont  des  ailes  figées  dans  un  vol  géant,  une  sphère 
supportée  par  quatre  figures  allégoriques  dont  l'atti- 
tude tournante  présente  une  vague  mesure  de  valse,  un 
ensemble  d'équilibre  donnant  bien  l'illusion  de  l'cn- 
Iratnement  de  la  terre  ;  et  des  bras  levés  pour  un  signal, 
des;  corps  héroïquement  surgis,  contenant  une  allégo- 
rie, un  symbole  qui  les  frappe  de  mort  et  d'immortalité, 
les  rend  à  l'histoire,  à  la  légende,  à  ce  monde  idéal 


S68  LE  NABAB. 

des  musées  qne  yisite  la  curiosité  ou  radmiration  des 
peuples. 

Quoique  le  groupe  en  bronze  de  Félicia  n*eût  pas  las 
proportions  de  ces  grands  morceaux,  sa  valeur  excep- 
tionnelle lui  avait  mérité  de  décorer  un  des  ronds-points 
du  milieu,  dont  le  public  se  tenait  en  ce  moment  à  une 
distance  respectueuse,  regardant  par-dessus  la  haie 
de  gardiens  et  de  sergents  de  ville  le  bey  de  Tunis  et  sa 
suite,  longs  burnous  aux  plis  sculpturaux  qui  mettaient 
des  statues  vivantes  en  face  des  autres.  Le  bey,  à  Paris 
depuis  quelques  jours  et  le  lion  de  toutes  les  premières, 
avait  voulu  voir  Touverture  de  TExposition.  C'était 
a  un  prince  éclairé,  ami  des  arts,  »  qui  possédait  au 
Bardo  une  galerie  de  peintures  turques  étonnantes,  et 
des  reproductions  chromo-lithographiques  de  toutes 
les  batailles  du  premier  Empire.  Dès  en  entrant,  la  vue 
du  grand  lévrier  arabe  Tavait  frappé  au  passage.  C'é- 
tait bien  le  slougui,  le  vrai  slougui  fin  et  nerveux  de 
son  pays,  le  compagnon  de  toutes  ses  chasses.  Il  riait 
dans  sa  barbe  noire,  tàtait  les  reins  de  Tanîmal,  cares- 
sait ses  muscles,  semblait  vouloir  Texciter  encore,  tan- 
dis que  les  narines  ouvertes,  les  dents  à  Tair,  tous  les 
membres  allongés  et  infatigables  dans  leur  élasticité 
vigoureuse,  la  bète  aristocratique,  la  bête  de  proie,  ar- 
dente à  Tamour  et  à  la  chasse,  ivre  de  sa  double  ivresse, 
les  yeux  fixes,  savourait  déjà  sa  capture!  avec  un  petit 
bout  de  langue  qui  pendait,  aiguisant  les  dents  d'un 
rire  féroce.  Quand  on  ne  regardait  que  lui,  on  se  di- 
sait :  «  11  le  tient!  »  Mais  la  vue  du  renard  vous  rassu- 
rait tout  de  suite.  Sous  le  velours  de  sa  croupe  lustrée, 
félin,  presque  rasé  à  terre,  brûlant  le  sol  sans  effort, 
on  le  sentait  vraiment  fée,  et  sa  tête  fine  aux  oreilles 
pointues  qu'il  tournait,  tout  en  courant,  du  côté  du  lé- 


i 


/■ 

I 


LE  NàBAB.  909 

vrier  avait  une  expression   de  sécurité  ironique  qui 
marquait  bien  le  don  reçu  des  dieux. 

Pendant  qu'un  inspecteur  dés  beaux-aits,  accouru 
on  toute  hâte,  harnaché  de  travers  et  chauve  jusque 
clans  le  dos,  expliquait  à  Mohammed  Tapologue  du 
a  Chien  et  du  Renard,  »  raconté  au  livret  avec  cette 
légende  :  «  Advint  qu'ils  se  rencontrèrent,  »  et  cette 
indication  :  «  Appartient  au  duc  de  Mora,  »  le  gros 
Hemerlingue,  suant  et  soufflant  à  côté  de  TAltesse, 
avait  bien  du  mal  à  lui  persuader  que  cette  sculpture 
magistrale  était  l'œuvre  de  la  belle  amazone  qu'ils 
avaientrencontrée  la  veille  au  Bois.  Comment  une  femme 
aux  mains  faibles  pouvait-elle  assouplir  ainsi  le  bronze 
dur,  lui  donner  Tapparenée  de  la  chair?  De  toutes  les 
merveilles  de  Paris,  c'était  celle  qui  causait  au  bey  le 
plus  d'étonnement.  Aussi  s'informa-t-il  auprès  du  fonc- 
tionnaire s'il  n'y  avait  rien  autre  à  voir  du  même 
artiste. 

«  Si  fait,  Monseigneur,  encore  un  chef-d'œuvre...  Si 
Votre  Altesse  veut  venir  de  ce  côté,  je  vais  la  con- 
duire. » 

Le  bey  se  remit  en  marche  avec  sa  suite.  C'étaient 
tous  d'admirables  t3rpes,  traits  ciselés  et  lignes  pures, 
pâleurs  chaudes  dont  la  blancheur  du  haïck  absorbait 
jusqu'aux  reflets.  Magnifiquement  drapés,  ils  contras-  . 
taient  avec  les  biistes  rangés  sur  les  deux  côtés  de  l'al- 
lée qu'ils  avaient  prise,  et  qui,  perchés  sur  leurs  hautes 
fcolonnettes,  grêles  dans  l'air  vide,  exilés  de  leur  mi- 
lieu, de  l'entourage  dans  lequel  ils  auraient  rappelé 
sans  doute  de  grands  travaux,  une  afl'ection  tendre, 
'une  existence  remplie  et  courageuse,  faisaient  la  triste 
mine  de  gens  fourvoyés,  très-penauds  de  se  trouver  là. 
A  part  deux  ou  trois  figures  de  femme,  riches  épaules 

21. 


ffO  .    LE  NABAB. 

encadrées  de  dentelles  pétrifiées,  chevelures  de  marbre 
rendues  avec  ce  flou  qui  leur  donne  des  légèretés  de 
coifiTures  poudrées,  quelques  profils  d'enfant  aux  lignes 
simples  ovi  le  poli  de  la  pierre  semble  une  moiteur  de 
vie,  tout  le  reste  n*était  que  rides,  plis,  crispations  et 
grimaces,  aos  excès  de  travail,  de  mouvements,  nos 
nervosités  et  nos  fièvres  s*opposant  à  cet  art  de  repos 
et  de  belle  sérénité. 

Au  moins  la  laideur  du  Nabab  avait  pour  elle  Téner- 
gie,  son  côté  aventurier  et  canaille,  et  cette  expression 
de  bonté,  si  bien  rendue  par  Tartiste,  qui  avait  en 
{e  soin  de  foncer  son  plâtre  d'une  couche  d'ocre 
lui  donnant  presque  le  ton  hâlé  et  basané  du  modèle. 
Les  Arabes  firent,  en  le  voyant,  une  exclamation  étouf- 
fée :  «  Bou-Saïd...  »  (le  père  du  bonheur).  C'était  le 
sunïom  du  Nabab  à  Tunis,  comme  l'étiquette  de  sa 
chance.  Le  bey,  lui,  croyant  qu'on  avait  voulu  le  mys- 
tifier, de  le  conduire  ainsi  devant  le  mercanti  détesté, 
regarda  Tinspectcur  avec  méfiance  :  ' 

«  Jansouletî...  dit-il  de  sa  voix  gutturale. 

—  Oui,  Altesse,  Bernard  Jansoulet,  le  nouveau 
député  de  la  Corse. ..  » 

Cette  fois  le  bey  se  tourna  vers  Eemerlingue,  le 
sourcil  froncé. 
«  Député?  ,         ' 

—  Oui,  Monseigneur,  depuis  ce  matin;  mais  rien 
n'est  encore  terminé.  » 

Et  le  banquier,  haussant  la  voix,  ajouta  en  bre- 
douillant :  «  Jamais  une  Chambre  française  ne  voudra 
le  cet  aventurier.  » 

N'importe  I  le  coup  était  porté  à  l'aveugle  confiance 

du  bey  dans  son  baron  financier.  Il  lui  avait  si  bien 

ffirmé  que  l'autre  ne  serait  jamais  élu ,  qu'on  pouvait 


LE  NABAB.     ,  tîi 

agir  librement  et  sans 'crainte, à  son  endroit.  Et  voîcî 
qn'au  lieu  de  riiomme  taré,  terrassé,  un  représentant 
de  la  nation  se  dressait  devant  lui,  un  député  dont  les 
Farâiens  venaient  admirer  la  figure  de  pierre  ;  cwt 
pour  rOriental,  nne  idée  bonoriSque  se  mêlant  maigri 
tout  à  cette  exposition  publique,  ce  buste  avait  le  pres- 
tige d-une  statue  dominant  une  place.  Plus<  jaune  en* 
eore  que  de  coutume,  Hemerlingue  s'aeeusait  en  loi* 
même  de  maladresse  et  d'imprudence.  Mais  comment 
se  flttrait-il  douté  d*une  cbose  pareille  7  On  lui  avait  as» 
scnré  que  le  buste  n*était  pas  fini.  Et,  de  fait,  il  se  Iron^ 
voit  là  du  matin  même  et  semblait  s'y  trouver  bien, 
frémissant  d'orgueil  satis&it,  aarjBpuant  ses  eimeDÙB 
arvec  le  sourire  bon  enDaol  de  s»  lèvre  retroussée.  Une 
vraie  revanche  silencieuBe  an  désastre  de  Sadirt^Romana. 

Pendant  quelques  minutes,  le  bey,  aussi  froid,  ansa 
kapassible  que  Timage  sculptée^  la  fixa  sans  riea  dire, 
te  front  partagé  d'un  pli  ctroit  oti  les  eoartisans  seab 
poavaient  lire  sa  colère;  puis,,  aprèst  deux  mots  rapides 
en  arabe  pour  demander  les  voitures  et  rassembler  la 
suite  dispersée,  il  s'acbemina  grasremeiit  vers  la  sortie 
sans  vouloir  plus  rien  regarder...  Qui  dira  ce  qui  si 
passe  dans  ces  augustes  cervelles  blasées  de  puisseuiee? 
Déjà  nos  souverains  d'Occident  ont  des  fantaisies  in- 
cantpréfaensibles;  maii&  ce  n'est  rien  à  côté  des  eaprtees 
arientaux.  M.  Tinspecteur  cfces  Beaux- Art»,  qui  comp- 
tait bien  montrer  toute  l'exposition  à  Son  Altesse  et  ga- 
gner à  cette  promenade  le  joli  ruban  rouge  et  vert  du 
Nicbam-Iflikahr,  ne  sut  jamais  le  secret  de  cette  saa- 
daine  fuite. 

Au  moment  où  les  haïcks  blancs  disparaissaient  sou 
le  porcbe,  juste  à  temps  pour  Yoîr  flotter  leurs  damier 
plis«  le  Nabab  faisait  son  entrée  par  la  porte  du  miljsa« 


r72  LE  NABAB. 

Le  matin,  il  avait  reçu  la  nouvelle  :  «  Élu  à  une  éerOf 
$ante  majorité;  »  et  après  un  plantureux  déjeuner,  où 
Ton  avait  fortement  toasté  au  nouveau  député  de  la 
Corse,  il  ^'enait,  avec  quelques-uns  de  ses  convives,  se 
montrer,  se  voir  aussi,  jouir  de  toute  sa  gloire  nou- 
velle. 

La  première  personne  qu*ll  aperçut  en  arrivant,  ce 
fut  Félicia  Ruys,  debout,  appuyée  au  socle  d*une  statue» 
entourée  de  compliments  et  d*hommages  auxquels  il  se 
h&ta  de  venir  mêler  les  siens.  Elle  était  simplement 
mise,  drapée  dans  un  costume  noir  brodé  et  chamarré 
de  jais,  tempérant  la  sévérité  de  sa  tenue  par  un  scin- 
tillement de  reflets  et  Téclat  d'un  ravissant  petit  cha- 
peau tout  en  plumes  de  lophophores,  dont  ses  cheveux 
frisés  fin  sur  le  front,  divisant  la  nuque  en  larges  ondes, 
semblaient  continuer  et  adoucir  le  chatoiement. 

Une  foule  d'artistes,  de  gens  du  monde  s'empres- 
saient devant  tant  de  génie  allié  à  tant  de  beauté;  et 
Jenkins,  la  tète  nue,  tout  bouffant  d'effusions  chaleu- 
reuses, s'en  allait  de  l'un  à  l'autre,  raccolant  les  en- 
thousiasmes, mais  élargissant  le  cercle  autour  de  cette 
jeune  gloire  dont  il  se  faisait  à  la  fois  le  gardien  et  le 
coryphée.  Sa  femme  s'entretenait  pendant  ce  temps 
avec  la  jeune  fille.  Pauvre  madame  Jenkinsl  On  lui 
avait  dit  de  cette  voix  féroce  qu'elle  seule  connaissait  : 
«  Il  faut  que  vous  alliez  saluer  Félicia...  »  Et  elle  y  était 
allée,  contenant  son  émotion;  car  elle  savait  mainte- 
nant ce  qui  se  cachait  au  fond  de  cette  affection  pater- 
nelle, quoiqu'elle  évitât  toute  explication  avec  le  doc- 
teur, comme  si  elle  en  avait  craint  l'issue. 

Après  madame  Jenkins,  c'est  le  Nabab  qui  se  pré- 
cipite, et  prenant  entre  ses  grosses  pattes  les  deux 
mains  long  et  finement  gantées  de  l'artiste,  exprime 


LE  NÂBAB.  273 

sa  reconnaissance  avec  une  cordialité  qui  loi  met  à 
lui-même  des  larmes  dans  les  yeilx. 

«  G*est  un  grand  honneur  que  tous  m'avez  fait, 
Mademoiselle,  d'associer  mon  nom  au  vôtre,  mon 
humble  personne  à  votre  triomphe,  et  de  prouver  à 
toute  cette  vermine  en  train  de  me  ronger  les  talons 
que  vous  ne  croyez  pas  aux  calomnies  répandues  sur 
mon  compte.  Vrai,  c'est  inoubliable.  J'aurai  beau  cou- 
vrir d'or  et  de  diamants  ce  buste  magnifique,  je  vous 
le  devrai  toujours...  » 

Heureusement  pour  le  bon  Nabab,  plus  sensible 
qu'éloquent,  il  est  obligé  de  faire  place  à  tout  ce 
qu'attire  le  talent  rayonnant,  la  personnalité  en  vue  : 
des  enthousiasmes  frénétiques  qui,  faute  d'un  mot  pour 
s'exprimer,  disparaissent  comme  ils  ^ont  venus,  des 
admirations  mondaines,  animées  de  bonne  volonté, 
d'un  vif  désir  de  plaire,  mais  dont  chaque  parole  est 
une  douche  d'eau  froide,  et  puis  les  solides  poignées  de 
main  des  rivaux,  des  camarades,  quelques-unes  très- 
franches,  d'autres  qui  vous  communiquent  la  mollesse 
de  leur  empreinte;  le  grand  dadais  prétentieux  dont 
l'éloge  imbécile  doit  vous  transporter  d'aise  et  qui,  pour 
ne  point  trop  vous  gâter,  l'accompagne  «  de  quelques 
petites  réserves  »,  et  celui,  qui  en  vous  accablant  de 
compliments,  vous  démontre  que  vous  ne  savez  pas 
le  premier  mot  du  métier,  et  le  bon  garçon  affairé 
qui  s'arrête  juste  le  temps  de  vous  dire  dans  l'oreille 
«  que  Chose,  le  fameux  critique,  n'a  pas  l'air  content.  » 
Félicia  écoutait  tout  avec  le  plus  grand  calme, 
Boulevéje  par  son  succès  au-dessus  des  petitesses  de 
l'envie,  et  toute  fière  quand  un  vétéran  glorieux, 
quelque  vieux  compagnon  de  son  père  lui  jetait  un 
«  c'est  très-bien,  petiote  I  »  qui  la  reportait  au  passé,  au 


r74  LE  NÂBAB. 

petit  coin  jadis  réservé  pour  elle  dans  Tatelier  patemei, 
alors  qu^elle  commençait  à  se  tailler  nn  peu  de  gioîra 
dans  la  renommée  du  grand  Ruys.  Mais  en  somme  les 
félicitations  la  laissaient  assez  froide,  parce  qu*il  lui  en 
manquait  une  plus  désirable  que  toute  autre  et  qu'eUs 
i'étonnait  de  n'avoir  pas  encore  reçue.. «  Décidément 
die  pensait  à  lui  plus  qu*dle  n,*avait  pensé  à  aueui 
homme.  Était-ce  enfist  Tamour,  le  grand  amou£,  it 
rare  dans  une  &me  d'artiste  incapable  ôb  se  donner 
tout  entière  au  sentiment,  ou  bien  un  simple  résm  de 
vie  honnête  et  bourgeois^  bien  abritée  centre  l'ennui, 
ce  plat  ennui,  précurseur  de  tempêtes,  dont  elle  avait 
tant  le  droit  de  se  méfier?  E^  tout  cas,  elle  s'y  trompait, 
vivait  depuis  quelques  jours  dans  un  trouble  délicieux, 
car  l'amour  est  si  fort,  si  beau,  que  ses  semblants,  ses 
mirages  nous  leurrent  ci  peuvent  nous  émouvoir  autaut 
qne  lui-même. 

Vous  est-il  quelquefois  arrivé  dans  la  rue,  préoccupé 
d'un  absent  dont  la  pensée  vous  tient  au  coeur,  d'être 
averti  de  sa  rencontre  par  celle  de  quelques  personnes 
qui  lui  ressemblent  vaguement,  images  préparatoires, 
esquisses  du  type  près  de  surgir  tout  à  l'heure,  et  qui 
sortent  pour  vous  de  la  foule  comme  des  appels  succes- 
sifs à  votre  attention  surexcitée?  Ce  sont  là  des  im- 
pressions magnétiques  et  nerveuses  dont  il  ne  faut  pas 
trop  sourire,  parce  qu'elles  constituent  une  faculté  de' 
souffrance.  Déjà,  dans>  le  flot  remuant  et  toujonsf 
renouvelé  des  visiteurs,  Pélicia  avait  cru  reconnaître  à 
plusieurs  reprises  la  tête  bouclée  de  Paul  de  Géry, 
quand  tout  à  coup  elle  poussa  un  cri  de  joie.  Ce  n'était 
pas  encore  lui  pourtant,  mais  quelqu'un  qui  lui  ressesiir 
blait  beaucoup,  dont  la  physionomie  régulière  et  pai- 
sible se  mêlait  to^jours  maintenant  dans  son  espài  à 


LE  NABiLB.  Slb 

eeQe  de  l*ami  Paul  par  Teffet  d'une  ressemblance  plus 
morale  que  physique  et  Tautorité  douce  qu*ils  exer- 
(aient  tous  deux  sur  sa  penaée* 

«  Alinel 

—  Pélicial» 

ai  rien  n'est  plus  problématique  que  Tamitié  4ê 
deux  mondaines  partageant  des  royautés  de  salon  et  se 
prodiguant  les  épitbàtes  Hatteuses,  les  menues  grâçeg 
de  rafiectuosité  féminine,  le»  amitiés  d'enfance  con- 
servent chez  la  femme  une  franchise  d'allure  qui  les 
distingue,  les  fait  reconnaître  antre  toutes,  liens  tressés 
naïvement  et  solides  cMunniA  ces  ouvrages  de  petitai 
filles  où  une  main  inexpérimentée  a  prodigué  le  fil  at 
les  gros  nceuds,  plantas  veoueg  aux  terrains  jeuneSi 
fleuries  mais  fortes  en  racines^  pkdnes  de  vie  et  de  re- 
pousses. Et  quel  bonheur,  la  main  dans  la  main  --» 
rondes  du  pensionnat  où  êtes^vous  ?  —  de  retourner  de 
quelques  pas  en  arrière  avec  une  égale  connaissance 
du  chemin  et  de  ses  incidents  minimes,  et  le  même 
rire  attendri.  Un  peu  à  l'écart*  les  deux  jeunes  filles,  à 
qui  il  a  suffi  de  se  retrouver  en  face  Tune  de  Tautre 
pour  oublier  cinq  années  d'éloignement,  pressent  leurs 
paroles  et  leurs  souvenirs,  pendant  que  le  petit  père 
Jqyeiue,  sa  tète  rougeaude  éclairée  d'une  cravate 
neuve,  se  redresse  tout  Jar  devoir  sa  fille  aocueillie 
ainsi  par  une  illustration.  Fisc,  certes  il  a  raison  de 
Tétre,  car  cette  petite  Parisienne,  même  auprès  de  sa 
resplendissante  amie,  garde  son  prix  de  grâce,  de  jeu- 
nesse^ de  candeur  lumineuse,  sous  ses  vingt  ans  veloutés 
•i  dorés  que  la  joie  du  revoir  épanouit  en  fraîche  fleur. 

«  Gomme  tu  dois  être  heureuse  I...  Moi,  je  n'ai 
encore  lien  vu;  mais  j'entends  dire  à  tout  le  monde 
qne  c!est  si  beau 


••» 


r76  LE  MABAB. 

—  Heurease  surtout  de  te  retrouver,  petite  Aline... 
n  y  a  si  longtemps. .. 

—  Je  crois  bien,  méchante...  A  qui  la  faute?...  » 
Et,  dans  le  plus  triste  recoin  de  sa  mémoire,  Félicia 

retrouve  îa  date  de  la  rupture  coïncidant  pour  elle 
avec  une  autre  date  où  sa  jeunesse  est  morte  dans 
une  scène  inoubliable. 
«  Et  qu'as-tu  fait,  mignonne,  dans  tout  ce  temps? 

—  Ohl  moi,  toujours  la  même  chose...  rien  dont  on 
puisse  parler... 

—  Oui,  oui...  nous  savons  ce  que  tu  appelles  ne  rien 
fidre,  petite  vaillante...  C'est  donner  ta  vie  aux  autres, 
n'est-ce  pas  ?» 

Hais  Aline  n'écoutait  plus.  Elle  souriait  afTectuense- 
ment  droit  devant  elle,  et  Félicia,  se  retournant  pour 
voir  à  qui  s'adressait  ce  sourire,  aperçut  Paul  de  Géry 
qui  répondait  au  discret  et  tendre  bonjour  de  made- 
moiselle Joyeuse. 

«  Vous  vous  connaissez  donc  ? 

—  Si  je  connais  M.  Paul!...  Je  croîs  bien.  Nous 
causons  de  toi  assez  souvent.  Il  ne  te  Ta  donc  jamais 
dit? 

. —  Jamais...  C'est  un  affreux  sournois...  » 
Elle  s'arrêta  net,  l'esprit  traversé  d'un  éclair;  et 
vivement,  sans  écouter  de  Géry  qui  s'approchait  pour 
saluer  son  triomphe,  elle  se  pencha  vers  Aline  et  lui 
parla  tout  bas.  L'autre  rougissait,  se  défendait  avec 
des  sourires,  des  mots  à  demi-voix  :  «  Y  songes-tu 7... 
A  mon  âge...  Une  bonne  maman  I  »  Et  saisissait  enfin 
le  bras  de  son  père  pour  échapper  à  quelque  raillerie 
amicale. 

Quand  Félicia  vit  les  deux  jeunes  gens  s'éloigner 
du  même  pas,  quand  elle  eut  compris  —  ce  qu'ils  ne 


LE  NABAB  ST7 

Bavaient  pas  encore  eux-mêmes  —  qu'ils  s'aimaient, 
elle  sentit  comme  un  écroulement  autour  d'elle.  Puis 
son  rôve  par  terre,  en  mille  miettes,  elle  se  mit  à  le 
piétiner  furieusement...  Après  tout,  il  avait  bien  raison 
de  lui  préférer  cette  petite  Aline.  Est-ce  qu'un  honnête 
homme  oserait  jamais  épouser  mademoiselle  RuyB? 
Elle,  un  foyer,  une  famille,  allons  doncl...  Tu  es  fille 
de  catin,  ma  chère  ;  il  faut  que  tu  sois  catin  si  tu  veux 
être  quelque  chose... 

La  journée  s'avançait.  La  toule  plus  active,  avec  des 
vides  ça  et  là,  commençait  à  s'écouler  vers  la  sorti* 
après  de  grands  remous  autour  des  succès  de  Tannée, 
rassasiée,  un  peu  lasse,  mais  excitée  encore  par  cet  air 
chargé  d'électricité  artistique.  Un  grand  coup  de  soleil, 
du  soleil  de  quatre  heures,  frappait  la  rosace  en  vi- 
traux^ jetait  sur  le  sable  des  allées  des  lueurs  d'arc-en- 
ciel  remontant  doucement  sur  le  bronze  ou  le  marbre 
des  statues,  irisaut  la  nudité  d'un  beau  corps,  donnant 
au  vaste  musée  un  peu  de  la  vie  lumineuse  d'un  jardin. 
Félicia,  absorbée  dans  sa  profonde  et  triste  songerie, 
ne  voyait  pas  celui  qui  s'avançait  vers  elle,  superbe, 
élégant,  fascinateur,  parmi  les  rangs  du  public  respec- 
tueusement ouverts  et  le  nom  de  <k  Mora  »  partout  chu- 
ehoté. 

«Eh  bien!  Mademoiselle,  voilà  un  beau  succès.  Je 
n'y  regrette  qu'une  chose,  c'est  le  méchant  symbole 
que  vous  avez  caché  dans  votre  chef-d'œuvre.  » 

En  voyant  le  duc  devant  elle,  elle  frissonna. 

«  Ahl  oui,  le  symbole...  »  fît-elle  en  levant  vers  lui  un 
sourire  découragé;  et,  s'appuyant  contre  le  socle  delà 
grande  statue  voluptueuse  près  de  laquelle  ils  se  trou- 
vaient, avec  les  yeux  fermés  d'une  femme  qui  se  donne 
ou  s'abandonne,  elle  murmura  tout  bas,  bien  bas  : 

«4 


Wm  VE  NàBAB. 

«  Rabelais  a  menti,  comme  mentent  tous  les  hom- 
ses...  La  vérité  c'est  que  le  renard  n'en  peut  plus, 
fii*il  est  à  bout  d'baleine  et  de  courage,  prêt  à  tomber 
dans  le  fossé,  et  que  si  lelérrier  s'acharne  encore...  » 

Mora  tressaillit,  devint  un  peu  plus  pâle,  tout  ce 
qu^  avait  de  sang  refluant  à  son  cœur.  Deux  flammes 
•ombres  se  croisèrent,  deux  mots  rapides  furent  échan- 
gés du  bout  des  lèvres;  puis  le  duc  s'inclina  profondé- 
ment et  s'éloigna  d'une  marche  envolée  et  légère  comme 
si  les  cUeux  le  portaient. 

0  n'y  avait  en  ce  moment  dans  le  palais  qu'un  hom- 
me aussi  heureux  que  lui,  c'était  le  Nabab.  Escorté  de 
ses  amis,  il  tenait,  remplissait  la  grande  travée  à  hd 
seul,  parlant  haut,  gesticulant,  tellement  glorieux 
qu'il  en  paraissait  prescpie  beau  comme  si,  à  force  de 
contempler  son  bu?te  naïvement  et  longuement,  il  hû 
avait  pris  un  peu  de  cette  idéalisation  spilendide  dont 
l'artiste  avait  nimhé  la  vulgarité  de  son  type.  La  tête 
levée  de  trois  quarts,  dégagée  du  large  col  entr'ouvert, 
attirait  sur  la  ressemblance  les  remarques  contradic- 
toires des  passants  ;  et  le  nom  de  Jansoulet,  répété  tant 
de  fois  par  les  urnes  électorales.  Tétait  encore  par  les 
plus  jolies  bouches  de  Paris,  par  ses  voix  les  plus  puis- 
santes. Tout  autre  que  le  Nabab  eût  été  gêné  d'entendre 
s'exclaiper  sur  son  passage  ces  curiosités  qui  n'étaient 
pas  toujours  sympathiques.  Mais  l'estrade,  le  tremplin 
allaient  bien  à  cette  nature  plus  hrave  sous  le  feu  des 
regards,  comme  ces  femmes  qui  ne  sont  belles  ou  spi- 
rituelles que  dans  le  monde,  et  que  la  moindre  admira- 
tion transfigure  et  complète. 

Quand  il  sentait  s'apaiser  cette  joie  délirante,  lors- 
qu'il croyait  avoir  bu  toute  son  ivresse  orgueilleuse, 
il  n'avait  qu'à  se  dire:  «  Député  I...  Je  suis  député!  » 


LE  NABAB.  979 

Et  la  coupe  triomphale  ôcumait  à  pleins  bords.  C'était 
Tembargo  levé  sur  tous  ses  biens,  le  réveil  d'un  cauche- 
mar  de  deux  mois,  le  coup  de  mistral  balayant  tous  les 
tourments,  toutes  les  inquiétudes,  jusqu'à  TaiT^nt  de 
Saint-Romans,  bien  lourd  pourtant  dans  sa  mémoire. 

Député  I 

11  riait  tout  seul  en  pensant  à  la  figure  du  baron  ap* 
prenant  la  nouvelle,  à  la  stupeur  du  bey  amené  devant 
son  buste;  et  tout  à  coup  à  cette  idée  qu'il  n'était  plus 
seulemant  un  aventurier  gavé  d'or,  excitant  l'admira- 
tion bote  de  la  foule,  ainsi  qu'une  énorme  pépite  brute 
à  la  devanture  d'un  changeur,  mais  qu'on  regardait 
passer  en  lui  un  des  élus  de  la  volonté  nationale,  sa 
face  bonasse  et  mobile  s'alourdissait  dans  une  gravité 
voulue,  il  lui  venait  des  projets  d'avenir,  de  réforme,  et 
l'enide  de  profiter  des  leçoils  du  destin  dans  ces  dernien 
temps^  Déjà,  se  rappelant  la  promesse  qu'il  avait  faite 
kàe  Géry,  il  montrait  pour  le  troupeau  faméliqpie  qaà 
frétillait  bassement  sur  ses  talons  certaines  froideun 
dédaigneuses,  un  parti  pris  de  contradiction  autori- 
taire, il  appelait  le  marquis  de  Bois-l'Héry  a  mon 
bon,  »  imposait  silence  très-vertement  au  gouverneur 
dont  l'enthousiasme  devenait  scandaleux,  et  se  jurait 
bien  de  se  débarrasser  au  plus  t6t  de  toute  cette  bohème 
mendiante  et  compromettante,  quand  l'occasion  s'offrit 
belle  à  lui  de  commencer  l'exécution.  Perçant  la  foule 
qui  l'entourait,  Moëssard,  le  beauMoëssard,  en  cravata 
Ueu  de  ciel,  blême  et  bouffi  comme  un  mal  blanc,  pin- 
eé  à  la  taille  dans  une  fine  redingote,  voyant  que  le 
Nabab,  après  avoir  fait  vingt  fois  le  tour  de  la  salle  de 
sculpture,  se  dirigeait  vers  la  sortie,  prit  son  élan  6l 
passant  son  bras  sous  le  sien  : 

€  Vous  m'emmenez,  vous  savez...  » 


MO  LE  NABÂB. 

Dans  les  derniers  temps  surtout,  depuis  la  période 
électorale,  il  avait  pris,  place  Yendôme,  une  autorité 
presque  égale  à  celle  de  Monpavon,  mais  plus  impu- 
dente; car,  pour  rimpudeur,  Tamantdela  reine  n'avait 
pas  son  pareil  sur  le  trottoir  qui  va  de  la  rue  Drouot  à 
la  Madeleine.  Cette  fois  il  tombait  mal.  Le  bras  muscu- 
lenx  qu'il  serrait  se  secoua  violemment,  el  le  Nabab  luf 
répondit  très-sec  : 

«  J'en  suis  fâché,  mon  cher«  J0  n*ai  pas  de  place  à 
vous  offrir.  » 

Pas  de  place  dans  un  carrosse  grand  comme  une 
maison  et  qui  les  avait  amenés  cinq. 

Moëssard  le  regarda  stupéfait  : 

«  J'avais  pourtant  deux  mots  pressés  à  vous  dire... 
Au  sujet  de  ma  petite  lettre,..  Vous  l'avez  reçue,  n'est- 
ce  pas? 

—  Sans  doute,  et  M.  de  Géry  a  dû  vous  répondre  ce 
matin  même...  Ce  que  vous  demandez  est  impossible. 
Vingt  mille  francs  !...  tonnerre  de  Dieu,  comme  vous  y 
allez. 

—  Cependant  il  me  semble  que  mes  services...  bé- 
gaya le  bellâtre. 

—  Vous  ont  été  largement  payés.  C'est  ce  qu'il  me 
semble  aussi.  Deux  cent  mille  francs  en  cinq  moisi... 
Nous  nous  en  tiendrons  là,  s'il  vous  plait.  Vous  avez  les 
dents  longues,  jeuae  homme;  il  faut  vous  les  limer  un 
peu.  » 

Ils  échangeaient  ces  paroles  en  marchant,  poussés 
par  le  flot  moutonnant  de  la  sortie.  Moëssard  s'arrêta  : 

«  C'est  votre  dernier  mot  ?  » 

Le  Nabab  hésita  une  seconde^  saisi  d'un  pressenti- 
ment devant  cette  bouche  mauvaise  et  pâle  ;  puis  il 
souvint  de  In  parole  qu'il  avait  donnée  à  son  ami 


LE   NÂBAB.  28t 

«  C'est  mon  dernier  mot. 

—  Eh  bieni  nous  verrons,  dit  le  beau  Moëssard, 
dont  la  badine  fendit  Tair  avec  un  sifflement  de  vipère; 
et,  tournant  sur  ses  talons,  il  s'éloigna  à  grands  pas, 
comme  un  homme  qu*on  attend  quelque  part  pour  une 
besogne  très-pressée.  » 

Jansoulet  continua  sa  marche  triomphale.  Ce  jour-là, 
il  lui  en  aurait  fallu  bien  plus  pour  déranger  Téquilibre 
de  son  bonheur;  a,u  contraire,  il  se  sentait  réconforté 
par  Téxécution  si  vivement  faite. 

L'immense  vestibule  était  encombré  d'une  foule  com^ 
pacte  que  l'approche  de  la  fermeture  poussait  dehors, 
mais  qu'une  de  ces  ondées  subites  qui  semblent  faire 
partie  de  l'ouverture  du  salon  retenait  sous  le  porche 
au  terrain  battu  et  sablonneux  pareil  à  cette  entrée  du 
Cirque  où  les  gilets  en  cœur  se  pavanent.  Le  coup  d'œil 
était  curieux,  bien  parisien. 

Au  dehors,  de  grands  rais  de  soleil  traversant  la 
pluie,  accrochant  à  ses  filets  limpides  ces  lames  aiguës 
et  brillantes  qui  justifient  le  proverbe  :  «  Il  pleut  des 
hallebardes,  »  la  jeime  verdure  des  Champs-Elysées,  les 
massifs  de  rhododendrons  bruissants  et  mouillés,  les 
voitures  rangées  sur  l'avenue,  les  manteaux  cirés  des 
cochers,  tout  le  splendide  harnachement  des  chevaux 
recevant  de  l'eau  et  des  rayons  un  surcroit  de  richesse 
et  d'effet,  et  mirant  de  partout  du  bleu,  le  bleu  d'un 
ciel  qui  va  sourire  entre  l'écart  de  deux  averses. 

Au  dedans,  des  rires,  des  bavardages,  des  bonjours, 
des  impatiences,  des  .jupes  retroussées,  des  satins  bouf* 
fants  sur  le  fin  plissage  des  jupons  et  les  rayures  ten- 
dres des  bas  de  soie,  des  flots  de  franges,  de  dentelles, 
de  volants  retenus  d'une  main  en  paquets  trop  lourds, 
ehifibnnés  à  la  diable...  Puis,  pour  relier  les  deux  côtés 

24. 


UE  NA.BAB. 

du  tableau,  es  prisonniers  encadrés  par  la  voûte  dn 
porche  et  dans  le  noir  de  son  ombre,  avec  le  fond  im- 
mense toat  en  lumière,  des  valets  de  pied  courant  soui 
des  parapluies,  des  noms  de  cochers,  des  noms  de 
maîtres  qu*on  criait,  des  coupés  s*approchanl  an  pas, 
où  montaient  des  couples  effarés. 

«  La  voiture  de  M.  Jansonletl  » 

Tout  le  monde  se  retourna,  mais  on  sait  que  cela  ne 
le  gênait  guère,  lui.  Et  tandis  qu'aa  milieu  de  ces  élé- 
gantes, de  ces  illustres,  de  ce  tout  Paris  varié  qui  se 
trouvait  là  avec  un  nom  à  mettre  sur  chacune  de  ces 
figures,  le  bon  Nabab  posait  un  peu,  en  attendant  ses 
gens,  une  main  nerveuse  et  bien  gantée  se  tendit  vers 
Im,  et  le  duc  de  Mork,  qui  allait  rejoindre  son  coupé, 
Ixd  jeta  en  passant  avec  cette  e^usion  que  le  bonheur 
donne  aux  plus  réservés  : 

«  Mes  compliments j  mon  cher  député...  » 

C'était  dit  à  haute  voix  et  chacun  put  Tentendre  : 
«  Mon  cher  député.  » 

n  y  a  dans  la  vie  de  tous  les  hommes  une  heure  d'or, 
nne  cime  lumineuse  oh  ce  qu'ils  peuvent  espérer  de 
prospérités,  de  joies,  de  triomphes,  les  attend  et  leur  est 
donné.  Le  sommet  est  plus  ou  moins  haut,  plus  ou 
moins  rugueux  et  difficile  à  monter;  mais  il  existe  égn 
lement  pour  tous,  pour  les  puissants  et  pour  les  hum 
bles.^  Seulement,  comme  ce  plus  long  jour  de  Tannéf 
et  le  soleil  a  fourni  tout  son  élan  et  dont  le  lendemain 
semble  un  premier  pas  vers  Thiver,  ce  9wnmtim  des 
existences  humaines  n'est  qu'un  moment  à  savourer, 
après  lequel  on  ne  peut  plus  que  redescendre.  Cette  fin 
d'après-midi  du  premier  mai,  rayée  de  pluie  et  de  so- 
leil, il  faut  te  la  rappeler,  pauvre  homme,  ea  fixer  à 


L£   NABAB. 


283 


jamais  Téclat  changeant  dans  ta  mémoire.  Ce  fut  l'heure 
de  ton  plein  été  aux  fleurs  ouvertes,  aux  fruits  ployant 
leurs  rameaux  d'or,  aux  moissons  mûres  dont  tu  jetais 
si  follement  les  glanes.  L!astre  maintenant  pâlira,  peu 
à  peu  retiré  et  tombant,  incapable  bientôt  de  percer  la 
nuit  lugubre  où  ton  destin  va  s'accomplir. 


XV 


MÉMOIRES  D'UN  GARÇON  DE  BUREAU-  -  A   L'ANTICHAMBRt 


Grande  fête  samedi  crerniar  place  Vendôme. 

En  l'honneur  de  son  élection,  M.  Bernard  Jansoulet, 
le  nouveau  député  de  la  Corse,  donnait  une  magnifique 
soirée  avec  municipaux  à  la  porte,  illumination  de  tout 
rhôtel,  et  deux  mille  invitations  lancées  dans  le  beau 
Paris. 

J'ai  dû  à  la  distinction  de  mes  manières,  à  la  sonorité 
de  mon  organe,  que  le  président  du  conseil  d'adminis- 
tration avait  pu  apprécier  aux  réunions  de  la  C(us$e 
territoriale,  de  figurer  à  ce  somptueux  festival,  où, 
trois  heures  durant,  debout  dans  Tantichambre,  au  mi- 
lieu des  fleurs  et  des  tentures,  vêtu  d'écarlate  et  d*or, 
avec  cette  majesté  particulière  aux  personnes  un  peu 
puissantes,  mes  mollets  à  Tair  pour  la  première  fois  de 
ma  vie,  j'envoyai  comme  un  coup  de  canom  dans  les 
cinq  salons  en  enfilade  le  nom  de  chaque  invité,  qu'un 
suisse  étincelant  saluait  chaciue  fois  du  «  bingl  »  de  sa 
hallebarde  sur  les  dalles. 

Que  d'observations  curieuses  j'ai  pu  faire  encore  ce 
•oir-là,  que  de  saillies  plaisantes  i  de  lazzis  de  haut  goût 
échangés  entre  les  gens  de  torvice  sur  tout  ce  mondé 


LE  NABAB.  885 

qui  défilait  I  Ce  n'est  pas  toujours  avec  les  vignerons  de 
Hontbars  que  j*en  aurais  entendu  d'aussi  drôles.  Il  faut 
dire  que  le  digne  H.  Barreau  nous  avait  d'abord  fait 
servir  à  tous,  dans  son  office  rempli  jusqu'au  plafond 
de  boissons  glacées  et  de  victuailles,  un  lunch  solide 
fortement  arrosé,  qui  mit  chacun  de  nous  dans  un  état 
de  bonne  humeur,  entretenu  toute  la  soirée  par  les 
verres  de  punch  et  de  Champagne  siffles  au  passage  sur 
les  plateaux  de  la  desserte. 

Les  patrons,  par  exemple,  ne  paraissaient  pas  aussi 
bien  disposés  que  nous.  Dès  neuf  heures,  en  arrivant  à 
mon  poste,  je  fus  frappé  de  la  physionomie  inquiète, 
nerveuse  du  Nabab,  que  je  voyais  se  promener  avee 
M.  de  Géry,  au  milieu  des  salons  allumés  et  déserts» 
causant  vivement  et  faisant  de  grands  gestes. 

«  Je  le  tuerai,  disait-il,  je  le  tuerai...  » 

L'autre  essayait  de  le  calmer,  ensuite  madame  parut 
et  Ton  causa  d'autre  chose. 

Magnifique  morceau  dé  femme  cette  Levantine,  deux 
fois  plus  forte  que  moi.  éblouissante  à  regarder  avec 
son  diadème  en  diamants,  les  bijoux  qui  chargeaient  ses 
énormes  épaules  blanches,  son  dos  aussi  rond  que  sa 
poitrine,  sa  taille  serrée  dans  une  cuirasse  d'or  vert  qui 
se  continuait  en  longues  lames  tout  le  long  de  sa  jupe 
raide.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  d'aussi  imposant,  d'aussi 
riche.  C'était  comme  un  de  ces  beaux  éléphants  blancs 
porteurs  de  tours,  dont  nous  entretiennent  les  livres  de 
voyage.  Quand  elle  marchait,  péniblement  appuyée 
aux  meubles,  toute  sa  chair  tremblait,  ses  ornements 
faisaient  un  bruit  de  ferraille.  Avec  ça  une  petite  voix 
très-perçante  et  une  belle  flgure  rouge  qu'un  négrillon 
lui  rafraîchissait  tout  le  temps  avec  un  éventail  de 
plumes  blanches  large  comme  une  queue  de  paon. 


SQ6  LE   NABAB. 

G*était  la  première  fois  que  cette  paresseuse  et  sau- 
vage personne  se  montrait  à  la  société  parisienne,  et 
H.  Jansoulet  semblait  très- heureux  et  très-fier  qu^elle 
eût  bien  voulu  présider  sa  fête;  ce  qui  du  reste  ne  donna 
pas  grand  mal  à  la  dame,  car,  laissant  son  mari  rece- 
voir les  invités  dans  le  premier  salon,  elle  alla  s'étendre 
sur  le  divan  du  petit  salon  japonais,  calée  entre  deux 
piles  de  coussins,  immobile,  si  bien  qu'on  Taperce- 
vait  de  loin  tout  au  fond,  pareille  à  une  idole,  sous  le 
grand  éventail  que  soa  nègre  agitait  régulièrement 
comme  une  mécanique.  Ces  étrangères  vous  ont  un 
aplomb  I 

Tout  de  même  Tirritation  du  Nabab  m*avait  frappé, 
et  voyant  passer  le  valet  de  chambre  qui  descendait 
Tescalier  quatre  à  quatre,  je  l'attrapai  au  vol  et  lai 
glissai  dans  le  tuyau  de  Toreille  : 

«  Qu'est-ce  qu'il  a  donc  votre  bourgeois,  monsieur 
Noël?    . 

<i  C'est  l'article  du  Messagery  »  me  fut-il  répondu,  et 
Je  dus  renoncer  à  en  savoir  davantage  pour  le  moment, 
un  grand  coup  de  timbre  annonçant  que  la  première 
voiture  arrivait,  suivie  bientôt  d'une  foule  d'autres. 

Tout  à  mon  afîaire,  attentionné  à  bien  prononcer 
les  noms  qu'on  me  donnait,  à  les  faire  ricocher  de  salon 
en  salon,  je  ne  pensai  plus  à  autre  chose.  Ce  n'est  pat 
on  métier  commode  d'annoncer  convenablement  det 
personnes  qui  s'imaginent  toujours  que  leur  nom  daii 
être  connu,  le  murmurent  en  passant  du  bout  des  le* 
vres,  et  s'étonnent  ensuite  de  vous  l'entendre  écorcfaer 
dans  le  plus  bel  ^ccent,  vous  en  voudraient  presque  de  cet 
entrées  manquées,  enguirlandées  de  petits  sourires,  qui 
suivent  une  annonce  mal  faite.  Chez  M.  Jansoulet,  ee 
qui    me    rendait    la   besogne    encore    plus  difficile, 


LE  NABAD. 

• 

c'était  cette  masse  d'étrangers,  turcs,  égyptiens,  per- 
sans, tunisiens.  Je  ne  parle  pas  des  Corses,  très-nom- 
breux aussi  ce  jour-là,  parce  que,  pendant  mes  quatre 
ans  de  séjour  à  la  Territoriale^  je  me  suis  habitué 
à  prononcer  ces  noms  ronflants,  interminables,  tou- 
jours suivis  de  celui  de  la  localité  :  «  Paganetti  de 
Porto-Tecchio ,  Bastelica  de  Bonifacio,  Paianatchi  de 
Barbicaglia.  » 

Je  me  plaisais  à  moduler  ces  syllabes  italiennes,  à 
leur  donner  toutes  leurs  sonorités,  et  je  voyais  bien  aux 
airs  stupéfaits  de  ces  braves  insulaires  combien  ils 
étaient  charmés  et  surpris  d'être  introduits  de  cette 
façon  dans  la  haute  .société  continentale.  Mais  avec  les 
Turcs,  ces  pachas,  ces  beys,  ces  eflendis,  j*avsds  bien 
plus  de  peine,  et  il  dut  m*arriver  de  prononcer  souvent 
de  travers,  car  M.  Jansoulet,  à  deux  reprises  différente&t 
a^envoya  dire  de  faire  plus  attention  aux  noms  qu'on 
me  donnait,  et  surtout  d'annoncer  plus  naturellement. 
CSette  observation,  formulée  à  haute  voix  devant  Tanti- 
ehambre  avec  une  certaine  brutalité,  m'indisposa  beau- 
coup, m'empêcha  —  en  ferai-je  l'aveu?  —  de  plaindre 
ce  gros  parvenu  quand  j'appris,  au  courant  de  la  soi- 
rée, que  de  cruelles  épines  se  glissaient  dans  son  lit  de 
roses. 

De  dix  heures  et  demie  à  minuit,  le  timbre  ne  cessa 
de  retentir,  les  voitures  de  rouler  sous  le  porche,  les 
invités  de  se  succéder,  députés,  sénateurs,  conseillers 
d'État,  conseillers  municipaux,  qui  avaient  bien  plus 
Tair  de  venir  à  une  réunion  d'actionnaires  qu'à  une 
Boiiée  de  gens  du  monde.  A  quoi  cela  tenait-il?  Je  ne 
parvenais  pas  à  m'en  rendre  compte,  mais  un  mot  du 
suisse  Nicklauss  rft'ouvril  les  yeux. 

c  Remarquez -vous,  M.  Passajon,  me  dit  ce  brave 


ns  L£  NABAB. 

Berviteur,  debout  en  face  de  moi ,  la  hallebarde  au 
poing,  remarquez-vous  comme  nous  avons  peu  de 
dam3s?  » 

C'était  cela,  pardieu  I...  Et  nous  n'étions  pas  que  nous 
deux  à  en  faire  la  remarque.  A  chaque  nouvel  arrivant, 
j'entendais  le  Nabab,  qui  se  tenait  près  de  la  porte, 
s'écrier  avec  consternation  de  sa  grosse  voix  de  Blar- 
•eîllais  enrhumé  : 

a  Tout  seul?  » 

L'invité  s'excusait  tout  bas. . .  Mn  mn  mn  fim. . .  sa  dame 
un  peu  souffrante...  Bien  regretté  certainement...  Pub 
il  en  arrivait  un  autre  ;  et  la  même  question  amenait 
la  même  réponse. 

A  force  d'entendre  ce  mot  de  «  tout  seul,  »  on  avait 
fini  par  en  plaisanter  à  l'antichambre;  chasseurs  et 
valets  de  pied  se  le  jetaient  l'un  à  l'autre  quand  entrait 
un  invité  nouveau  «  touC  «eul  I  »  Et  l'on  riait,  on  se  fu- 
sait un  bon  sang...  Mais  M.  Nicklauss^  avec  sa  grande 
habitude  du  monde,  trouvait  que  cette  abstention  à  peu 
près  générale  du  sexe  n'était  pas  naturelle. 

«  Ça  doit  être  l'article  du  Messager,  »  disait-il. 

Tout  le  monde  en  parlait  de  ce  mâtin  d'article,  et 
devant  la  glace  entourée  de  fleurs  où  chaque  invité  se 
contrôlait  avant  d'entrer^  je  surprenais  des  bouts  de 
dialogue  à  voix  basse  dans  ce  genre-ci  : 

«  Vous  avez  lu  ? 

—  C'est  épouvantable. 

—  Croyez- vous  la  chose  possible? 

—  Je  n'en  sais  rien.  En  tout  cas,  j'ai  préféré  ne  pas 
mener  ma  femme. 

—  J'ai  fait  comme  vous...  Un  homme  peut  aller  par 
at  sans  se  compromettre... 

^*  Certainement...  Tandis  qu'une  femme...  » 


LE  NABAB.  289 

Puis  ils  entraient,  le  claque  sous  le  bras,  avec  cet  air 
vainqueur  des  hoi^mes  mariés  que  leurs  épouses  n'ac- 
compagnent pas. 

Quel  était  donc  ce  journal,  cet  article  terrîble  qui 
menaçait  à  ce  point  Tinfluence  d'un  homme  si  riche  ? 
Malheureusement  mon  service  me  retenait;  je  ne  pou- 
vais descendre  à  Toffice  ni  au  vestiaire  pour  mlnfoiv 
Her,  causer  avec  ces  cochers,  ces  valets,  ces  chasseuis 
|ue  je  voyais  debout  au  pied  de  Tescalier  s*amusant  à 
nrocarder  les  gens  qui  montaient...  Qu'est-ce  que  vous 
voulez  ?  Les  maîtres  sont  trop  esbroufîeurs  aussi.  Gom- 
ment ne  pas  rire  en  voyant  passer^  Tair  insolent  et  le 
ventre  creux,  le  marquis  et  la  marquise  de  Bois-rHéry , 
après  tout  ce  qu'on  nous  a  conté  sur  les  trafics  de  mon- 
sieur et  les  toilettes  de  madame?  Et  le  ménage  Jenkins 
si  tendre»  si  uni,  le  docteur  attentionné  mettant  à  sa 
dame  une  dentelle  sur  les  épaules  de  neur  qu'elle  s'en^ 
rhume  dans  l'escalier  ;  elle  souriante  et  attifée,  tout 
en  velours,  long  comme  ça  de  traîne,  s'appuyant  au 
bras  de  son  mari  de  l'air  de  dire  :  a  Gomme  je  suis 
bien,  »  quand  je  sais,  moi,  que  depuis  la  mort  de  l'Ir- 
landaise, sa  vraie  légitime,  le  docteur  médite  de  se  dér 
barrasser  de  son  vieux  crampon  pour  pouvoir  épouser 
une  jeunesse,  et  que  le  vieux  crampon  passe  les  nuits  à 
se  désoler,  à  ronger  de  larmes  ce  qu'il  lui  reste  de 
beauté. 

Le  plaisant,  c^est  que  pas  une  de  ces  personnes  ne  se 
doutait  des  bons  quolibets,  des  blagues  qu'on  leur  cra- 
chait dans  le  dos  au  passage,  de  ce  que  la  queue  des 
robes  ramassait  de  saletés  sur  le  tapis  du  vestibule,  et 
tout  ce  monde-là  vous  avait  des  mines  dédaigneuses  ù 
mourir  de  rire. 

Les  deux  dames  que  je  viens  de  nommer,  l'épouse  du 

25 


290  LE   NABAB. 

gouverneur,  une  petite  Corse  à  qui  ses  gros  sourcils, 
ses  dents  blanches,  ses  joues  luisantes  et  noires  en  desh 
»ous  donnent  Tair  d'une  Auvergnate  débarbouillée, 
t>onne  pâte  du  reste,  et  riant  tout  le  temps  exceptO 
quand  son  mari  regarde  les  autres  femmes,  plus  quel- 
ques Levantines  aux  diadèmes  d'or  ou  de  perles,  moins 
réoBfiies  que  la  nôtre,  mais  toujours  dans  le  même 
genre,  des  femmes  de  tapissiers,  de  joailliers,  foumis- 
•eurs  habituels  de  la  maison,  avec  des  épaules  larges 
comme  des  devantures  et  des  toilettes  où  la  marchan- 
dise  n'avait  pas  été  épargnée  ;  enfin  quelques  ménages 
d'employés  de  la  Territoriale  en  robes  pleurardes  et  la 
queue  du  diable  dans  leur  poche,  voilà  ce  qui  représen- 
tait le  beau  sexe  de  la  réunion,  une  trentaine  de  dames 
noyées  dans  un  millier  d'habits  noirs,  autant  dire  qu'il 
n'y  en  avait  pas.  De  temps  à  autre,  Gassagne,  Laporte, 
Grand varlety  qui  faisaient  le  service  des.  plateaux  nous 
mettaient  au  courant  de  ce  qui  se  passait  dans  les 
salons. 

«  Ah  I  mes  enfants,  si  vous  voyiez  ça,  c'est  d'un  noir, 
c'est  d'un  lugubre...  Les  hommes  ne  démarrent  pas  des 
buffets.  Les  dames  sont  toutes  dans  le  fond,  assises  en 
rond,  à  s'éventer  sans  rien  dire.  La  Grosse  ne  parle  à 
personne.  Je  crois  qu'elle  pionce...  C'est  monsieur  qui 
fait  une  tête  I...  Allons,  père  Passajon,  un  verre  de  châ- 
teau-larose...  Ça  vous  donnera  du  ton.  » 

Elle  était  charmante  envers  moi,  toute  cette  jeunesse^ 
et  prenait  un  malin  plaisir  à  me  faire  les  honneurs  de 
la  cave,  si  souvent  et  à  si  grands  coups  que  ma  langue 
commençait  à  devenir  lourde,  incertaine  ;  et  comme  me 
disaient  ces  jeunes  gens  dans  leur  langage  un  peu  libre  : 
((  Mon  oncle,  vous  bafouillez.  »  Heureusement  que  le 
dernier  des  effendis  venait  d'arriver  et  qu'il  n'y  avait 


LE   NABAB.  291 

plus  personne  à  annoncer;  car,  j'avais  beau  m'en  dé- 
fendre, chaque  fois  que  je  m'avançais  entre  les  tentures 
pour  jeter  un  nom  à  la  grande  volée,  je  voyais  les  lus- 
tres des  salons  tourner  en  rond  avec  des  centaines  de 
milliers  de  lumières  papillotantes,  et  les  parquets  par- 
tir de  biais  glissants  et  droits  comme  des  montagnes 
russes.  Je  devais  bafouiller,  «'est  sûr. 

L'air  vif  de  la  nuit,  quelques  ablutions  à  la  pompe  de 
la  cour  eurent  vite  raison  de  ce  petit  malaise,  et,  quand 
j'entrai  au  vestiaire,  il  n'y  paraissait  plus.  Je  trouvai 
nombreuse  et  joyeuse  compagnie  autour  d'une  «  mar- 
quise »  au  Champagne  dont  toutes  i:4es  nièces,  en 
grande  tenue,  cheveux  bouffants  et  cravates  de  ruban 
rose,  prenaient  très-bien  leur  part  malgré  des  cris,  de 
petites  grixnaces  ravissantes  qui  ne  trompaient  per- 
sonne. Naturellement  on  parlait  du  fameux  article,  un 
article  de  Moëssard,  à  ce  qu'il  parait,  plein  de  révéla- 
tions épouvantables  sur  toutes^ortes  de  métiers  dés-> 
honorants  qu'aurait  faits  le  Nabab,  il  y  a  quinze  oa 
vingt  ans,  à  son  premier  séjour  à  Paris. 

C'était  la  troisième  attaque  de  ce  genre  que  le  Messa- 
ger publiait  depuis  huit  jours,  et  ce  gueux  de  Moëssard 
avait  la  malice  d'envoyer  chaque  fois  le  numéro  sous 
bande  place  Vendôme. 

M.  Jansoulet  recevait  cela  .le  matin  avec  son  choco« 
lat;  et  à  la  même  heure  ses  amis  et  ses  ennemis,  car  un 
homme  comme  le  Nabab  ne  saurait  être  indifférent  à 
aucun,  lisaient,  commentaient,  se  traçaient  vis-à-vis  de 
lui  une  ligne  de  conduite  pour  ne  pas  se  compromettre. 
n  faut  croire  que  l'article  d'aujourd'hui  était  bien  tapé 
tout  de  même;  car  Jansoulet  le  cocher  nous  racontait 
que  tantôt  au  Bois  son  maître  n'avait  pas  échangé  dix 
saints  en  dix  tours  de  lac,  quand  ordinairement  il  ne 


992  LE   NABAB. 

garde  pas  plus  son  chapeau  sur  sa  télé  qu'un  souverain 
en  promenade.  Puis,  lorsqu'ils  sont  rentrés,  voilà  une 
autre  alTaire.  Les  trois  garçons  venaient  d'arriver  à  la 
maison,  tout  en  larmes  et  consternés,  ramenés  du  col-* 
lége  Bourdaloue  par  un  bon  Père,  dans  l'intérêt  même 
de  ces  pauvres  petits,  auxquels  on  avait  donné  un  congé 
temporaire  pour  leur  éviter  d'entendre  au  parloir  ou 
dans  la  cour  quelque  méchant  propos,  une  allusion  bles- 
sante. Là-dessus  le  Nabab  s'est  mis  dans  une  fureur  ter- 
rible  qui  lui  a  fait  démolir  un  service  de  porcelaine, 
et  il  parait  que  sans  M.  de  Géry  il  serait  allé  tout  d'un 
pas  casser  la  tête  au  Moêssard. 

a  Et  qu'il  aurait  bien  fait,  dit  M.  Noël  entrant  «ur 
ces  derniers  mots,  très-animé,  lui  aussi...  11  n'y  a  pas 
une  ligne  de  vraie  dans  l'article  de  ce  coquin:  Mon 
maître  n'était  jamais  venu  à  Paris  avant  l'année  der- 
nière. De  Tun|s  à  Marseille,  de  Marseille  à  Tunis,  voilà 
tous  ses  voyages.  Mais  cette  fripouille  de  journaliste  se 
venge  de  ce  que  nous  lui  avons  refusé  vingt  mille 
francs. 

—  En  cela  vous  avez  eu  grand  tort,  fit  alors  M.  Fran- 
cis, le  Francis  à  Monpavon*,  ce  vieil  élégant  dont 
l'unique  dent  branle  au  milieu  de  la  bouche  à  chaque 
mot  qu'il  dit,  mais  que  ces  demoiselles  regardent  tout 
de  même  d'un  œil  favorable  à  cause  de  ses  belles  ma* 
nières...  Oui,  vous  avez  eu  tort.  Il  faut  savoir  ménager 
les  gens,  tant  qu'ils  peuvent  nous  servir  ou  nous  nuke. 
Votre  Nabab  a  tourné  trop  vite  le  dos  à  ses  amis  après 
le  succès;  et  de  vous  à  moi,  mon  cher,  il  n'est  pas  assez 
fort  pour  se  payer  de  ces  coups-là.  » 

Je  crus  pouvoir  prendre  la  parole  à  mon  icnr: 

—  Ça  c'est  vrai,  M.  Noël,  que  votre  bourgeois  n'est 
plus  le  même  depuis  son  élection.  Il  a  adopté  un  ton, 


LIS,  NABAB.  S9S 

des  manières.  Avant-hier,  à  la  Territoriale,  il  nous  a  fait 
an  branle- bas  dont  on  n'a  pas  d'idée.  On  l'entendait 
crier  en  plein  conseil  :  «  Vous  m'avez  menti,  vous  m'avez 
volé  et  rendu  voleur  autant  que  vous...  Montrez-moi 
▼os  livres,  tas  de  drôles.  »  S'il  a  traité  le  Moëssard  de 
cette  façon,  je  ne  m'étonne  plus  que  l'autre  se  venge 
dans  son  journal. 

—  Mais,  enfin,  qu'est-ce  qu'il  dit  cet  article,  de- 
manda M.  Barreau,  qui  est-ce  qui  l'aiu? 

Personne  ne  répondit.  Plusieurs  avaient  voulu  l'ache- 
ter; mais  à  Paris  le  scandale  se  vend  comme  du  pain. 
A  dix  heures  du  matin,  il  n'y  avait  plus  un  numéro  du 
Messager  sur  la  place.  Alors  une  de  mes  nièces,  une  dé- 
lurée, s'il  en  fut,  eut  l'idée  de  chercher  dans  la  poche 
d'un  de  ces  nombreux  par-dessus  qui  garnissaient  le 
vestiaire,  bien  alignés  dans  des  casiers.  Au  premier 
qu'elle  atteignit  : 

«  Le  voilà  !  dit  l'aimable  enfant  d'un  air  de  triomphe 
en  tirant  un  Messager  froissé  aux  plis  comme  une  feuille 
qu'on  vient  de  lire. 

—  En  voilà  un  autre  I  »  cria  Tom  Bois-l'Héry ,  qui 
cherchait  de  son  côté.  Troisième  par-dessus,  troisième 
Messager.  Et  dans  tous  la  même  chose  ;  fourré  au  fond 
des  poches  ou  laissant  dépasser  son  titre,  le  journal 
était  partout  comme  l'article  devait  être  dans  toutes 
les  mémoires,  et  l'on  se  figurait  le  Nabab  là-haut  échan- 
geant des  phrases  aimables  avec  ses  invités  qui  auraient 
pu  lui  réciter  par  cœur  les  horreurs  imprimées  sur  son 
eompte.  Nous  rîmes  tous  beaucoup  à  cette  idée;  mais 
il  nous  tardait  de  connaître  à  notre  tour  cette  page 
curieuse. 

—  Voyons,  père  Passajon,  lisez-nous  ça  tout  haut.  » 
C'était  le  vœu  général  et  j'y  souscrivis. 

H. 


tM  LE  KABAB. 

Je  ne  sais  si  tous  êtes  comme  moi,  mais  quand  je  li« 
haut,  je  me  gargarise  avec  ma  voix,  je  fais  des  nuances 
et  des  fioritures,  de  telle  sorte  que- je  ne  comprends 
rien  à  ee  que  je  dis,  comme  ces  chanteurs  à  qui  le  sent 
des  phrases  importe  peu  pourvu  que  la  note  y  soit..« 
Gela  s'appelait  a  le  Bateau  de  fleuri..  »  Une  histoire 
assez  embrouillée  avec  des  noms  chinois,  où  il  était 
question  d'un  mandarin  très-riche,  nouvellement  passé 
de  l**  classe,  et  oui  avait  tenu  dans  les  temps  un  a  ba- 
teau, de  fleurs  »  amarré  tout  au  bout  de  la  ville  près 
d'une  barrière  fréquentée  par  les  guerriers...  Au  der- 
nier mot  de  l'article,  nous  n'étions  pas  plus  avancés 
qu'au  commencement.  On  essayait  bien  de  cligner  de 
Toeil,  de  faire  le  malin  ;  mais,  franchement,  il  n'y  avait 
pas  de  quoi.  Un  vrai  rébus  sans  image  ;  et  nous  serions 
encore  plantés  devant,  si  le  vieux  Francis,  qui  déci-* 
dément  est  un  mâtin  pour  ses  connaissances  de 
toutes  sortes,  ne  nous  avait  expliqué  que  cette  barrière 
aux  guerriers  devait  être  l'École  militaire  et  que  le 
«  bateau  de  fleurs  »  n'avait  pas  un  aussi  joli  nom  que 
ça  en  bon  français.  Et  ce  nom,  il  le  dit  tout  haut  malgré 
les  dames...  Quelle  explosion  de  cris,  de  «  ahl,»  de 
«  ohl,  »  les  uns  disant  :  «Je  m'en  doutais...  »  Les  an- 
ires:  «  Ça  n'est  pas  possible...  » 

«  Permettez,  ajouta  Francis,  ancien  trompette  au 
9*  lanciers,  le  régiment  de  Mora  et  de  Honpavou,  per- 
mettez... Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  à  mon  dernier 
semestre^  j'ai  été  caserne  à  l'École  militaire,  et  je  me 
rappelle  très-bien  qu'il  y  avait  près  de  la  barrière  un 
sale  bastringue  appelé  le  bal  Jansoulet  avec  un  petit 
garni  au-dessus  et  des  chambres  à  cinq  sous  rheura 
où  l'on  passait  entre  deux  contredanses... 

—  Yous  êtes  un  infâme  menteur,  dit  M.  Noël  hors 


LE  NABAB.  905 

de  Iniy  filou  et  meateur  comme  votre  maitrey  i^uisoulei 
n*est  jamais  venu  à  Paris  avant  cette  fois.  » 

Francis  était  assis  un  peu  en  dehors  du  eercle  que 
nous  faisions  tous  autour  de  la  «  marquise,  »  en  train 
de  siroter  quelque  cliose  de  doux  parée  que  le  cham* 
pagne  lui  fait  mal  aux  nerfs  et  puis  que  ce  n'est  pas  ' 
une  boisson  assez  chic.  11  se  leva  gravement,  sans 
quitter  son  verre,  et^  s'avançant  verjs  M.  Noël,  il  lui  dit 
d*un  air  posé  : 

«  Vous  manquez  de  tenue,  mon  cher.  Déjà  Tautre 
soir,  chez  vous,  j'ai  trouvé  votre  ton  grossier  et  mal- 
séant. Gela  ne  sert  à  rien  d'insulter  les  gens,  d'autant 
que  je  suis  prévôt  de  salle,  et  que,  isi  nous  menions  les 
choses  plus  loin,  je  poucrais  vous  fourrer  deux  pouces 
de  fer  dans  le  corps  à  l'endroit  qu'il  me  plairait; 
mais  je  suis  bon  garçon.  Axl  lieu  d'un  coup  d'épée, 
J'aime  mieux  vous  donner  un  cooseil  dont  votre  maître 
pourra  tirer  profit.  Yèici  ce  que  je  ferais  à  votre  place  : 
j'irais  trouver  Moëssard  et  je  l'achèterais  sans  mar- 
chander. Eemerlingue  lui  a  donné  vingt  mille  francs 
pour  parler,  je  lui  en  ofirirais  trente  mille  pour  se 
taire. 

—  Janaais...  jamais...,  vociféra  M.  Noël...  J'irai 
plutôt  lui  dévisser  la  tète  à  ce  scélérat  de  bandit. 

—  Vous  ne  dévisserez  rien  du  tout.  Que  la  calomnie 
soki  vraie  ou  fausse,  vous  en  avez  vu  l'efifet  ee  soir. 
C'est  un  échantillon  des  plaisirs  qui  vous  attendent. 
Que  voulez- vous,  mon  cher?  Vous  avez  jeté  trop  tôt 
vos  béquilles  et  prétendu  marcher  tout  seuls.  C'est 
bon  quand  on  est  d'aplomb,  ferme  sur  ses  jambes  ; 
mais  quand  on  n'a  pas  déjà  le  pied  très-solide,  et 
qu'on  a  le  malheur  de  sentir  Hemerlingue  à  ses 
trousses,  mauvaise   afiaire...    Avec  ça,  votre  patron 


196  VE  NABAB. 

commence  à  manquer  d'argent:  il  a  fait  des  billets 
au  yieux  Schwalbach,  et  ne  me  parlez  pas  d'un 
Nabab  qui  fait  des  billets.  Je  sais  bien  que  vous 
avez  des  tas  de  millions  restés  la-bas;  mais  il  faudrait 
être  validé  pour  y  toucher,  et  encore  quelques  articles 
comme  celui  d'aujourd'hui,  je  vous  réponds  que  vous 
n'y  parviendrez  pas...  Vous  prétendez  lutter  avec  Paris, 
mon  bon,  mais  vous  n'êtes  pas  de  taille,  vous  n'y 
connaissez  rien.  Ici  nous  ne  sommes  pas  en  Orient,  et 
êi  on  ne  tord  pas  le  cou  aux  gens  qui  vous  déplaisent, 
si  on  ne  les  jette  pas  à  l'eau  dans  un  sac  de  cuir,  on  a 
d'autres  façons  de  les  faire  disparaître.  Noël,  que  votre 
maître  y  prenne  garde...  Un  de  ces  matins  Paris  l'ava- 
Lera  comme  j'avale  cette  prune,  sans  cracher  le  noyau 
ni  la  peau  I  » 

n  était  terrible,  ce  vieux,  et  malgré  son  maquiUage 
je  me  sentais  venir  du  respect  pour  lui.  Pendant  qu'il 
parlait,  on  entendait  là-haut  la  musique,  les  chants  de 
la  soirée,  et  sur  la  place  les  chevaux  des  municipaux 
qui  secouaient  leurs  gourmettes.  Du  dehors,  notre  fête 
devait  avoir  beaucoup  d'éclat,  toute  flambante  de  ses 
milliers  de  bougies,  le  grand  portail  illuminé.  Et  quand 
on  pense  que  la  ruine  était  peut-être  là-dessous  I  Nous 
nous  tenions  là  dans  le  vestibule  comme  des  rats  qui  sa 
consultent  à  fond  décale,  quand  le  navire  commence  à 
faire  eau  sans  que  l'équipage  s'en  doute  encore,  et  je 
voyais  bien  que  laquais  et  filles  de  chambre,  tout  ce 
monde  ne  serait  pas  long  à  décamper  à  la  première 
alerte...  Est-ce  qu'une  catastrophe  pareille  serait  pos- 
sible?... Mais  alors,  moi,  aï^'^^st-ce  que  je  deviendrai», 
et  la  Territoriale^  et  mes  avances,  et  moû  arriéré ?••• 

Il  m'a  laissé  froid  dans  le  dos,  ce  Francis. 


XVI 


UN    HOMME    PUBLIC 


La  chaleur  Inmineuse  d'une  claire  après-midi  de  mai 
tiédissait  en  vitrages  de  serre  les  hautes  croisées  de 
l'hôtel  de  Mora,  dont  les  transparents  de  soie  bleue  se 
voyaient  du  dehors  entre  les  branches,  et  ses  larges 
terrasses,  où  les  fleurs  exotiques  sorties  pour  la  pre- 
mières fois  de  la  saison  couraient  en  bordure  tout  1« 
long  du  quai.  Les  grands  râteaux  traînant  parmi  les 
massifs  du  jardin  traçaient  dans  le  sable  des  allées  les 
pas  légers  de  Tété,  tandis  que  le  bruit  fin  des  pommes 
d'arrosage  sur  la  verdure  des  pelouses  semblait  sa 
chanson  rafraîchissante. 

Tout  le  luxe  de  la  résidence  prîncière  s'épanouissait 
dans  rheureuse  douceur  de  la  température,  empruntant 
une  beauté  grandiose  au  silence,  au  repos  de  cette 
heure  méridienne,,  la  seule  où  Ton  n'entendit  pas  le 
roulement  des  voitures  sous  les  voûtes,  le  battemeni 
des  grandes  portes  d'antichambre  et  cette  vibration 
perpétuelle  que  faisait  courir  dans  le  lierre  des  murailles 
le  tirage  des  timbres  d'arrivée  ou  de  sortie,  comm»»  la 
palpitation  fiévreuse  de  la  vie  d'une  maison  mondaine. 
On  savait  que  jusqu'à  trois  heures  le  duc  recevait  au 


108  L£   NABAB. 

ministère,  que  la  dachesse,  une  Suédoise  encore  en- 
gourdie des  neiges  de  Stockholm,  sortait  à  peine  de 
ses  courtines  somnolentes;  aussi  personne  ne  venaitr 
Tisiteurs  ni  solliciteurs,  et  les  valets  de  pied,  perchés 
comme  des  flamants  sur  les  marches  du  perron  désert^ 
ranimaient  seuls  de  Tombre  grêle  de  leurs  longues  ' 
jambes  et  de  leur  bâillant  ennui  d^oisiveté. 

Par  exception  pourtant  ce  jour-là  le  coupé  marron 
de  Jenkins  attendait  dans  un  coin  de  la  cour.  Le  duc, 
souffrant  depuis  la  veille,  s'était  senti  plus  mal  en  sor- 
tant de  table,  et  bien  vite  avait  mandé  Thomme  aux 
perles  pour  Tinterroger  sur  son  état  singulier.  Dç  dou- 
leur nulle  part,  du  sommeil  et  de  Tappétit  comme  k 
Tordinaîre;  seulement  une  lassitude  incroyable  et  l'im- 
pression d'un  froid  terrible  que  rien  ne  pouvait  dissi- 
per. Ainsi  en  ce  moment,  malgré  le  beau  soleil  printa- 
nier  qui  inondait  sa  chambre  et  pâlissait  la  flambée 
montant  dans  la  chemiitée  comme  au  cœur  de  l'hiver, 
le  duc  grelottait  sous  ses  fourrures  bleues,  entre  ses 
petits  paravents,  et,  tout  en  donnant  des  signatures  à 
un  attaché  de  son  cabinet  sur  une  table  basse  en  laque 
doré  qui  s'écaillait,  tellement  elle  était  près  du  feu,  il 
tendait  à  chaque  instant  ses  doigts  engourdis  vers  la 
flamme,  qui  aurait  pu  les  brûler  à  la  surface  sans  ren- 
dre une  circulation  de  vie  à  leur  rigidité  blafarde. 

Était-ce  l'inquiétude  causée  par  le  malaise  de  son 
illustre  client?  Mais  Jenkins  paraissait  nerveux,  frémis^ 
•ant,  arpentait  les  tapis  à  grands  pas,  furetant,  flairant 
de  droite  et  de  gauche,  cherchant  dans  l'air  quelque 
chose  qu'il  croyait  y  être,  quelque  chose  de  subtil  et 
d'insaisissable  comme  la  trace  d'un  parfum  ou  le  sillon 
invisible  que  laisse  un  passage  d'oiseau.  On  entendait 
le  pétillement  du  bois  dans  la  cheminée,  le  bruit  des 


LE  NâBAB.  S9t 

papiers  feuilletés  à  la  hâte,  la  voix  indolente  du  duc 
indiquant  d'un  mot  toujours  précis  et  net  une  réponse 
i  une  lettre  de  quatre  pages,  et  les  monosyllabes  res- 
pectueux de  rattaché  :  «  Oui,  monsieur  le  ministre... 
Non,  monsieur  le  ministre,  »  puis  le  grincement  d'une 
plume  rebelle  et  lourde.  Dehors,  les  hirondelles  sif- 
flaient joyeusement  au-dessus  de  Teau^  une  clarinette 
jouait  vers  les  poyts. 

«  C'est  impossible,  dit  tout  à  coup  le  ministre  d'État 
en  se  levant...  Emportez  ça,  Lartîgues;  vous  reviendrez 
demain...  Je  ne  peux  pas  écrire...  J'ai  trop  froid...  Te- 
nez, docteur,  tâtèz  mes  mains,  si  on  ne  dirait  paA 
qu'elles  sortent  d'un  seau  d'eau  frappée...  Depuis  deux 
jours,  tout  mon  corps  est  ainsi...  Est-ce  assez  ridicule 
avec  le  temps  qu'il  faitl 

—  Ça  ne  m'étonne  pas...  grommela  l'Irlandais  d'un 
ton  maussade  et  bref,  peu  ordinaire  chez  ce  melUflu.  » 

La  porte  s'était  refermée  sur  le  jaune  attaché  rem- 
portant ses  paperasses  avec  une  raideur  majestueuse, 
mais  bien  heurettx,  j'imagine,  de  se  sentir  détaché  et 
de  pouvoir,  avant  de  retourner  au  ministère,  flâner  une 
heure  ou  deux  dans  les  Tuileries,  pleines  de  toilettes 
printanières  et  de  jolies  filles  assises  autour  des  chaises 
encore  vides  de  la  musique,  sous  les  marronniers  en 
fleurs  où  courait  des  pieds  à  la  cime  le  grand  frisson 
du  mois  des  nids.  Il  n'était  pas  gelé,  lui,  l'attaché... 

Jenkins,  silencieux,,  examinait  son  malade,  auscul- 
tait, percutait,  puis,  sur  ce  même  ton  de  rudesse  que 
pouvait  à  la  rigueur  expliquer  son  aflection  inquiète, 
l'irritation  du  médecin  qui  voit  ses  instructions  trans^ 
gressées  : 

«  Ah  çal  mon  cher  duc,  quelle  vie  faites- vous  donc 
depuis  quelque  temps?  » 


100  LE  NABAB. 

Il  savait  par  des  racontars  d*antichambre  —  thei 
ses  clients  familiers,  le  docteur  ne  les  dédaignait  pas  — 
il  savait  que  le  duc  avait  une  nouvelle,  que  ce  caprice 
de  fraîche  date  le  possédait,  Tagitait  d'une  façon  extra- 
ordinaire, et  cela  joint  à  d*autres  remarques  faites  ail- 
leurs mettait  dans  Tesprit  de  Jenkins  un  soupçon,  un 
désir  fou  de  connaître  le  nom  de  cette  nouvelle.  Cesi 
ce  qu*il  essayait  de  deviner  sur  le  front  pâli  de  son 
malade,  cherchant  le  fond  de  sa  pensée  bien  plus  que 
le  fond  de  son  mal.  Mais  il  avait' affaire  à  un  de  ces  vi- 
sages d'hommes  à  bonnes  fortunes,  hermétiquement 
clos  comme  les  coffrets  à  secret  qui  contiennent  des  bi- 
joux et  des  lettres  de  femmes,  une  de  ces  discrétions 
fermées  d'un  regard  froid  et  bleu,  regard  d*acier  où  se 
brisent  les  perspicacités  astucieuses. 

«  Vous  vous  trompez,  docteur,  répondit  TExcellence 
tranquillement...  Je  n*ai  rien  changé  à  mes  habitudes. 

—  Eh  bienl  monsieur  le  duc,  vous  avez  eu  tort,  fit 
rirlandais  avec  brutalité,  furieux  de  ne  rien  découvrir.  » 

Et  tout  de  suite  sentant  qu'il  allait  trop  loin,  il 
délaya  sa  mauvaise  humeur  et  la  sévérité  de  son  dia- 
gnostic dans  une  tisane  de  banalités,  d'axiomes...  Il 
fallait  prendre  garde...  La  médecine  n*était  pas  de  la 
magie...  La  puissance  des  perles  Jenkins  s^arrêtait 
aux  forces  humaines,  aux  nécessités  de  l'âge,  aux  res- 
sources de  la  nature  qui,  malheureusement,  ne  sont  pas 
inépuisables.  Le  duc  l'interrompit  d'un  ton  nerveux  : 

—  Voyons,  Jenkins,  vous  savez  bien  que  je  n'aime 
pas  les  phrases...  Cane  va  donc  pas  par  là?...  Qu'est-ce 
que  j'ai  ?...  D'où  vient  ce  froid  ? 

—  C'est  de  l'anémie,  de  répuisement,».  une  baisse 
d'huile  dans  la  lampe. 

—  Que  faut-il  faire  ? 


LE   r«)ABAB.  301 

—  Rien.  Un  repos  absolu...  Manger,  dormir,  paa 
plus...  Si  vous  pouviez  aller  passer  quelques  semaines 
à  Grandbois... 

Mora  haussa  les  épaules  : 

—  Et  la  Chambre,  et  le  Conseil,  et...?  Allons  donc! 
Est-ce  que  c*est  possible  ? 

— En  tout  cas,  monsieur  le  duc,ilfautenrayer,  comme 
disait  Fautre,  renoncer  absolument...  » 

Jenkins  fut  mterrompu  par  rentrée  de  Thuissier  de 
service  qui  discrètement  sur  la  pointe  des  pieds,  comme 
on  maître  de  danse,  venait  remettre  une  lettre  et  une 
carte  au  ministre  d'État  toujours  frissonnant  devant  le 
feu.  En  voyant  cette  enveloppe  d*un  gris  de  satin  , 
d*nne  forme  originale,  Tlrlandais  tressaillait  involon- 
tairement, tandis  que  le  duc,  sa  lettre  ouverte  et 
parcourue,  se  levait  ragaillardi,  ayant  aux  joues  ces 
couleurs  légères  de  santé  factice  que  toute  Tardeur  du 
brasier  n'avait  pu  lui  donner. 

—  Mon  cher  docteur,  il  faut  atout  prix».. 
L'huissier,  debout,  attendait. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?...  Ahl  oui,  cette  carte... 
Faites  entrer  dans  la  galerie.  J'y  vais,  y 

La  galerie  du  duc  de  Mora,  ouverte  aux  visiteun^ 
deux  fois  par  semaine,  était  pour  lui  comme  un  terrain 
neutre,  un  endroit  public  où  il  pouvait  voir^  n'importe 
qui  sans  s'engager  ni  se  compromettre...  Puis,  l'huis- 
lier  dehors  : 

—  Jenkins,  mon  bon,  vous  avez  déjà  fait  des  mirar 
clés  pour  moi.  Je  vous  en  demande  un  encore.  Doublez 
la  dose  de  mes  perles,  inventez  quelque  chosç,  ce  que 
rous  voudrez...  Mais  il  faut  que  je  sois  alerte  pour  di- 
manche... Vous  m'entendez,  tout  à  fait  alerte. 

Et,  sur  la  petite  lettre  qu'il  tenait,  ses  doigts  réchauf- 

u 


lot  LE  NABAB. 

fés  et  fiévreux  se  crispaient  avec  un  frémissement  de 
convoitise. 

—  Prenez  garde,  M.  le  duc,  dit  Jenkins,  très-pàle, 
les  lèvres  serrées,  je  ne  voudrais  pas  vous  alarmeroutre 
mesure  sur  votre  état  de  faiblesse,  mais  il  est  de  mon 
tJcvoîr... 

Mora  eut  un  joli  sourire  dlnsolence  : 

—  Votre  devoir  et  mon  plaisir  sont  deux,  mon  brave. 
Laissei-moi  brûler  ma  vie,  si  cela  m'amuse.  Je  n*ai 
jamais  eud*aussi  belle  occasion  que  cette  fols. 

U  tressaillit  : 

—  La  duchesse... 

Une  porte  sous  tenture  venait  de  s^ouvrîr  livrant  pas- 
sage à  une  folle  petite  tète  ébouriffée  en  .blond,  toute 
vaporeuse  dans  les  dentelles  et  les  franfreluches  d*un 
saut-du-lit  princier  : 

«  Qu'est-ce  qu'on  m'apprend  ?  Vous  n'êtes  pas 
sorti?...  Mais  grondez-le  donc,  docteur.  N'est-ce  pas 
qu'il  a  tort  de  tant  s'écouter?...  Regardez-le.  Une  mine 
superbe. 

—  Là...  Vous  voyez,  dit  le  duc,  en  riant,  à  l'Irlan- 
dais... Vous  n'entrez  pas,  duchesse? 

— ^  Non,  je  vous  enlève,  au  contraire.  Mon  oncle  d'Es- 
taing  m'a  envoyé  une  cage  pleine  d'oiseaux  des  îles.  Je 
veux  vous  les  montrer...  Des  merveilles  de  toutes  les 
couleurs,  avec  de  petits  yeux  en  perles  noires...  Et  fri- 
leux, frileux,  presque  autant  que  vous. 

—  AUpns  voir  ça,  dit  le  ministre^  Attendez-moi,  Jen- 
kins.  Je  reviens.  » 

Puis  ,  s'apercevant  qu'il  tenait  toujours  sa  lettre  à  la 
main,  il  la  jeta  négligemment  dans  le  tiroir  de  sa  petite 
table  aux  signatures  et  sortit  derrière  la  duchesse,  avec 
sonbean  sang-froid  de  mari  habitué  à  ces  évolutions.  u 


LE  NABAB.  809 

Qael  prodigieux  ouvrier,  quel  fabricant  de  joujoux 
Incomparable  a  pu  douer  le  masque  humain  de  sa  sou-^ 
plesse  de  ressorts,  de  son  élasticité  merveilleuse?  Rien 
de  joli  comme  cette  figure  de  grand  seigneur  «urpris 
son  adultère  aux  dents,  les  pommettes  enflammées  par 
des  mirages  de  voluptés  promises,  et  s'apaisant  à  la 
minute  dans  une  sérénité  de  tendresse  conjugale;  ma 
de  plus  beau  que  l'obséquiosité  béate,  le  sourire  paterne, 
à  la  Franklin,  de  Jenkins  en  présence  de  la  duchesse, 
faisant  place  tout  à  coup,  lorsqu'il  se  trouva  seul,  à  une 
farouche  expression  de  colère  et  de  haine,  une  pâleur 
de  crime,  la  pâleur  d'un  Gastaing  ou  d'un  Lapomme- 
rais  roulant  ses  trahisons  ministres. 

Un  coup  d'œil  rapide  à  chacune  des  deux  portes,  et 
tout  de  «uite  il  fut  devant  le  tiroir  plein  de  papiers  pré- 
cieux, où  la  petite  clef  d'or  restait  à  demeure  avec  une 
négligence  insolente  qui  semblait  dire:  «  On  n'osera 
pas.  » 

Jenkins  losa,  lui. 

La  lettre  était  là,  sur  un  tas  d'autres,  la  première. 
Le  grain  du  papier,  trois  mots  d'adresse  jetés  d'une 
écriture  simple  et  hardie,  et  puis  le  parfum,  ce  parfum 
grisant,  évocateur,  l'haleine  même  de  sa  bouche  di- 
vine... C'était  donc  vrai,  son  amour  jaloux  ne  l'avait 
pas  trompé,  ni  la  gène  qu'on  éprouvait  devant  lui  depuis 
quelque  temps,  ni  les  airs  cachottiers  et  rajeunis  de 
Constance,  ni  ces  bouquets  magnifiquement  épanouis 
dans  l'atelier  comme  à  l'ombre  mystérieuse  d'une 
faute...  Cet  orgueil  indomptable  se  rendait  donc  enfin? 
Mais  alors  pourquoi  pas  lui,  Jenkins?  Lui  qui  l'aimait 
depuis  si  longtemps,  depuis  toujours,  qui  avait  dix  ans 
de  moins  que  l'autre  et  qui  ne  grelottait  pas,  certes  I... 
Toutes  ces  pensées  lui  traversaient  la  tête ,  comme  des 


a04  LE  NABAB. 

fers  de  flèche  lancés  d*un  arc  infatigable.  Et,  crlbié, 
déchiré,  les  yeux  aveuglés  de  sang,  il  restait  là,  regar- 
dant la  petite  enveloppe  satinée  et  froide  qu*il  n*osait 
pas  ouvrir  de  peur  de  s'enlever  un  dernier  doute,  quand 
un  bruissement  de  tenture,  qui  lui  fit  viyement  rejeter 
la. lettre  et  refermer  le  tiroir  merveilleusement  ajusté 
de  la  table  de  laque,  l'avertit  que  quelqu'un  venait 
d'entrer. 

—  Tiens  I  c'est  vous,  Jansoulet,  comment  ètes-vom 
là? 

—  Son  Excellence  m'a  dit  de  venir  l'attendre  dans  sa 
chambre,  »  répondit  le  Nabab  très-fier  d'être  introduit 
ainsi  dans  l'intimité  des  appartements,  aune  heure  sur- 
tout où  l'on  ne  recevait  pas.  Le  fait  est  que  le  duc  com- 
mençait à  montrer  une  réelle  sympathie  à  ce  sauvage. 
Pour  plusieurs  raisons  :  d'abord  il  aimait  les  audacieux, 
les  affronteurs,  les  aventuriers  à  bonne  étoile.  N'en 
était-il  pas  un  lui-même?  Puis  le  Nabab  l'amusait;  son 
accent,  ses  manières  rondes,  sa  flatterie  un  peu  brutale 
et  impudente  le  reposaient  de  l'éternel  convenu  de  l'en- 
tourage, de  ce  fléau  administratif  et  courtisanesque 
dont  il  avait  horreur,  —  la  phrase,  —  si  grande  hor- 
reur qu'il  n'achevait  jamais  la  période  commencée:  Le 
Nabab,  lui,  avait  à  finir  les  siennes  un  imprévu  parfois 
plein  de  surprises;  avec  cela  très-beau  joueur,  perdant 
sans  sourciller  au  cercle  de  la  rue  Royale  des  parties 
d'écarté  à  cinq  mille  francs  la  fiche.  Et  si  commode 
quand  on  voulait  se  débarrasser  d'un  tableau,  toujours 
prêt  à  Tacheter,  n'importe  à  quel  prix.  A  ces  motifs  de 
sympathie  condescendante  était  venu  se  joindre  en  ces 
derniers  temps  un  sentiment  de  pitié  et  d'indignation 
en  face  de  l'acharnement  qu'on  mettait  à  poursuivre  ce 
malheureux,  de   cette  guerre  lâche  et  sans  merci,  si 


^  LE  NÀBAB.<  805 

bien  menée  que  ropinion  publique,  toujours  crédule  et 
le  cou  tendu  pour  prendre  le  vent,  commençait  à  s'in- 
Suencer  sérieusement.  Il  faut  rendre  cette  justice  à 
Mora  qu'il  n'était  pas  un  suiveur  de  foule.  En  voyant  ] 
dans  un  coin  de  la  galerie  la  figure  toujours  bonasse 
mais  un  peu  piteuse  et  déconfite  du  Nabab,  il  s'était 
trouvé  lâche  de  le  recevoir  là  et  Pavait  fait  monter  dans 
sa  chambre. 

Jenkins  et  Jansoulet,  assez  gênés  en  face  l'un  de 
Tau  Ire,  échangèrent  quelques  paroles  banales.  Leur 
grande  amitié  s'était  bien  refroidie  depuis  quelque 
temps,  Jansoulet  ayant  refusé  net  tout  nouveau  subside 
à  Toeuvrè  de  Bethléem,  ce  qui  laissait  l'affaire  sur  les 
bras  de  Tlrlandais,  furieux  de  cette  défection,  bien  plus 
lurieux  encore  à  cette  minute  de  n'avoir  pu  ouvrir  la 
lettre  de  Félicia  avant  l'arrivée  de  l'intrus.  Le  Nabab  de 
son  c6té  se  demandait  si  le  docteur  allait  assister  à  la 
conversation  qu'il  désirait  avoir  avec  le  duc  au  sujet 
des  allusions  infâmes  dont  le  Messager  le  poursuivait, 
inquiet  aussi  de  savoir  si  ces  calomnies  n'avaient  pas 
refroidi  ce  souverain  bon  vouloir  qui  lui  était  si  néces- 
saire  au  moment  de  la  vérification.  L'accueil  reçu  dans 
la  galerie  l'avait  à  demi  tranquillisé  ;  il  le  fut  tout  à  fait, 
quand  le  duc  rentra  et  vint  vers  lui,  la  main  tendue: 

—  Eh  bien!  mon  pauvre  Jansoulet,  j'espère  que 
Paris  vous  fait  payer  cher  la  bienvenue.  En  voilà  des 
criailleries,  et  de  la  haine,  et  des  colères. 

—  Ah I  M.  le  duc,  si  vous  saviez... 

—  Je  connais...,  j'ai  lu..., dit  le  ministre  se  rapprjo- 
chant  du  feu. 

—  J'espère  bien  que  Votre  Excellence  ne  croit  pas 
eesûifamies...  D'ailleurs  j'ai  là...  J'apporte  la  preuve.  » 

De  ses  fortes  pattes  velues,  tremblantes  d'émotion,  il. 

26. 


LE  NABAB. 

fouillait  dans  les  papiers  d'un  énorme  portefeuille  i 
chagrin  qu'il  tenait  sous  le  bras. 

— Laissez.. .laissez...  Je  suis  au  eonracitdetoutceia.** 
Je  sais  que  volontairement  ou  non  on  tous  confond  atvec 
une  autre  personne,  que  des  considérations  de  famille...» 

Devant  TeffE^ement  du  Nabab,  stupéfait  de  le  voir  %i 
bien  renseigné,  le  duc  ne  put  s'empêcher  de  sourire: 

—  Un  ministre  d'État  doit  tout  savoir...  Hais  S03rez 
tranquille.  Vous  serez  validé  quand  même.  Et  une  fois 
validé... 

Jansoulet  eut  un  soupir  de  soulagement  : 
*^  Abl  monsieur  le  duc,  que  tous  me  faites  du  bien 
m  me  parlant  ainsi.  Je  commençais  à  perdre  toute  con- 
fiance... Mes  ennemis  sont  si  puissants...  Avec  çà  une 
mauvaise  chance.  Comprenez  vous  que  c'est  justement 
Le  Merquier  qui  est  chargé  de  faire  le  rapport  sur  mon 
élection. 

—  Le  Merquier?...  diable  l... 

—  Oui,  Le  Merquier,  l'homme  d'affaires  d'Hemer- 
lingue,  ce  sale  cafard  qui  a  converti  la  baronne ,  sans 
doute  parce  que  sa  religion  lui  défendait  d'avoir  pour 
maîtresse  une  musulmane. 

—  Allons,  allons,  Jansoulet... 

—  Que  voulez- vous,  monsieur  le  duc?...  La  colère 
Vous  vient,  aussi...  Songez  à  la  situation  où  ces  misé- 
râbles  me  mettent. . .  Voilà  huit  jours  que  je  devrais  être 
validé  et  qu'ils  font  exprès  de  reculer  la  séanee,  parce 
qu'ils  savent  la  terrible  position  dans  laquelle  je  me 
trouve,  toute  ma  fortune  paralysée,  le  bey  qui  attend  la 
décision  de  la  Chambre  pour  savoir  s'il  peut  ou  non  me 
détrousser...  J'ai  quatre-vingts  millions  là-bas,  mon- 
sieur le  duc,  et  ici  je  commence  à  tirer  la  langue...  J^Qur 
peu  que  cela  dure.,. 


LE  NABAB.  Ml 

Il  «sauya  les  grosses  gouttes  de  suour  qui  coulaient 
sur  ses  joues. 

— -  Eh  bien  I  moi,  j*en  fais  mon  affaire  de  cette  valida- 
tion, dit  le  ministre  avec  une  certaine  vivacité...  Je  vais 
écrire  à  Chose  de  presser  son  rapport;  et  quand  je  de- 
vrais me  faire  porter  à  la  Chambre... 

—  Votre  Excellence  est  malade?  demanda  Jansoulet 
sur  un  ton  dlntérèt  qui  n^avait  rien  de  menteur,  je  vous 
jure. 

—  Non...  un  peu  de  faiblesse...  Nous  manquons  de 
sang;  mais  Jenkîns  va  nous  en  rendre...  N^est-ce  pas, 
Jeakins? 

L'Irlandais,  qui  n^éeoutait  pas,  eut  un  geste  vague. 

—  Tonnerre!  Moi  qui  en  ai  trop,  du  sang... }»  Et  le 
Nabab  élargissait  sa  cravate  autour  de  son  cou  gonflé, 
apoplectisé  par  Témotion,  la  chaleur  delà  pièce...  «Si  je 
pouvais  vous  en  céder  un  peu,  monsieur  le  duc. 

—  Ce  serait  un  bonheur  pour  tous  deux,  fit  le  mi- 
nistre d'État  avec  une  -pâle  ironie...  Pour  vous  surtout 
qui  êtes  un  violent  et  qui  dans  ce  moment-ci  auriez  be- 
soin de  tant  de  calme...  Prenez  garde  à  cela,  Jansoulet. 
Méfiez-vous  des  emballements,  des  coups  de  colère  où 

^l*on  voudrait  vous  pousser...  Dites-vous  bien  maintenant 
que  vous  êtes  un  homme  public,  monté  sur  une  estrade, 
et  dont  on  voit  de  loin  tous  les  gestes...  Les  journaux 
vous  injurient,  ne  les  lisez  pas  si  vous  ne  pouvez  cacher 
Témotion  qu'ils  vous  causent...  Ne  faites  pas  ee  que  j'ai 
fait,  moi,  avec  mon  aveugle  du  pont  de  la  Concorde, 
œt  affreux  joueur  de  clarinette  qui  me  gâte  ma  vie 
depub  dix  ans  à  me  seriner  tout  le  jour  :  «  De  tes  fils, 
iVorwa...»  J'ai  tout  essayé  pour  le  faire  partir  de  là,  l'ar- 
gent, les  menaces.  Rien  n'a  pu  le  décider...  La  police? 
Abl  bien  oui...  Avec  les  idées  modernes,  ça  devient 


198  LE  NABAB. 

toute  une  affaire  de  déménager  un  aveugle  de  dessus 
son  pont...  Les  journaux  de  l'opposition  en  parleraient, 
les  Parisiens  en  feraient  une  fable....  Le  Savetier  et  le 

Financier..,  Le  Duc  et  la  Clarinette Il  faut  que  je 

me  résigne...  C'est  ma  faute,  du  re3te.  Je  n'aurais  pas 
dû  montrer  à  cet  homme  qu'il  m'agaçait...  Je  suis  ^v 
que  mon  supplice  est  la  moitié  de  sa  vie  maintenant. 
Tous  les  matins  il  sort  de  son  bouge  avec  son  chien,  son 
pliant,  son  affreuse  musique,  et  se  dit  :  «  Allons  em- 
bêter le  duc  de  Mora.'»  Pas  un  jour  il  n'y  manque,  le 
misérable...  Tenez!  si  j'entr 'ouvrais  seulement  la  fe- 
nêtre, vous  entendriez  ce  déluge  de  petites  notes  aigres 
par-dessus  le  bruit  de  l'eau  et  d^s  voitures...  Eh  bien  ! 
ce  journaliste  du  J/essa^er  c'est  votre  clarinette,  à  vous; 
si  vous  lui  laissez  voir  que  sa  musique  vous  fatigue,  il 
ne  finira  jamais...  Là-dessus,  mon  cher  député;  je  vous 
rappelle  que  vous  avez  réunion  à  trois  heures  dans  les 
bureaux,  et  je  vous  renvoie  bien  vite  à  la  Chambre. 
Puis,  se  tournant  vers  Jenkins  : 

—  Vous  savez  ce  que  je  vous  ai  demandé,  docteur... 
Des  perles  pour  après-demain...  Et  carabinées!... 

Jenkins  tressaillit,  se  secoua  comme  au  saut  d'iu 

rêve  : 

—  C'est  entendu,  mon  cher  duc,  on  va  vous  donner 

du  souffle...  Oh!  mais  du  souffle...  à  gagner  le  grand 
prix  du  Derby.  » 

Il  salua  et  sortit  en  riant,  un  vrai  rire  de  loup  aux 
dents  écartées  et  toutes  blanches.  Le  Nabab  prit  congé 
à  son  tour,  le  cœur  plein  de  gratitude,  ma's  n'osant 
rien  en  laisser  voir  à  ce  sceptique,  en  qui  toute  démons- 
tration éveillait  une  méfiance.  Et  le  ministre  d'Étal 
resté  seul,  pelotonné  devant  le  feu  grésillant  et  brûlant, 
abrité  dans  la  chaleur  capitonnée  de  son  luxe,  doublée 


LE  NABAB.  309 

ce  jour-là  par  la  caresse  fiévrense  d*un  beau  soleil  de 
mai,  se  remettait  à  grelotter,  à  grelotte^  si  fort  que  la 
lettre  de  Félicia,  rouverte  au  bout  de  s^s  doigts  blêmes, 
et  qu'il  lisait  énamouré,  tremblait  avec  des  froissements 
soyeux  d*étoffe. 

C'est  une  situation  bien  singulière  que  celle  d'un  dé- 
puté dans  la  période  qui  suit  son  élection  et  précède 
—  comme  on  dit  en  jargon  parlementaire  —  la  vérifi- 
cation des  pouvoirs.  Un  peu  l'alternative  du  nouveau 
marié  pendant  les  vingt-quatre  heures  séparant  le  ma- 
riage à  la  mairie  de  sa  consécration  par  l'église.  Des 
droits  dont  on  ne  peut  user,  un  demi-bonheur,  des 
demi-pouvoirs,  la  gène  de  se  tenir  en  deçà  ou  au  delà, 
le  manque  d'assiette  précise.  On  est  marié  sans  Tètre, 
député  sans  en  être  bien  sûr;  seulement,  pour  le  dé- 
puté, cette  incertitude  se  prolonge  des  jours  et  des  se- 
maines, et  comme  plus  elle  dure,  plus  la  validation  de- 
vient problématique,  c'est  un  supplice  pour  l'infortuné 
représentant  à  l'essai  d'être  obligé  de  venir  à  la 
Chambre,  d'occuper  une  place  qu'il  ne  gardera  peut- 
être  pas,  d'entendre  des  discussions  dont  il  est  exposé  à 
ne  pas  connaître  la  fin,  de  fixer  dans  ses  yeux,  dans 
ses  oreilles  le  délicieux  souvenir  des  séances  parlemen- 
taires avec  leur  houle  de  fronts  chauves  ou  apoplecti- 
ques, leur  brouhaha  de  papier  froissé,  de  cris  d'huis- 
siers, de  couteaux  de  bois  tambourinant  sur  les  tables, 
de  bavardages  particuliers  où  la  voix  de  l'orateur  se 
détache  en  solo  tonnant  ou  timide  sur  un  accompagne- 
ment continu. 

Cette  situation,  déjà  si  énervante,  se  compliquait 
pour  le  Nabab  de  ces  calomnies  d'abord  chuchotées, 
imprimées  maintenant,  circulant  à  des  milliers  d'exem- 


SIO  LIS   NABAB. 

plaices  et  qui  lui  Talaieat  d*ètre  tacitement  mis  en  qua- 
rantaine par  ses  collègues.  Les  premiers  jours  il  Allait, 
Tenait,  dans  les  couloirs,  à  la  bibliothèque,  à  la  buvette, 
À  la  salle  des  conférencoA,  comme  les  autres,  ravi  de 
poser  ses  pas  dans  tous  les  coins  de  ce  majestueux  dé- 
dale; mais  inconnu  de  la  plupart,  renié  par  quelques 
membres  du  cercle  de  la  rue  .Royale  qui  Tévitaient, 
détesté  de  toute  la  coterie  cléricale  dont  Le  Merqaier 
était  le  chef,  et  du  monde  financier  hostile  à  ce  milliar- 
daire puissant  sur  la  hausse  et  la  baisse  comme  ces 
bateaux  de  fort  tonnage  qui  déplacent  les  eaux  d'un 
port,  son  isolement  ne  faisait  que  s*accentuer  en  chan- 
geant de  place,  et  la  même  inimitié  raccompagnait 
partout. 

Ses  gestes,  son  allure  en  gardaient  quelque  chose  de 
contraint,  une  sorte  de  méfiance  hésitante.  U^se^Bentait 
surveillé.  S'il  entrait  ûn.moment  à  la  buvette ,  dans  cette 
grande  salle  claire  ouverte  sur  les  jardins  de  la  prési- 
dence, qui  lui  plaisait  parce  que  là,  devant  ce  large 
comptoir  de  marbre  blanc  chargé  de  boissons  et  de 
vivres,  les  députés  perdaient  de  leurs  grands  airs  impo- 
sants, la  morgue  législative  se  faisait  plus  familière, 
rappelée  au  naturel  par  la  nature,  il  savait  quelelende- 
main  une  note  railleuse,  ofi^ensante,  paraîtrait  dans  le 
Messager^  le  présentant  à  ses  électeurs  comme  «  xak 
humeur  de  piot  »  émérite. 
Encore  une  gêne  pour  lui,  ces  terribles  électeurs. 
Ils  arrivaient  par  bandes,  envahissaient  la  salle  des 
Pas-Perdus,  galopaient  en  tous  sens  comme  de  petits 
chevreaux  ardents  et  noirs,  s'appelant  d'un  bout  à 
l'autre  de  la  pièce  sonore  :  «  0  Pél...  0  Tchél...  » 
humant  avec  délices  Todeur  de  gouvernement,  d'admi- 
nistration répandue,  faisant   des  yeux   doux  aux  mi- 


LE  NABAB.  311 

niatre»  qui  passaient,  lés  suivant  à  la  piste  en  reniflant, 
comme  si  de  leurs  poches  vémérables,  de  leurs  porte- 
feuilles gonflés  quelque  prébende  aQait  tomber;  mait 
entourant  surtout  a  Houssiou  »  Jansoulet  dé  tant  de 
pétitions  exigeantes,  de  réclamations,  de  démonstra- 
tions', que,  pour  se  débarrasser  de  ce  tumulte  gesticulant 
sur  lequel  tout  le  monde  se  retournait,  qui  faisait  de  lui 
comme  le  délégué  d*une  tribu  de  Touaregs  au  milieu 
d'Un  peuple  civilisé,  il  était  obligé  d'implorer  du  regard 
quelque  huissier  di&  service,  au  fait  de  ces  sauvetages  et 
qui  venait  tout  afiairé  lui  dire  «  qu^on  l'appelait  tout 
de  suite  au  huitième  bureau.  »  Si  bien  que  gêné  par- 
tout, chassé  des  couloirs,  des  Pàs-Pbrdus,  de  la  buvette, 
le  pauvre  Nabab  avait  pris  le  parti  de  ne  plus  quitter 
son  banc  où  il  se  tenait  immobile  et  muet  toute  la  durée 
de  la  séance. 

Il  avait  pourtant  un  ami  à  la  Chambre,  un  députénou- 
vellement  élu  dans-  les  Deux-Sèvres,  qu'on  appelait 
M:.  Sarigue,  pauvre  homme  assez  semblable  à  l'animal 
itïoflîmsif  et  disgracié  dont  il  portait  le  nom,  avec  son 
poil  roux  et  grêle,  ses  yeux  peureux,  sa  démarche 
sautillante  dans  ses  guêtres  blanches.  Timide  à  ne 
pas  dire  deux  paroles  sans  bredouiller ,  presque 
aphone^  roulant  sans  cesse  des  boules  de  gomme  dans 
sa  bduche,  ce  qui  achevait  d'empâter  son  discours;  on 
se  demandait  ce  qu'un  infirme  pareil  était  venu  faire' à 
l'Ass^nblée,  quelle  ambition  féminine  en  délire  avait 
poussé  vers  les  emplois  publics  cet  être  inapte-  à  n'im- 
porte quelle  fonction  privée. 

Par  une  ironie  amusante  du  sort,  Jansoulet,  agité 
lui-même  de  toutes  les  inquiétudes  de  sa  validation, 
était  choisi  dans  le  huitième  bureau  pour  faire  le  rap- 
port  SUE  l'élection  des   Deux-Sèvres,  et   M.^  Sarigue 


819  LE  NABAB. 

conscient  de  son  incapacité,  plein  d'une  peur  horrible 
d*étre  renvoyé  honteusement  dans  ses  foyers,  rôdait 
humble  et  suppliant  autou,r  de  ce  grand  gaillard  tout 
crépu  dont  les  omoplatep  larges  sous  une  mince  et  fine 
redingote  se  mouvaient  en  soufflets  de  forge,  sans  se 
douter  qu*un  pauvre  être  anxieux  comme  lui  se  cachait 
sous  cette  enveloppe  solide. 

En  travaillant  au  rapport  de  rélection  des  Deux-Sè- 
vres, en  dépouillant  les  protestations  nombreuses,  les 
accusations  de  manœuvre  électorale,  repas  donnés, 
argent  répandu,  barriques  de  vin  mises  en  perce  à  la 
porte  des  mairies,  le  train  habituel  d*une,  élection  de  ce 
temps-là,  Jansoulet  frémissait  pour  son  propre  compte. 
«  Mais  j*ai  fait  tout  ça,  moi...  »  se  disait-il,  terrifié,  Ahl 
H.  Sarigue  pouvait  être  tranquille,  jamais  il  n'aurait 
mis  la  main  sur  un  rapporteur  mieux  intentionné,  plus 
hidulgent  aussi,  car  le  Nabab,  prenant  en  pitié  son 
patient,  sachant  par  expérience  combien  cette  angoisse 
d'attente  est  pénible,  avait  hâté  la  besogne,  et  l'énorme 
portefeuille  qu'il  portait  sous  le  bras,  en  sortant  de 
l'hôtel  de  Mora,  contenait  son  rapport  prêt  à  être  lu  au 
bureau. 

Que  ce  fût  ce  premier  essai  de  fonction  publique,  les 
bonnes  paroles  du  duc  ou  le  temps  magnifique  qu'il  fai- 
sait dehors,  délicieusement  ressenti  par  ce  Méridional 
aux  impressions  toutes  physiques,  habitué  à  évoluer  au 
bleu  du  ciel  et  à  la  chaleur  du  soleil;  toujours  est-il  que 
/es  huissiers  du  Corps  législatif  virent  paraître  ce  jour* 
là  un  Jansoulet  superbe  et  hautain  qu'ils  ne  connais* 
salent  pas  encore.  La  voiture  du  gros  Hemerlingue,  en- 
trevue à  la  grille,  recônnaissable  à  la  largeur  inusitée 
de  ses  portières,  acheva  de  le  remettre  en  possession 
de  sa  vraie  nature  d'aplomb  et  toute  en  audace.  «  L'en- 


\ 


LE  NABAa;  313 

nemi  est  là...  Attention.  »  En  traversant  la  salle  des 
Pas-Perdus,  il  aperçut  en  effet  Thomme  .  de  finance 
causant  dans  un  coin  avec  Le  Merquier  le  rapporteur, 
passa  tout  près  d*eux  et  les  regarda  d*un  air  triom- 
phant qui  fit  psnser  aux  autres:  «  Qu'est-ce  qu'il  y  a 
donc?  » 

Puis,  enchanté  de  son  sang-froid,  il  se  dirigea  venk 
les  bureaux,  vastes  et  hautes  salles  ouvrant  à  droite  et 
à  gauche  sur  un  long  corridor,  et  dont  les  grandes 
tables  recouvertes  de  tapis  verts,  les  sièges  lourds  et 
uniformes  étaient  empreints  d'une  ennuyeuse  solennité. 
On  arrivait.  Des  groupes  se  plaçaient,  discutaient,  ges- 
ticulaient, avec  des  saints,  des  poignées  de  mains,  des 
renversements  de  tète»,  en  ombres  chinoises  sur  le  fond 
lumineux  des  vitres.  Il  y  avait  là  des  gens  qui  mar- 
chaient le  dos  courbé,  solitaire»,  comme  écrasés  ,sous 
le  poids  des  pensées  qui  plissaient  leur  front.  D'autres 
se  parlaient  à  l'oreille,  se  confiant  des  nouvelles  exces- 
sivement mystérieuses  et  de  la  dernière  importance,  le 
doigt  aux  lèvres,  l'œil  écarquillé  d'une  recommanda- 
tion muette.  Un  bouquet  provincial  distinguait  tout 
cela,  des  variétés  d'intonations,  violences  méridionales, 
accents  traînards  du  Centre,  cantilènes  de  Bretagne, 
fondus  dans  la  même  suffisance  imbécile  et  ventrue; 
des  redingotes  à  la  mode  de  Landerneau,  des  souliers 
de  montagne,  du  linge  filé  dans  les  domaine^,  et  des 
aplombs  de  clocher  ou  de  cercles  de  petite  ville,  des 
expressions  locales,  des  provincialismes  introduits  brus- 
quement dans  la  langue  politique  et  administrative» 
cette  phraséologie  flasque  et  incolore  qui  a  inventé  a  les 
questions  brûlantes  revenant  sur  Teau  »  elles  a  indivi- 
dualités sans  mandat.  » 

A  voir  ces  agités  ou  ces  pensifs,  vous  eussiez  dit  les 

f  T 


tl4  LE  NÀBAB. 

plus  grands  remueurfi  dldées  de  la  terre  ;  malheurease- 
ment  ils  se  transformaient  les  jours  de  séance,  se  te- 
naient cois  à  leur  banc,  peureux  comme  des  écoliers 
tous  la  férule  du  maître,  riant  avec  bassesse  aux  plai- 
santeries de  rhomme  d*esprit  qui  les  prési<lait  ou  pre* 
nant  la  parole  pour  des  propositions  stupéfiantes^  de 
ces  interruptions  àfkire  croire  que  ce  n'est  pa»  s«cde- 
ment  un  type,  mais  toute  une  race  qu'Henri  Ifonnier  a 
stigmatisée  dans  son  immortel  croquis.  Deux  oa>  trois 
orateurs  pour  toute  la  Chambre,  le  reste  sachant  trôs* 
bien  se  camper  devant  la  cheminée  d'un  salon  de  pro- 
vince, après  un  excellent  repas  chez  le  préfet,  pour  dirs 
d'une  voix  de  nez  «l'administration,  Mes^eurs...  » 
ou  «  le  gouvernement  de  l'empereur...;  »  mais  inca- 
pable d'aller  plus  loin. 

D'ordinaire,  le  bon  Nabab  se  laissait  éblouir  par  ces 
poses,  ce  bruit  de  rouet  à  vide  que  font  les  importants; 
mais  aujourd'hui  lui-même  se  trouvait  à  Tunisson 
général.  Pendant  qu'assis  au  milieu  de  la  table  verte, 
son  portefeuille  devant  lui,  ses  deux  coudes  bien  étalés 
dessus,  il  lisait  le  rapport  rédigé  par  de  Géry,  les  mem- 
bres du  bureau  le  regardaient  émerveillés. 

C*était  un  résumé  net,  limpide  et  rapide  de  leurs  tra- 
vaux de  la  quinzaine,  dans  lequel  ils  retrouvaient  leurs 
idées  si  bien  exprimées  qu'ils  avaient  grand'peine  à 
les  reconnaître.  Puis,  deux  ou  trois  d'entre  eux  ayant 
trouvé  que  le  rapport  était  trop  favorable,  qu'il  glissait 
trop  légèrement  sur  certaines  protestations  parvenues 
au  bureau ,  le  rapporteur  prit  la  parole  avec  une  assu- 
rance étonnante,  la  prolixité,  l'abondance  des  gens  de 
son  pays,  démontra  qu'un  député  ne  devait  étrerespon- 
sable  que  jusqu'à  un  certain  point  de  l'imprudence  de 
ses  agents  électoraux,  qu'aucune  élection  jie  résisterait 


LE  NA£AB.  81» 

sans  cela  à  un  contrôle  un  peu  minutieux  ;  et,  comme 
au  fond  c'était  sa  propre  cause  qu'il  plaidait,  il  y  appor- 
tait une  conviction,  une  chaleur  irrésistible,  en  ayant 
soin  de  lâcher  de  temps  à  autre  un  de  ces  longs  sub- 
stantifs blafards  à  mille  pattes,  tels  que  la  commisaioc 
les  aimait. 

Les  autres  Técoutaient,  recueillis,  se  communiquant 
leurs  impressions  par  des  hochements  de  tête,  faisan^tt 
pour  mieux  fixer  leur  attention,  des  paraphes  et  des 
bonshommes  sur  leurs  cahiers,  ce  qui  allait  bien  avec 
le  bruit  écolier  des  couloirs,  un  murmure  de  leçons 
récitées,  et  ces  tas  de  moineaux  qu'on  entendait  piailler 
sous  les  croisées  dacs  une  cour  dallée,  entourée  d'ar- 
cades, une  vraie  cour  de  collège.  Le  rapport  adopté, 
on  fit  venirM.  Sarigue  pour  quelques  explications  sup- 
plémentaires. Il  arriva  blême,  défait,  bégayant  comme 
un  criminel  sans  conviction,  et  vous  auriez  ri  de  voir 
de  quel  air  d'autorité  et  de  protection  Jansoulet  l'en- 
eourageait,  le  rassurait  :  «  Remettez-vous  donc,  mon 
cher  collègue...  »  Mais  les  membres  du  S*'  bureau  ne 
riaient  pas.  C'étaient  tous  ou  presque  tous  des  messieurs 
Sarigue  dans  leur  genre,  deux  ou  trois  absolument 
ramollis,  atteints  d'aphasie  partielle.  Tant  d'aplomb, 
tant  d'éloquence  les  avait  enthousiasmés. 

Quand  Jansoulet  sortit  du  Corps  législatif,  reconduit 
jusqu'à  sa  voiture  par  son  collègue  reconnaissant;  il 
était  environ  six  heures.  Le  temps  splendide,  un  beau 
soleil  couchant  sur  la  Seine  toute  en  or  vers  le  Troca- 
déro  tenta  pour  un  retour  à  pied  ce  plébéien  robuste, 
à  qui  les  convenances  imposaient  de  monter  en  voiture 
et  de  mettre  des  gants,  mais  qui  s*en  passait  le  plus 
souvent  possible.  Il  renvoya  ses  gens,  et,  sa  serviette 
sous  le  bras,  s'engagea  sur  le  pont  de  la  Concorde.  De- 


flO  LE  NABAB. 

puis  le  !•'  mai,  il  n'avait  pas  éprouvé  un  bicfn-être  sem- 
blable. Roulant  des  épaules,  le  chapeau  un  peu  en 
arrière  dans  l'attitude  qu'il  avait  vu  prendre  aux  hom- 
mes politiques  excédés,  bourrelés  d'affaires,  laissant 
s'évaporer  à  la  fraîcheur  de  l'air  toute  la  fièvre  labo- 
rieuse de  leur  cerveau,  comme  une  usine  lâche  sa  va- 
peur a'i  ruisseau  à  la  fin  d'une  journée  de  travail,  il 
marchait  parmi  d'autres  silhouettes  pareilles  à  la  sienne, 
visiblement  sorties  de  ce  temple  à  colonnes  qui  fait 
face  à  la  Madeleine  par-*dessus  les  fontaines  monumen- 
tales de  la  placcw  Sur  leur  passage,  on  se  retournait, 
on  disait  :  «  Voilà  des  députés...  »  Et  Jansoulet  en  res- 
sentait une  joie  d'enfant,  une  joie  de  peuple  faite  d'i- 
gnorance et  de  vanité  naïvn. 
«  Demandez  le  Messager^  édition  du  soir.  » 
Cela  sortait  du  kiosque  à  journaux  au  coin  du  pont, 
à  cette  heure  rempli  de  feuilles  fraîches  en  tas  que 
deux  femmes  pliaient  vivement  et  qui  sentaient  bon  la 
presse  humide,  les  nouvelles  récentes,  le  succès  du 
jour  ou  son  scandale.  Presque  tous  les  députés  ache- 
taient un  numéro,  en  passant,  le  parcouraient  bien  vite 
dans  l'espoir  de  trouver  leur  nom.  Jansoulet,  lui,  eut 
peur  d'y  voir  le  sien  et  ne  s'arrêta  pas.  Puis  tout  de 
suite  il  songea  :  «  Est-ce  qu'un  homme  public  ne  doit 
pas  être  au-dessus  de  ces  faiblesses?  Je  suis  assez  fort 
pour  tout  lire  maintenant.  »  Il  revint  sur  ses  pas  et  prit 
un  journal  comme  ses  collègues.  Il  l'ouvrit,  très-calme, 
droit  à  la  place  habituelle  des  articles  de  Moêssard. 
Justement  il  y  en  avait  un.  Toujours  le  même  titre  : 
Chinoiseries^  et  un  Af  pour  signature: 

—  Ah  I  ah  I  fit  l'homme  public,  ferme  et  froid  comme 
un  marbre,  avec  un  beau  sourire  méprisant.  La  leçon 
de  Mora  tintait  encore  à  ses  oreilles,  et  l'eût-il  oubliée 


LE  NABAB.  117 

que  Tair  de  Norma  égrené,  en  petites  notes  ironiqaes 
non  loin  de  là  aurait  suffi  à  la  lui  rappeler.  Seulement, 
tout  calcul  fait  dans  Içs  éyénements  hâtés  de  nos  exis- 
tences, il  faut  encore  compter  sur  Timprévu  ;  et  e'est 
pourquoi  le  pauvre  Nabab  sentit  tout  à  coup  un  flot  de 
sang  TaTCugler,  un  cri  de  rage  s'étrangler  dians  la  con- 
traction subite  de  sa  gorge...  Sa  mère,  sa  vieille  Fran- 
çoise se  trouvait  mêlée  cette  fois  à  Tinfàme  plaisanterie 
du  «  bateau  de  fleurs.  »  Gomme  il  visait  bien,  ce 
Moëssard,  comme  il  savait  les  vraies  places  sensibles 
dans  ce  cœur  si  naïvement  découvert  I 

<K  Du  calme,  Jansoulet,  du  calme...  » 

Il  avait  beau  se  répéter  cela  sur  tous  les  tons,  la  co- 
lère, une  colère  folle,  cette  ivresse  de  sang  qui  veut  du 
sang  Tenveloppait.  Son  premier  mouvement  fdt  d'ar- 
rêter une  voiture  de  place  pour  s'y  précipiter,  s'arra- 
cher à  la  rue  irritante,  débarrasser  son  corps  de  la 
préoccupation  de  marcher  et  de  se  conduire,  — 
d'arrêter  une  voiture  comme  pour  un  blessé.  Hais  ce 
qui  encombrait  la  place  à  cette  heure  de  rentrée 
générale,  c'étaient  des  centaines  de  viictorias,  de 
calèches,  de  coupés  de  maître  descendant  de  la  gloire 
fulgurante  de  l'Arc-de-Triomphe  vers  la  fraîcheur  vio- 
lette des  Tuileries,  précipités  l'un  sur  l'autre  dans  la 
perspective  penchée  de  l'avenue  jusqu'au  grand  carre- 
four où  les  statues  immobiles,  au  front  leurs  couronnes 
de  tours  et  fermes  sur  leurs  piédestaux,  les  regardaient 
se  séparer  vers  le  faubourg  Saint-Germain,  les  rues 
Royale  et  de  Rivoli. 

Jansoulet,  son  journal  à  la  main,  traversait  ce  tumulte 
sans  y  penser,  porté  par  Thabitude  vers  le  cercle  où 
il  allait  tous  les  jours  faire  sa  partie  de  six  à  sept. 
Homme   public,   il  Tétait  encore;  mais  agité,  parlant 

27. 


tl6  L&  NABAB. 

tout  haut,  balbutiant  des  jurons  et  des  menaces  d-uae 
voix  subitement  redevenue  tendre  au  souvenir  de  la 
vieille  bonne  femme...  L*avoir  roulée  là-dedans,  elle 
aussi...  Ohl  si  elle  lisait,  si  elle  pouvait  comprendre».. 
Quel  châtiment  inventer  pour  un  pareil  infâme...  U 
arrivait  à  la  rue  Royale,  dû  s*engouf!raient  avec  des  ra- 
pidités de  retour  et  des  éclairs  d*essieux,  des  visions  de 
femmes  voilées,  de  chevelures  d'enfants  blonds,  des 
équipages  de  toutes  sortes  rentrant  du  Bois,  apportant 
an  peu  de  terre  végétale  «ur  le  pavé  de  Paris^t  des  ef- 
fluves de  printemps  mêlées  à  des  senteurs  de  poudre  de 
riz.  En  face  du  ministère  de  la  marine,  un  phaéton  très* 
haut  sur  ses  roues  légères,  ressemblant  assez  à  un  grand 
faucheux,  dont  le  petit  groom  cramponné  au  caisson  et 
les  deux  personnes  occupant  le  siège  du  devant  auraient 
formé  le  corps,  manqua  d*accrocher  le  trottoir  «a  tonr- 
mant. 

Le  Nabab  leva  la  tète,  étouffa  un  cri. 

A  côté  d'une  fille  peinte,  en  cheveux  roux,  coiffée 
d'un  tout  petit  chapeau  aux  larges  brides,  et  qui,  juchée 
sur  son  coussin  de  cuir,  conduisait  le  cheval  des  mains, 
des  yeux,  de  toute  sa  factice  personne  à  la  fois  raide  el 
penchée  en  avant,  se  tenait,  rose  et  maquillé  aussi,  fleuri 
•ur  le  même  fumier,  engraissé  aux  mêmes  vices,  Moês- 
lard,  le  joli  Moêasard.  La  fille  et  le  journaliste,  et  le 
plus  vendu  des  deux,  ce  n'était  pas  elle  encore  I  Domi- 
nant ces  femmes  allongées  dans  leurs  calèches,  ces  hom- 
mes qui  leur  faisaient  face  engloutis  sous  des  volants 
de  robes,  toutes  ces  poses  de  fatigue  et  d'ennui  que  let 
repus  étalent  en  public  comme  un  mépris  du  plaisir  et 
de  la  richesse,  ils  trônaient  insolemment,  elle  très-fière 
de  promener  l'amant  de  la  reine,  et  lui  sans  la  moindre 
honte  à  côté  de  cette  créature  qui  raccrochait  les  hom- 


LE  NABAB.  ^l^ 

mes  dans  les  ailées  du  bout  de  son  fouet,  à  Tabri,  sur 
son  siège  en  perchoir,  des  rafles  salutaires  de  la  police. 
Peut-être  avait-il  besoin,  pour  émoustiller  sa  royale 
maîtresse,  de  pavaner  ainsi  sous  ses  fenêtres  en  com- 
pagnie de  Suzanne  Bloch,  dite  Suze  la  Rousse. 

—  Hepl...  hep  doncl 

Le  cheval,  un  grand  trotteur  aux  jambes  fines,  vrai 
cheval  de  cocotte,  se  remettait  de  son  écart  dans  le 
droit  chemin  avec  des  pas  de  danse,  des  grâces  sur 
place  sans  avancer.  Jansoulet  lâcha  sa  serviette,  et 
comme  s'il  avait  laissé  choir  en  même  temps  toute  ^sa 
gravité,  son  prestige  d'homme  public,  il  fit  un  bond 
terrible  et  sauta  au  mors  de  la. bête,  qu.'il  maintint  .de 
ses  fortes  mains  à  poils. 

Une  arrestation  rue  Royale,  et  en  plein  jaur,  il  fallait 
ce  Tartare  pour  oser  un  coup  pareil  I 
—  A  bas,  dit-il  à  Moëssard  dont  la  ^figure  s'était 
plaquée  de  vert  et  de  jaune  en  l'apercevant.  A  bas,  tout 
de  suite... 

—  Voulez  -  vous  bi^i  lâcher  mon  cheval ,  espèce 
d'enflé  t.. . 

—  Fouette,  Suzanne,  c'est  le  Nabab. 

Elle  ^saya  de  ramasser  les  rênes,  mais  l'animal» 
maintenu,  se  cabra  si  vivement  qu'un  peu  plus,  comme 
une  fronde,  le  fragile  équipage  aurait  envoyé  au  loin 
tous  ceux  qu*il  portait.  Alors,  furieuse  d'une  de  ces  rages 
de  faubourg  qui  font  éclater  en  ces  filles  tout  le  vernis 
dé  leur  luxe  et  de  leur  peau,  elle  cingla  le  Nabab  de  deux 
coups  de  fouet  qui  glissèrent  sur  le  visage  tanné  et  dur, 
mais  lui  communiquèrent  une  expression  féroce,  ac- 
centuée par  le  nez  court  devenu  blanc,  fendu  au  bout 
comme  celui  d'un  terrier  chasseur. 

—  Destc^ndez,  nom  de  Dieu,  ou  je  chavire  tout... 


190  LE  NABAB. 

Dans  nn  remous  de  voitures  arrêtées  faute  de  circu- 
iation  possible  ou  qui  tournaient  lentement  Tobstacle 
avec  des  milliers  de  prunelles  curieuses,  parmi  des  cris 
de  cochers,  des  cliquetis  de  mors,  deux  poignets  de  fer 
secouaient  tout  Téquipage... 

—  Saute...  mais  saute  donc...  tu  vois  bien  qu'Q  va 
nous  verser...  Quelle  poignet 

Et  la  fille  regardait  Thercule  avec  intérêt. 

A  peine  Moëssard  eut-il  mis  pied  à  terre,  avant  qu'il' 
se  fût  réfugié  sur  le  trottoir  où  des  képis  noirs  se 
hâtaient,  Jansoulet  se  jetait  sur  lui,  le  soulevait  par  la 
nuque  comme  un  lapin,  et  sans  souci  de  ses  protesta- 
tions, de  ses  bégaiements  effarés  : 

—  Oui,  oui,  je  te  rendrai  raison,  misérable...  Mais 
avant,  je  veux  te  faire  ce  qu'on  fait  aux  bétes  malpro- 
pres pour  qu'elles  n*y  rodennent  plus... 

Et  rudement  il  se  mit  à  le  frotter,  à  le  débarbouiller 
de  son  journal  qu'il  tenait  en  tampon  et  dont  il  Tétouf- 
fait,  l'aveuglait  avec  des  écorchures  où  le  fard  saignait* 
On  le  lui  arracha  des  mains,  violet,  suffoqué.  En  se 
montant  encore  un  peu,  il  l'aurait  tué. 

La  lutte  finie,  rajustant  ses  manches  qui  remon- 
taient, son  linge  frobsé,  ramassant  sa  serviette  d'où  les 
papiers  de  l'élection  Sarigue  volaient  éparpillés  jusque 
dans  le  ruisseau,  le  Nabab  répondit  aux  sergents  de 
ville  qui  lui  demandaient  son  nom  pour  dresser  pro- 
cès-verbal :  <c  Bernard  Jansoulet ,  député  de  la  Corse*  ii 

Homme  public  t 

Alors  seulement  il  se  souvint  qu'il  Tétai  L  Qui  s'en 
serait  douté  à  le  voir  ainsi  essoufflé  et  tète  nue  comme 
un  portefaix  qui  sort  d'une  rixe,  sous  les  regards  avideSi 
railleurs  à  froid,  du  rassemblement  en  train  de  se  dis* 
perser? 


i 


XVII 


L'APPARITION 


Si  VOUS  voulez  de  la  passion  sincère  et  sans  détour 
si  TOUS  voulez  des  effusions,  des  tendresses,  du  rire,  de 
ce  rire  des  grands  bonheurs  qui  confine  aux  larmes 
par  un  tout  petit  mouvement  de  bouche,  et  de  la  belle 
folie  de  jepnesse  illuminée  d*yeux  clairs,  transparents 
jusqu'au  fond  des  âmes,  il  y  a  de  tout  cela  ce  matin 
dimanche  dans  une  maison  que  vous  connaissez,  une 
maison  neuve,  là-bas,  tout  au  bout  du  vieux  faubourg. 
La  vitrine  du  rez-de-chaussée  est  plus  brillante  que 
d'habitude.  Plus  allègrement  que  jamais  les  écriteaux 
dansent  au-dessus  de  la  porte,  et  parles  fenêtres  ou- 
vertes montent  des  cris  joyeux,  un  envolement  de 
bonheur. 

«  Reçu,  il  est  reçu...  Oh  I  quelle  chance  ...  Henriette, 
Élise,  arrivez  donc...  La  pièce  de  M.  Maranne  est 
reçue,  d 

Depuis  hier,  André  sait  la  nouvelle.  Gardailhac,  le 
directeur  des  Nouveautés,  Fa  fait  venir  pour  lui  appren- 
dre qu'on  allait  monter  son  drame  tout  de  suite,  qu'il 
ferait  joué  lemdis  prochain.  Us  ont  passé  la  soirée  à 


m  LE   NABAB. 

parler  des  décors,  de  la  distribution;  et,  comme  en 
Centrant  du  théâtre  il  était  trop  tard  pour  frapper 
chez  les  voisins,  Theureux  auteur  a  guetté  le  jou»* 
dans  une  impatience  fiévreuse,  puis  dès  qu'il  a  en- 
tendu marcher  au-dessous,  les  persiennes  s'ouvrir  en 
claquant  sur  la  façade,  il  est  descendu  bien  vite  annon- 
cer à  ses  amis  la  bonne  nouvelle.  A  présent  les  voilà 
tous  réunis,  ces  demoiselles  en  gentil  déshabillé,  les 
cheveux  tordus  à  la  hâte  et  M.  Joyeuse  que  l'événe- 
ment a  surpris  en  train  de  faire  sa  barbe,  montrant 
sous  son  bonnet  brodé  une  étonnante  figure  mi-partie, 
un  côté. rasé,  l'autre  non.  Mais  le  plus  ému,  c'est 
André  Maranne,  car  vous  savez  ce  que  la  réception  de 
Révolte  représente  pour  lui,  ce  dont  ils  sont  convenus 
avec  Bonne  Maman.  .Le  pauvre  garçon  la  regarde 
comme  pour  chercher  dans  ses  yeux  un  encouragement  ; 
et  les  yeux  un  peu  railleurs  et  bons  ont  l'air  de  dire  : 
«  Essayez  toujours.  Qu'est-ce  qu'on  risque?  »  Il 
regarde  aussi,  pour  se  donner  du  courage,  mademoi- 
selle Élise,  jolie  comme  une  fleur,  ses  grands  cils 
abaissés.  Enfin,  prenant  son  parti  : 

«  Monsieur  Joyeuse,  dit-U  d'une  voix  étranglée,  j'ai 
une  communication  très-grave  à  vous  faire.  » 
M.  Joyeuse  s'étonne  : 

«  Une  communication...  Ahl  mon  Dieu,  vous  m*ef« 
frayez...  » 
Et,  baissant  la  voix,  lui  aussi  : 
«  Est-ce  qu^  ces  demoiselles  sont  de  trop?  » 
Non.  Bonne  Maman  sait  ce  dont  il  s'agit.  Made- 
moiselle Élise  doit  aussi  s'en  douter.  Ce  sont  seulemenl 
les  enfants...  Mademoiselle  Henriette  et  sa  sœur  sont 
priées  de  se  retirer,  ce  qu'elles  font  aussitôt,  l'une  d'un 
mir  majestueux  et  vexé,  en  vrai  fille  des  Saint- Amanà» 


LK  NABAB.  323 

l*aatre,  la  jeune  Chinoise  Yaïa,  avec  une  foUe  envie  de 
rire  à  peine  dissimulée. 

Alors  un  grand  silence.  Piiis  ramoureux  commence 
sa  petite  histoire. 

Je  crois  hien  que  mademoiselle  Élise  se  doute  en 
effet  de  quelque  chose,  car  dès  que  le  jeune  Toisin  a 
parlé  de  communication,  elle  a  tiré  son  «  Ansart  et 
Rendu  »  de  sa  poche  et  s*est  plongée  précipitamment 
dans  les  aventures  d'un  tel  dit  le  Hutin,  émouvante 
lecture  qui  fait  trembler  le  livre  entre  ses  doigts.  Il  y 
a  de  quoi  trembler  certes,  devant  Tefiarement,  la  stu- 
peur indignée,  avec  lesquels  M*.  Joyeuse  accueille  cette 
demande  de  la  main  de  sa  fille  : 

«  Est-ce  possible?  Gomment  cela  s'est-il  fait?  Quel 
prodigieux  événement  1  Qui  se  serait  jamaiB  doute 
d'une  chose  pareille  ?  » 

Et  tout  à  coup  le  bonhomme  part  d'un  immense 
éclat  de  rire.  Eh  bieni  non,  ce  n'est  pas  vrai.  Voilà 
longtemps  qu'il  connaît  Taffaire,  qu'on  l'a  mis  au  cou- 
rant de  tout... 

Le  père  au  courant  de  tootl  Bonne  Maman  les  a 
donc  trahis?...  Et  devant  les  regards  de  reproche  qui  se 
tournent  de  son  côté,  la  coupable  s'avance  en  souriant: 

«  Qui,  mes  amis,  c'est  moi...  Le  secret  était  trop 
lourd.  Je  n'ai  pu  le  garder  pour  moi  seule...  Et  puis  le 
père  est  si  bon...  On  ne  peut  rien^l^i  cacher.  » 

En  pariant  ainsi,  elle  saute  au  cou  du  petit  [homme 
mais  la  place  est  assez  grande  pour  deux,  et  'quanci 
mademoiselle  Élise  s'y  réfugie  à  son  tour,  il  y  a  encore 
une  main  tendue,  afiectueuse,  paternelle,  vers  celui 
que  M.  Joyeuse  considère  désormais  comme  son  en- 
fant. Étreintes  silencieuses,  longs  regards  qui  se  croi- 
sent émus  ou  passionnés,  minutes  bienheureuses  qu'on 


324  LE  NABAB. 

voudrait  reteoir  toujours  par  le  bout  fragile  de  leurs 
ailes  I  On  cause,  on  rit  doucement  en  se  rappelant 
certains  détails.  M.  Joyeuse  raconte  que  le  secret  lui  a 
été  révélé  tout*  d*abord  par  des  esprits  frappeurs,  un 
jour  qu'il  était  seul  chez  André.  «  Comment  vont  les 
affaires,  monsieur  Maranne?  »  demandaient  les 
esprits,  et  lui-même  a  répondu  en  Tabsence  de  Ma- 
ranne :  «  Pas  trop  mal  pour  la  saison,  messieurs  les 
esprits.  »  Il  faut  vpir  de  quel  air  malicieux  le  petit 
homme  répète  :  «  Pas  trop  mal  pour  la  saison...,  » 
tandis  que  mademoiselle  Élise,  toute  confu9«  à  l'idée 
aue  c'est  avec  son  père  qu'elle  correspondait  ce  jour-là, 
disparait  sous  ses  boucles  blondes... 

Après  cette  première  émotion,  les  voix  posées,  on 
parle  plus  sérieusement.  U  est  certain  que  madame 
Joyeuse  née  de  Saint-Amand  n*aurait  jamais  consenti  à 
ce  mariage.  André  Maranne  n'est  pas  riche,  noble 
encore  moins  ;  mais  le  vieux  comptable  n'a  pas,  heu- 
reusement, les  mêmes  idées  de  grandeur  que  sa  femme. 
Ils  s'aiment,  ils  sont  jeunes,  bien  portants  et  honnêtes, 
voilà  de  belles  dots  constituées  et  qui  ne  coûteront  pas 
lourd  d'enregistrement  chez  le  notaire.  Le  nouveau 
ménage  s'installera  à  l'étage  au-dessus.  On  gardera  la 
photographie,  à  moins  qdeHévolte  ne  fasse  de.«  recettes 
énormes.  (On  peut  se  fler  à  l'Imaginaire  pour  cela.)  En 
tout  cas  le  père  sera  toujours  près  d'eux,  il  a  une  bonne 
place  chez  son  agent  de  change,  quelques  expertises  à 
faire  pour  le  Palais  ;  pourvu  que  le  petit  navire  vogue 
toujours  dans  les  eaux  du  grand,  tout  ira  bien,  avec 
l'aide  du  flot,  du  vent  et  de  Téloile. 

Une  seule  question  préoccupe  M.  Joyeuse  :  €  Les  pa- 
rents d'André  consentiront-ils  à  ce  mariage?  Comment 
le  docteur  Jenkins,  si  riche,  si  célèbre..   » 


LE  NABAB  335 

«  Ne  parlons  pas  de  cet  homme,  dit  André  en  pâlis- 
sant, c'est  un  misérable  à  qui  je  ne  dois  rien...  qui  ne 
in*est  rien...  » 

Il  s'arrête,  un  peu  gêné  de  cette  explosion  de  colère 
qu*il  n'a  pas  su  retenir  et  ne  peut  expliquer,  et  il 
reprend  avec  plus  de  douceur  : 

a  Ma  mère,  qui  vient  me  voir  quelquefois  malgré  la 
défense  qu'on  lui  a  faite,  a  été  la  première  informée  de 
nos  projets.  Elle  aime  déjà  mademoiselle  Ëlise,  comme 
sa  Bile.  Vous  verrez  Mademoiselle,  comme  elle  est 
bonne,  comme  elle  est  belle  et  charmante.  Quel  malheur 
qu'elle  appartienne  à  un  si  méchant  homme  qui  la 
tyrannise,  la  torture  jusqu'à  lui  défendre  de  prononcer 
le  nom  de  son  fils  I  » 

Le  pauvre  Maranne  pousse  un  soupir  qui  en  dit 
long  sur  le  gros  chagrin  qu'il  cache  au  fond  de  son 
cœur.  Mais  quelle  tristesse  pourrait  tenir  devant  le 
cher  visage  éclairé  de  boucles  blondes,  et  la  perspective 
radieuse  de  l'avenir?  Les  graves  questions  résolues,  on 
peut  rouvrir  la  porte  et  rappeler  les  deux  exilées.  Pour 
ne  pas  remplir  ces  petites  têtes  de  pensées  au-dessus 
de  leur  âge,  on  est  convenu  de  ne  rien  dire  du  prodi- 
gieux événement,  de  ne  rien  leur  apprendre  sinon 
qu'il  faut  s'habiller  à  la  hâte,  déjeuner  encore  plui 
vite,  pour  pouvoir  passer  l'après-midi  au  Bois,  où 
Maranne  leur  lira  sa  pièce,  en  attendant  d'aller  à  Su« 
resne^  manger  une  friture  chez  Kontzen  ;  tout  un  pro- 
gramme de  délices  en  l'honneur  de  la  réception  de  Ré^ 
volte  et  d'une  autre  bonne  nouvelle  qu'elles  sauront 
plus  tard. 

—  Ahl  vraiment...  Quoi  donc?  demandent  d'un  air 
innocent  les  deux  fillettes. 

Mais  si  vous  croyez  qu  elles  ne  savent  pas  de  quoi  il 


LE  NABAB. 

s*agit,  si  vous  pensez  que,  lorsque  mademoiselle  Élise- 
i  rappait  trois  coups  au  plafond,  elles  s'imaginaient  qu 
c  *6tail  spécialement  pour  s'informer  de  la  clientèle,  tous 
'■  tes  plus  ingénus  encore  que  le  père  Joyeuse. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  Mesdemoiselles...  Allez  ton* 
jonrs  vous  habUler. 

Alors  commence  un  autre  refrain  : 

—  Quelle  robe  f au t*il  mettre,  Bonne  Maman?...  La 
grise?... 

—  Bonne  Maman,  il  manque  une  bride  à  mon  cha~ 
peau. 

—  Bonne  Maman,  ma  fille,  je  n'ai  donc  plus  de  cra* 
Tate  empesée. 

Pendant  dix  minutes ,  c*est  autour  de  la  charmante 
aïeule  un  ya^et-vient,  des  instances.  Chacun  a  besoin 
d'elle,  c'est  elle  qui  tient  les  clefs  de  tout,  distribue  le 
joli  linge  blanc  fin  tuyauté,  les  mouchoirs  brodés,  les 
gants  de  toilette,  toutes  ces  richesses  qui,  sorties  des 
cartons  et  des  armoires,  étalées  sur  les  lits,  répandent 
dans  une  maison  l'allégresse  claire  du  dimanche. 

Les  travailleurs,  les  gens  à  la  tâche  la  connaissent 
seuls  cette  joie  qui  revient  tous  les  huit  jours  consa- 
crée par  l'habitude  d'un  peuple.  Pour  ces  prisonnier» 
de  la  semaine,  l'almanach  aux  grilles  serrées  s'en- 
trouvre de  distance  en  distance  en  espaces  lumineux, 
en  prises  d'air  rafraîchissantes.  C'est  le  dimanche,  le 
jour  si  long  aux  mondains,  aux  Parisiens  du  boulevard 
dont  il  dérange  les  manies,  si  triste  aux  dépatriés  sans 
famille,  et  qui  constitue  pour  une  foule  d'êtres  la  seule 
récompense,  le  seul  but  aux  efforts  désespérés  de  six 
jours  de  peine.  Ni  pluie,  ni  grêle,  rien  n'y  fait,  rien  ne 
les  empêchera  de  sortir,  de  tirer  derrière  eux  la  porte  de 
râtelier  désert,  du  petit  logement  étoufl'é.  Mais,  quand 


LE   NABAB.  d27 

le  printemps  s'en  mêle,  quand  un  soleil  de  mai  l'éclaire 
€omme  ce  malin,  qu'il  peut  s'habiller  de  couleurs  heu- 
reuses,  pour  le  coup  le  dimanche  est  la  fête  des  fêtes. 

Si  on  veut  bien  le  connaître,  il  faut  le  voir  surtout  axa 
quartiers  laborieux,  dans  ces  rues  sombres  qu'il  illu- 
mine, qu'il  élargit  en  fermant  les  boutiques,  en  remi- 
sant les  gros  camions  de  transport,  laissant  la  place 
libre  pour  des  rondes  d'enfants  débarbouillés  et  parés, 
et  des  parties  de  volants  mêlées  aux  grands  circuits  des 
hirondelles  sous  quelque  porche  du  vieux  Paris.  Il  faut 
le  voir  aux  faubourgs  grouillants,  enfiévrés,  où  dés  le 
matin  on  le  sent  planer,  reposant  et  doux,  dans  le  si- 
lence des  fabriques,  passer  avec  le  bruit  des  cloches  et 
ce  coup  de  sifflet  aigu  des  chemins  de  fer  qui  met  dans 
l'horizon,  tout  autour  des  banlieues,  comme  un  immense 
chant  de  départ  et  de  délivrance.  Alors  on  le  comprend 
6t  on  l'aime. 

Dimanche  de  Paris,  dimanche  des  travailleurs  et  dm 
humbles,  je  t'ai  souvent  maudit  sans  raison,  j'ai  versé 
des  flots  d'encre  injurieuse  sur  tes  joies  bruyantes  et  dé- 
bordantes, la  poussière  des  gares  pleines  db  ton  bruit 
et  les  omnibus  affolés  que  tu  prends  d'assaut,  sur  tes 
chansons  de  guinguette  promenées  dans  des  tapissières 
pavoisées  de  robes  vertes  et  roses,  tes  orgues  de  Bar- 
barie aux  mélopées  traînant  sous  le  balcon  des  cours 
désertes;  mais  aujourd'hui,  abjurant  mes  erreurs,  je 
t*exalte  et  je  te  bénis  pour  tout  ce  que  tu  donnes  de 
joie,  de  soulagement  au  labeur  courageux  et  honnête, 
pour  le  rire  des  enfants  qui  t'acclament,  la  fierté  des 
mères  heureuses  d'habiller  leurs  petits  eu  ton  honneur^ 
pour  la  dignité  que  tu  conserves  aux  logis  des  plus  pau- 
vres, la  nippe  glorieuse  mise  de  côté  pour  toi  au  fond 
de  la  vieiLe  commode  écloppée;  je  te  bénis  surtout  à 


8S8  LE  NAfiAB. 

cause  de  tout  le  bonheur  que  tu  apportais  en  surcroît  ce 
matin-là  dans  la  grande  maison  neuve  au  bout  de  l'an- 
cien faubourg. 

Les  toilettes  terminées,  le  déjeuner  fini,  pris  sur  le 
pouce  «—  et  sur  le  pouce  de  ces  demoiselles  vous  pensez 
ce  qu'il  peut  tenir  —  on  était  venu  mettre  les  chapeaux 
devant  la  glace  du  salon.  Bonne  Maman  jetait  son  coup 
d'œil  général,  piquait  ici  une  épingle ,  renouait  un  ru- 
ban là,  redressait  la  cravate  paternelle;  mais,  tandis  que 
tout  ce  petit  monde  piaffait  d'impatience,  appelé  au  de- 
hors par  la  beauté  du  jour,  voilà  un  coup  de  sonnette 
qui  retentit  et  vient  troubler  la  fête. 

—  Si  on  n'ouvrait  pas?...  proposent  les  enfants. 

Et  quel  soulagement,  quel  cri  de  joie  en  voyant  en- 
trer l'ami  Paul! 

—  Vite,  vite,  venez;  qu'on  vous  apprenne  la  bonne 
nouvelle...  » 

Il  le  savait  bien  avant  tous  que  la  pièce  était  reçue. 
Il  avait  eu  assez  de  mal  pour  la  faire  lire  à  Gar- 
dailhac,  qui,  sur  la  seule  vue  des  «  petites  lignes,  » 
comme  il  appelait  les  vers,  voulait  envoyer  le  manus- 
crit à  la  Levantine  et  à  son  masseur,  ainsi  que  cela  se 
pratiquait  pour  tous  les  ours  du  théâtre.  Mais  Paul  se 
^arda  de  parler  de  son  intervention.  Quant  à  l'autre 
événement,  celui  dont  on  ne  disait  mot  à  cause  des  en- 
fants, il  le  devina  sans  peine  au  bonjour  frémissant  de 
Maranne,  dont  la  blonde  crinière  se  tenait  toute  droite 
sur  son  front  à  force  d'être  relevée  à  deux  mains  par  le 
poëte,  comme  il  faisait  toujours  dans  ses  moments  de 
joie,  au  maintien  un  peu  embarrassé  d'Élise,  aux  airs 
triomphants  de  M.  Joyeuse,  qui  se  redressait  dans  ses 
habits  fiais,  tout  le  bonheur  des  siens  écrit  sur  sa 
figure. 


LE    .NAIÎAÎJ  320 

Bonne  Maman  seule  gardait  son  air  paisible  d'ha- 
bitude ;  mais  on  sentait  en  elle,  dans  son  empresse- 
ment autour  de  sa  sœur,  une  certaine  attention  en- 
core plus  tendre,  un  soin  de  la  rendre  jolie.  Et  c*était 
délicieux  ces  vingt  ans  qui  en  paraient  d'autres,  sans 
envie,  sans  regret,  avec  quelque  chose  du  doux  renon- 
cement d'une  mère  fêtant  le  jeune  amour  de  sa  fille  en 
souvenir  d'un  bonheur  passé.  Paul  voyait  cela,  il  était 
même  seul  à  le  voir;  mais,  tout  en  admirant  Aline,  il  se 
demandait  avec  tristesse  s'il  y  au^it  jamais  place  en  ce 
cœur  maternel  pour  d'autres  affections  que  celles  de  la 
famille,  des  préoccupations  en  dehors  du  cercle  tran- 
quille et  lumineux  où  Bonne  Maman  présidait  si  genti- 
ment le  travail  du  soir. 

L'Amour  est,  comme  on  sait,  un  pauvre  aveugle  privé 
par-dessus  le  marché  de  l'ouïe,  de  la  parole,  et  ne  se 
conduisant  que  par  des  presciences,  des  divinations,  des 
facultés  nerveuses  de  malade.  C'est  pitié  vraiment  de  le 
voir  errer,  tâtonner,  porter  à  faux  tous  ses  pas,  frôler 
du  doigt  les  appuis  où  il  se  guide  avec  des  maladresses 
méfiantes  d'infirme.  Au  moment  même  où  il  mettait 
en  doute  la  sensibilité  d'Aline,  Paul,  annonçant  à  ses 
amis  qu'il  partait  pour  un  voyage  de  plusieurs  jours, 
peut-être  de  plusieurs  semaines,  ne  vit  pas  la  pâleur 
subite  de  la  jeune  fille ,  n'entendit  pas  le  cri  doulou- 
reux échappé  de  ses  lèvres  discrètes  : 

a  Vous  partez?  » 

Il  partait,  il  allait  à  Tunis,  bien  inquiet  de  laisser 
son  pauvre  Nabab  au  milieu  de  -sa  meute  enragée; 
pourtant  la  protection  de  Mora  le  rassurait  un  peu,  et 
puis  ce  voyage  était  indispensable. 

«  Et  la  Territoriale^  demanda  le  vieux  comptable 
revenant  toujours  à  son  idée,..  Où  ça  en  est-il?...  Je 

3S. 


^30  LE  NABÂB. 

yoi&  encore  le  nom  de  Jansoulet  en  tète  du  conseil 
d'administration...  Tous  ne  pouvez  donc  pas  le  tirer  de 
cette  caverne  d'Ali-Baba?...  Brenez  garde...  prenez 
f;arde... 

—  Ehl  je  le  sais  bien,  monsieur  Joyeuse...  Mais» 
pour  sortir  de  là  avec  honneur,  il  faut  de  Targeni, 
beaucoup  d'argent,  un  nouveau  sacrifice  de  deux  on 
trois  millions;  et  nous  ne  les  avons  pas...  C'est  juste- 
ment pour  cela  que  je  vais  à  Tunis  essayer  d'arracher 
a  la  rapacité  du  bey  un  morceau  de  cette  grande  fortune 
qu'il  détient  si  injustement...  En  ce  moment,  j'ai  encore 
quelque  chance  de  réussir,  tandis  que  plu&^tard  peni^ 
^tre... 

—  Partez  vite  alors,  mon  cher  garçon,  et  si  vous 
revenez  avec  un  gros  sac,  ce  que  je  vous  souhaite, 
occupez-vous  avant  tout  de  la  bande  Paganetti.  Songez 
qu'il  suffit  d'un  actionnaire  moins  patiept  que  les  autres 
pour  tout  faire  sauter,  exiger  une  enquête;  et  vous 
savez,  vous,  ce  qu'elle  révélerait,  l'enquête...  A  la*ré- 
flexion  même,  ajouta  M.  Joyeuse  dont  le  front  se  plis- 
sait, je  m'étonne  que  Hemerlingue,  dans  sa  haine 
contre  vous^  ne  se  soit  pas  procuré  en  sous-main  quel- 
ques actions...  » 

Il  fut  interrompu  par  le  concert,  de  malédictions, 
4'imprécations  que  soulevait  le  nom  de  Hemerlingue 
parmi  toute  cette  jeunesse  haïssant  le  gros  banquier 
pour  le  mal  qu'il  avait  fait  au  père,  pour  celui  qu'il 
voulait  à  ce  bon  Nabab  adoré  dans  la  maison  à  traveri 
Paul  de  Géry. 

«Hemerlingue,  sans  cœurl...  Scélérat  I...  Méchant 
homme  I  » 

Mais,  au  milieu  de  tous  ces  cris,  l'Imaginaire  continuait 
sa  supposition  du  gros  baron  devenant  actionnaire  de  la 


LB  NABAB.  881 

Territoriale  pour  pouvoir  citer  son  ennemi  devant  lei 
tribunaux.  Et  Ton  se  figure  la  stupeur  d'André  Maranne 
absolument  étranger  à  toute  oette  affaire,  lorsqu'il  vit 
M.  Joyeuse  se  tourner  vers  lia,  la  face  pourpre  et  gon- 
fiée,  et  le  désigner  du  doigt  avec  ces  mots  terriblet  : 
«  Le  plus  coquin  ici,  c'e8t  encoxa  vous.  Monsieur. 

—  Oh!  papa,  papa...  qu'est-ce  que  tu  dis? 

—  Hein?...  Quoi  donc?...  Ahl  pardon,  mon  char 
André...  Je  me  croyais  dans  le  cabinet  du  juge  d'in- 
struction, en  face  de  ce  drôle...  C'est  ma  maudite 
cervelle  qui  s'emporte  toujours  au  diable  au  vert...  » 

Un  fou  rire  éclata,  jaillit  dehors  par  toutes  les  ctoU 
sèes  ouvertes,  aUa  se  mêler  aux  mille  bruits  de  voitures 
roulantes  et  de  peuple  endimanché  remontant  l'avenue 
des  Ternes;  et  l'auteur  d&Itévolte  profita  de  la  diver- 
sion pour  demander  si  on  n'allait  pas  bientôt  se  mettre 
en  route...  Il  était  tard...  les  bonnes  placée  seraient 
prises  dan»  le  Bois ... 

a  Au  Bois  de  Boulogne,  un  dimanche  I  fit  Paul  dp 
Géry. 

—  Ohl  notre  bois  n'est  pas  le  vôtre,  répondit  Aline 
en  souriant...  Venez  avec  nous,  vous  verrez.  » 

Vous  est-il  arrivé,  promeneur  solitaire  et  contem- 
platif, de  vous  coucher  à  plat- ventre  dans  le  taillis  her- 
beux d'une  forêt,  parmi  cette  végétation  particulière 
poussée  entre  les  feuilles  tombées  de  l'automne,  variée, 
multiple,  et  de  laisser  vos  yeux  errer  au  ras  de  terre 
devant  vous?  Peu  à. peu  le  sentiment  de  la  hauteur  se 
perd,  les  branche»  croisées  des  chênes  au-dessus  de  vos 
têtes  forment  un  ciel  inaccessible,  et  vous  voyez  une 
forêt  nouvelle  s'étendre  sous  l'autre,  ouvrir  ses  avenues 
profondes  pénétrées  d'une  lumière  verte  et  mystérieuse» 


Sat  LE  NABAB. 

formées  d*arbustes  frêles  ou  chevelus  terminés  en  cimes 
rondes  avec  des  apparences  exotiques  ou  sauvages ,  des 
hampes  de  cannes  à  sucre,  des  grâces  roides  de  pal- 
miers, des  coupes  fines  retenant  une  goutte  d*eau,  des 
girandoles  portant  de  petites  lumières  jaunes  que  le 
vent  souffle  en  passant.  Et  le  miracle,  c'est  que,  sous 
ces  ombres  légères,  vivent  des  plantes  minuscules  et 
des  milliers  d'insectes  dont  Texistence,  vue  de  si  près, 
vous  révèle  tous  ses  mystères.  Une  fourmi,  embarrassée 
comme  un  bûcheron  sous  le  faix,  traîne  un  brin 
d*écorce  plus  gros  qu'elle;  un  scarabée  chemine  sur  une 
herbe  jetée  comme  un  pont  d'un  tronc  à  un  autre, 
pendant  que ,  sous  une  haute  fougère  isolée  dans  un 
rond-point  tout  velouté  de  mousse,  une  petite  bête 
bleue  ou  rouge  attend,  les  antennes  droites,  qu'une 
autre  bestiole  en  route  là-bas  par  quelque  allée  déserte 
arrive  au  rendez-vous  sous  l'arbre  géant.  C'est  une 
petite  forêt  sous  la  grande,  trop  près  du  sol  pour  que 
celle-ci  l'aperçoive,  trop  humble,  trop  cachée  pour 
être  atteinte  par  son  grand  orchestre  de  chants  et  de 
tempêtes. 

Un  phénomène  semblable  se  passe  au  Bois  de  Bou- 
logne. Derrière  ces  allées  sablées,  arrosées  et  nettes,  où 
des  files  de  roues  tournant  lentement  autour  du  lac 
tracent  tout  le  jour  un  sillon  sans  cesse  parcouru,  ma- 
chinal, derrière  cet  admirable  décor  de  verdures  en 
murailles,  d'eau  captive,  de  roches  fleuries,  le  vrai 
bois,  le  bois  sauvage,  aux  taillis  vivaces,  pousse  et  re- 
pousse, formant  des  abris  impénétrables,  traversés  de 
menus  sentiers,  de  sources  bruissantes.  Gela,  c'est  le 
bois  des  petits,  le  bois  des  humbles,  la  petite  forêt  sous 
la  grande.  Et  Paul,  qui,  de  l'aristocratique  promenade 
[parisienne  ne  connaissait  que  les  longues  avenues,  le 


LE   NABAB.  333 

lac  ét'ncelant  aperçu  du  fond  d'un  carrosse  ou  du  haut 
d'un  break  à  quatre  roues  dans  la  poussière  d'un  retour 
de  Longchamps,  s'étonnait  de  voir  le  coin  délicieuse-* 
ment  abrité  où  ses  amis  l'avaient  conduit. 

G^était  au  bord  d'un  étang  jeté  en  miroir  sous  des 
saules,  couvert  de  nénuphars  et  de  lentilles  d'eau, 
coupé  de  place  en  place  de  larges  moires  blanches, 
rayons  tombés,  étalés  sur  la  surface  luisante,  et  que  de 
grandes  pattes  d'argyronètes  rayaient  comme  avec  des 
pointes  de  diamant. 

Sur  les  berges  en  pente  abritées  d'une  verdure  déjà 
serrée  quoique  grêle,  on  s'était  assis  pour  écouter  la 
lecture,  et  les  jolies  figures  attentives,  les  jupes  gonflées 
sur  l'herbe  faisaient  penser  à  quelque  Décameron  plus 
naïf  et  plus  chaste,  dans  une  atmosphère  reposée.  Pouf 
compléter  ce  bien-être  de  nature,  cet  aspect  de  cam- 
pagne lointaine,  deux  ailes  de  moulin,  dans  un  écart 
de  branches,  tournaient  vers  Suresnes,  tandis  que  de 
l'éblouissante  vision  luxueuse  croisée  à  tous  les  carre- 
fours du  bois,  il  n'arrivait  qu'un  roulement  confus  et 
perpétuel  qu'on  finissait  par  ne  plus  entendre.  La  voix 
du  poète,  éloquente  et  jeune,  montait  seule  dans  le 
silence,  les  vers  s'envolaient  frémissants,  répétés  tout 
bas  par  d'autres  lèvres  émues,  et  c'étaient  des  approba- 
tions étouffées,  des  frissons  aux  passages  tragiques. 
Même  on  vit  Bonne  Maman  essuyer  une  grosse  larme. 
Ce  que  c'est  pourtant  que  de  n'avoir  pas  de  broderie 
en  main. 

La  première  œuvre I...  Révolte  était  cela  pour  Andréi 
cette  première  œuvre  toujours  trop  abondante  et  toufl'ue 
dans  laquelle  l'auteur  jette  d'abord  tout  un  arriéré 
d'idées,  d'opinions,  pressées  comme  les  féaux  au  bord 
d'une  écluse,  et  qui  est  souvent  la  plus  riche  sinon  la 


S34  LE  NABAB. 

meilleure  d*an  écrivain.  Quant  an  sort  qui  l'attendait» 
nul  n'aurait  pu  le  dire;  et  Tincertitude  planant  sur  la 
lecture  du  drame  ajoutait  à  son  émotion  celle  de  chaque 
auditeur,  les  vœux  tout  de  blanc  vêtus  de  mademoiselle 
Élise,  les  hallucinations  fantaisistes  de  M.  Joyeuse,  et 
les  souhaits  plus  positifs  d'Aline  installant  d'avance  la 
modeste  fortune  de  sa  sœur  dans  le  nid,  battu  des  vents 
mais  envié  de  la  foule,  d'un  ménage  d'artiste. 

Ahl  si  quelqu'un  de  ces  promeneurs  tournant  pour 
la  centième  fois  autour  du  lac,  accablé  par  la  mono- 
tonie de  son  habitude,  était  venu  écarter  les  branches, 
quelle  surprise  devant  ce  tableau  I  Mais  se  serait-il  bien 
4outé  de  tout  ce  qu'il  pouvait  tenir  de  passion,  de  rêves, 
de  poésie  et  d'espérance  dans  ce  petit  coin  de  verdure 
guère  plus  large  que  l'ombre  dentelée  d'une  fougère 
«ur  la  mousse  ? 

«  Vous  aviez  raison,  je  ne  connaissais  pas  leBob^.. 
disait  Paul  tout  bas  à  Aline  appuyée  sur  son  bras.  » 

Ils  suivaient  maintenant  une  allée  étroite  et  couverte» 
et  tout  en  causant  marchaient  d'un  pas  très- vif ,  bien  en 
avant  des  autres.  Ce  n'était  pourtant  pas  la  terrasse  du 
père  Eontzen  ni  ses  fritures  croustillantes  qui  les  atti- 
raient. Non,  les  beaux  vers  qu'ils  venaient  d'entendre 
les  avaient  emportés  très-haut,  et  ils  n'étaient  pas  en- 
core redescendus.  Us  allaient  devant  eux  vers  le  bout 
toujours  fuyant  du  chemin  qui  s'élargissait  à  son  extré^ 
mité  dans  une  gloire  lumineuse,  une  poussière  de  rayons 
comme  si  tout  le  soleil  de  cette  belle  journée  les 
attendait,  tombé  à  la  lisière.  Jamais  Paul  ne  s'était 
ienti  si  heureux.  Ce  bras  léger  posé  sur  son  bras,  ce 
pas  d'enfant  où  le  sien  se  guidait,  lui  auraient  rendu 
la  vie  douce  et  facile  autant  que  cette  promenade  sur 
la  mousse  d'une  allée  verte.  Il  l'eût  dit  à  la  jeune  fille, 


LE   NÂBAB.  3^S 

plement,  comme  il  le  sentait,  s'il  n*âvait  craint  d'ef- 
faroucher cette  confiance  d'Aline  causée  sans  doute  par 
le  sentiment  dont  elle  le  Bavait  possédé  pour  une  autre 
et  qui  semblait  écarter  d'eux  toute  pensée  d'amour. 

Tout  à  coup,  droit  devant  eux,  là^bas  sur  le  fond 
clair,  un  groupe  de  cavaliers  se  détacha ,  d'abord  vague 
et  indistinct,  laissant  voir  un  homme  et  une  femme  élé- 
gamment montés  et  s'engageant  dans  l'allée  mystérieuse 
parmi  les  bar^-es  d'or,  les  ombres  feuillagées,  les  mille 
points  de  lumière  dont  le  sol  était  jonché,  qu'ils  dépla- 
çaient en  avançant  par  bonds  et  qui  remontaient  sur 
eux  en  ramages  du  poitrail  des  chevaux  jusqu'au  voile 
bleu  de  l'amazone.  Gela  venait  lentement,  capricieuse- 
ment, et  les  deux  jeunes  gens,  qui  s'étaient  engagés 
dans  lé  massif ,  purent  voir  passer /tout  près  d'eux^  avec 
des  craquements  de  cuir  neuf,  un  bruit  de  mors  fière- 
ment secoués  et  blancs  d'écume  comme  après  une 
galopade  furieuse,  deux  bètes  superbes  portant  un 
couple  humain  étroitement  uni  par  le  rétrécissement 
du  sentier  ;  lui,  soutenant  d'un  bras  la  taille  souple 
moulée  dans  un  corsage  de  drap  sombre,  elle,  la  main 
à  l'épaule  du  cavalier  et  sa  petite  tète  en  profil  perdu 
sous  le  tulle  à  demi  retombé  de  la  voilette  —  appuyée 
dessus  tendrement.  Cet  enlacement  amoureux  bercé  par 
l'impatience  des  montures  un  peu  retenues  dans  leur 
fougue,  ce  baiser  confondant  les  rênes,  cette  passion  qui 
•aurait  le  bois  en  chasse,  au  milieu  du  jour,  avec  un 
lai  mépris  de  l'opinion  auraient  suffi  à  trahir  le  duc  et 
Félicia,  si  l'ensemble  fier  et  charmeur  de  l'amazone  et 
Taisance  aristocratique  de  son  compagnon,  sa  pâleur 
légèrement  colorée  par  la  course  et  les  perles  miracu- 
leuses de  Jenkins,  ne  les  eussent  déjà  fait  reconnaître. 

Ce  n'était  pas  extraordinaire  de  rencontrer  Mora  au 


836  L£  NABAB. 

I 

Bois  un  dimanche.  Il  aimait  ainsi  que  sou  maître  à  M 
faire  voir  aux  Parisiens,  à  entretenir  sa  popularité  dans 
tous  les  publics  ;  puis,  la  duchesse  ne  raccompagnait 
jamais  ce  jour-là  et  il  pouvait  tout  à  son  aise  faire  une 
halte  dans  ce  petit  chalet  de  Saint-James  connu  de 
tout  Paris,  et  dont  les  lycéens  se  montraient  en  chucho' 
tant  les  tourelles  roses  découpées  entre  les  arbres.  Mais 
il  fallait  une  folle,  une  affronteuse  comme  cette  Félicia 
pour  B*afâc&èr  ainsi,  se  perdre  de  réputation  à  tout 
jornais...  Un  bruit  de  terrain  battu,  de  buissons  frôlés 
diminué  par  Téloignement,  quelques  herbes  courbées 
qui  se  redressaient,  des  branches  écartées  reprenant 
leur  place,  c'était  tout  ce  qui  restait  de  Tapparition. 

«  Vous  avez  vu?  dit  Paul  le  premier.  » 

Elle  avait  vu,  et  elle  avait  compris,  malgré  sa  candeur 
d'honnêteté,  car  une  rougeur  se  répandait  sur  ses 
traits,  une  de  ces  hontes  ressenties  pour  les  fautes  de 
ceux  qu'on  aime. 

«  Pauvre  Félicia,  »  dit-elle  tout  bas,  en  plaignant 
non-seulement  la  malheureuse  abandonnée  qui  venait 
de  passer  devant  eux,  mais  aussi  celui  que  cette  défec- 
tion devait  frapper  en  plein  cœur.  La  vérité  est  que 
Paul  de  Géry  n'avait  eu  aucune  surprise  de  cette  ren- 
contre, qui  justifiait  des  soupçons  antérieurs  et  l'éloi- 
gnement  instinctif  éprouvé  pour  la  charmeuse  dans 
leur  dîner  des  jours  précédents.  Mais  il  lui  sembla  doux 
d'être  plaint  par  Aline,  de  sentir  l'apitoiement  de  cette 
voix  plus  tendre,  de  ce  bras  qui  s'appuyait  davantage. 
Gomme  les  enfants  qui  font  les  malades  pour  la  joie  des 
càlineries  maternelles,  il  laissa  la  consolatrice  s'ingé- 
nier autour  de  son  chagrin,  lui  parler  de  ses  frères,  du 
Nabab,  et  du  prochain  voyage  à  Tunis,  un  beau  pays, 
disait-on.  «  Il  faudra  nous  écrire  souvent,  et  de  longues 


I 

i. 


LE  NABAB.  337 

leitrJBs,  sur  les  curiosités  de  la  route,  Tendroit  que  vous 
habiterez...  Car  on  voit  mieux  ceux  qui  sont  loin  quand 
on  peut  se  figurer  le  milieu  où  ils  vivent.  »  Tout  en 
causant,  ils  arrivaient  au  bout  de  Tallée  couverte,  ter- 
minée par  une  immense  clairière  dans  laquelle  se 
mouvait  le  tumulte  du  Bois,  voitures  et  cavaliers 
s'altemant,  et  la  foule  à  cette  distance  piétinant  dans 
une  poudre  floconneuse  qui  la  massait  confusément  en 
troupeau.  Paul  ralentit  le  pas,  enhardi  par  cette  der- 
nière minute  de  solitude. 

(c  Savez-vous  à  quoi  je  pense,  dit-il  en  prenant  la 
main  d*Aline;  c*est  qu*on  aurait  plaisir  à  être  malbeu- 
reux  pour  se  faire  consoler  par  vous.  Mais,  si  précieuse 
que  me  soit  votre  pitié,  je  ne  puis  pourtant  vous  laisser 
vous  attendrir  sur  un  mal  imaginaire...  Non,  mon  cœur 
n*est  pas  brisé,  mais  plus  vivant,  plus  fort  au  contraire. 
Et  si  je  vous  disais  quel  miracle  Ta  préservé,  quel  talis- 
man... » 

Il  lui  mit  sous  les  yeux  un  petit  cadre  ovale  entourant 
un  profil  sans  ombres,  un  simple  contour  au  crayon  où 
elle  se  reconnut,  surprise  d'être  si  jolie,  comme  reflétée 
dans  le  miroir  magique  de  TAmour.  Des  larmes  lui 
vinrent  aux  yeux  sans  qu'elle  sût  pourquoi,  une  source 
ouverte  dont  le  flot  battait  sa  poitrine  chaste.  Il  conti- 
nua : 

«  Ce  portrait  m'appartient.  Il  a  été  fait  pour  moi... 
Cependant,  au  moment  de  partir,  un  scrupule  m'est 
venu.  Je  ne  veux  le  tenir  que  de  vous-même...  Prenez-le 
donc,  et  si  vous  trouvez  un  ami  plus  digne,  quelqu'un 
qui  vous  aime  d'un  amour  plus  profond,  plus  loyal  que 
le  mien,  je  vous  permets  de  le  lui  donner.  » 

Elle  s'était  remise  de  son  trouble, tCt  regardant  de 
Géry  bien  en  face  avec  une  tendresse  sérieuse  : 

2» 


'' 


LE  NÂBÂ6. 

«  Si  je  n'écoutais  que  mon  cœur.,  je  n'hésiterais  pas 
à  TOUS  répondre;  car,  si  tous  m*aîmez  comme  tous 
dites,  je  crois  bien  que  je  tous  aime  aussi...  Hais  je  ne 
suis  pas  libre,  je  ne  suiç  pas  seule  dans  la  TÎe...  re- 
gardez là-bas...  » 

Elle  montrait  son  père  et  ses  sœurs  qui  leur  fai- 
saient signe  de  loin,  se  h&taient  pour  les  rejoindre. 

«  Eh  bienl  et  moi?  fit  Paul  vÎTement...  Est-^ee  que 
je  n'ai  pas  les  mêmes  deToirs,  les  mêmes  charges?... 
Nous  sommes  comme  deux  Tcufs  chefs  de  famille... 
Ne  Toulez-Tous  pas  aimer  les  miens  autant  que  j'aime 
les  TÔtres?... 

—  Vrai?...  C'est  Trai?  Vous  me  laisserez  aTec  eux?... 
Je  serai  Aline  pour  tous  et  toujours  Bonne  Maman 
pour  tou9  nos  enfants?...  Oh  I  alors,  dit  la  chère  créa- 
ture rayonnante  de  joie  et  de  lumière,  alors  Toilà  mon 
portrait,  je  tous  le  domie...  Et  puis  toute  mon  âme 
iTec,  et  pour  toujours...  » 


XVIII 


LES  PERLES   JENKINt 


Environ  huit  jours  après  son  aventure  avec  Moës* 
isard,  complication  nouvelle  dans  le  terrible  gâchis  de 
les  affaires,  Jansoulet  en  sortant  de  la  Chambre, 
on  jeudi,  se'  fit  conduire  à  Thôtel  de  Mora.  Il  n'y 
était  pas  retourné  depuis  Talgarade  de  la  rue  Royale^ 
«et  ridée  de  se  trouver  en  présence  du  duc  faisait 
courir  sous  s6n  solide  épiderme  quelque  chose  de  la 
panique  qui  agite  un  lycéen  montant  chez  le  provi- 
seur après  une  rixe  à  TÉtude.  U  fallait  pourtant 
subir  la  gène  de  cette  première  entrevue.  Le  bruit  cou- 
rait par  les  bureaux  que  Le  Merquier  avait  terminé  son 
rapport,  chef-d'œuvre  de  logique  et  de  férocité,  con- 
cluant à  rinvalidation  et  devant  l'emporter  haut  la 
main,  à  moins  que  Mora,  si  puissant  à  l'Assemblée,  ne 
vînt  lui-même  lui  donner  «son  mot  d'ordre.  Partie  sé- 
rieuse, comme  on  voit,  et  qui  enfiévrait  les  joues  du 
Nabab,  pendant  que  dans  les  glaces  biseautées  de 
ion  coupé  il  étudiait  sa  mine,  ses  sourires  de  cour- 
tisan, cherchant  à  se  préparer  une  entréejngénieuse, 
un  de  ses  coups  d'efi'ronterie  bon  enfant  qui  avaient 
causé  sa  fortune  chez  Ahmed  et  \e  servaient  encore 


340  LE  NABAB. 

auprès  deTExcellence  française,  —  le  tout  accompagné 
ne  battements  de  cœur  et  de  ces .  frissons  entre  les 
épaules  qui  précèdent,  même  faites  en  carrosse  doré, 
les  démarches  décisives. 

Arrivé  à  Thôtel  par  le  bord  de  Teau,  il  fut  très- 
étonné  de  voir  que  le  suisse  du  quai,  comme  aux  jours 
de  grande  réception,  faisait  prendre  aux  voitures 
la  rue  de  Lille,  afin  de  laisser  une  porte  libre  pour  la 
sortie.  Il  songea,  ùn^eu  troublé:  «  Qu'est-ce  qu'il  se 
passe?  »  Peut-être  un  Concert  chez  la  duchesse,  une 
vente  de  charité,  quelque  fête  d'où  Mora  l'aurait  exclu 
à  cause  du  scandale  de  sa  dernière  aventure.  Et  ce 
trouble  s'accrut  encore  lorsque  Jansoulet,  après  avoir 
traversé  la  cour  d'honneur  au  milieu  du  fracas  des  por- 
tières refermées,  d'un  roulement  sourd  et  continu  sur 
le  sable,  se  trouva  —  le  perron  franchi  —  dans  l'im- 
mense salon  d'antichambre  rempli  d'une  foule  qui  ne 
dépassait  aucune  des  portes  intérieures,  concentrant 
son  va-et-vient  anxieux  autour  de  la  table  du  suisse  où 
s'inscrivaient  tous  les  noms  célèbres  du  grand  Paris.  Il 
semblait  qu'un  coup  de  vent  de  désastre  eût  traversé  la 
maison,  emporté  un  peu  de  son  calme  grandiose, 
laissé  filtrer  dans  son  bien-être  l'inquiétude  et  le 
danger. 

«  Quel  malheur!... 

—  Ah  1  c'est  afi'reux ... 

—  Et  si  subitement...  » 

Les  gens  se  croisaient  en  échangeant  des  mots  sem- 
blables. Jansoulet  eut  une  pensée  rapide  : 

'<  Est-ce  que  le  duc  est  malade  ?  demanda-t-il  à  un 
domestique. 

—  Ahl  Monsieur...  Il  va  mourir...  11  ne  passera  pas 
la  nuit.  » 


LE  NABAB.  Ml 

« 

La  toiture  du  palais  s'écroulant  sur  sa  tête  ne  l'aurait 
pas  mieux  assommé.  Il  vit  tourbillonner  des  papillons 
rouges,  chancela  et  se  laissa  tomber  assis  sur  une  ban* 
quette  de  velours  à  c6té  de  la  grande  cage  des  singes 
qui,  surexcités  dans  tout  ce  train,  suspendus  par  la 
queue,  par  leurs  petites  mains  au  long  pouce,  s'accro- 
chaient en  grappe  aux  barreaux,  et  curieux,  effarés, 
venaient  assaillir  de  leurs  plus  réjouissantes  grimaces 
de  macaques  ce  gros  homme  stupéfait,  fixant  les  dalles, 
se  répétant  tout  haut  à  lui-même  :  «  Je  suis  perdu... 
Je  suis  perdu...  » 

Le  duc  se  mourait.  Gela  Tavait  pris  subitement  le 
dimanche  en  revenant  du  Bois.  Il  s'était  senti  atteint 
d'intolérables  brûlures  d'entraitles  qui  lui  dessinaient 
comme'  au  fer  rouge  toute  Fanatomie  de  son  corps, 
alternaient  avec  un  froid  léthargique  et  de  longs  assou- 
pissements. Jenkins,  mandé  tout  de  suite,  ne  dit  pas 
grand*chosen  ordonna  quelques  calmants.  Le  lende- 
main, les  douleurs  recommencèrent  plus  fortes  et  sui- 
vies  de  la  même  torpeur  glaciale,  plus  accentuée  aussi, 
comme  si  la  vie  s*en  allait  par  secousses  violentes, 
déracinée.  A  Ten tour,  personne  ne  s'en  émut.  «  Lende- 
main de  Saint-James,  »  disait-on  tout  bas  à  Tanticham- 
bre,  et  la  belle  figure  de  Jenkins  gardait  sa  sérénité.  A 
peine  si  dans  ses^ visites  du  matin  il  avait  parlé  à  deux 
ou  trois  personnes  de  Tindisposition  du  duc,  et  si  légè- 
rement qu'on  n'y  avait  pris  garde. 

Mora  lui-même,  malgré  son  extrême  faiblesse,  bien 
qu'il  se  sentit  la  tète  absolument  vide,  et  comme  il 
disait,  (c  pas  une  idée  sous  le  front,  »  était  loin  de  b% 
douter  de  la  gravité  de  son  état.  Le  troisième  jour  seu- 
lement, en  s'éveillant  le  matin,  la  vue  d'un  simple  filet 
de  &àng  qui  de  sa  bouche  avait  coulé  sur  sa  barbe  et 

29. 


34!»  LE  NABAB. 

Tofeiller  rougi,  fit  tressaillir  ce  délicat,  cdt  élégant  qui 
avait  horreur  de  toutes  les  misères  humaines,  surtout 
de  la  maladie,  et  la  voyait  arriver  sournoisement  avee 
ses  souillures,  ses  faiblesses  et  Tabandon  de  soi-même» 
première  concession  faite  à  la  mort.  Monpavon,  en- 
trant dei:rière  Jenkins>  surprit  le  regard  subitement 
trdublé  du  grand  seigneur  en  face  de  la  vérité  terrible, 
et  fut  en  même  temps  épouvanté  des  ravages  faits  en 
quelques  heures  sur  le  visage  émacié  de  Mora;  où 
toutes  les  rides  de  son  âge,  soudainement  apparues  se 
mêlaient  à  des  plis  de  souffrance,  à  ces  dépressions 
de  muscles  qui  trahissent  de  graves  lésions  intérieures. 
Il  prit  Jenkins  à  part,  pendant  qu'on  apportait  au  mon- 
dain de  quoi  faire  sa  toilette  sur  son  lit,  tout  ua  appa- 
reil de  cristal  et  d'argent  contrastant  avec  la  pâleur 
jaune  de  la  maladie. 

«  Ah  ça!  voyons,  Jenkins*..  mais  le  due^  es!  très* 
mal. 

—  J'en  ai  peur...,  dit  l'Irlandais  tout  bas. 

—  Enfin,  qu'est-ce  qu'il  a? 

—  Ce  qu'il  cherchait,  parbleu!  fit  l'autre  avec  une 
sorte  de  fureur...  On  n'est  pas  impunément  jeune  à  son 
âge.  Cette  passion  lui  coûtera  cher...  » 

Quelque  mauvais  sentiment  triomphait  en  lui  qu'il 
fit  taire  aussitôt,  et  transformé,  gonflant  sa  face  comme 
s'il  avait  la  tête  pleine  d'eau,  il  soupira  profondément 
en  serrant  les  mains  du  vieux  gentilhomme  : 

«  Pauvre  duc...  Pauvre  duc...  Ah!  mon  ami,  je  suis 
désespéré. 

—  Prenez  garde,  Jenkins,  dit  froidement  Monporon 
en  dégageant  ses  mains,  vous  assumez  une  responsabi- 
lité terrible...  Comment!  le  duc  est  si  mal  que  cela, 
ps...  ps...  ps«..  Voyez  personne?...  Consultez  pas?...» 


LB  NA£AB.  Mt 

L'Irlandais  leva  les  bras,  comme  pour  dire  :  «  A  quoi 
sert?  » 

L*autre  insista.  11  fallait  absolament  faire  appeler 
Brisset,  Jousselin,  Bouchereau,  tons  left grands. 

«  Mais  voiis  allez  T^rayer.  » 

Le  Moiipaivon  enfl&son  poitrail»  seule  fierté  du  vieux 
coursier  fourbu  : 

«i  Mon  cber,  si  vous^  aviez  vu  Mora  et  moi  dans  la 
tranchée  de  Gonstantine...  Pss..p&*..  Jamais  baissé  les 
y^uxw..  Connaissons  pas  la  penr«..  Prévenez  vos  con^ 
frères,  je  me  charge  de  l'avertir.  ». 

La  consultation  eut  lieu  dansi  la  soirée  en. grand  se- 
cret, le  duc  Tayaut  exigé  ainsi  par  une  pudeur  singu- 
lière de  son  mal,  de  cette  soufirajice  qui  le  découron- 
nait, faisait  de  lui  Tégal  des  autres  hommes^  Pareil  à 
ces  rois  africains  qui  se  cachent  pour  mourir  aafoAd 
de  leurs- palais,  il  aurait  voulu. qu!on  pût  le  croire  en* 
levé,  transfiguré,  devenu  dieu.  Pnis'  il  redoutait  par- 
dessus tout  les  apitoiements  ,  les  'condoléances ,  les 
attendrissements  dont  il  savait  qu'on  allait  entourer 
son  chevet)  les  larmes  parce  qu'il  les  soupçonnait  men- 
teuses, et  que  sincères  elles  lui  déplaisaient  encore  plus 
à  cause  de  leur  laideur  grimaçante. 

Il  avsdt  toujours  détesté  les  scènes,  les  sentiments 
exagérésj  tout  ce  qui  pouvait  rémouvoir,  déranger 
l'équilibre  harmonieux  de  sa  vie.  On  le  savait  autour 
de  lui,  et  la  consigne  était  de  tenir  à  distance  les  dé- 
tresses, les  grands  désespoirs  qui  d'un  bout  de  la 
France  à  l'autre  s'adressaient  à  Mora  comme  à  un  de 
ces  refuges  aUumés  dans  la  nuit  des  bois,  où  tous  les 
errants  vont  frapper.  Non  pas  qu'il  fût  dur  aux  mal- 
heureux, peut-être  même  se  sentait-il  trop  ouvert  à  la 
pitié  qu'il  regardait  comme  un  sentiment  inférieur,  ime 


Ul  LE  NABAB. 

faiblesse  indigne  des  forts,  et,  la  refusant  aux  antres, 
il  la  redoutait  pour  lui-même,  pour  Tintégrité  de  son 
courage.  Personne  dans  lé  palais,  excepté  Monpavon 
et  Louis  te  valet  de  chambre,  ne  sut  donc  ce  que  Te- 
naient faire  ces'  trois  personnages  introduits  mystérieu- 
sement auprès  du  ministre  d*État.  La  duchesse  elle- 
même  rignora.  Séparée  de  son  mari  par  tout  ce  que  la 
haute  vie  politique  et  mondaine  met  de  barrières  entre 
époux  dans  ces  ménages  d'exception,  elle  le  croyait 
légèrement  souffrant,  malade  surtout  d'imagination,  et 
se  doutait  si  peu  d*une  catastrophe  qu*à  Theure  même 
où  les  médecins  montaient  le  grand  escalier  à  demi 
obscur,  à  Tautre  bout  du  palais,  ses  -appartements  in- 
times s'éclairaient  pour  une  sauterie  de  demoiselles, 
un  de  ces  bals  blancs  que  l'ingéniosité  du  Paris  oisif 
commençait  à  mettre  à  la  mode. 

Elle  fut,  cette  consultation,  ce  qu'elles  sont  toutes: 
solennelle  et  sinistre.  Les  médecins  n'ont  plus  leurs 
grandes  perruques  du  temps  de  Molière,  mab  ils  revê- 
tent toujours  la  même  gravité  de  prêtres  d'Isis,  d'astro- 
logues, hérissés  de  formules  cabalistiques  avec  des 
hochements  de  tête,  auxquels  il  ne  manque,  pour  l'effet 
comique,  que  le  bonnet  pomtu  d'autrefois.  Ici  la  scène 
empruntait  à  son  milieu  un  aspect  imposant.  Dans  la 
vaste  chambre,  transformée,  comme  agrandie  par 
rimmobilité  du  maître,  ces  graves  figures  s'avan- 
çaient autour  du  lit,  où  se  concentrait  la  lumière  éclai- 
rant dans  la  blancheur  du  linge  et  la  pourpre  des  cour- 
tines une  tête  ravinée,  pâlie  des  lèvres  aux  yeux, 
mais  enveloppée  de  sérénité  comme  d'un  voile  « 
comme  d'un  suaire.  Les  consultants  parlaient  bas,  se 
jetaient  un  regard  furtif ,  un  mot  barbare,  demeuraient 
impassibles  sans  un  froncement  de  sourcil.  Mais  cette 


LE  NABAB.  345 

expression  muette  et  fermée  du  médecin  et  du  magis- 
trat, cette  solennité  dont  la  science  et  la  justice  s'en- 
tourent pour  cacher  leur  faiblesse  ou  leur  ignorance 
n'avaient  rien  qui  pût  émouvoir  le  duc. 

Assis  sur  son  lit,  il  continuait  à  causer  tranquille- 
ment, avec  ce  regard  un  peu  exhaussé  dans  lequel  il 
semble  que  la  pensée  remonte  pour  fuir,  et  Monpavon 
lui  donnait  froidement  la  réplique,  raidi  contre  son 
émotion,  prenant  de  son  ami  une  dernière  leçon  de 
tenue,  tandis  que  Louis,  dans  le  fond,  appuyait  à  la 
porte  conduisant  chez  la  duchesse  le  spectre  de  la  do- 
mesticité silencieuse,  chez  qui  Tindifférence  détachée 
est  un  devoir. 

L*agité,  le  fiévreux,  c'était  Jenkins. 

Plein  d*un  empressement  obséquieux  pour  «  ses  illus- 
tres confrères,  »  comme  il  disait  la  bouche  en  rond,  il 
rôdait  autour  de  leur  conciliabule,  essayait  de  s*y  mê- 
ler; mais  les  confrères  le  tenaient  à  distance,  lui  répon- 
daient à  peine,  avec  hauteur,  comme  Fagon  — le  Fagon 
de  Louis  XIV  —  pouvait  parler  à  quelque  empirique 
appelé  au  chevet  royal.  Le  vieux  Bouchereau  surtout 
avait  des  regards  de  travers  pour  Tinventeur  des  perles 
Jenkins.  Enfin,  quand  ils  eurent  bien  examiné,  inter- 
rogé lexxT  malade,  ils  se  retirèrent  pour  délibérer  entre 
eux  dans  un  petit  salon  tout  en  laque,  plafonds  et  murs 
luisants  et  colorés,  rempli  de  bibelots  assortis  dont  jla 
futilité  contrastait  étrangement  avec  Timportance  du 
débat. 

Minute  solennelle,  angoisse  de  Taccifsé  attendant  la 
décision  de  ses  juges,  vie,  mort,  sursis  ou  grâce! 

De  sa  main  blanche  et  longue,  Mora  continua  à  ca- 
resser sa  moustache  d*un  geste  favori,  à  parler  avec 
Monpavon  du  cercle,  du  foyer  des  Variétés,  demandant 


340  LE  ISABÂB. 

des  nouvelles  de  la  Chambre,  où  en  était  Téleetion  d« 
Nabab,  tout  cela  froidement,  sans  la  moindre  alTecta^ 
tion.  Puis,  fatigué  sans  doute  ou  craignant  que  son 
regard,  toujours  ramené  sur  cette  tenture  en  face  de . 
lui,  par  laquelle  Tarrèt  du  destin  allait  sortir  tout  à 
Theure,  ne  trahit  Témotion  qui  devait  être  au  fond  do 
ton  àme,  il  appuya  sa  tète,  ferma  les  yeux  et  n)B  les 
rouvrit  plus  qu*à  la  rentrée  des  docteurs.  Toujours  les 
mêmes  visages  froids  et  sinistres,  vraies  physionomies 
de  juges  ayant  au  bord  des  lèvres  le  terrible  mot  de  la 
destinée  humaine,  le  mot  Final  que  les  tribunaux  pro* 
noncent  sans  effroi,  mais  que  les  médecins,  dont  il  raille 
toute  la  science,  éludent  et  font  comprendre  par  péri* 
phrases. 

«  Eh  bien,  Messieurs,  que  dit  la  Faculté?...  de- 
tnanda  le  malade.  » 

Il  y  eut  quelques  encouragements  menteurs  et  bal* 
butiés ,  des  recommandations  vagues  ;  puis  les  trois 
savants  se  hâtèrent  au  départ ,  pressés  de  sortir,  d'é- 
chapper à  la  responsabilité  de  ce  désastre.  Monpavon 
s'élança  derrière  eux.  Jenkins  resta  près  du  lit,  atterré 
des  vérités  cruelles*  qu'il  venait  d'entendre  pendant  la 
consultation.  Il  avait  eu  beau  mettre  la  main  sur  son 
cœur,  citer  sa  fameuse  devise,  Bouchereau  ne  l'avait  pas 
ménagé.  Ce  n'était  pas  le  premier  client  de  l'Irlandais 
qu'il  voyait  s'écrouler  subitement  ainsi  ;  mais  il  espérait 
bien  que  la  mort  de  Mora  serait  aux  gens  du  monde  un 
avertissement  salutaire,  et  que  le  préfet  de  police  après 
ce  grand  malheur  enverrait  le  «  marchand  de  cantha- 
rides  »  débiter  ses  aphrodisiaques  de  l'autre  côté  du 
détroit. 

Le  duc  comprit  tout  de  suite  que  ni  Jenkins  ni  Louis 
ne  lui  diraient  l'issue,  vraie  de  la  consultation.  Il  n'in- 


LE   NABAB  34T 

sista  donc  pas  auprès  d'eux,  subit  ïeur  confiDnce  jouée, 
affecta  même  de  la  partager,  de  croire  au  mieux  qu'ils 
lui  annonçaient.  Mais  quand  Monpavon  rentra,  il  l'ap- 
pela près  de  son  lit,  et  devant  le  mensonge  visible  même 
sous  la  peinture  de  cette  ruine  : 

«  Oh!  tu  sais,  pas  de  grin;iace...  De  toi  à  moi,  la 
vérité..-  Qu'est-ce  qu'on  dit?...  Je  suis  bien  bas, n'est-ce 
pas?  » 

Monpavon  espaça  sa  réponse  d'un  silence  significatif:' 
puis  brutalement,  cyniquement,  de  peur  de  s'attendrir 
aux  paroles  : 

«  F...,  mon  pauvre  Auguste.  » 

Le  duc  reçut  cela  en  plein  visage  sans  sourciller. 

«  Ah  I  dit>il  simplement.  » 

U  effîla  sa  moustache  d'un  mouvement  machinal; 
mais  ses  traits  demeurèrent  immobiles.  Et  tout  de  suite 
■on  parti  fut  pris. 

Que  le  misérable  qui  meurt  à  l'hôpital  sans  asile  ni 
famille,  d'autre  nom  que  le  numéro  du  chevet,  accepte 
lamort  comme  une  délivrance  ou  la  subisse  en  dernière 
épreuve,  que  le  vieux  paysan  qui  s'endort,  tordrf  en 
deux,  cassé,  ankilosé,  dans  son  trou  de  taupe  enfumé  et 
obscur,  s'en  fille  sans  regret,  qu'il  savoure  d'avance  le 
goût  de  cette  terre  fraîche  qu'il  a  tant  de  fois  tournée 
et  retournée,  cela  se  comprend.  Et  encore  combien 
parmi  ceux-là  tiennent  à  l'existence  par  leur  misère 
même,  combien  qui  crient  en  s'accrochant  à  lem*s 
meubles  sordides,  à  leurs  loques  :  a  Je  ne  veux  pas 
moorir...  »  et  s'en  vont  les  ongles  brisés  et  saignants  de 
eet  arrachement  suprême.  Mais  ici  /ien  de  semblable. 

Tout  avoir  et  tout  perdre.  Quel  effondrement  1 

Dans  le  premier  silence  de  cette  minute  effroyable, 
pendant  qu'il  entendait  à  l'autre  bout  du  palais  la  ma- 


348  L£  MABâB. 

sique  étouffée  du  bal  chez  la  duchesse,  ce  qui  retenait 
cet  homme  à  la  vie,  puissance,  honneurs,  fortune,  toute 
cette  splendeur  dut  lui  apparaître  déjà  lointaine  et  dans 
un  irrévocable  passé.  Il  faudrait  un  courage  d'une  trempe 
bien  exceptionnelle  pour  résister  à  un  coup  pareil  sans 
aucune  excitation  d'amour  propre.  Personne  ne  se 
trouvait  là  que  l'ami,  le  médecin,  le  domestique,  trois 
intimes,  au  courant  de  tous  les  secrets;  les  lumières 
écartées  laissaient  le  lit  dans  Tombre,  et  le  mourant 
aurait  pu  se  tourner  contre  la  muraille,  s'attendrir  sur 
lui-même  sans  qu'on  le  vit.  Mais  non.  Pas  une  seconde 
de  faiblesse,  ni  d'inutiles  démonstrations.  Sans  casser 
une  branche  aux  marronniers  du  jardin,  sans  faner  une 
fleur  dans  le  grand  escalier  du.  palais,  en  amortissant 
ses  pas  sur  l'épaisseur  des  tapis,  la  Mort  venait  d*en- 
trouvrir  la  porte  de  ce  puissant  et  de  lui  faire  signe  : 
«  Arrive.  »  Et  lui,  répondait  simplement  :  «  Je  sois 
prêt.  »  Une  vraie  sortie  d'homme  du  monde,  imprévue, 
rapide  et  discrète. 

Homme  du  monde  !  Mora  ne  fut  autre  chose  que  cela. 
Circulant  dans  la  vie,  masqué,  ganté,  plastronné,  du 
plastron  de  satin  blanc  des  maîtres  d'armes  les  jours  de 
grand  assaut,  gardant  immaculée  et  nette  sa  parure  de 
combat,  sacrifiant  tout  à  cette  surface  irréprochable  qui 
lui  tenait  lieu  d'une  armure,  il  s'était  improvisé  homme 
d'État  en  passant  d'un  salon  sur  une  scène  plus  vaste, 
et  fit  en  efifet  un  homme  d'État  de  premier  ordre  rien 
qu'avec  ses  qualités  de  mondain,  l'art  d'écouter  et  de 
sourire,  la  pratique  des  hommes,  le  scepticisme  et  le 
sang-froid.  Ce  sang-froid  ne  le  quitta  pas  au  suprême 
instant. 

Les  yeux  fixés  sur  le  temps  limité  et  si  court  qui  loi 
restait  encore,  car  la  noire  visiteuse  était  pressée,  et  il 


LE  NABAB.  849 

sientait  sur  sa  figure  le  souffle  de  la  porte  qu*elle  n*ayait 
pas  refermée,  il  ne  songea  plus  qu'à  le  bien  remplir  et 
à  satisfaire  toutes  les  obligations  d'une  fin  comme  la 
sienne,  qui  ne  doit  laisser  aucun  dévouement  sans 
récompense  ni  compromettre  aucun  ami.  Il  donna  la 
liste  des  quelques  personnes  qu'il  voulait  voir  et  qu'on 
envoya  chercher  tout  de  suite,  fit  prévenir  son  chef  de 
cabinet,  et  comme  Jenkins  trouvait  que  c'était  beau- 
coup de  fatigue  : 

«  Me  garantissez- vous  que  je  me  réveillerai  demain 
matin?  J'ai  un  sursaut  de  force  en  ce  moment...  Lais- 
sez-moi en  profiter.  » 

Louis  demanda  s'il  fallait  avertir  la  duchesse.  Le  duc 
écouta,  ^vant  de  répondre,  les  accords  s'envolant  du 
petit  bal  par  les  fenêtres  ouvertes,  prolongés  dans  la 
nuit  sur  un  archet  invisible,  puis  : 

«  Attendons  encore...  J'ai  quelque  chose  à  termi- 
ner... » 

Il  fit  approcher  de  son  lit  la  petite  table  de  laque  pour 
trier  lui-même  les  lettres  à  détruire;  mais,  sentant  ses 
forces  décroître,  il  appela  Monpavon  :  a  Brûle  tout,  » 
lui  dit-il  d'une  voix  éteinte,  et  le  voyant  s'approcher 
de  la  cheminée  où  la  flamme  montait  malgré  la  belle 
saison  : 

«  Non...  pas  ici...  U  y  en  a  trop...  On  pourrait 
venir.  » 

Monpavon  prit  le  léger  bureau,  fit  signe  au  valet  de 
chambre  de  l'éclairer.  Mais  Jenkins  s'élança  : 

«  Restez,  Louis...  le  duc  peut  avoir  besoin  de  vous.  » 

n  s'empara  de  la  lampe  ;  et  marchant  avec  précaution 
tout  le  long  du  grand  corridor,  explorant  les  salons 
d'attente,  les  galeries  dont  les  cheminées  s'encom- 
braient de  plantes  artificielles  sans  un  reste  de  cendre, 

ao 


3Ô0  LE  NABAB. 

ils  erraient  pareils  à  des  spectres  dans  \tf  silence  et  la 
nuit  de  Timmense  demeure,  vivante  seulement  là-baft 
vers  la  droite  où. le  plaisir  chantait  comme  on  oiseau 
sur  un  toit  qui  va  s'eflbndrer. 

«  Il  n*y  a  de  feu  nulle  part...  Que  faire  de  tout  celaî» 
M  demandaient-ils  très-embarrassés.  On  eût  dit  deu 
voleurs  traînant  une  caisse  qu^ils  ne  savent  conmient 
forcer.  A  la  fin  Monpavon,  impatienté,  marcha  droit  à~ 
une  porte,  la  seule  qu'ils  n'eussent  pas  encore  ouverte. 

-^  Ma  foi,  tant  pisl...  Puisque  nous  ne  pouvons  pas 
les  brûler,  nous  les  noierons...  Éclairez-moi|  Jenkins.  » 

Et  ils  entrèrent. 

Où  étaient-ils?...  Saint-Simon  racontant  la  débâcle 
dhrne  de  ces  existences  souveraines,  le  désarroi  des 
cérémonies,  des  dignités,  des  grandeurs  causé  par  la 
mort  et  surtout  par  la  mort  ^subite, .  Saint-Simon  seul 
aurait  pu  vous  le  dire...  De  ses  mains  délicates  et  soi- 
gnées, le  marquis  dé  Monpavon  pompait.  L'autre  lui 
passait  les  lettres  déchirées,  des  paquets  de  lettres,  sati- 
nées, nuancées,  embaumées,  parées  de  chiiTres,  d'ar- 
moiries, de  banderoles  à  devises,  couvertes  d'écritures 
fines,  pressées,  griffantes,  enlaçantes,  persuasives  ;  et 
toutes  ces  pages  légères  tournoyaient  Tune  sur  l'autre 
dans  des  tourbillons  d'eau  qui  les  froissaient,  les  souil- 
laient^ délayaient  leurs  encres  tendres  avant  de  les 
laisser  disparaître  dans  un  hoquet  d'égout  tout  au  fond 
de  la  sentine  immonde. 

C'étaient  des  lettres  d'amour  et  de  toutes  les  sortes, 
depuis  le  billet  de  l'aventurière  :  «  Je  vous  ai  vu  passer 
au  bois  hier,  monsieur  le  due..»  »  jusqu'aux  reproches 
aristocratiques  de  l'avant-dernière  maîtresse,  et  les 
plaintes  des  abandonnées,  et  la  page  encore  fraîche  des 
descente  confidences.  Monpavon  connaissait  tous  eas 


LE  NABAB.  3&1 

mystères,  mettait  un  nom  sur  chacun  d'eux  :  «  Ça,  c'est 
madame Moor...  Tiensl  madame  d'Athis...  »  Une  con* 
fusion  de  couronnes  et  dlnitiales,  de  caprices  et  de 
vieilles  habitudes,  safis  en  ce  moment  par  la  promis* 
cuite,  tout' cela  s'ehgoufirant  dans  Taffreux  réduit  à  la 
lueur  d'une  lampe,  avec  un  bruit  de  déluge  intermittent, 
s'en  allant  à  Toubli  par  un  chemin  honteux.  Tout  à 
coup  Jenkins  s'arrêta  dans  sa  besogne  destructive.  Deux 
lettres  d'un  gris  de  satin  frémissaient  sous  ses  doigts... 

a  Qui  ça?  demanda  Monpavon  devant  l'écriture 
inconnue  et  le  trouble  nerveux  de  l'Irlandais...  Ahl  doc- 
teur, si  vous  voulez  tout  lire,  nous  n'en  finirons  pas...  » 

Jenkins,  les  joues  enflammées,  ses  deux  lettres  à  la 
main,  était  dévoré  du  désir  de  les  emporter,  pour  les 
savourer  à  son  aise,  se  martyriser  avec  délices  en  les 
lisant,  peut-être  aussi  se  faire  une  arme  de  cette  corres-» 
pondance  contre  l'imprudente  qui  l'avait  signée.  Mais 
la  tenue  rigoureuse  du  marquis  l'intimidait.  Comment 
le  distraire,  l'éloigner?  L'occasion  s'offrit  d'elle-même. 
Perdue  daps  les  mêmes  feuillets,  une  page  minuscule, 
dNme  écriture  sénile  et  tremblée,  attira  la  curiosité  du 
charlatan,  qui  dit  d'un  air  naïf  : 

«  Ohl  ohl  voici  qui  n'a  pas  l'air  d'un  billet  doux... 
Mon  duc,  au  secours,  je  me  noie.  La  cour  des  comptes  a 
mis  de  nouveau  le  nez  dans  mes  affaires,,. 

—  Qu'est-ce  que  vous  lisez  donc  là?...  fit  Monpavon 
brusquement,  en  lui  arrachant  la  lettre  des  mains.  Et 
tout  de  suite,  grâce  à  la  négligence  de  Mora  laissant 
traîner  ainsi  des  lettres  aussi  intimes,  la  situation  ter- 
ribledans  laquelle  le  laissait  la  mort  de  son  protecteur 
lui  revint  à  l'esprit.  Dans  sa  douleur,  il  n'y  avait  pas 
encore  songé.  Il  se  dit  qu'au  milieu  de  tous  ses  prépa- 
ratifs de  départ,  le  duc  pourrait  bien  l'oublier  ;  et,  lais- 


S5S  LE  NABAB. 

sant  Jenkins  terminer  seul  la  noyade  de  la  cassette  de 
don  Juan,  il  revint  précipitamment  vers  la  chambre.  Au 
moment  d'entrer,  le  bruit  d'un  débat  le  retint  derrière 
la  portière  abaissée.  C'était  la  voix  de  Louis,  larmoyante 
comme  celle  d'un  pauvre  sous  un  porche,  cherchant  à 
apitoyer  le  duc  sur  sa  détresse  et  demandant  la  per- 
mission de  prendre  quelques  rouleaux  d'or  qui. traî- 
naient dans  un  tiroir.  Ohl  quelle  réponse  rauque, 
excédée,  à  peine  intelligible,  où  l'on  sentait  l'effort  du 
malade  obligé  de  se  retourner  dans  son  lit,  de  déta- 
cher ses  yeux  d'un  lointain  déjà  entrevu  : 

—  Oui,  oui...  prenez...  Mais,  pour  Dieul  laissez-moi 
dormir...  laissez-moi  dormir...  » 

Des  tiroirs  ouverts,  refermés,  un  souffle  haletant  et 
court...  Monpavon  n'en  entendit  pas  davantage  et  revint 
sur  ses  pas  sans  entrer.  La  rapacité  féroce  de  ce  domes- 
tiqué venait  d'avertir  ses  fiertés.  Tout  plutôt  que  de 
i'avilir  à  ce  point-là. 

Ce  sommeil  que  Mora  réclamait  si  instamment,  cette 
léthargie,  pour  mieux  dire,  dura  toute  une  nuit,  une 
matinée  encore  avec  de  vagues  réveils  traversés  de 
souffrances  atroces,  que  des  soporifiques  calmaient 
chaque  fois.  On  ne  le  soignait  plus,  on  ne  cherchait  qu'à 
lui  adoucir  les  derniers  instants,  à  le  faire  glisser  sur 
cette  terrible  dernière  marche  dont  l'effort  est  si  dou* 
loureux.  Ses  yeux  s'étaient  rouverts  pendant  ce  teinps, 
mais  déjà  obscurcis,  fixant  dans  le  vide  des  ombres 
flottantes,  des  formes  indécises,  telles  qu'un  plongeur 
en  voit  trembler  au  vague  de  l'eau.  Dans  l'après-midi 
du  jeudi,  vers  trois  heures,  il  se  réveilla  tout  à  f?iit  et 
reconnaissant  Monpavon,  Cardailhac,  deux  ou  trois 
autres  intimes,  il  leur  sourit  et  trahit  d'un  mot 
préoccupation  unique  : 


LE  NABAB.  858 

«  Qa*est-ce  qa'on  dit  de  cela  dans  Paris?  » 

On  en  disait  bien  des  choses,  diverses  et  contradic- 
toires; mais  à  coup  sûr,  on  ne  parlait  que  de  lui,  et  la 
nouvelle  répandue  depuis  le  matin  par  la  ville  que 
Mora  était  au  plus  mal,  agitait  les  rues,  les  salons,  les 
cafés,  les  ateliers,  ravivait  la  question  politique  dans 
les  bureaux  de  journaux,  les  cercles,  jusque  dans  les 
loges  de  concierge  et  sur  les  omnibus,  partout  où  les 
feuilles  publiques  déployées  encadraient  de  commen- 
taires ce  foudroyant  bruit  du  jour. 

Il  était,  ce  Mora,  Tincarnation  la  plus  brillante  de 
TEmpire.  Ce  qu'on  voit  de  loin  dans  un  édifice,  ce  n'est 
pas  sa  base  solide  ou  branlante,  sa  masse  architec- 
turale, c'est  la  flèche  dorée  et  fine,  brodée,  découpée 
à  jour,  ajoutée  pour  la  satisfaction  du  coup  d'oeil.  Ce 
qu'on  voyait  de  TEmpire  en  France  et  dans  toute  l'Eu- 
rope, c'était  Mora.  Celui-là  tombé,  le  monument  se 
trouvait  démantelé  de  toute  son  élégance,  fendu  de 
quelque  longue  et  irréparable  lézarde.  Et  que  d'exis- 
tences entraînées  dans  cette  chute  subite,  que  de  for- 
tunes ébranlées  par  les  contre-coups  affaiblis  du  dé- 
sastre I  Aucune  aussi  complètement  que  celle  du  gros 
homme,  immobile  en  bas,  sur  la  banquette  de  la  sin- 
gerie. 

Pour  le  Nabab,  cette  mort,  c'était  sa  mort,  la  ruine, 
la  fin  de  tout.  Il  le  sentait  si  bien  qu'en  apprenant,  à 
son  entrée  dans  l'hMel,  l'état  désespéré  du  duc,  il 
n'avait  eu  ni  apitoiements,  ni  grimaces  d'aucune  sorte, 
seulement  le  mot  féroce  de  l'égoïsme  humain  :  «  Je 
suis  perdu.  »  Et  ce  mot  lui  revenait  toujours,  il  le 
répétait  machinalement  chaque  fois  que  toute  l'horreur 
de  sa  situation  se  montrait  à  lui,  par  brusques  échap- 
pées,  ainsi  qu'il  arrive  dans  ces  dangereux  orages  de 


954  LE   NABAB. 

montagne ,  quand  un  éclair  subitement  projeté  illumine 
rabtme  jusqu'au  fond;  avec  les  blessantes  anfracttio- 
sites  des  parois  et  les  buissons  en  escalade  pour  toutes 
les  déchirures  de  la  chut^. 

Cette  clairvoyance  rapide  qui  accompagne  les  cata- 
r.iysmes  ne  lui  faisait  grâce  d*a,ucun  détail.  Il  voyait 
I  invalidation  presque  certaine,  à  présent  que  Mora 
ne  serait  plus  là  pour  plaider  sa  cause,  puis  les 
conséquences  de  Téchec,  la  faillite,  la  misère  et  quelque 
chose  de  pis,  car  ces  richesses  incalculables  quand 

elles  s'écroulent,  gardent  toujours  un  peu  de  Thono- 
rabilité  d'un  homme  sous  leurs  dôcombres.  Mais  que 
de  ronces,  que  d'épines,  d'égratignures  et  de  blessures 
cruelles  avant  d'arriver  au  boui  !  Dans  huit  jours  les 
billets  Schwalbach,  c'est-à-dire  huit  cent  mille  francs  à 
payer,  l'indemnité  de  Moôssard,  qui  voulait  cent  mille 
francs  ou  demander  à  la  Chambre  l'aulorisalion  de  le 
poursuivre  en  correctionnelle,  un  procès  encore  plu» 
sinistre  intenté  par  les  familles  de  deux  petits  martyrs 
de  Bethléem  contre  les  fondateurs  de  l'œuvre,  et  bro- 
chant sur  le  tout  les  complications  de  la  Caisse  terri- 
toriale.  Un  seul  espoir,  la. démarche  de  Paul  de  Géry 
auprès  du  bey,  mais  si  vague,  si  chimérique,  si  loin-- 
tain. 
«  Ah!  je  suis  perdu...  je  suis  perdu...  i^ 
Dans  l'immense  salon  d'entrée  personne  ne  remar- 
quait son  trouble-  Cette  foule  de  sénateurs,  de  députés, 
de  conseillers  d'État,  toute  la  haute  administration^ 
allait,  venait  autour  de  lui  sans  le  voir,  accoudant  son 
importance  inquiète  et  des  conciliabules  mystérieux 
aux  deux  cheminées  de  marbre  blanc  qui  se  faisaient 
face.  Tant  d'ambitions  désappointées,  trompées,  pré- 
cipitées se  croisaient  dans  cette  visite  m  extremU  que 


^ 


LE  NABAa 

les  inquiétudes  intimes  dominaient  toute  autre  préoccu- 
pation. 

Les  visages,  chose  étrange,  n'exprimaient  ni  pitié  ni 
douleur,  plutôt  une  sorte  de  colère.  Tous  ces  gens 
•emMaient  en  vouloir  au  duc  de  sa  mort  comme  d'un 
abandon.  On  entendait  des  phrases  dans  ce  genre: 
«  Ce  n'est  pas  étonnant  avec  une  vie  pareille!  »  Et,  par 
les  hautes  croisées,  ces  messieurs  se  montraient,  à 
travers  le  va-et-vient  des  équipages  dans  la  cour,  l'arrêt 
de  quelque  petit  coupé  en  dehors  duquel  une  main 
étroitement  gantée,  avec  le  frôlement  de  sa  manche  de 
dentelle  sur  la  portière,  tendait  une  carte  pliée  au 
valet  de  pied  apportant  des  nouvelles. 

De  temps  en  temps  un  des  familiers  du  pilais,  de 
ceux  que  le  mourant  avait  appelés  auprès  de  lui,  fai- 
sait une  apparition  dans  cette  mêlée,  donnait  un  ordre, 
puis  s'en  allait  laissant  l'expression  effarée  de  sa  figure 
reflétée  sur  vingt  autres.  Jenkins^  un  moment  se  mon- 
tra ainsi,  la  cravate  dénouée,  le  gilet  ouvert,  les  man- 
chettes chiffonnées,  dans  tout  le  désordre  de  la  bataille 
qu'il  livrait  là-haut  contre  mie  effroyable  lutteuse.  11  se 
vit  tout  de  suite  entouré,  pressé  de  questions.  Certes 
les  ouistitis  aplatissant  leur  nez  court  au  treillis  de  la 
cage,  énervés  par  un  tumulte  inusité  et  très-attentifs  à 
ce  qui  se  passait  comme  s'ils  étaient  en  train  de  faire 
une  étude  raisonnée  de  la  grimace  humaine,  avaient  un 
magnifique  modèle  dans  le  médecin  irlandais.  Sa  dou- 
leur était  superbe,  une  belle  douleur  mâle  et  forte  qui 
lui  sçrraît  les  lèvres,  faisait  haleter  sa  poitrine^ 

«  L'agonie  est  commencée,  dit-il  lugubrement...  Ce 
n*est  plus  qu'une  affaire  d'heures.  » 

Et  comi:ne  Jansoulet  s'approchait,  il  s'adressa  à  lui 
d'un  ton  emphatique  : 


IM  *  LB  NABAB. 

«  Ahl,  mon  ami,  quel  hommel...  Quel  couragel...  Il 
ii*a  oublié  personne.  Tout  à  Theure  encore  il  me  par- 
lait de  vous. 

—  Vraiment? 

—  Ce  pauvre  Nabab,  disait-il,  où  en  est  son  élec- 
tion? » 

Et  c'était  tout.  Le  duc  n*avait  rien  ajouté  de  plus. 

Jansoulet  baissa  la  tête.  Qu'espérait-il  donc?  N'é- 
tait-ce pas  assez  qu'en  un  pareil  moment,  un  homme 
comme  Mora  eût  pensé  à  lui?...  Il  retourna  s'asseoir 
sur  sa  banquette,  retomba  dans  son  anéantissement 
galvanisé  par  une  minute  de  fol  espoir,  assista  sans  y 
songer  à  la  désertion  presque  complète  de  la  vaste 
jsalle,  et  ne  s'aperçut  qu'il  était  lé  seul  et  dernier  visi- 
teur qu'en  entendant  causer  tout  haut  la  valetaille  dans 
le  jour  qui  tombait  : 

«  Moi,  j'en  ai  assez...,  je  ne  sers  plus. 

—  Moi,  je  reste  avec  la  duchesse...  » 

Et  ces  projets,  ces  décisions  en  avance  de  quelques 
heures  sur  la  mort  condamnaient  le  noble  duc  plus  sû- 
rement encore  que  la  Faculté. 

Le  Nabab  comprit  alors  qu'il  était  temps  de  se  retir^er, 
mais  auparavant  il  voulut  s'inscrire  au  registre  du 
misse.  Il  s'approcha  de  la  table,  se  pencha  beaucoup 
pour  y  voir  clair.  La  page  était  pleine.  On  lui  indiqua 
un  blanc  au-dessous  d'une  toute  petite  écriture  fila- 
menteuse comme  en  tracent  les  doigts  trop  gros,  et, 
quand  U  eut  signé,  le  ;iom  d'Hemerlingue  se  trouva 
dominer  le  sien,  l'écraser,  l'enlacer  d'un  paraph^insi- 
dieux.  Superstitieux  comme  un  vrai  Latin  qu'il  était,  il 
fut  frappé  de  ce  présage,  en  emporta  l'épouvante  avec  lui. 

Où  dînerait-il?.. .Au  cercle?...  Place  Vendôme?.*.  Eiy 
tendre  encore  parler  de  cette  mort  qui  l'obsédait I...  Il 


LE  NABAB.  357 

préféra  s'en  aller  au  hasard,  droit  devant  lui,  comme 
tous  ceux  que  tient  une  idée  fixe  qu'ils  espèrent  dissi- 
per en  marchant.  La  soirée  était  tiède,  parfumée.  11 
suivit  les  quais,  toujours  les  quais,  gagna  les  arbres  du 
Cours-la- Reine,  puis  revint  dans  ce  mélange  de  fraî- 
cheur d'arrosage  et  d'odeur  de  poussière  fine  qui  carac- 
térise les  beaux  soirs  à  Paris.  A  cette  heure  mixte  tout 
était  désert.  Qa  et  là  des  girandoles  s'allumaient  pour 
les  concerts,  des  flambées  de  gaz  sortaient  de  la  ver« 
dure.  Un  bruit  de  verres  et  d'assiettes  venu  d'un  res- 
taurant lui  donna  l'idée  d'entrer  là. 

Il  avait  faim  quand  même,  ce  robuste.  On  le  servit 
scus  une  vérandah  aux  parois  vitrées,  doublées  de 
feuillage  et  donnait  de  face  sur  ce  grand  porche  du 
Palais  de  l'Industrie,  où  le  duc,  en  présence  de  mille 

•v 

personnes,  l'avait  salué  député.  Le  visage  fin  et  aristo- 
cratique lui  apparut  en  souvenir  sous  la  nuit  de  la  voûte, 
tandis  qu'il  le  voyait  aussi  là-bas  dans  la  blancheur 
funèbre  de  l'oreiller  ;  et,  tout  à  coup,  en  regardant  la 
carte  que  le  garçon  lui  présentait,  il  s'aperçut  avec 
stupeur  qu'elle  portait  la  date  du  vingt  mai...  Ainsi  un 
mois  ne  s'était  pas  écoulé  depuis  l'ouverture  de  l'Expo- 
sition. Il  lui  semblait  qu'il  y  avait  dix  ans  de  cela.  Peu 
à  peu  cependant  la  chaleur  du  repas  lui  réconforta  le 
cœur.  Dans  le  couloir,  il  entendait  des  garçons  qui  par- 
iaient'. 

«  A-t-on  des  nouvelles  de  Mora?  Il  paraît  qu'il  est 
Uès-malade... 

—  Laisse-donc,  va.  Il  s'en  tirera  encore...  Il  n'y  a  d« 

ance  que  pour  ceux-là?  » 

Et  l'espérance  est  si  fort  ancrée  aux  entrailles  hu- 
maines que,  malgré  ce  que  Jansoulet  avait  vu  et  en- 
tendu, il  suffit  de  ces  quelques  mots  aidés  de  deux 


Bo8  L£  NAB;âB. 

houtcilles  de  bourgogne  et  de  quelques  petits  verres 
pour  lai  rendre  le  courage.  Après  tout,  on  en  avait  vo 
revenir  d*aussi  loin.  Les  médecins  exagèrent  souvent  le 
mal  pour  avoir  plus  de  mérite  ensuite  à  le  conjurer. 
«  Si  j'allais  voir...  »  Il  revint  vers  Thôtel,  plein  d'illu- 
sion, faisant  appel  à  cette  chance  qui  Tavait  servi  tant 
de  fois  dans  la  vie.  Et  vraiment  Taspect  de  la  princier» 
demeure  avait  de  quoi  fortifier  son  espoir.  C'était  la 
physionomie  rassurante  et  tranquille  des  soirs  ordi* 
naires,  depuis  l'avenue  éclairée  de  loin  en  loin,  majes- 
tueuse et  déserte,  jusqu'au  perron  au  pied  duquel  un 
vaste  carrosse  de  forme  antique  attendait. 

Dans  l'antichambre,  paisible  aussi,  brûlaient  deux 
énormes  lampes.  Un  valet  de  pied  dormait  dans  un 
coin,  le  suisse  lisait  devant  la  cheminée.  Il  regarda  le 
nouvel  arrivant  par-dessus  ses  lunettes,  ne  lui  dit  rira, 
et  Jansoulet  n'osa  rien  demander.  Des  piles  de  jour- 
naux gisant  sur  la  table  avec  leurs  bandes  au  nom  du 
duc  semblaient  avoir  été  jetées  là  comme  inutiles.  Le 
Nabab  en  ouvrit  un,  essaya  de  lire;  mais  une  marche 
rapide  et  glissante ,  un  chuchotement  de  mélopée  loi 
firent  lever  les  yeux  sur  im- vieillard  blanc  et  courbé, 
paré  de  guipures  comme  un  autel,  et  qui  priait  en  s'en 
idlant  à  grands  pas  de  prêtre,  sa  longue  soutane  rouge 
déployée  en  traîne  sur  le  tapis.  C'était  l'archevêque  de 
Paris,  accompagné  de  deux  assistants.  La  vision  avec 
son  murmure  de  bise  glacée  passa  vite  devant  Jansou- 
let, s'engouffra  dans  le  grand  carrosse  et  disparut  em- 
portant sa  dernière  espérance. 

«  Question  de  convenance,  mon  cher,  fit  Monpavon 
paraissant  tout  à  coup  auprès  de  lui...  Mora  est  un 
épicurien,  élevé  dans  les  idées  de  chose...  machin..» 
comment  donc?  Dix-huitième  siècle...  Mais  trèsTmau- 


LE  NâBAB.  35» 

rais  pour  les  masses,  si  un  homme  dans  sa  position. •• 
ps,  ps,  ps,...  Ahl  c*est  notre  maître  à  tous...  ps,  ps.«. 
tenue  irréprochable. 

—  Alors,  c'est  fini?  dit.Jansoulet,  atterré...  Il  n'y  a 
plus  d'espoir...  » 

Monpavon  lui  fit  signe  d'écouter.  Une  voiture  roulait 
sourdement  dans  l'avenue  du  quai.  Le  timbre  d'arrivée 
sonna  précipitamment  plusieurs  coups  de  suite.  Le 
marquis  comptait  à  haute  voix...  «Un,  deux,  trois, 
quatre...  »  Au  cinquième,  il -se  leva: 

«  Plus  d'espoir  maintenant.  Voilà  l'autre  qui  arrive,» 
dit-il,  faisant  allusion  à  la  superstition  parisienne  qui 
voulait  que  cette  visite  du  souvercdn  fût  toujours  fatale 
aux  moribonds.  De  partout  les  laquais  se  hâtaient,  ou- 
vraient les  portes  à  deux  battants,  formaient  la  haie, 
tandis  que  le  suisse,  le  chapeau  en  bataille,  annonçait 
du  retentissement  de  sa  pique  sur  les  dalles  le  passage 
de  deux  ombres  augustes,  que  Jansoulet  ne  fit  qu'entre- 
voir confusément  derrière)  la  livrée,  mais  qu'il  aperçut 
dans  une  longue  perspective  de  portes  ouvertes,  gravis- 
sant le  grand  escalier,  précédées  d'un  valet  portant  un 
candélabre.  La  femme  montait  droite  et  fière,  enve- 
loppée de  ses  noires  mantilles  d'espagnole  ;  l'homme  se 
tenait  à  la  rampe,  plus  lent  et  fatigué^  le  collet  de  son 
pardessus  clair  remontant  sur  un  dos  un  peu  voûté 
qu'agitait  un  sanglot  convulsif. 

«  Allons-nous-en,  Nabab.  Plus  rien  à  faire  ici,  dit  le 
vieux  beau,  prenant  Jansoulet  par  le  bras  et  l'entraî- 
nant dehors.  Il  s'arrêta  sur  le  seuil,  la  main  haute,  fil 
on  petit  salut  du  bout  des  gants  vers  celui  qui  mourait 
là-haut,  a  Bojou,  ché...  »  Le  gesta  et  l'accent  étaient 
mondains,  irréprochables;  mais  la  voix  tremblait 
on  peu. 


36^»  LE   -NABAB. 

Le  cercle  de  U  rue  Royale,  dont  les  parties  sont 
renommées,  en  vit  rarement  d^aussi  terrible  que  celle 
de  cette  nuit-là.  Commencée  à  onze  heures,  elle  du- 
rait encore  à  cinq  heures  du  matin.  Des  &c^mmes 
énormes  roulèrent  sur  le  tapis  vert,  changeant  de 
main  et  de  direction,  entassées,  dispersées,  rejointes; 
des  fortunes  s'engloutirent  dans  cette  partie  monstre, 
à  la  fin  de  laquelle  le  Nabab,  qui  Tavait  mise  en  train 
pour  oublier  ses  terreurs  dans  les  hasards  de  la  chance, 
après  des  alternatives  singulières,  des  sauts  de  fortune 
à  faire  blanchir  les  cheveux  d'un  néophyte,  se  retira 
avec  un  gain  de  cinq  cent  mille  francs.  On  dirait  cinq 
millions  le  lendemain  sur  le  boulevard,  et  chacun 
criait  au  scandale,  surtout  le  Messager  y  aux  trois  quarts 
rempli  d'un  article  contre  certains  aventuriers  tolérés 
dans  les  cercles  et  qui  causent  la  ruiiie  des  plus  hono- 
rables familles. 

Hélas  I  ce  que  Jansoulet  avait  gagné  représentait  à 
peine  les  premiers  billets  Schwalbach... 

Durant  cette  partie  enragée,  dont  Mora'était  pour- 
tant la  cause  involontaire  et  comme  l'âme,  son  nom 
ne  fut  pas  une  fois  prononcé.  Ni  Gardailhac,  ni  Jenkins 
ne  parurent.  Monpavon  avait  pris  le  lit,  plus  atteint 
qu'il  ne  voulait  le  laisser  croire.  On  était  sans  nou- 
velles. 

«  Est-il  mort?»  se  dit  Jansoulet  en  sortant  du  cercle, 
et  Tenvie  lui  vint  d'aller  voir  là-bas  avant  dé  rentrer. 
Ce  n'était  plus  l'espérance  qui  le  poussait  maintenant, 
mais  cette  sorte  de  curiosité  maladive  et  nerveuse  qui 
ramène  après  un  grand  incendie  les  malheureux  si- 
nistrés, ruinés  et  sans  asile,  sur  les  décombres  de  leur 
maison. 

Quoiqu'il  fût  de  très-bonne  heure  encore,  qu  une 


LE   NABAB.  361 

rose  buée  d*aube  roulât  dans  l'air,  tout  rhbtel  était 
grand  ouvert  comme  pQur  un  départ  solennel.  Les 
lampes  fumaient  toujours  sur  les  cheminées,  une  pous- 
sière flottait.  Le  Nabab  avança  dans  une  solitude 
inexplicable  d'abandon  jusqu'au  premier  étage  où  il 
entendit  enfin  une  voix  connue,  celle  de  Gardailhac, 
qui  dictait  des  noms,  et  le  grincement  des  plumes 
sur  le  papier.  L'habile  metteur  en  scène  des  fêtes  du 
bey  organisait  avec  la  même  ardeur  les  pompes  funè- 
bres du  duc  de  Mora.  Quelle  activité  I  L'Excellence 
était  morte  dans  la  soirée,  dès  le  matin  dix  mille  lettres 
s'imprimaient  déjà,  et  tout  ce  qui  dans  la  maisor 
savait  tenir  une  plume,  s'occupait  aux  adresses.  Sans 
traverser  ces  bureaux  improvisés,  Jansoulet  arrivait 
au  salon  d'attente  si  peuplé  d'ordinaire,  aujourd'hui 
tous  ses  fauteuils  vides.  Au  milieu,  sur  une  table,  le 
chapeau^  la  canne  et  les  gants  de  M.  le  duc,  toujours 
préparés  pour  les  sorties  imprévues  de  façon  à  éviter 
même  le  souci  d'un  ordre.  Les  objets  que  nous  portons 
gardent  quelque  chose  de  nous.  La  courbe  du  chapeau 
rappelait  celle  des  moustaches,  les  gants  clairs  étaient 
prêts  à  serrer  le  jonc  chinois  souple  et  solide,  tout  l'en- 
semble frémissait  et  vivait  comme  si  le  duc  allait  pa- 
raître ,  éteindre  la  main  en  causant .  prendre  cela  et 
sortir. 

Ohl  non,  M.  le  duc  n'allait  pas  sortir...  Jansoulet 
n'eut  qu  à  s'approcher  de  la  porte  de  la  chambre 
entre-bâillée,pour  voir  sur  le  lit  élevé  de  trois  marches 
—  toujours  l'estrade  même  après  la  mort  —  une 
forme  rigide,  hautaine,  un  profil  immobile  et  vieilli, 
transformé  par  la  barbe  poussée  toute  grise  en  une 
nuit;  contre  le  chevet  en  pente,  agenouillée,  afiledsséâ 
dans  l^s   draperies   blanches,'  une   femme  dont  les 


•et  LB  NABAll. 

cheveux  blonds  ruisselaient  abandonnés,  prêts  à  tom- 
ber sous  les  ciseaux  de  Téternel  veuvage,  puis  un 
prêtre,  une  religieuse,  recueillis  dans  cette  atmosphère 
de  la  veillée  mortuaire  où  se  mêlent  la  fatigue  des 
nuits  blanches  et  les  chuchotements  de  la  prière  et  de 
l*ombre. 

Cette  chambre  où  tant  d'ambitions  avaient  senti 
grandir  leurs  ailes,  où  s'agitèrent  tant  d'espoirs  et  de 
déconvenues,  était  tout  à  Tapaisement  de  la  mort  qui 
passe.  Pas  un  bruit,  pas  un  soupir.  Seulement,  malgré 
rheure  matinale,  là-bas,  vers  le  pont  de  la  Concorde, 
une  petite  clarinette  aigre  et  vive  dominait  le  roule- 
ment des  premières  voitures  ;  mais  sa  raillerie  éner- 
vante était  désormais  perdue  pour  celui  qui  dormait  là, 
montrant  au  Nabab  épouvanté  Tirnage  de  son  propre 
destin,  froidi,  décoloré,  prêt  pour  la  tombe.     ' 

D'autres  que  Jansoukt  Tont  vue  plus  lugubre  encore, 
cette  pièce  mortuaire.  Les  fenêtres  grandes  ouvertes. 
La  nuit  et  le  vent  du  jardin  entrant  librement  dant 
nU;  grand  courant  d'air .^  Une  forme  sur  un  tréteau  : 
le  corps  qu'on  venait  d'embaumer.  La  tête  creuse, 
remplie  d'une  éponge^  la  cervelle  dans  un  baquet.  Le 
poids  de  cette  cervelle  d'homme  d'État  était  vraiment 
extraordinaire.  Elle  pesait...  elle  pesait...  Les  jour- 
naux du  temps  ont  dit  le  chiffre.  Mais  qui  s'en  souvient 
aujourd'hui? 


n 

\ 


Ltt     PUNÊRAiLLtt 


«  Ke  plenre  pas,  ma  fée,  tu  m'enlèves  tout  mon  cou- 
rage. Voyons,  tu  seras  bien  plus  heureuse  quand  tu 
n'auras  plus  ton  aflreux  démon...  Tu  vas  retourner  à 
Fontainebleau  soigner  tes  poules...  Les  dix  mille  franes 
de  Brahim  serviront  à  t 'installer...  Et  puis,  n'aie  pas 
peur,  une  fois  là-bas,  je  t'enverrai  de  l'argent.  Puisque 
ee  bey  veut  avoir  de  ma  sculpture,  on  va  lui  faire  payer 
)a  façon,  tu  penses...  Je  reviendrai  riche,  riche...  Qui 
sait?  Peut-être  sultane... 

—  Oui,  tu  seras  sultane...  mais  mol,  je  serai  morte, 
et  je  ne  te  verrai  plus  » 

Et  la  bonne  Grenmitz  désespérée  se  serrait  dans  an 
coin  du  fiacre  pour  qu'on  ne  la  vit  pas  pleurer. 

Félicîa  quittait  Paris.  Elle  essayait  de  fuir  l'horrible 
tristesse,  l'écœurement  sinistre  où  la  mort  de  More 
venait  de  la  plonger.  Quel  coup  terrible  pour  l'or- 
gueilleuse fille!  L'ennui,  le  dépit,  l'avaient  jetée  dans 
les  bras  de  cet  homme;  fierté,  pudeur,  elle  lui  avait 
tout  donné,  et  voilà  qu'il  emportait  tout,  la  laissant 
fanée  pour  la  vie,  veuve  sans  larmes,  sans  deuil,  sans 


X!\ 


•W  tE  NABAB. 

dignité.  Deux  ou  trois  Tisites  à  Saint-James,  quelques 
soirées  au  fond  d'une  baignoire  de  petit  tliéâtre  derrière 
'e  grillage  où  se  clottre  le  plaisir  défendu  et  honteux, 
c'étaient  les  seuls  souvenirs  que  lui  laissait  cette  liaison 
de  deux  semaines,  cette  faute  sans  amour  où  son 
orgueil  même  n'avait  pu  se  satisfaire  par  l'éclat  d'un 
beau  scandale.  La  souillure  inutile  et  ineffaçable,  la 
chute  bête  en  plein  ruisseau  d'une  femme  qui  ne  sait 
pas  marcher,  et  que  gêne  pour  se  relever  l'ironique 
pitié  des  passants. 

Un  instant  elle  pensa  au  suicide,  puis  l'idée  qu*on 
Tattribuerait  à  un  désespoir  de  cœur  l'arrêta.  Elle  vit 
d'avance  l'attendrissement  sciilimental  des  salons,  la 
sotte  figure  que  ferait  sa  prétendue  passion  au  miiieu 
des  innombrables  bonnes  fortunes  du  duc,  et  les 
violettes  de  Parme  effeuillées  par  les  jolis  Moêssard  du 
journalisme  sur  sa  tombe  creusée  si  proche  de  Tautre. 
Il  lui  restait  le  voyage,  un  de  ces  voyages  tellement 
lointains  qu'ils  dépaysent  jusqu'aux  pensées.  Malheu- 
reusement l'argent  manquait.  Alors  elle  se  souvint 
qu'au  lendemain  de  son  grand  succès  à  l'Exposition,  le 
vieux  Brahim-Bey  était  venu  la  voir,  lui  faire  au  nom 
de  son  maître  des  propositions  magnifiques  pour 
de  grands  travaux  à  exécuter  à  Tunis.  Elle  avait  dit 
non,  à  ce  moment-là,  sans  se  laisser  tenter  par  des 
prix  orientaux,  une  hospitalité  splendide,  la  plus  belle 
cour  du  Bardo  comme  atelier  avec  son  pourtour  d'ar- 
cades en  dentelle.  Mais  à  présent  elle  voulait  bien.  Elle 
n'eut  qu'un  signe  à  faire,  le  marché  fut  tout  dô  suite 
conclu,  et  après  un  échange  de  dépêches,  un  emballage 
h&tif  et  la  maison  fermée,  elle  prit  le  chemin  de  la  gare 
eomme  pour  une  absence  de  huit  jours,  étonnée  elle- 
même  de  sa  prompte  décision,  flattée  dans  tous  les 


LB  NAfiAd.  365 

• 

e6té8  aventureux  et  artistiques  de  sa  nature  par  1  es- 
poir d'une  vie  nouvelle  sous  un  climat  inconnu. 

Le  yacht  de  plaisance  du  bey  devait  l'attend  re  à 
Gênes;  et  d'avance,  fermant  les  yeux  dans  le  fiacre  qui 
remmenait,  elle  voyait  les  pierres  blanches  d'un  port 
•italien  enserrant  une  mer  irisée  où  le  soleil  avait  déjà 
des  lueurs  d'Orient,  où  tout  chantait,  jusqu'au  gonQe- 
ment  des  voiles  sur  le  bleu.  Justement  ce  jour-là  Paris 
était  boueux,  uniformément  gris,  inondé  d'une  de  ces 
pluies  continues  qui  semblent  faites  pour  lui  seul,  être 
montées  en  nuages  de  son  fleuve,  dcwpes  fumées,  de  son 
haleine  de  monstre,  et  redescendues  en  ruissellement 
de  ses  toits,  de  ses  gouttières,  des  innombrables  fenêtres 
de  ses  mansardes.  Félicia  avait  hâte  de  le  fuir,  ce  triste 
Paris,  et  son  impatience  fiévreuse  s*en  prenait  au  co- 
cher qui  ne  marchait  pas,  aux  chevaux,  deux  vraies 
rosses  de  fiacre,  à  un  encombrement  inexplicable  de 
voitures,  d'omnibus  refoulés  aux  abords  du  pont  de  la 
Concorde. 

«  Msds  allez  donc,  cocher,  allez  donc... 

—  Je  ne  peux  pas,  Madame...,  c'est  l'enterrement.  » 

Elle  mit  la  tête  à  la  portière  et  la  retira  tout  de  suite, 
épouvantée.  Une  haie  de  soldats  marchant  le  fusil  ren- 
versé, une  confusion  de  casques,  de  coiffures  soulevées 
au-dessus  des  fronts  sur  le  passage  d'un  interminable 
cortège.  C'était  l'enterrement  de  Mora  qui  défilait... 

«  Ne  restez  pas  là...  Faites  le  tour...,  cria-t-elle  au 
4x>cher...  » 

La  voiture  vira  péniblement,  s'arrachant  à  regret 
à  ce  spectacle  superbe  que  Paris  attendait  depuis 
quatre  jours,  remonta  les  avenues,  prit  la  rue  Montai- 
gne, et,  de  son  petit  trot  rechigné  et  lambin  déboucha 
à  la  Madeleine  par  le  boulevard  Malesherbes.  Ici,  l'en 

SI. 


866  LK  NABÂ3. 

combrement  était  plus  fort,  plus  compacte.  Dans  la 
pluie    brumeuse,  les  vitraux  de  régllse  illuminés,   la 
retentissement  sourd  des  chants  funèbres  sous  les  ten- 
tures noires  prodiguées  où  disparaissait  même  la  fonna 
du  temple  grec,  remplissaient  toute  la  place  de  Toffice 
an  célébration,  tandis  que  la  plus  grande  partie  de 
rimmsnse  convoi  se  pressait  encore  dans  Fa  rue  Royale, 
jusque  vers  les  ponts,  longue  ligne  noire  rattachant  la 
défunt  à  cette  grille  du  Corps  législatif  qu*îl  avait  si 
souvent  franchie.  Au  delà  de  la  Madeleine,  la  chaasséa 
des  boulevards  s'ouvrait  toute  vide,  élargie,  entre  deux 
haies  de  soldats,  Tarme  au  pied,  contenant  les  curieux 
sur  les  trottoirs  noirs  de  monde,  tous  les  magasins 
feifflés,  et  les  balcons,  malgré  la.  pluie,  débordant  de 
corps  penchés  en  avant  dans  la  direction  de  i'égfîse, 
comme  pour  un  passage  de  bœuf  gras  ou  une  rentrée 
de  troupes  victorieuses.  Paris,  affamé  de  spectacles, 
s*en  fait  indifféremment  avec  tout,  aussi  bien  la  guerre 
civile  que  Tenterrement  d'un  homme  d'État... 

Il  fallut  que  le  fiacre  revint  encore  sur  ses  pas,  fit  on 
nouveau  détour,  et  l'on  se  figure  la  mauvaise  humeur 
du  cocher  et  de  ses  bêtes,  tous  trois  Parisiens  dans 
Tâme  et  furieux  dé  se  priver  d'une  si  belle  représenta- 
tion. Alors  commença  par  les  rues  désertes  et  silen- 
cieuses, toute  la  vie  de  Paris  s'étant  portée  dans  la 
grande  artère  du  boulevard,  une  course  capricieuse  et 
désordonnée,  un  trimballement  insensé  de  fiacre  à 
l'heure,  touchant  aux  points  extrêmes  du  faubourg 
Saint-Martin,  du  faubourg  Saint-Denis,  redescendant 
vers  la  centra  et  retrouvant  toujours  à  bout  de  cir- 
cuits et  de  nises  le  même  obstacle  embusqué ,  le 
même  attroupement,  quelque  tronçon  du  noir  A- 
filé  entrevu  dans  l'écartement  d'une  rue,  se  déroulant 


LE  NABAB.  Wi 

lentement  sous  la  pluie  au  son  des  tambours  voilés,  son 
mat  et  lourd  comme  celui  de  la  terre  s'ébouljant  dans 
an  trou. 

Quel  supplice  pour  Félicial  C'étaient  sa  faute  et  son 
remords  qui  traversaient  Paris  dans  cette  pompe  solen- 
nelle, ce  train  funèbre,  ce  deuil  public  reflété  jusqu'aux 
nuages;  et  Torgueilleuse  fille  se  révoltait  contre  cet 
affront  que  lui  faisaient  les  choses,  le  fuyait  au  fond  de 
la  voiture,  où  elle  restait  les  yeux  fermés,  anéantie, 
tandis  que  la  vieille  Grenmitz,  croyant  à  son  chagrin  la 
voyant  si  nerveuse,  s'efforçait  de  la  consoler,  pleurait 
elle-même  sur  leur  séparation,  et,  se  cachant  aussi, 
laissait  toute  la  portière  du  fiacre  au  grand  sloughi 
algérien,  sa  tête  fine  flairant  le  vent,  et  ses  deux  pattes 
despotiquement  appuyées  avec  une  raideur  héraidiquev 
Enfin,  après  mille  détours  interminables,  le  fiacre  s'ar- 
rêta tout  à  coup,  s'ébranla  encore  péniblement  au  mi- 
lieu de  cris,  et  d'injures,  puis  ballotté^  soulevé,  les 
bagages  de  son  faite  menaçant  son  équilibre,  il  finit 
par  ne  plus  bouger,  arrêté,  maintenu,  comme  à  l'ancre. 

«Bon  Dîeul  que  de  monde  I... murmura  la  Grenmitz, 
terrifiée.  » 

Félicia  sortit  de  sa  torpeur  : 

«  Où  sommes-nous  donc?» 

Sous  un  ciel  incolore,  enfumé,  rayé  d'une  pluie  à  fins 
léseaux  tendue  en  gaze  sur  la  réalité  des  choses,  une 
place  s'étendait,  un  carrefour  immense  comblé  par  un 
0céan  humain  s'écoulant  de  toutes  les  voies  aboutis- 
tantes^  immobilisé  là  autour  d-'une  haute  colonne  de 
bronze  qui  dominait  cette  houle  comme  le  mât  gigan^ 
tesque  d'un  navire  sombré.  Des  cavaliers  par  esca* 
dfons,  le  sabre  au  poing,,  des  canons  en  batleriei 
s'espaçaient  au  bord  d'une  travée  libre,  tout  un  appji- 


368  LE  NABAB 

rei]  farouche  attendant  celui  qui  devait  passer  tout  à 
rheure,  peut-être  pour  essayer  de  le  reprendre,  l'en» 
lever  de  vive  force  à  Tennemi  formidable  qui  Temme* 
naît.  Hélas  I  Toutes  les  charges  de  cavalerie,  toutes  les 
canonnades  n*y  pouvaient  plus  rien.  Le  prisonnier  s*en 
allait  solidement  garrotté ,  défendu  p^r  une  triple  mu- 
raille de  bois  dur^  de  métal  et  de  velours  inaccessible  à 
la  mitraille,  et  ce  n'était  pas  de  ces  soldats  qu'il  pou- 
vait espérer  sa  délivrance. 

«  Allez-vous-en.. .  je  ne  veux  pas  reste  là,  »  ditFélicia 
furieuse,  attrapant  le  cariick  mouillé  du  cocher,  prise 
d'une  terreur  folle  à  l'idée  du  cauchemar  qui  la  pour- 
suivait, dç  ce  qu'elle  entendait  venir  dans  un  affreux 
roulement  encore  lointain,  plus  proche  de  minute  en 
minute.  Mais,  au  premier  mouvement  des  roues,  les 
cris,  les  huées  recommencèrent.  Pensant  qu'on  le  lais- 
serait franchir  la  place,  le  cocher  avait  pénétré  à  grand - 
peine  jusqu'aux  premiers  rangs  de  la  foule  maintenant 
refermée  derrière  lui  et  refusant  de  lui  livrer  passage. 
Nul  moyen  de  reculer  ou  d'avancer.  Il  fallait  rester  là, 
supporter  ces  haleines  de  peuple  et  d'alcool,  ces  regards 
curieux  allumés  d'avancé  pour  un  spectacle  exception- 
nel, et  dévisageant  la  belle  voyageuse  qui  décampait 
avec  «  que  ça  de  malles  1  »  et  un  toutou  de  cette  taille 
pour  défenseur.  La  Grenmitz  avait  une  peur  horrible; 
Félicia,  elle,  ne  songeait  qu'à  une  chose,  c'est  qu'il 
allait  passer  devant  elle,  qu'elle  serait  au  premier  rang 
pour  le  voir. 

Tout  à  coup  un  grand  cri  :  «  Le  voilai  »  puis  le 
silence  se  fit  sur  toute  la  place  débarrassée  de  troif 
lourdes  heures  d'attente. 

Il  arrivait. 

Le  premier  mouvement  de  Félicia  Ait  de  baisser  H 


J 


LE  NiBAB.  369 

Store  de  son  côté,  du  côté  où  le  défilé  allait  avoir  lieu. 
Mais,  au  roulepaent  tout  proche  des  tambours,  prise 
d'une  rage  nerveuse  de  ne  pouvoir  échapper  à  cetts 
obsession,  peut-être  aussi  gag;néeparla  malsaine  eu* 
riosité  environnante,  elle  fit  s£tater  le  store  brusque- 
ment, et  sa  petite  tète  ardente  et  pâle  »e  campa  sur  sew 
deux  poings  à  la  portière  : 

«  Tiens  I  tu  veux...  Je  te  regarde...  » 

C'était  ce  qu'on  peut  voir  de  plus  beau  comme  funé*> 
railles,  les  honneurs  suprêmes  rendus  dans  tout  leur 
vain  apparat  aussi  sonore,  aussi  creux  que  Taccompa- 
gnement  rhythmé  des  peaux  d'âne  tendues  de  crêpe. 
D'abord  les  surplis  blancs  du  clergé  entrevus  dans  1^ 
deuil  des  cinq  premiers  carrosses  ;  ensuite,  traînés  par 
six  chevaux  noirs,  vrais  chevaux  de  TÉrèbe,  aussi  noirs, 
aussi  lents,  aussi  pesants  que  son  flot,  s'avançait  le  char 
funèbre,  tout  empanaché,  frangé,  brodé  d'argent,  de 
larmes  lourdes,  de  couronnes  héraldiques  surmontant 
des  M  gigantesques,  initiales  fatidiques  qui  semblaient 
celles  de  la  Mort  elle-même,  la  Mort  duchesse  décorée 
des  huit  fleurons. 

Tant  de  baldaquins  et  de  massives  tentures  dissimu- 
laient la  vulgaire  carcasse  du  corbillard,  qu'il  frémis- 
sait, se  balançait  à  chaque  pas,  de  la  base  au  faîte 
comme  écrasé  par  la  majesté  de  son  mort.  Sur  le  cer- 
cueil, l'épée,  l'habit,  le  chapeau  brodé,  défroque  de 
parade  qui  n'avait  jamais  servi,  reluisaient  d'or  et  de 
nacre  dans  la  chapelle  sombré  des  tentures  parmi  l'é- 
clat des  fleurs  nouvelles  qui  disaient  la  date  printa- 
nière  malgré  la  mau^saderie  du  ciel.  A  dix  pas  de  dis- 
tance, les  gens  de  la  maison  du  duc  ;  puis  derrière, 
dans  un  isolement  majestueux,  l'offlcier  en  manteau 
portant  les  pièces  d'honneur,  véritable  étalage  de  tous 


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\ 


J70  LE  NABAB. 

les  ordres  du  monde  entier,  croix,  rubans  multicolores, 
qui  débordaient  du  couisin  de  velours  noir  à  crépines 
d*argent. 

Le  maftre  des  cérémonies  venait  ensuite  devant  le 
bureau  du  Corps  législatif,  une  douzaine  de  députés 
désignés  par  le  sort,  ayant  au  milieu  d'eux  la  grande 
taille  du  Nabab  dans  Tétrenne  du  costume  officiel, 
comme  si  Tironique  fortune  avait  voulu  donner  au  re- 
présentant à  Tessai  un  avant-goût  de  toutes  les  joies 
parlementaires.  Les  amis  du  défunt,  qui  suivaient,  for- 
maient un  groupe  assez  restreint,  singulièrement  bien 
choisi  pour  mettre  à  nu  le  superficiel  et  le  vide  de  cette 
existence  de  grand  personnage  réduite  à  Tintimité  d'un 
directeur  de  théâtre  trois  fois  failli,  d'un  marchand  de 
tableaux  enrichi  par  l'usure,  d'un  gentilhomme  tarée! 
de  quelques  viveurs  et  boulevardiers  sans  renom.  Jus- 
que-là'tout  le  monde  allait  à  pied  et  tôte  nue;  à  peiae 
dans  le  bureau  parlementaire  quelques  calottes  de  soie 
noire  qu'on  avait  mises  timidement  en  approchant  des 
quartiers  populeux.  Après,  commençaient  les  voitures. 

A  la  mort  d'un  grand  homme  de  guerre,  il  est  d'usage 
de  faire  suivre  le  convoi  par  le  cheval  favori  du  héros, 
ion  cheval  de  bataille,  obligé  de  régler  au  pas  ra- 
lenti du  cortège  cette  allure  fringante  qui  dégage  des 
odeurs  de  poudre  et  des  flamboiements  d'élendards. 
Ici  le  grand  coupé  de  Mora,  ce  «  huit-ressorts  »  qui 
le  portait  aux  assemblées  mondaines  ou  politiques, 
tenait  la  place  de  ce  compagnon  des  victoires,  ses  pan- 
neaux tendus  de  noir,  ses  lanternes  enveloppées  de 
longs  crêpes  légers  flottant  jusqu'à  terre  avec  je  ne  sais 
quelle  grâce  féminine  ondulante.  C'était  une  nouvelle 
mode  funéraire,  ces  lanternes  voilées,  le  suprême 
«  chic  »  du  deuil  ;  et  il  seyait  bien  à  ce  dandy  de  donner 


LE  NABAB.  371 

ane  dernière  leçon  d^^légance  aux  Parisiens  accourus 
à  ses  obsèques  comme  à  un  Longchamps  de  la  mort. 

Encore  trois  maîtres  de  cérémonie,  puis  venait  l'im- 
passible pompe  officielle,  toujours  la  même  pour  les 
mariages,,  les  décès,  les  baptêmes,  l'ouverture  des  Par- 
lenients  ou  les  .réceptions  de  souverains,  l'interminable 
cortège  des  carrosses  de  gala,  ôtlncelants,  larges  glaces, 
livj^ées  voyantes  chamarrées  de  dorures,  qui  passaient 
an  milieu  du  peuple  ébloui  auquel  ils  rappelaient  les 
contes  de  fées,  les.attelages  de  Gendrilion,  en  soulevant 
de  ces  «  Ohl  »  d'admiration  qui  montent  et  s'épanouis- 
sent avec  lesfuséesy  les  soirs  des  feux  d'artifice.  Et  dans 
la  foule  il  se  trouvait  toujours  un  sergent  de  ville  com- 
plaisant, un  petit  bourgeois  érudit  et  flâneur,  à  l'afTCil 
des  cérémonies  publiques,  pour  nommer  à  haute  voix 
tous  les  gens  des  voitures  à  mesure  qu'elles  défilaient 
avec  .leurs  escortes  réglementaires  de  dragons,  cuiras- 
siers ou  gardes  de  Paris. 

D'abord  les  repré«entants  de  l'empereur,  de  rimpé- 
ratrîce,  de  toute  la  famille  impériale;  après,  dans  un 
ordre  hiérarchique  savamment  élaboré  et  auquel  la 
moindre  infraction  aurait  pu  causer  de  graves  conflits 
entre  les  différents  corps  de  l'État,  les  membres  du  con- 
seil privé,  les  maréchaux,  les  amiraux,  le  grand  chan- 
celier de  la  Légion  d'honneur,  ensuite  le  Sénat,  le  Corps 
législatif,  le  Conseil  d'État,  toute  l'organisiition  justi- 
cière  et  universitaire  dont  les  costumes,  les  hermines, 
les  coiffures  vous  ramenaient  au  temps  du  vieux  Paris, 
quelque  chose  de  pompeux  et  de  suranné,  dépaysé  dans 
.l'époque  sceptique  de  la  blouse  et  de  l'habit  noir. 

Félicia,  pour  ne  pas  penser,  attachait  volontairement 
ses  yeux  à  ce  défilé  monotone  d'une  longueur  exaspé- 
rante ;  et  peu  à  peu  une  torpeur  lui  venait,  comtne  iA 


LE   NABAB. 

de  pluie  sur  le  guéridon  d'nn  salon  eo- 
:ût  feuilleté  an  album  colorié,  une  histoire 

officiel  depuis  les  temps  les  plus  reculés 
tours.  Tous  ces  gêna,  vus  de  profil,  im- 
"oits  derrière  les  larges  panneaux  de  glace 
la  physionomie  de  personnages  d'eulumi- 
ia  au  bord  des  banquettes  pour  qu'on  ns 
3  leurs  broderies  d'or,  de  leurs  palmes,  de 
de  leurs  soutaches,  mannequins  voués  à  la 
la  foule  et  s'y  exposant  d'un  air  IndifTérent 

icet...  C'était  là  le  caractère  très-particu- 
ùnérulies.  On  la  sentait  partout,  sur  les 
uts  les  cœurs,  aussi  bien  parmi  tous  ces 
s  dont  la  plupart  avaient  connu  le  duc  de 
it,  que  dans  les  rangs  à  pied  entre  son  cor- 
coupé,  l'intimité  étroite  ou  le  service  de 
.  IndifTérent  et  même  joyeux,  le  gros  mi- 
résident  du  conseil,  qui,  de  sa  poigne  ro- 
ie&  fendre  le  bois  des  tribunes,  tenait  soii- 
ordons  du  poêle,  avait  l'air  de  le  tirer  en 
)ressé  que  les  chevaux  et  le  corbillard  de 
six  pieds  de  terre  l'ennemi  de  vingt  ans, 
1,  l'obstacle  à  toutes  les  ambitions.  Les 
dignitaires  n'avançaient  pas  avec  cette 
r  de  cheval  de  remonte,  mais  les  longues 
lent  dans  leurs  mains  excédées  ou  dis- 
b  mollesse  significative.  Indifférents  les 
profession.  IndilTérents  les  gens  de  ser- 
'appelait  jamais  que  u  chose,  u  et  qu'il 
et,  comme  des  choses.  Indifférent  M.  Louis, 
!  dernier  jour  de  servitude,  esclave  devenu 
*ez  riche  pour  payer  sa  rançon.  Même 


JLE  NABAB.  873 

chez  les  intimes,  ce  froid  glacial  avait  pénétré.  Pour- 
tant (pielques-uns  lui  étaient  très-attachés.  Mais  Gar- 
dailhac  surveillait  trop  Tordre  et  la  marche  de  la 
cérémonie  pour  se  livrer  au  moindre  attendrissemel^S 
d*ailleui:s  en  dehors  de  sa  nature.  Le  vieux  Mo:;Davon» 
frappé  au  cœur,  aurait  trouvé  d*une  tenue  déploiaMe 
tout  à  fait  indigne  de  son  illustre  ami  la  moindre  flexion 
de  sa  cuirasse  de  toile  et  de  sa  haute  taille.  Ses  yeux 
restaient  secs,  aussi  luisants  que  jamais,  puisque  les 
Pompes  funèbres  fournissent  les  larmes  des  grands 
deuUs,  brodées  d*argent  sur  drap  noir.  Quelqu^un  pleu- 
rait cependant,  là-bas,  parmi  les  membres  du  bureau; 
mais  celui-là  s'attendrissait  bien  naïvement  sur  lui- 
même.  Pauvre  Nabab,  amolli  par  ces  musiques,  cette 
pompe,  il  lui  semblait  qu'il  enterrait  toute  sa  fortune, 
toutes  ses  ambitions,  de  gloire  et  de  dignité.  Et  c'était 
encore  une  variété  d'indifférence. 

Dans  le  public  le  contentement  d'un  beau  spectacle, 
cette  joie  de  faire  d'un  jour  de  semaine  un  dimanche 
dominaient  tout  autre  sentiment.  Sur  le  parcours  des 
boulevards ,  les  spectateurs  des  balcons  auraient  pres- 
que applaudi;  ici,  dans  les  quartiers  populeux, l'irrévé- 
rence se  manifestait  encore  plus  franchement.  Des  bla- 
gues, des  mots  de  voyou  sur 4e  mort  et  ses  frasques  que 
tout  Paris  connaissait,  des  rires  soulevés  par  les  grands 
chapeaux  des  rabbins,  la  «touche  »  du  conseil  des 
prud'hommes,  se  croisaient  dans  l'air  entre  deux  rou- 
lements de  tambour.  Les  pieds  dans  l'eau,  en  blouse, 
en  bourgeron,  la  casquette  levée  par  habitude,  la  mi- 
»ère,  le  travail  forcé,  Je  chômage  et  la  grève,  regar- 
daient passer  en  ricanant  cet  habitant  d'une  autre 
sphère,  ce  brillant  duc  descendu  de  tous  ses  honneurs, 
et  qui  jamais  peut-être  de  son  vivant  n'avait  abordé 

12 


374  LE   NABA». 

celte  exlrémité  de  ville*  Mais  voilà.  Pour  arriver  là- 
haut  où  tout  le  monde  va,  il  faut  prendre  la  route  de 
tout  le  monde,  le  faubourg  Saint-Antoine,  là  rue  de  la 
Roquette,  jusqu'à  cette  grande  porte  d'octroi  si  large- 
ment ouverte  sur  rinflni.  Et  dame  l  cela  «e'mLle  Lon  de 
voir  que  des  seigneurs  comme  Mora,.  des  ducs,  des 
ministres,  remontent  tous  le  même  chemin  pour  la 
même  destination.  Cette  égalité  dans  la  mort  console 
de  bien  des  injustices  de  la  vie.  Demain,  le  pain  sem- 
blera moins  cher,  le  vin  meilleur,  Toutil  moins  lourd, 
quand  on  pourra  se  dire  en  se  levant  :  a  Tout  de 
môme,  ce  vieux  Mora,  il  y  est  venu  comme  les  an- 
tres l.«.  » 

Le  défilé  continuait  toujours ,  plus  fatigant  encore 
que  lugubre.  A  présent  c'étaient  des  sociétés  chorales, 
les  députations  de  Tarmée,  de  la  marine,  officiers  de 
toutes  armes,  se  pressant  en  troupeau  devant  une  lon- 
gue iûle  de  véhicules  vides,  voitures  de  deuil,  voitures 
de  maîtres  alignées  là  pour  l'étiquette;  puis  les  troupes 
suivaient  à  leur  tour,  et  dans  le  faubourg  sordide, 
cette  longue  rue  de  la  Roquette  déjà  fourmillante  à 
perte  de  vue,  s'engoufTrait  toute  une  armée,  fantassins, 
dragons,  lanciers,  carabiniers,  lourds  canons  la  gueule 
en  Tair,  prêts  à  aboyer,  ébranlant  les  pavés  et  les 
Titres,  mais  ne  parvenant  pas  à  couvrir  le  ronflement 
des  tambours,  ronflement  sinistre  et  sauvage  qui  rap' 
pelait  rimagination  de  Félicia  vers  ces  funéraîllis  de 
Négous  africains  où  des  milliers  de  victimes  immolées 
accompagnent  Tàme  d'un  prince  pour  qu'elle  ne  s*en 
aille  pas  seule  au  royaume  des  esprits,  et  Lui  faisait 
penser  que  peut-être  cette  pompeuse  et  interminable 
snite  allait  descendre  et  disparaître  dans  la  fosse  sur« 
bnmaine  assez  grande  pour  la  contenir  toute. 


LE  NABAB.  a75 

«...  Maintenant  et  è  Fheure  de  notre  mort.  Àfnsi 
$9it^,  »  marmnra  l'a  Crenmitz  pendant  que  le  fiacre 
8*ébr8Biait  sur  la  place  éclaîrcie  où  la  Liberté  toute  en 
or  semblait  prendre  là-haat  dans  Tespace  une  magique 
envolée;  et'(rette  prière  de  la  Tieîlle  danseuse  fut  peut- 
être  la  seule  note  émue  et  sincère  soulevée  sur  l*im- 
même  pareonrs  des  fimérailles. 

Tous  les  discours  sont  finis,  trois  longs  discours  aussi 
glacials  que  le  careau  o&'  le  mort  vient  de  descendre, 
trois  déclamations-  officielles  qui  ont  surtout  fourni  aux 
orateoTS  Foccasîon  de  faire  parler  bien  haut  leur  dé- 
vouement aux  intérêts  de  la  Dynastie.  Quinze  fois  les 
eanons  oat  frappé  les  échos  nombreux  du  cimetière, 
agité  les  couronnes  de  jais  et  d'immortelles,  les  ex- 
votos  légers  pendus  aux  angl«s  des  entourages,  et  tan- 
dis qu*une  buée  rougeàtre  flotte  et  roule  dans  une 
odeur  de  poudre  à  travers  la  ville  des  morts ,  monte  et 
se  mêle  lentement  aux  fumées  d'usine  du  quartier  plé- 
béien, {Innombrable  assemblée  se  disperse  aussi,  dis- 
séminée par  le9  rues  en  pente,  les  hauts  escaliers  tout 
blancs  dans  ht  verdure,  avec  un  murmure  confus,  un 
ruissellement  de  flots  sur  les  roches.  Robes  pourpres, 
robes  noires;  habits  bleus  et  verts,  aiguillettes  d'or, 
fines  épées  qu'on  assure  de  la  main  en  marchant,  se 
bâtent  de  rejoindre  les  voitures.  On  échange  de  grandi 
saints,  des  sourires  discrets ,  pendant  que  les  carrosses 
de  deuil  dégringolent  les  allées  au  galop,  montrent 
des  alignements  de  cochers  noirs,  le  dos  arrondi,  le 
chapeau  en  bataille,  le  carrick  flottant  au  vent  de  la 
course. 

L'impression  générale,  c'est  le  débarras  d'une  longue 
et  fatigante  figuration,  an  empressement  légitime  à 


re  Ll  NABAB. 

aller  quitter  le  harnais  administratif,  les  costumes  de 
cérémonie,  à  déboucler  les  ceinturons,  les  hausse-cols 
et  las  rabats,  à  détendre  les  physionomies  qui,  elles 
aussi,  portaient  des  entraves. 

Lourd  et  court,  traînant  péniblement'  ses  jambes 
enflées ,  Hemerlingue  se  dépêchait  vers  la  sortie ,  ré- 
sistant aux  offres  qu*on  lui  faisait  de  monter  dans  les 
voitures,  sachant  bien  que  la  sienne  seule  était  à  la 
mesure  de  son  éléphantiasis, 

«  Baron,  baron,  par  ici...  U  y  a  une  place  pour  voni. 

—  Non,  merci.  Je  marche  pour  me  dégourdir,  n 

Et  9  afin  d'éviter  ces  propositions  qui  à  la  longue  la 
gênaient,  il  prit  une  allée  transversale  presque  déserte, 
trop  déserte  même,  car  à  peine  y  fut-il  engagé  que  la 
baron  le  regretta.  Depuis  son  entrée  dans  le  cimetière, 
il  n*avait  qu'une  préoccupation,  la  peur  de  se  trouver 
face  à  face  avec  Jansoulet  dont  il  connaissait  la  vio- 
lence, et  qui  pourrait  bien  oublier  la  majesté  du  lieu, 
renouveler  en  plein  Père-Lachaise  le  scandale  de  la  me 
Royale.  Deux  ou  trois  fois  pendant  la  cérémonie,  il 
avait  vu  la  grosse  tête  de  Tancien  copain  émerger  da 
cette  quantité  de  types  incolores  dont  Tassistance  était 
pleine  et  se  diriger  vers  lui,  le  chercher  avec  le  désir 
d'une  rencontre.  Encore  là-bas,  da^s  la^  grande  allée, 
on  aurait  eu  du  monde  en  cas  de  malheur,  tandii 
qu'ici...  Brr...  C'est  cette  inquiétude  qui  lui  faisait 
forcer  son  pas  court,  son  haleine  soufflante;  mais  en 
vain.  Gomme  il  S€^  retournait  dans  sa  peur  d'être  suiTÎ, 
les  hautes  et  robustes  épaules  du  Nabab  apparurent  à 
l'entrée  de  l'allée.  Impossible  au  poussah  de  Sç»  faufiler 
dans  l'étroit  écart  des  tombes  si  serrées  que  la  place  y 
manque  aux  agenouillements.  Le  sol  gras  et  détrempé 
glissait,  s'enfonçait  soua  ses  pieds.  C  prit  le  parti  de 


LS  NABAB.  m 

mexcher  d'un  air  indifférent,  comptant  qae  l'autre  ne 
le  reconnaîtrait  peut-être  pas.  Mais  une  voix  éraillée  el 
puissante  cria  derrière  lui  : 

«  Lazare  I  » 

Il  s'appelait  Lazare,  ce  richard.  Il  né  répondit  pas, 
essaya  de  rejoindre  un  groupe  d'officiers  qui  marchait 
devant  lui,  très*-loin* 

«  Lazare!  Oh!  Lazare!  » 

Gomme  autrefois  sur  le  quai  de  Marseille...  Il  Ait 
tenté  de  s'arrêter  sous  le  coup  d'une  ancienne  habi- 
tude, puis  le  souvenir  de  ses  infamies,  de  tout  le  mal 
qu'il  avait  fait  au  Nabah,  qu'il  était  en  train  de  lui  faire 
encore,  lui  revint  tout  à  coup  avec  une  peur  horrible 
poussée  au  paroxysme,  lorsqu'une  main  de  fer  brus* 
quement  le  harponna.  Une  sueur  «de  lâcheté  courut  par 
tous  ses  membres  avachis,  son  visage  jaunit  encore, 
ses  yeux  clignotèrent  au  vent  de  la  formidable  claque 
qu'il  attendait  venir,  tandis  que  ses  gros  bras  se  le- 
vaient instinctivement  pour  parer  le  coup. 

«  Oh  I  n'aie  pas  peur...  Je  ne  te  veux  pas  de  mal,  dit 
Jansoulet  tristement...  Seulement  le  viens  te  demander 
de  ne  plus  m'en  faire.  » 

Il  s'arrêta  pour  respirer.  Le  banquier,  stupide,  effaré, 
ouvrait  ses  yeux  ronds  de  chouette  devant  cette  émo- 
tion suffocante. 

«  Écoute,  Lazare,  c'est  toi  qui  es  le  plus  fort  à  cette 
fuerre  que  nous  nous  faisons  depuis  si  longtemps... 
Je  suis  à  terre,  j'y  suis,  là...  Les  épaules  ont  touché... 
Maintenant,  sois  généreux,  épargne  ton  vieux  copain. 
Fais-moi  grâce,  voyons,  fais-moi  grâce...  » 

Tout  tremblait  en  ce  Méridional  effondré,  amolli  par 
les  démonstrations  de  la  cérémonie  funèbre.  Hemer- 
lingue,  en  face  de  lui,  n'était  guère  plus  vaillant.  Cette 

n. 


Wm  LE  NABAB. 

mnsiqiie  noire,  cette  tombe  ouverte,  let  dlscoars,  fa 
canonnade  et  cette  ^hau te  philosophie  de  la  mort  inéyi- 
table,  tout  cela  lur  avait  remaé  les  entrs^iries,  à  ce  gros 
baron.  La  voix  de  son  ancien  camarade  acheva  de 
réveiller  ce  qui  restait  d*hamam  dans  ce  paquet  de 
gélatine. 

Son  vieux  copain  I  G*était  la  preflnfère  foi»  diepxns  <& 
ans,  depuis  la  brouille,  qu*il  le  revoyait  de  si  près.  Que 
et  choses  lui  rappelaient  ces  trait»  basanés,  ces  fbrtes 
failles  si  mal  tailtées  pour  !*habtt  brodé  I  La  couver- 
tare  de  laine  mince  et  trouée,  dans  la<[uei1e  ils  se  rov- 
lôenlj  tous  deux  pour  dormir  sur  le  pont  du  Sinaî,  la 
ration  partagëo'  fraternellement,  les  courses  dkns  Jm 
campagne  brûlée  de  Marseille  où  Ton  volait  de  gros 
o%non8  qu'on  mangeait  crus  au  revers  d*un  fossé,  les 
rêves,  les  projet»,  fes  sous  nm  en  commun ,  et  quand 
la  fortune  commença  à  leur  sourire,  les  farce»  qu% 
«vaient  faites  ensemble,  les  bons  petits  soupers  fins  où 
Ton  se  disait  tout,  tes  coudes  sur  la  tahFe. 

Gomment  peutn^n  en  arriver  è  se  brouiller  quand 
on  so  connaît  si  bien,  quand  on  a  vécu  comme  deux 
jumeaux  pendus  à  une  maigre  et  forte  nourrice ,  là 
misère,  partagé  son  lait  aigri  et  ses  rudes  caresses! 
Ces  pensée»,  longues  à  analyser,  traversaient  comme 
an  éclair  Tesprit  d'Hemerlingue.  Presque  instinctive- 
ment il  laissa»  tomber  sa  main  lourde  dans  celle  que  loi 
tendait  le  Nabab.  Quelque  chose  d'animal  s'émut  es 
eux,  plus  fort  que  leur  rancune,  et  ces  deux  hommes 
qui,  depuis  dix  ans  essayaient  de  se  ruiner,  de  se  dés- 
honorer, se  mirent  à  causer  à  cceur  ouvert. 

Généralement,  entre  amis  qui  se  retrouvent,  les  pre* 
mières  effusions  passées,  on  reste  muet,  comme  si  Ton 
n'avait  plus  rien  à  se  conter,  tandis  qu'au  contraire 


V 


il 


\ 


LE  NABAB.  97t 

e%9t  Taboncfaitce  des  choses,  lear  afflux  précipité  qui 
les  empêche-  de  sortir.  Les  deux  copains  en.  étaient  là  ; 
mais  Jansoulet  serrait  bien  fort  le  bras  du  banquîw 
4an9  la  crainte  de  le  voir  a*échapper,  résister  aa  bon 
mouvement  qu*il  venait  de  provoquer  en  lui  : 

«  Tu  n*es  pas  pressé,  n*est-ce  pas?...  Nous  pouvons 
nom  promener  un  moment,  si  tn  veux...  Il  ne  pleut 
plu»,  il  fait  bon...  on  a  vingt  an»  de  moins. 

—  Ovi,  ça  fait  plaisir,  ditHemerling^e...; seulement 
je  ne  peux  pasmaircher  longtemps...,  mes  jambes  sont 
lourdes... 

—  C'est  vrai,  tes  pauvre»  jambes...  Tiens,  voilà  un 
bane,  Ià^-bas.  Allons  nous  asseoir.  Appuie^-toi  sur  moi, 
BOtt  vieux.  » 

Et  le  Nabab,  avec  des  attentions  fraternelles,  le  con^ 
Ausaîl  jusqu'à  un  dt» ce»  bancs  espacés  contre  les  tom- 
be», eu  se  reposent  ces  deuilis  inconsolabiés  qui  font  dh 
ometière  leur  promenadb'  et  leur  séjour  habituels.  Il 
lÏHiallait,  te  couvait  du  regard,  le  plaignait  de  son 
infirmité,  et,  par  vn  courant  tout  natureF  dan»  un 
pareil  endroit,  ils  en  arrfvaient  à  causer  die  teurs  san- 
tés, de  Tftge  qui  venait.  L'un  était  hydropique,  l'autre 
sigéf  aux  eonpi»  âe  sang.  Tous  deux  se  soignaient  par 
les  perle»  J^enkiins,  un  remède  dangereux,  à  preuve 
Mora  si  vite  enlevé. 

<«  Mon  pauvre  duc!  dit  Jansoulet. 

—  Une  grande  perte:  pour  le  pays ,  fit  le  banquier 
é\in'  afir  pénétré.  » 

Et  le  Nabab  naïvement  : 

«  I^nnr  moi  surtout,  pour  moi,  car  slt  avait  véra... 
Ifrl-  tu  as  d^e^b  chance,  tu  as  de  la  chance.  » 
Craignant  de  l'avoir  blessé,  il  ajouta  bien  vite  : 
«  Et  puis  voilà,  tu  es  fort,  très-fort,  y) 


[ 


880  LE  NàBAB. 

Le  baron  le  regarda  en  clignant  de  rœil,  et  si  drftle»* 
ment,  qne.ses  petits  cils  noirs  disparurent  dans  sa 
graisse  jaune. 

«  Non,  dit-il,  ce  n*est  pas  moi  qui  suis  fort...  C'est 
Marie. 

—  Marie? 

*-  Oui,  la  baronne.  Depuis  son  baptême,  elle  a  quitté 
son  nom  de  Yamina  pour  celui  de  Marie.  C'est  ça,  une 
Traie  femme.  Elle  connaît  la  banque  mieux  que  moi, 
et  Paris  et  les  afiTaires.  C'est  elle  qui  mène  tout  à  la 
maison. 

—  Tu  es  bienheureux,  soupira  Jansoulet.  » 

Sa  tristesse  en  disait  long  sur  ce  qui  manquait  i 
mademoiselle  Afchin.  Puis»  après  un  silence,  le  baron 
reprit  :  / 

K  Elle  t'en  veut  beaucoup  Marie,  tu  sais...  Elle  ne  sera 
pas  contente  d'apprendre  que  nous  nous  sommes  parlé.  » 

Il  fronçait  son  gros  Sourcil ,  comme  s'il  regrettait 
leur  réconciliation,  à  la  pensée  de  la  scène  conjugale 
qu'elle  lui  vaudrait.  Jansoulet  bégaya  : 

«  Je  ne  lui  ai  rien  fait  pourtant... 

—  Allons ,  allons ,  vous  n'avez  pas  été  bien  gentils 
pour  elle...  Pense  à  l'affront  qu'elle  a  subi  lors  de  notre 
visite  de  noces...  Ta  femme  nous  faisant  dire  qu'elle 
ne  recevait  pas  les  anciennes  esclaves...  Gomme  si 
notre  amitié  ne  devait  pas  être  plus  forte  qu'un  pré- 
Jugé...  Les  femmes  n'oublient  pas  ces  choses-là. 

—  Mais  je  n*y  suis  pour  rien,  moi,  mon  vieux.  Ta 
sais  comme  ces  Afchin  sont  fiers.  » 

Il  n^était  pas  fier,  lui,  le  pauvre  homme.  Il  avait  mm 
mine  si  piteuse,  si  suppliante  devant  le  sourcil  froncé 
de  son  ami,  que  celui-ci  en  eut  pitié.  Décidément ,  1^ 
cimetière  Tattendrissait,  ce  baron. 


^ 


V' 


LE  NABAB.  ôm 

«  Écoute,  Bernard,  il  n'y  a  qu'une  chose  qui 
compte...  Si  tu  veux  que  nous  soyons  camarades 
comme  autrefois,  que  ces  poignées  de  mains  que  noue 
avons  éciiangées  ne  soient  pas  perdues,  il  faut  obtenir 
de  ma  femme  qu'elle  se  réconcilie  avec  vous...  Sans 
cela  rien  de  fait..«  Lorsque  mademoiselle  Afchin  nous  a 
refusé  sa  porte,  tu  l'as  laissée  faire,  n'est-ce  pas?... 
Moi  de  même,  si  Marie  me  disait  en  rentrant  :  «  Je  ne 
veux  pas  que  vous  soyez  amis....  »  toutes  mes  protes- 
tations ne  m'empêcheraient  pas  de  te  flanquer  par- 
dessus bord.  Car  il  n'y  a  pas  d'amitié  qui  tienne.  Ce  qui 
est  encore  meilleur  gue  tout*  c'est  d'avoir  la  paix  chei 
soi. 

—  Mais  alors,  comment  faire?  demanda  le  Nabab 
épouvanté. 

—  Je  m'en  vab  te  le  dire...  La  baronne  est  chez  elle 
tous  les  samedis.  Viens  avec  ta  femme,  lui  faire  une 
visite  après-demain.  Vous  trouverez  à  la  maison  la 
meilleure  société  de  Paris.  On  ne  parlera  pas  du  passé. 
Ces  dames  causeront  chiffons  et  toilettes,  se  diront  ce 
que  les  femmes  se  disent.  Et  puis  ce  sera  une  affaira 
finie.  Nous  redeviendrons  amis  comme  autrefois;  et 
puisque  tu  es  dans  la  nasse,  eh  bieni  on  t'en  tirera. 

—  Tu  crois?  C'est  que  j'y  suis  terriblement,  dit  l'autre 
avec  un  hochement  de  tète.  » 

De  nouveau  les  prunelles  narquoises  d'Hemerlingue 
disparurent  entre  ses  joues  comme  deux  mouches  dam 
du  beurre  : 

«  Dame,  oui...  J'ai  joué  serré.  Toi  tu  ne  manques 
pas  d'adresse...  Le  coup  des  quinze  millions  prêtés 
au  bey,  c'était  trouvé,  ça...  Ah I  tu  as  du  toupet;  seule-^ 
ment  tu  tiens  mal  jLes  cartes.  On  voit  ton  jeu.  » 
'   Ils  avaient  jusqu'ici  parlé  à  demi-voix,  impressionnéU 


Itt  LE  N:àBà6. 

par  la  silence  de  la  grande  nécropole;  mai»  peu  à  peu 
les  intérêts  hamains  haussaient  le  ton  au  milieu  niéflM 
die  letir  néant  étalé  sur  tontes  ces  pierres  plates  char- 
gées de  dates  et  de  chiffres,  comme  si  la  inort  n*était 
qn^une  affaire  de  temps  et  de  calcul,  le  résultat  Yooln 
d^n  problème. 

Bemerlingue  jouissait  de  Toir  son  ami  si  humble,  l«i 
donnait  des  conseils  sur  ses  affaires  qa'îl  avait  Tair  de 
connaître  à  fond.  Selon  lui  le  IVabab  pouvait  encore 
très-bien  s*en  tirer.  Tout  dépendait  ée  la  validatkm, 
d*une  carte  à  retourner.  Il  s'agissait  de  la  reloorner 
bonne.  Mais  JansouIeC  n*avait  plus  confiance.  En  per- 
dant Mora,  il  avait  tout  perdu. 

«  Tu  perds  Mora,  mais  tu  me  retrovves.  Çà  se  vaut, 
dit  le  banquier  tranquillement. 

—  Non,vois-tu,  c'est  impossible...  Il  est  trop  tard...  Le 
Alerquier  a  fini  son  rapport.  II  est  effroyable,  paraliMI. 

—  Eh  bien  I  s'U  a  fini  son  rapport,  il  faui  qu^'il  «a 
fasse  un  autre  moins  méchant. 

—  Comment  cela? 

Le  baron  le  regarda  stupéfait  : 
«  Ah  çal  mais  tu  baisses,  voyons...  En  donnant  centy 
deux  cent,  trois  cent  mille  francs,  s'il  le  faut... 

—  T  songes-tu?...  Le  Merquier,  cet  homme  intègre.., 
«  Ma  conscience,  »  comme  on  l'appelle...  » 

Cette  fois  le  rire  dUemerlingue  éclata  avee  une 
expansion  extraordinaire,  roula  jusqu'au  fond  ctes 
mausolées  voisins  peu  habitués  à  tant  d'irrespect. 

«  Ma  conscience,  »  un  homme  intègre...  Ah!  tu 
m'amuses...  Tu  ne  sais  donc  pas  qu'elle  est  à  moi, 
cette  conscience,  et  que...  » 

Il  s'arrêta,  regarda  derrière  lui,  un  peu  troublé  d'un 
bruit  qu'il  entendait  : 


LE  NABAB.  383 

i 

,G*étaièx  Técho  de  son  rire  renvoyé  du  fond  d 'un 
eaveau,  cbinme  si  <cette  idée  de  la  conscience  de  Le 
Herquier  égiiyait  même  les  morts, 

«  Si  nona  tnarchibns  un  peu,  dit-il,  il  commence  à 
fnre  frais  sur  ce  banc.  » 

Alors,  toul  en  marchant  entre  les  tcnnbes,  il  lui  expli- 
qua av0c  unt  certaine  fatm4é  pédante  qu^en  France  les 
pots-de-Tin  jouaient  un  rôle  aussi  important  qu*en 
Orient.  Seulement  on  y  mettait  plus  de  façons  qae  là- 
kas.  On  se  servait  de  caobe^-pots...  «  Ainsi  voilà  Le 
Merqoier,  n*est-ce  pas  7...  Au  lieu  de  lui  donner  ton 
argent  tout  à  trac  dans  une  grande  bourse  comme  à 
un  séraskier,  on  s'arrange.  Il  aime  les  tableaux,  cet 
homme.  Il  es4  toujours  en  trafic  avec  Scbwalbach,  qui 
se  sert  de  lui  pour  amorcer  la  cUentèle  catholique... 
Eh  In&i  I  on  lui  offre  une  toâe,  un  souvenir  à  accrocha' 
sur  un  panneau  4e  son  cabinet.  Le  tout  est  d*y  mettn 
le  prix...  Du  reste,  tu  verras,  le  te  conduirai  chez  Im, 
moi.  Je  te  mcMitrerai  comme  ça'  se  pratique.  » 

Et  tout  heureux  de  rémerveillement  du  Nabab,  q«i 
pour  le  flatter  exagérait  encore  sa  stupeur^  écarquillaît 
ses  yeux  d*un  air  admiratif,  le  banquier  élargissait  sa 
leçon,  en  faisait  un  vrai  cours  de  philosophie  parisienne 
elt  mondaine. 

«  Yois-tu,  copain,  ce  dont  il  faut  surtout  s'occuper 
à  Paris,  c'est  de  garder  les  apparences...  Il  n'y  a  que 
cela  qui  compte...  les  apparences I...  Toi  tu  ne  t'en  in- 
quiètes pas  assez.  Tu  t'en  vas  là-dedans^  le  gilel  débou- 
tonné, bon  enfant,  racontant  tes  affaires,  tel  qaetues... 
Tu  te  promènes  comme  à  Tunis  dans  les  bazars,  dans 
les  souks.  C'est  pour  cela  que  tu  t'es  fait  rouler^  mon 
brave  Bernard.  » 


T 

I 

« 

884  LE   NAI^AB.  / 

Il  s'arrêta  pour  souffler,  n'en  pouvant  plus.  C'était 
eu  une  heure  beaucoup  plus  de  pas  et  de  parles  qu'U 
n'en  dépensait  pendant  toute  une  année.  Ilsi  s'aperçu- 
rent alors  que  le  hasard  de  leur  marche  et  de  leur 
conversation  les  avait  ramenés  vers  la  sépulture  des 
Mora,  en  haut  d'un  terre-plein  découvert  d'où  l'on 
voyait,  au-dessus  d'un  millier  de  toits  serrés,  Mont- 
martre, les  buttes  Ghaumont  moutonner  dans  le  loin- 
tain en  hautes  vagues.  Avec  la  colline  du  Père-Lachaise 
cela  figurait  bien  ces  trois  ondulations  se  suivant  à 
égale  distance,  dont  se  compose  chaque  élan  de  la 
mer  à  l'heure  du  flux.  Dans  les  plis  de  ces  abîmes,  des 
lumières  clignotaient  déjà,  comme  des  falots  de  barque, 
à  travers  les  buées  violettes  qui  montaient;  des  chemi- 
nées s'élançaient  ainsi  que  des  mâts  ou  des  tuyaux  de 
steamers  soufflant  leur  fumée;  et  roulant  tout  cela 
dans  son  mouvement  ondulé,  l'océan  parisien,  en  trois 
bonds  chaque  fois  diminués,  semblait  l'apporter  au 
noir  rivage.  Le  ciel  s'étaiJL  largement  éclairci  comme  il 
arrive  souvent  à  la  fin  des  jours  de  pluie,  un  ciel 
immense,  nuancé  de  teintes  d'aurore,  sur  lequel  le 
tombeau  familial  des  Mora  dressait  quatre  figures  allé- 
goriques, implorantes,  recueillies,  pensives,  dont  le 
jour  mourant  grandissait  les  attitudes.  Rien  n'était 
resté  là  des  discours,  des  condoléances  officielles.  Le 
flol  piétiné  tout  autour,  des  maçons  occupés  à  laver  le 
seuil  maculé  de  plâtre  rappelaient  seulement  l'inhu- 
mation récente. 

Tout  à  coup  la  porte  du  caveau  ducal  se  referma  de 
toute  sa  pesanteur  métallique.  Désormais,  l'ancien  mi* 
nistre  d'État  restait  seul,  bien  seul,  dans  l'ombre  de  sa 
nuit,  plus  épaisse  que  celle  qui  montait  alors  du  bas  du 
jardin,  envahissant  les  allées  tournantes,  les  escaliers,  la 


^  LE  NABAB.  385 

base  des  colonnes,  pyramides,  cryptes  de  font  genre 
dont  le  faite  était  plus  lent  à  mourir.  Des  terrassiers, 
lont  blancs  de  cette  blancheur  crayeuse  des  os  dessé- 
chés, passaient  avec  leurs  outils  et  leurs  besaces.  Des 
deuils  furtifs,  s'arrachant  à  regret  aux  larmes  et  à  la 
prière,  glissaient  le  long  des  massifs  et  les  frôlaient 
d*un  vol  silencieux  d*oiseaux  de  nuit,  tandis  qu'aux 
extrémités  du  Père-Lachaise  des  voix  s'élevaient,  appels 
mélancoliques  annonçant  fermeture.  La  journée  du 
cimetière  était  finie.  La  ville  des  morts,  rendue  à  la  na- 
ture, devenait  un  bois  immense  aux  carrefours  marqués 
de  croix.  Au  fond  d'un  vallon,  une  maison  de  garde 
allumait  ses  vitres.  Un  frémissement  courait,  se  perdait 
en  chuchotements  au  bout  des  allées  confuses. 

<c  Allons-nous-en...  »  se  dirent  les  deux  copains  im- 
pressionnés peu  à  peu  de  ce  crépuscule  plus  froid 
qu'ailleurs;  mais  avant  de  s'éloigner,  Hemerlingue, 
poursuivant  sa  pensée,  montra  le  monument  ailé  des 
quatre  coins  par  les  draperies,  les  mains  tendues  de 
ses  sculptures  : 

—  Tiens  I  C'est  celui-là  qui  s'y  entendait  à  garder  les 
apparences.  » 

Jansoulet  lui  prit  le  bras  pour  l'aider  à  la  descente  : 

«  Ahl  oui,  il  était  fort...  Mais  toi,  tu  es  encore  plus 
fort  que  tous,...  disait-il  avec  sa  terrible  intonation 
gasconne.  » 

Hemerlingue  ne  protesta  pas. 

«  C'est  à  ma  femme  que  je  le  dois...  Aussi  je  t'en- 
gage à  faire  ta  paix  avec  elle,  parce  que  sans  ça... 

—  Ohl  n'aie  pas  peur...  nous  viendrons  samedi... 
mais  tu  me  conduiras  chez  Le  Merquier.  » 

Et  pendant  que  les  deux  silhouettes,  l'une  haute, 
carrée^  J'Aiïtre  massive  et  courte  disparaissaient  dans 


w 


I'  JbO  LE  NABAB. 


les  détours  du  grand  labyrinthe,  pendant  que  la  Yoix 
de  Jansoulet  guidant  son  ami  :  «  par  ici«  mon  vi^ix... 
appuie*toi  bien,  »  se  perdait  insensiblement,  un  rayon 
égaré  du  couchant  éclairait  derrière  eux,  sur  le  terre- 
pléin,  le  buste  expressif  et  colossal,  au  large  front  sont 
les  cheveux  longs  et  relevés,  à  la  lèvre  puissante  et 
ironique,  de  Balzac  qui  les  regardait... 


XX 


[ 


LA  tailONNE  HIMBIIUNMIC 


Tout  au  bout  de  la  longue  voûte  sous  laquelle  se 
trouyaient  les  bureaux  d'Hemerlingue  et  fils,  noir  tunnel 
que  le  père  Joyeuse  avait  pendant  dix  ans  pavoisé  et 
illuminé  de  ses  rêves,  un  escalier  monumental  à  rampe 
en  1er  ouvragé,  un  escalier  du  vieux  Paris,  montait 
vert  la  gauche  aux  salons  de  réception  de  la  baronne 
prenant  jour  sur  la  cour  juste  au-dessus  de  la  caisse,  si 
bien  que,  pendant  la  belle  saison,  lorsque  tout  reste 
ouvert,  le  tintement  des  pièces  d'or,  le  fracas  des  piles 
d^éeus  écroulées  sur  les  comptoirs,  un  peu  adouci  par 
les  hautes  et  moelleuses  tentures  des  fenêtres,  faisait 
un  accompagnement  mercantile  aux  conversations  su- 
itH-rées  par  le  catholicisme  mondain. 

Gela  donnait  tout  de  suite  la  physionomie  de  ce  saldn 
ttoo  moins  étrange  que  ceUe  qui  en  faisait  les  honneurs, 
mêlant  un  vague  bouquet  de  sacristie  aux  agitations  de 
la  Bourse  et  à  la  mondanité  la  plus  raffinée,  éléments 
hétérogène»  qui  se  croisaient,  se  rencontraient  là  sans 
cesse,  mais  restaient  séparés,  comme  la  Seine  sépare  le 
noble  faubourg  catholique  sous  le  patronage  duquel 
s'était  opérée  Téclatante  conversion  de  la  musulmane 


/ 

f 


J 

388  LE    MABAB: 


et  les  quartiers  financiers  ou  ;Hemerlingue  avaiu  sa 
▼ie  et  ses  relations.  La  société  ievantine,  assez  nom- 
breuse à  Paris,  composée  en  grande  partie  de  Juifs 
allemands,  banquiers  ou  commissionnaires,  qui,  aprèi 
avoir  fait  en  Orient  des  fortunes  colossales,  trafiquent 
encore  ici  pour  n*en  pas  perfire  Tbabitude,  se  montrait 
assidue  aux  jours  de  la  barohne.  Les  Tunisiens  de  pas- 
sage ne  manquaient  jamais  de  venir  voir  la  femme  du 
grand  banquier  en  faveur/  et  le  vieux  colonel  Brahim, 
le  chargé  d'affaires  du  bey,  avec  sa  bouche  flasque  et  ses 
yeux  éraillés,  faisait  sùn  somme  tous  les  samedis  an 
coin  du  même  divan, 

«  Votre  salon  senft  le  roussi,  ma  petite  fille,  disait  en 
riant  la  vieille  pzincesse  de  Dions  à  la  nouvelle  Marie 
que  maître  Le  Merquier  et  elle  avaient  tenue  sur  les 
fonts  baptismaux  ;  mais  là  présence^  de  ces  nombreux 
hérétiques,  Juifs,  musulmans  et  même  renégats,  de  ces 
grosses  femmes  couperosées,  fagotées,  chargées  d'or, 
de  pendeloques,  des  «  vrais  paquets,  »  n'empêchait  pas 
le  faubourg  Saint-Germain  de  visiter,  d'entourer,  de 
surveiller  la  jeune  catéchumène,  le  joujou  de  ces  nobles 
dames,  une  poupée  bien  souple,  bien  docile  que  Ton 
montrait,  que  Ton  promenait,  dont  on  citait  les  naïve- 
tés évangéliqnes,  piquantes  surtout  par  le  contraste  du 
passé.  Peut-être,  se  glissait-il  au  fond  du  cœur  de  ces 
aimables  patronnesses  l'espoir  de  rencontrer  dans  ce 
monde  retour  d'Orient  quelque  nouvelle  conversion  à 
faire,  l'occasion  de  remplir  encore  l'aristocratique  cha* 
pelle  des  Missions  du  spectacle  si  émouvant  d'un  de  ces 
baptêmes  d'adultes  qui  vous  transportent  aux  premiers 
temps  de  lafoi,  là-bas,  vers  les  rives  du  Jourdain,  et  sont 
bientôt  suivis  de  la  première  communion,  du  renou- 
vellementj  de  la  confirmation,  tous  prétextes  pour  la 


LB  NABAB.  889 

marraine  d'accompagner  sa  filleule,  de  guider  cette 
|eune  àme,  d'assister  aux  transports  naïfs  d'une  croyance 
neuve,  et  aussi  d'arborer  des  toilettes  variées,  nuancées 
à  l'éclat  ou  au  sentiment  de  la  cérémonie.  Mais  il  n'ar- 
rive pas  communément  qu'un  haut  baron  financier 
amène  à  Paris  une  esclave  arménienne  dont  il  a  fait  sa 
légitime  épouse. 

Esclave  !  C'était  cela  la  tare  dans  ce  passé  de  femme 
d'Orient,  jadis  achetée  au  bazar  d'Ândrinople  pour  le 
compte  de  l'empereur  du  Maroc,  puis,  à  la  mort  de 
l'empereur  et  à  la  dispersion  de  son  harem,  vendue  au 
jeune  bey  Ahmed.  Hemerlingue  l'avait  épousée  à  sa 
sortie  de  ce  nouveau  sérail,  mais  sans  pouvoir  la  faire 
accepter  à  Tunis ,  où  aucune  femme ,  Mauresque, 
Turque,  Européenne,  ne  consentit  à  traiter  une  an- 
cienne esclave  d'égale  à  égale,  par  un  préjugé  asser 
semblable  à  celui  qui  sépare  la  créole  de  la  quarteronne 
la  mieux  déguisée.  Il  y  a  là  une  répugnance  invincible 
que  le  ménage  Hemerlingue  retrouva  jusque  dans  Paris, 
où  les  colonies  étrangères  se  constituent  en  petits  cercles 
remplis  de  susceptibilités  et  de  traditions  locales.  Ya- 
mina  passa  ainsi  deux  ou  trois  ans  dans  une  solitude 
complète  dont  elle  sut  bien  utiliser  tous  les  rancœurs  et 
les  loisirs,  car  c'était  une  femme  ambitieuse,  d'une  vo- 
lonté, d'un  entêtement  extraordinaires.  Elle  apprit  à 
fond  la  langue  française,  dit  adieu  pour  toujours  à  ses 
vestes  brodées  et  à  ses  pantalons  de  soie  rose,  sut  assou- 
plir sa  taille  et  sa  démarche  aux  toilettes  européennes, 
à  l'embarras  des  longues  jupes,  puis,  un  soir  d'opéra, 
montra  aux  Parisiens  émerveillés  la  silhouette  encore 
un  peu  sauvage,  mais  fine,  élégante,  et  si  originale 
d'une  musulmane  décolletée  par  Léonard. 

Le  sacrifice  de  'a  reUgion  suivit  de  près  celui  du  cos- 

.33. 


MO  LE  NABAB. 

tume.  Depnis  longtemps  madame  Bemerlingn»  ava^it 
renoncé  à  toute  pratique  mahométane,  quand  maltoe 
Le  Merquier,  Tintîme  du  ménage  et  son  ckéron»  à 
Pi^ris,  leur  démontra  qu*une  conversion  solennelle*  ée 
la  baronne  lui  ovYriralt  les  portes  de  eette  partie  du 
monde  parisien  dont  Taccès  semble  être  devenu  dm  pt» 
en  plus  difficile,  à  mesure  que  la  société  s^ést  démoné- 
tisée tout  autour.  Le  ftiubourg  Saint-Germain  un«  fois 
conquis,  tout  le  reste  suivrait.  Et,  en  efTet^  lorsqu 'après 
le  retentissement  dU' baptême,  on  sut  que  les  plus  gra^mis 
noms  de  France  ne  dédaignaient  pas  de  se  rencontrer 
aux  samedis  de  la  baronne  Hemerlingue,  les  dames  ®â- 
genheim,  Fuemberg,  Garaïscakî,  Maurice  Trott,  toutes 
épouses  de  fez  millionnaires  et  célèbres  sur  les  marchés 
de  Tunis,  renonçant  à  leurs  préventions,  sollicitèrent 
d*ètre  admises  chez  Tancienne  esclave.  Seule,  madame 
Jansoulet,  nouvellement  débarquée  avec  un  stock  <il- 
dées  orientales  encombrantes  dans  son  esprit,  comme 
son  narghilé,  ses  œufà  d'autruche,  tout  le  bibelot  tuni- 
sien Tétait  dans  ^n  intérieur,  protesta  contre  ce  qu'elle 
appelait  une  inconvenance,  une  lâcheté,  et  déclara 
qu'elle  ne  mettrait  jamais  les  pieds  chez  «  ça.  »  Il  se  fit 
aussitôt  chez  les  dames  Gûgenheîm,  Caraïâcaki,  et 
autres  paquets,  un.petit  mouvement  rétrograde,  comme 
il  arrive  à  Paris  chaque  fois  qu'autour  d'une  position 
irrégulière  en  train  de  se  régulariser  quelque  résistance 
tenace  entraîne  des  regrets  et  des  défections.  On  s'était 
trop  avancé  pour  se  retirer,  mais  on  tint  à  faire  mîèui 
-ontir  le  prix  de  sa  bienveillance,  le  sacrifice  de  ses 
préjugés;  et  la  baronne  Marie  comprit  très-bien  la 
nuance  rien  que  dans  le  ton  protecteur  des  Levantines 
la  traitant  de  «  ma  chère  enfant...  ma  bonne  petite,  » 
avce    une  hauteur  un  peu   méDrisante.   Dès     lors  sa 


f  . 


LB  NABAB.  m 

haine  contre  les  Jansoulet  ne  connut  plus  de  bornes, 
one  haine  de  sérail  compliquée  et  féroce,  avec  Tétran- 
glement  su  bout  et  la  noyade  silencieuse,  un  peu  plus 
difficile  à  pratiquer  à  Pariis  que  sur  les  rives  du  lac  d*El*- 
Baheira,  mais  dont  elle  préparait  déjA  le  sac  solide 
terminé  en  garrot. 

Cet  acharnement  expliqué  et  connu,  on  se  figure 
quelle  surprise,  quelle  agitation  dans  ce  coin  de  société 
exotique,  quand*  la  nouvelle  se  répandit  que,  non-seizle- 
ment  la  grosse  Afchin  —  comme  rappelaient  ces  dames 
— consentait  à  voir  la  baronne,  mais  qu'elle  d'evait  lui 
faire  la  première  visite  à  son  prochain  samedi.  Pensex 
que  ni  les  Fuernberg,  ni  les  Trott  ne  voulurent  ma»- 
qaer  une  pareille  fête.  La  baronne,  de  son  côté,  fit  to«i 
pour  donner  le  plus  d*éclat  possible  à  cette  réparation 
lolennelle,  écrivit,  visita,  se  remua  si  bien  que,  malgré 
la  saison  déjà  très-avancée,  madame  Jansoulet,  en  arri- 
vant vers  quatre  heures  à  Thôtel  du  faubourg  SainiK 
Honoré,  aurait  pu  voir  devant  la  haute  porte  cintrée^  à 
côté  de  la  discrète  livrée  feuille  morte  de  la  princesse 
de  Dions  et  de  beaucoup  de  blasons  authentiques,  les 
armes  parlantes,  prétentieuses,  les  roues  multicolores 
d'tine  foule  d'équipages  financiers  et  les  grands  laquais 
poudrés  des  Garaïscaki. 

En  haut,  dans  les  salons  de  réception,  même  assem- 
blage bizarre* et  glorieux.  C'était  un  va-et-vient  sur  les 
tapis  des  deux  premières  pièces  désertes,  un  passage 
de  froissements  soyeux,  jusqu'au  boudoir  où  la  baronne 
se  tenait,  partageant  ses  attentions,  ses  cajoleries  entre 
les  deux  camps  bien  distincts;  d'un  côté,  des  toilettes 
•ombres,  d^apparence  modeste,  d'une  recherche  appré- 
ciable seulement  aux  yeux  exercés,  de  l'autre,  un  prin- 
temps  tapageur  h   couleurs   vives,    corsages  opulents, 


1 


tt»  .s  NABAB. 

diamants  prodigués,  écharpes  flottantes,  modes  d'ex- 
portation où  Ton  sentait  comme  un  regret  de  climat 
plus  chaud  et  de  vie  luxeuse  étalée.  De  grands  coups 
d'éventails  par  ici,  des  chuchotements  discrets  par  là 
Très^peu  d'hommes,  quelques  jeunes  gens  bien  pen- 
sants, muets,  immobiles,  suçant  la  pomme  de  leurs 
cannes,  deux  ou  trois  figures  de  schumaker,  debout 
derrière  le  large  dos  de  leurs  épouses,  parlant  la  tète 
basse  compie  s'ils  proposaient  des  objets  de  contre- 
bande ;  dans  un  coin,  la  belle  barbe  patriarcale  et  Iç 
camaii  violet  d'un  évèque  orthodoxe  d'Arménie. 

La  baronne,  pour  essayer  de  rallier  ces  diversités 
mondaines,  pour  garder  son  salon  plein  jusqu'à  la 
fameuse  entrevue,  se  déplaçait  continuellement,  tenait 
tète  à  dix  conversations  différentes,  élevant  sa  voix  har- 
monieuse et  veloutée  au  diapason  gazouillant  qui  dis- 
tingue les  Orientales,  enlaçante  et  câline,  l'esprit  souple 
comme  la  taille,  abordant  tous  les  sujets,  et  mêlant 
ainsi  qu'il  convient  la  mode  et  les  sermons  de  charité, 
les  théâtres  et  les  ventes,  la  faiseuse  et  le  confesseur. 
Un  grand  charme  personnel  se  joignait  à  cette  science 
acquise  de  la  maîtresse  de  maison,  science  visible  jusque 
dans  sa  mise  toute  noire  et  très-simple  qui  faisait  res- 
sortir sa  pâleur  de  cloître,  ses  yeux  de  houri,  ses  che- 
veux brillants  et  nattés,  séparés  sur  un  front  étroit  et 
pur  ;  un  front,  dont  la  bouche  trop  mincp  accentuait  le 
mystère,  fermant  aux  curieux  tout  le  passé  varié  et 
déjà  si  rempli  de  cette  ancienne  cadine,  qui  n'avait  pas 
d'âge,  ignorait  elle-même  la  date  de  sa  naissance,  ne  se 
souvenait  pas  d'avoir  été  enfant. 

Évidemment  si  la  puissance  absolue  du  mal,  très-rare 
chez  les  femmes  que  leur  nature  physique  impression- 
nable livre  à  tant  dô  courants  divers,  pouvait  tenir  daai 


i 


<« 


LE   NADAB.  Z99 

ane  âme,  c*était  bien  dans  celle  de  cette  esclave  faite 
aux  concessions  et  aux  bassesses,  révoltde,  mais  pa« 
iiente,  et  maîtresse  d'elle-même  comme  toutes  celles 
que  rhabitude  d*un  voile  abaissé  sur  les  yeux  a  accou- 
tumées à  mentir  sans  danger  ni  scrupule. 

En  ce  moment  personne  n'aurait  pu  se  douter  de  Tan- 
goisse  qui  Tagitait,  à  la  voir  agenouillée  devant  la  prin- 
cesse, vieille  bonne  femme  sans  façon,  de  qui  la  Fuern- 
berg  disait  tout  le  temps  :  a  Si  c'est  une  princesse,  çal  » 

«  Oh  I  je  vous  en  prie,  ma  marraine,  ne  vous  en  ailes 
pas  encore.  »  

Elle  JL'enveloppait  de  toutes  sortes  de  câlineries,  do 
grâces,  de  petites  mines,  sans  lui  avouer,  bien  entendu, 
qu'elle  tenait  à  la  garder  jusqu'à  Tarrivée  de  Jansoulet 
pour  la  faire  servir  à  son  triomphe. 

«  C'est  que,  disait  la  bonne  dame  en  montrant  le 
majestueux  Arménien,  silencieux  et  grave,  son  chapeau 
à  glands  sur  les  genoux,  j'ai  à  conduire  ce  pauvre  mon- 
seigneur au  Grand  Samt- Christophe  pour  acheter  des 
médailles.  Il  ne  s'en  tirerait  pas  sans  moi. 

—  Si,  si,  je  v«ux...  Il  faut...  Encore  quelques  mi- 
nutes. >> 

Et  la  baronne  jetait  un  regard  furtif  vers  l'antique  et 
somptueux  cartel  accroché  dans  un  angle  du  salon. 

Déjà  cinq  heures,  et  la  grosse  Afchin  n'arrivait  pad. 
Les  Levantines  commençaient  à  rire  derrière  leurs  éven- 
tails. Heureusement  on  venait  de  servir  du  thé,  des  vins 
d'Espagne,  une  foule  de  pâtisseries  turques  délicieuses 
qu'on  ne  trouvait  que  là  et  dont  les  recettes  rapportées 
par  la  cadine  se  conservent  dans  les  harems  comme 
certains  secrets  de  confiserie  raffinée  dans  nos  couvents. 
Cela  fit  une  diversion.  Le  gros  Hemerlingue  qui,  le 
-^iftiedi,  sortait  de  temps  en  temps  de  son  bureau  pour 


LE   NABAB. 

▼enir  saluer  C6§  (famés,  buvait  un  verre  de  madère  près 
de  la  petite,  table  de  service,  en  causant  avec  Maurice 
Trott,  Tancien  baigneur  de  Saïd-Pacha,  quand  sa 
femme  s*approcba  de  lui^  toujours  douce  et  paisible.  U 
•avait  quelle  colère  devait  recouvrir  ce  calme  impéné- 
trable, et  lui  demanda  tost  bas.,  timidemieni  : 

«  Personne? 

—  Personne...  Yoa»  voyei  à  quel  aflront  tous  m*esr  \ 

posez.  ».  " 

Elle  souriait,  las  yeux  à  demi*baissés,  en  lui  enlevant  j 

du  bout  de  Tongle  une  miette  de  gâteau  restée  dans  sas  | 

longs  favoris  noirs;  mais  set  petites  narines  transpa-  I 

vantes  ^missaient  avec  une  éloquence  terrible.  ! 

«  Obi  elle  viendra...  disait  le  banquier,  la  bouche  < 

pleine.  Je  suis  sûr  qu^elle  viendra...  » 

Un  frôlement  d'étoffes,  de  traîne  déployée  dans  la 
pièce  à  côté,  fit  se  retourner  vivement  la  baronne,  k  la 
grande  joie  du  coin  des  «paquets  »  qui  surveillait toi:U, 
ce  n'était  pas  celle  qu'on  attendait. 

Elle  ne  ressemblait  guère  à  mademoiselle  Afchin, 
eette  grande  blonde  élégante,  aux  traits  fatigués,  à  la 
toilette  irréprochable,  digne  en  tout  de  porter  un  nom 
aussi  célèbre  que  celui  du  docteur  Jenkins.  Depuis 
deux  ou  trois  mois,  la  belle  madame  Jenkins  avait 
beaucoup  changé,  beaucoup  vieilli.  11  y  a  comme  cela 
dans  la  vie  de  la  femme  restée  longtemps  jeune  une 
période  où  les  années,  qui  ont  passé  par-dessus  sa  tèta 
sans  Teffleurer  d'une  ride,  s'inscrivent  brutalement 
toutes  ensemble  en  marques  ineiïaçahles.  On  ne  dit  plus 
on  la  voyant  :  «  Qu'elle  est  belle  I  »  mais  a  Elle  a  dû  être 
bien  belle...  »  Et  cette  cruelle  façon  de  parler  au  passé, 
de  rejeter  dans  le  lointain  ce  qui  hier  était  un  fait  visi* 
ble»  constitue  un  commencement  de  vieillesse  et  dere- 


LE  NABAB.  396 

traite,  un  déplacement  de  tous  les  triomphes  en  souve- 
nirs. Était-ce  la  déception  de  voir  arriver  la  femme  4q 
docteur  à  la  place  de  madame  Jansoulet,  ou  le  discrédit 
que  la  mort  du  duc  de  Mora  avait  jeté  sur  le  médecin  à 
la  mode  devait-il  rejaillir  sur  celle  qui  portait  son  nom? 
Il  y  avait  un  peu  de  ces  deux  causes,  et  peut-^tre  d'une 
autre,  dans  le  froid  accueil  que  la  baronne  fit  à  ma- 
dame Jenkîns.  Un  bonjour  léger  du  bout  des  lèvre», 
quelques  paroles  à  la  hâte,  et  elle  retourna  vers  le  noble 
bataillon  qui  grignotait  à  belles  dents.  Le  salon  s'était 
animé  sous  Taction  des  vins  d'Espagne.  On  ne  chucho- 
tait plus,  on  causait.  Les  lampes  apportées  donnaient 
on  nouvel  éclat  à  la  réunion,  mais  annonçaient  qu'elle 
était  bien  près  de  finir,  quelques  personnes  désintéres- 
sées du  grand  événement  s'étant  déjà  dirigées  vers  la 
porte.  Et  les  Jatisoulet  n'arrivaient  pas. 

Tout  à  coup  une  marche  robuste,  pressée.  Le  Na- 
bab parut,  tout  seul,  sanglé  dans  sa  redingote  noire, 
correctement  cravaté  et  ganté,  mais  la  figure  boulevei^ 
sée,  Toeil  hagard,  frémissant  encore  de  la  scène  terrible 
dont  il  sortait. 

Elle  n'avait  pas  voulu  venir. 

Le  matin,  il  avait  prévenu  les  femmes  de  chambre 
d'apprêter  madame  pour  trois  heiires,  ainsi  qu'il  faisait 
chaque  fois  qu'il  emmenait  la  Levantine  avec  lui,  qu"!! 
trouvait  nécessaire  de  déplacer  cette  indolente  personne 
qui,  ne  pouvant  même  accepter  une  responsabilité  quel- 
conque, laissait  les  autres  penser,  décider,  agir  pour 
elle  ;  du  reste  allant  volontiers  oti  Ton  voulait,  une  fois 
partie.  Et  c'est  sur  cette  facilité  qu'il  comptait  pour  l'en- 
traîner chez  Hèmerlingue.  Mais  lorsqu'après  le  déjeuner 
Jansoulet  habillé,  superbe,  suant  pour  entrer  dans  ses 
gants,  fit  demander  si  madame  serait  bientôt  prête,  on 


590  LE   NABAB. 

lui  répondit  que  madame  ne  sorteut  pas.  Le  cas  était 
grave,  si  grave  que,  laissant  là  tous  les  intermé^ 
diaires  de  valets  et  de  servantes,  qu'ils  se  dépêchaient 
dans  leurs  entretiens  conjugaux,  il  monta  Tescalier 
qaatre  à  quatre  et  entra  comme  un  coup  de  mistral 
dans  les  appartements  capitonnés  de  la  Levantine 

Elle  était  encore  au  lit,  revêtue  de  cette  grande  tuni- 
que ouverte  en  soie  de  deux  couleurs  que  les  Maures- 
ques appellent  une  djebba,  et  de  leur  petit  bonnet 
brodé  d'or  d*où  s*échappait  sa  belle  crinière  noire  et 
k)urde,  tout  emmêlée  autour  de  sa  face  lunaire  em- 
flammée  par  le  repas  qu'elle  venait  de  finir.  Les  man* 
cbes  de  la  djebba  relevées  laissaient  voir  deux  bras 
énormes,  déformés,  chargés  de  bracelets,  de  longues 
chaînettes  errant  sur  un  fouillis  de  petits  miroirs,  de 
chapelets  rouges,  de  boites  de  senteurs,  de  pipes  mi- 
croscopiques,  d'étuis  à  cigarettes,  l'étalage  puéril  et 
bimbelotier  d'une  couchette  de  Mauresque  à  son  lever. 

La  chambre,  où  flottait  la  fumée  opiacée  et  capiteuse 
du  tabac  turc,  présentait  le  même  désordre.  Des  né- 
gresses allaient,  venaient,  desservant  lentement  le 
café  de  leur  maîtresse,  la  gazelle  favorite  lappait  le 
fond  d'une  tasse  que  eon  museau  fin  renversait  sur  le 
tapis,  tandis  qu'assis  au  pied  du  lit  avec  une  familiarité 
touchante,  le  sombre  Gabassu  lisait  à  haute  voix  à 
madame  un  drame  en  vers  qu'on  allait  jouer  prochai- 
nement chez  Cardailhac.  La  Levantine  était  stupéfiée 
par  cette  lecture,  absolument  ahurie  : 

«  Mon  cher,  dit-elle  à  Jansoulet  dans  son  épais 
accent  de  Flamande,  je  ne  sais  pas  à  quoi  songe  notre 
directeur...  Je  suis  en  train  de  lire  cette  pièce  de  Ré^ 
volte  dont  il  s'est  toqué...  Mais  c'est  crevant.  Ga  n'a 
jamais  élé  du  théâtre. 


'A 


LE  NABAB.  307 

—  Je  me  moqae  bien  du  théâtre,  ûi  Jansonlet  fdrienx 
malgré  tout  son  respect  pou/  la  fille  des  Afchin.  Gom-, 
menti  yous  n'êtes  pas  encore  habillée?...  On  ne  vont 
a  donc  pas  dit  que  nous  sortions?  » 

On  le  lui  avait  dit,  mais  elle  s*étàit  mise  à  lire  cette 
béte  de  pièce.  Et  de  son  air  endormi: 
(c.  Nous  sortirons  demain. 

—  Demain  I  G*est  impossible...  On  nous  Sllend  au- 
jourd'hui même...  Une  visite  très-importante» 

—  Où  donc  cela?  » 

n  hésita  une  seconde,  puii: 

«  Chez  Hemerliugue.  » 

Elle  leva  sur  lui  ses  gros  yeux ,  p^vuadée  qu'il  voulait 
rire.  Alors  il  lui  raconta  sa  rencontre  avec  le  baron  aux 
funérailles  de  Mora  et  la  convention  qu'ils  avaient 
faite  ensemble. 

«  Allez-y  si  vous  voules,  dit-elle  froidement;  mais 
vous  me  connaissez  bien  peu  si  vous  croyei  que  moi» 
une  demoiselle  Afchin,  je  mettrai  jamais  les  pieds  chei 
eette  esclave.  » 

Prudemment,  Gabassu,  voyant  la  tournure  du  débat, 
avait  disparu  dans  une  piboe  voisine,  les  cinq  cahiers  de 
Révolte  empilés  sous  son  bras. 

«  Allons,  dit  le  Nabab  à  sa  femme,  je  vois  bien  que 
vous  ne  connaissez  pas  la  terrible  position  où  je  me 
trouve...  Écoutez  alors...  » 

Sans  se  soucier  des  filles  de  chambre  ni  des  né- 
gresses, avec  cette  souveraine  indifiérence  deTOriental 
pour  la  domesticité,  il  se  mit  à  faire  le  tableau  de  sa 
grande  détresse,  la  fortune  saisie  là-bas,  ici  le  crédit 
perdu,  toute  sa  vie  en  suspens  devant  l'arrêt  de  la 
Chambre,  TinDuence  des  Hemerlingue  sur  l'avocat  rap- 
{KNrteur,  et  le  sacrifice  obligatoire  en  ce  moment  de 


M  LE  NâBAB. 

twit  wnotir-propre  à  des  intérêts  si  puissants.  B  partait 
krec  chaleur,  pressé  de  la  convaiTKîre,  de  l'-eYitrailwer. 
Ibis  elle  lai  répondit  simpVemefit  :  «  J-e  n'irai  pas,  • 
lomme  s'il  se  fbt  agi  d'tine  'cotir^e  'S&ns  importance,  )iii 
peu  trop  longue  pour  sa  fatigfi«. 

Lui,  tout  frémissant  : 

«  Voyons,  ce  n'est  pas  possible  que  vous  disfez  ime 
ibose  pareille.  Songez  qu^il  y  'va  de  ma  fortune,  de 
Tavenir  de  nos  enfants,  du  nom  que  vous  portez... 
Tout  est  en  jeu  pour  cette  démarche  que  votti  n«  pou- 
vez refuser  de  faire.  » 

D  aurait  pu  parler  ainsi  pendant  des  l^eures,  il  se 
ferait  toujours  buté  à  Fa  même  obstination  fermée,  iné- 
krwilable.  Une  demoheile  AMim  ne  <d«vmt  pas  visfter 
«Hé  ^sclai!«. 

a  Eh  I  Madame,  dit-il  violemment,  cette  «esdave  Vfsxà 
m^ffùx  que  vous.  Psr  son  intellige^iroe  elle  a  'décuplé 
k  fortune  4e  won  i&ari,  tiuarAis  que  v^us,  sxl  oen- 
tomire...  •» 

Depuis  douze  ans  qu'ils  étaient  mariés,  }a*nsouM 
e«aît  pour  la  première  fois  lever  la  tête  «n  f«ce  -de^a 
f^tne.  Eut-il  honte  de  cemme^e  'lèse-*majestô,  tua 
comprît-il  qu'une  phrase  jifarciille .  sillait  creuser  ^m 
aÉ^hne  infranclâssable?  Maïs  ft  'oiïa4>if  ea  de  tcmwaiffiitl&tt 
s'Hgenooillaiievajnit  le  lît  très-bas,  «avierc  'Oe«:te  tendresst 
rieuse  que  l'on  emploie  pour  faii^  Mcnfteftdre  lutsem  mx 
e^ftints  : 

K  Ma  petite  Maftba,  j^  t'en  prie...  lève-toi,  hab^le- 
lr>i...  C'est  pour  toi-wrême'q«e  je  te  le  'dewvffwde,  pom 
ton  luxe,  pour  ton  bien-être...  Que  ♦deviendrais-tu  ^ 
parim  caprice,  un  méchant  «coup  de  tète,  i>ous  alliom 
oeus  trouver  réduits  à  la  misère?  » 

€e  mot  de  misère  ne  rq[>résentalt  alMolument  rten  à 


LS  NABAlJL  399 

la  LtyaniiBe..  Ont  pouvait  en  parler  devant  elle  commd 
delà  mort  devant  les.  tout  petits.  Elle  ne  s'en  émouvait 
pas,  ne  sachant  pas  e^e  que  &*é(lait.  Parfaitement  eii<- 
tétée  d*aiU«ur»  à  rester  au  lit  dans  sa  djebba;.  car  pouir 
bien  affirmer  sa  décision,  elle  ajluma  une  nouvelle 
cigairelte  à  celle  qui  venait  de  Hnir»  et  pendant  que  le 
pauvre  Nabah  entourait  sa  k  petite  femme  chérie  »^ 
d'excoses^  de  prières,  de  supplications,  lui  prometiaat 
un  diadème  de  perles  cent  fois  plus  beau  que  le  sien  ai 
elle  voulait  venir,  elle  regardait  okonler  au  plafond 
peint  la  fumiée  assoupissante,  s'en  enveloppait  conuM 
â*un  imperturbable  calme.  A  la  fin,  devant  ce  refus^  ce 
mutisme,  ce  front  où  U  sentait  la  barre  d'uo  entêtement 
ebetiné,  Jaasoulet  débrida  sa  colètre«  80  redressa,  de 
toute  sa  hauteur  : 

«  Allons^  dit-il,  }e  le  veux*..  » 

n  se  tourna  vers  les  négresses: 

«  Habillez  votre  m  ai  tresse  >  tout  de  suite..^..  » 

Et  le  rustre  qu'il  était  au  fond»  le  fils  du  cloutier  mé* 
ridional  se  retrouvant  dans  cette  crise  qui  le  remuail 
tout  entier»  il  rejeta  les  courtines  d'un  geste  brutal  et 
méprisant»  envoyant  à  terre  les  innombrables  fanfre* 
luches  qu^elles  portaient,  et  forçant  la  Levantine  demi- 
nue  à  bondir  sur  ses  pieds  avec  une  promptitude  éton- 
nante chez  cette  massive  personne.  Elle  rugit  sous 
Toutrage,  serra  les  plis  de  sa  dalmatique  contre  son 
buste  de  nabote,  envoya  son  petit  bonnet  de  travexi 
dans  ses  cheveux  écroulés»  et  se  mit  à  invectiver  son 
mari. 

«  Jamais,  tu  m*entends  bien,  jamais...  tu  m*y  traî- 
nerais plutôt  che^  cette...  » 

L'ordure  sortait  à  ûot  de  ses  lèvres  lourdes,  comme 
d'une  bouche  d'égout«  Jansoulet  pouvait  se  croire  dane 


100  LE  NABAB. 

un  des  affreux  bouges  du  port  de  Marseille,  assistant  à 
une  querelle  de  fille  et  de  nervi,  ou  encore  à  quelque 
dispute  en  plein  air  entre  Génoises,  Msdtaises  et  Pro- 
vençales glanant  sur  le  quai  autour  des  sacs  de  blé 
qa*on  décbarge  et  s*injuriant  à  quatre  pattes  dans  des 
tourbillons  de  poussière  d*or.  G*était  bien  la  Levantine 
de  port  de  mer,  l'enfant  gâtée,  abandonnée,  qui  le  soir, 
de  sa  terrasse,  ou  du  fond  de  sa  gondole,  a  entendu  les 
matelots  s'injurier  dans  toutes  les  langues  des  mers 
latines  et  qui  a  tout  retenu.  Le  malheureux  la  regardait, 
effaré,  atterré  de  ce  qu'elle  le  forçait  d'entendre,  de  sa 
grotesque  personne  écumant  et  râlant  ; 

a  Non,  je  n'irai  pas...  non,  je  n'irai  pas.  » 

Et  c'était  la  mère  de  ses  enfants,  une  demoiselle 
Af  chin  I 

Soudain,  à  la  pensée  que  son  sort  était  entre  les 
mains  de  cette  femme,  qu'il  ne  lui  en  coûterait  qu'une 
robe  â  mettre  pour  le  sauver,  et  que  l'heure  fuyait, 
que  bientôt  il  ne  serait  plus  temps,  une  bouffée 
de  crime  lui  monta  au  cerveau,  décomposa  tous 
ses  traits.  Il  marcha  droit  sur  elle,  les  mains  ouvertes 
et  crispées  d'un  air  si  terrible  que  la  fille  Afchin, 
épouvantée,  se  précipita  en  appelant  vers  la  porte  par 
où  le  masseur  venait  de  sortir  : 

«  Aristide  1...  » 

Ce  cri,  cette  voix,  cette  intimité  de  sa  femme  avec  le 
subalterne...  Jansoulet  s'arrêta,  dégrisé  de  sa  colère, 
puis  avec  un  geste  de  dégoût  s'élança  dehors,  en  jetant 
les  portes,  plus  pressé  encore  de  fuir  le  malheur  et 
l'horreur  qu'il  devinait  dans  sa  maison  que  d'sdler 
ehercher  là-bas  le  secours  qu'on  lui  avait  promis. 

Un  quart  d'heure  après,  il  faisait  son  entrée  chex 
Hemerlingue,  envoyait  en  entrant  un  geste  désolé  au 


LE  NAUaB.  401 

banquier,  et  s'approchait  de  la  baronne  en  balbutiant 
la  phrase  toute  faite  qu*il  avait  entendu  répéter  si  sou- 
vent, le  soir  de  son  bal...  «  Sa  femme  très-souffrante... 
désespérée  dé  n'avoir  pu...  »  JBille  ne  lui  laissa  pas  le 
temps  d'achever,  se  leva  lentement,  se  déroula  fine  et 
longue  couleuvre  dans  les  draperies  biaisées  de  sa  robe 
étroite,  dit  sans  le  regarder  avec  son  accent  corrigé  : 
«  Ohiy^  savais.../^  savais...  »  puis  changea  de  place 
et  ne  s'occupa  plus  de  lui.  Il  essaya  de  s'approcher 
d'Hemerlingue ,  mais  celui-ci  semblait  très- absorbé 
dans  sa  causerie  avec  Maurice  Trott.  Alors  il  vint  s'as- 
seoir près  de  madame  Jenkins  dont  l'isolement  tint 
compagnie  au  sien.  Mais,  tout  en  causant  avec  la  pauvre 
femme,  aussi  languissante  qu'il  était  lui-même  préoc- 
cupé, il  regardait  la  baronne  faire  les  honneurs  de 
ce  sfidon,  si  confortable  auprès  de  ses  grandes  halles 
dorées. 

On  partait.  Madame  Hemerlingue  reconduisait  quel- 
ques-unes de  ces  dames,  tendait  son  front  à  la  vieille 
princesse,  s'inclinait  sous  la  bénédiction  de  l'évèque 
Arménien,  saluait  d*un  sourire  les  jeunes  gandins  à 
cannes,  trouvait  pour  chacun  l'adieu  qu'il  fallait  avec 
une  aisance  parfaite;  et  le  malheureux  ne  pouvait 
i'empècher  de  comparer  cette  esclave  orientale  si  Pa- 
risienne, si  distinguée  au  milieu  de  la  société  la  plus 
exquise  du  monde,  avec  l'autre  là-bas,  TEuropéenne 
avachie  par  l'Orient,  abrutie  de  tabac  turc  et  bouffie 
d'oisiveté.  Ses  ambitions,  son  orgueil  de  mari  étaient 
déçus,  humiliés  dans  cette  union  dont  il  voyait  main- 
tenant le  danger  et  le  vide,  dernière  cruauté  du  destin 
qui  lui  enlevait  même  le  refuge  du  bonheur  intime 
contre  toutes  ses  déconvenues  publiques. 

Peu  à  peu  le  salon  se  dégarnissait.  Les  Levantines 


LE  NABAB. 

disparaissaient  Tune  après  Taulre,  laissant  chaque  ioiB 
un  vidç  immense  à  leur  place.  Madame  Jenktns  éisail 
partie,  il  ne  restait  plus  que  deux  ou  trois  éames  m^ 
connues  de  Jansouiet,  entre  lesquelles  la  maîtresse  é^ 
la  maison  semblait  s*abriter  de  lui.  Mais  Hemerlin^iM 
était  libre,  et  le  Nabab  le  rejoignît  au  moment  okïï 
s*esquivait  furtivement  du  côté  de  ses  bureaux  ^nâ» 
au  même  étage,  en  face  les  appartements.  JansouJel 
ic»rtit  avec  lui,  oubliant  dans  son  trouble  de  saluer  la 
baronne  ;  et  une  fois  sur  le  palier  décoré  en  anticham- 
bre, le  gros  Hemerlingae,  très-froid,  très-réservé  tant 
qn'il  8*était  senti  sous  rœil  de  sa  femme,  reptit  une 
figure  un  peu  plus  ouverte.     ^ 

«  G*est  très-facheux,  dit-il  à  Toix  basse  comme  »'3 
eraignait  d'être  entâadu.  que  madame  Jabseutet  n'ait 
paa  voulu  venir.  » 

Jansouiet  lui  répondit  par  un  mouvement  de  ^éset* 
poir  et  de  farouche  impuissance. 

«  Fâcheux...  fâcheux...  répétait  Tautre  en  souiflaal 
el  cherchant  sa  clef  dans  sa  poche. 

-—  Toyons,  vieux,  dit  le  Nabab  en  lui  prenant  la 
main,  ce  n'est  pas  une  raison  parce  que  nos  femmes  ne 
s'entendent  pas...  Ça  n'empêche  pas  de  rester  cama^ 
rades...  Quelle  bonne  causette,  hein?  l'autre  jour... 

—  Sans  doute...  disait  le  baron,  se  dégageant  povr 
ouvrir  là  porte  qui  glissa  sans  bruit,  montrant  le  haal 
cabinet  de  travail  dont  la  lampe  brûlait  solitaire  devaal 
Ténorme  fauteuil  vide...  Allons,  adieu,  je  te  quitte... 
J'ai  mon  courrier  à  fermer. 

—  Ya  didouj  Mouet...  '  fit  le  pauvre  Nabab  essa3raBl 
de  plaisanter,  et  se  servant  du  patois  laifir  pour  rap* 

1.  Hé,  diâ  doi^c.  Monsieur... 


peler  au  ^enx  eopain  tous  les  bons  souvenirs  remués 
FayftDl'TeiUe...  Ça  tient  toujours  notre  visite  à  Le  Met- 
qnier...  Le  tableau  que  noua  devons  lui  offrir»  tn  attta 
bieii«.«  Quel  jour  veux-tu? 

—  Ahl  oui,  Le  Merquier...  G*est  vrai...  Eh  Uenl 
nais  prochainement...  Je  t'écrirai... 

«*  Bien  sùr?.^  Tu  sais  qu»  c'est  presaé.^.. 

—  Oui,  oui»  je  t'écrirai...  Adieu.  » 

Elle  gros  homme  referma  sa  porte  vivemant  amms 
•*il  avait  peur  que  sa  femme  arrivât. 
• 

Deux  jours  après,  le  Nabab  recevait  qu  mot  d*He^ 
aMrtingue,  presque  indéchiffrable  sous  ces  petites 
pftttes  de  mouches  compliquées  d'abréviations  plusos 
moins  commerciales  derrière  lesquelles  l'ex-cantiniar 
dissimulait  son  manque  abM>la  d'of  thograph»  : 

Mouchl  anci  eam/ 

Je  ne  puis  décid/  faccomj  chez  Le  Merqf,  Tropi'afffmn 
et  momj,  D^ttiltj  vj  serf  mieux  seuh  pour  eausj.  Kos^jf 
tarrémf.  On  tattj.  Rf  Cassette^  ton»  les  matj  deB  àiù. 

A  toi  cor I 

Hem/. 

Ait-dessons,  en  post-scrîptum,  une  écriture  très-ftM 
aassi,  mais  plus  nette,  avait  écrit  très-lisiblement  : 

«  UntableaureUgienXy  autant  que  possible/,,.  » 

Que  penser  de  cette  lettre?  Y  avait-il  bonne  voloftté 
réelle  ou  défaite  polie?  En  tout  cas  l'hésitation  n'était 
plus  permise.  Le  temps  brûlait.  Jansoulet  fit  donc  mi 
effort  courageux,  car  Le  Merquier Tiotimidait  beaucoup, 
•i  se  rendit  chez  lui  un  matin. 

Notre  étrange   Paria,  dans    sa  population   et 


KM  LB  NABAB. 

aspects,  semble  une  carte  d*échantillon  du  monde 
entier.  On  trouve  dans  le  Marais  des  rues  étroites  à 
vieilles  portes  brodées,  vermiculées,  à  pignons  avan- 
çants, à  balcons  en  moucharabies  qui  vous  font  penser 
à  Tantique  Hsidelberg.  Le  faubourg  Saint-Honoré  dans 
sa  partie  large  autour  de  Téglise  russe  aux  minarets 
blancs,  aux  boules  d*or,  évoque  un  quartier  de  Moscou. 
Sur  Montmartre  je  sais  un  coin  pittoresque  et  encom- 
bré qui  est  de  rAlger  pur.  Des  petits  hôtels  bas  et  *^ 
nets,  derrière  leur  entrée  à  plaque  de  cuivre  et  leur 
jardin  particulier,  s*alignent  en  rues  anglaises  entre 
Neuilly  et  les  Champs-Elysées;  tandis  que  tout  le 
ehevet  de  Saint-Sulpice,  la  rue  Pérou,  la  rue  Cassette, 
paisibles  dans  Tombre  des  grosses  tours,  inégalement 
pavées,  aux  portes  à  marteau,  semblent  détachées 
d'une  ville  provinciale  et  religieuse  ;  Tours  ou  Orléans 
par  exemple,  dans  le  quartier  de  la  cathédrale  et  de 
Tévèché,  où  de  grands  arbres  dépassant  les  murs  se 
bercent  au  bruit  des  cloches  et  des  répons. 

C*est  là,  dans  le  voisinage  du  cercle  catholique  dont 
tt  venait  d'être  nommé  président  honoraire,  qu'habitait 
M*  Le  Merquier,  avocat,  député  de  Lyon,  homme  d'af- 
faires de  toutes  les  grandes  communautés  de  France, 
et  que  Hemerlingue,  par  une  pensée  bien  profonde 
ehez  ce  gros  homme,  avait  chargé  des  intérêts  de  sa 
maison.  .> 

Bn  arrivant  vers  neuf  heures  devant  un  ancien  hôtel 
dont  le  rez-de-chaussée  se  trouvait  occupé  par  une 
librairie  religieuse  endormie  dans  son  odeur  de  sacris- 
tie et  de  papier  grossier  à  imprimer  des  miracles,  en 
montant  ce  large  escalier  blanchi  à  la  chaux  comme 
celui  d'un  couvent,  Jansoulet  se  sentit  pénétré  par  cette 
atmosphère  provinciale  et  catholique  où  revivaient 


À 


1 

i 


LE   NÂBAB.  405 

pour  lui  les  souvenirs  d'un  passé  méridional,  des  im- 
pressions  d'enfance  encore  intactes  et  fraîches  grâce  à 
aon  long  dépaysement,  et  que  le  fils  de  Françoise  n'a- 
vait eu,  depuis  son  arrivée  à  Paris,  ni  le  temps  ni  l'oc- 
casion de  renier.  L'hypocrisie  mondaine  devant  lui  avait 
revêtu  toutes  ses  formes,  essayé  tous  ses  masques, 
excepté  celui  de  l'intégrité  religieuse.  Aussi  se  refusait- 
il  à  croire  à  la  vénalité  d'un  homme  vivant  en  un  pareil 
milieu.  Introduit  dans  l'antichambre  de  l'avocat,  vaste 
parloir  aux  rideaux  de  mousseline  empesés  fin  comme 
des  surplis,  ayant  pour  seul  ornement,  au-dessus  de  la 
porte,  une  grande  et  belle  copie  du  Christ  mort,  du 
Tintoret,  son  incertitude  et  son  trouble  se  changèrent 
en  conviction  indignée.  Ce  n'était  pas  possible.  On 
l'avait  trompé  sur  Le  Merquier.  Il  y  avait  là  sûrement 
une  médisance  audacieuse,  comme  Paris  est  si  léger  à 
en  répandre  ;  ou  peut-être  lui  tendait-on  un  de  ces  pièges 
féroces  contre  lesquels  il  ne  faisait  que  trébucher  depuis 
six  mois.  Non,  cette  conscience  farouche  renommée  au 
Palais  et  à  la  Chambre,  ce  personnage  austère  et  froid 
ne  pouvait  être  traité  comme  ces  gros  pachas  ventrus, 
à  la  ceinture  lâché,  aux  manches  flottantes  si  commodes 
pour  recevoir  les  bourses  de  sequins.  Ce  serait  s'expo- 
ser à  un  refus  scandaleux,  à  la  révolte  légitime  de 
l'honneur  méconnu,  que  d'essayer  de  tels  moyens  de 
corruption. 

Le  Nabab  se  disait  cela,  assis  sur  le  banc  de  chêne 
qui  courait  autour  de  la  salle,  ^ustré  par  les  robes  de 
serge  et  le  drap  rugueux  des  soutanes.  Malgré  l'heure 
matinale,  plusieurs  personnes  attendaient  ainsi  que  lui. 
Un  dominicain  se  promenant  à  grands  pas,  figure  ascé- 
tique et  sereine,  deux  bonnes  sœurs  enfoncées  sous  la 
cornette    égrenant  de  longs  chapelets  qui  leur  mesu- 


/ 


41»  LE   NABAB. 

raient  }*attente|  des  prêtres  du  diocèse  lyonnais  recoa- 
naissables  à  la  forme  ùe  leur»  chapeaux ,  pub  d'autres 
gens  de  mine  recueillie  et  sévère  installés  devant  ta 
gprande  table  en  bois  noir  qu^i  tenait  le  milieu  de  lapièee 
et  feuilletant  quelques-uns  de  ces  journaux  édifiants  q.fii 
s'impriment  sur  la  colline  de  Fourvières»  ÏÉcko  At 
Purgatoire,  le  Rosier  de  Marier  et  donnent  en  prime  mm. 
abonnés  d*un  an  des  indulgences  pontificeJos^  des  ré-^ 
missions  de  peines  futures.  Quelques  mots  à  voix  baaea» 
une  toux  étouffée,  le  léger  susurrement  de  la  prièie  des 
bonnes  sœurs  rappelaient  à  Janseulet  la  sensation  ecxft* 
fuse  et  lointaine  d'heures  d'attente  dans  un  eoln  dis 
TégKse  de  son  village,  autour  du  confessionaal,  anx 
approches  des  grandes  fêtes. 

Enfin,  son  tour  vint  de  passer,  et  s'il  aviait  pu  lui 
rester  encore  un  doute  sur  M*  Le  Merquier^  il  ne  douta 
plus  en  voyant  ce  grand  cabinet  simple  et  sévirst^ 
—  un  peu  plus  orné  cependant  que  l'antieharabre,  — 
dans  lequel  Tavocat  encadrait  raustérité  de  ses  principes 
et  de  sa  maigre  personne,  longue,  voûtée,  étroite  aux 
épaules,  serrée  par  un  éternel  habil  noir  trop  court  de 
manches  et  d'où  sortaient  deux  poignets  noirs,  carrés 
et  plats,  deux  bâtons  d'encre  de  Chine  hiéroglyphes  de 
grosses  veines.  Le  député  clérical  avait,  dans  le  teîiil 
blafard  du  Lyonnais  moisi  entre  ses  deux  rivières,  une 
certaine  vie  d'expression  qu'il  devait  à  son  regard  à^n^ 
Ue,  tantôt  étincelant  mais  impénétrable  derrière  le 
verre  de  ses  lunettes,  le  plus  souvent  vif,  méfiant  al 
noir  par-dessus  ces  mêmes  lunettes,  et  cerné  de  Tooibvs 
rentrante  que  donne  à  l'arcade  sourcilière  Tcnil  IsvAf 
la  tête  basse. 

Après  un  accueil  presque  cordial  en  comparaison  du 
firoid  salut  que  les  deux  collègues  échangeaient  à  la 


LE  .NABAB.  4ff} 

Chambre,  un  «  je  f^oas  attendais,  )>  où  se  glissait  peut- 
Mre  une  intention,  l'avocat  montra  au  Nabab  le  fau- 
teuil près  de  son  bureau,  signifia  au  domestique  béai 
etiout  de  noir  vétn,  non  point  «  deserrer  la  haire  avec 
la  discipline,  »  mais  de  ne  plus  'venir  que  quand  on  le 
flomierait,  rangea  quelques  papiers  épars,  après  quoi, 
mè  jamtyes  croisées  Tune  sur  l'autre,  s'enfonçant  dans 
«OU  fauteuil  avec  le  namassement  de  l'homme  qui  se 
dii^ose  à  écouter,  qui  devient  tout  oreilles,  il  mit  son 
menton  dans  da  main  et  resta  là,  les  yeux  fixés  sur  un 
grand  rideau  de  reps  vert  tombant  jusqifà  terre  en  face 
de  lui. 

L'instant  était  décisif,  la  situation  embarrassante, 
fiais  Jansoulet  n'hésita  pas.  C'était  une  de  ses  préten- 
lions,  À  (9e  pauvre  Nabab,  que  de  se  connaître  en 
homines  «us^i  bi«en  que  Mora.  Et  ce  flair,  qui,  disait*il, 
9Èt  levait  Jamais  trompé.  Invertissait  qu'il  se  trouvait 
Hk  ce  moment  devant  une  honnêteté  rigide  et  inébran- 
lable, «ne  conscieivee  en  pierre  dure  à  l'épreuve  du  pic 
et  de  la  poudre.  «  Ma  conscience  I  i)  Il  changea  donc 
toliîiement  son  programme,  jeta  les  ruses,  les  sous-en- 
tendus>où  s'empiètrait  sa  franbhe^et  vaillante  nature,  et 
la  tète  ha4i<be,  i^e  icesur  découvert,  tint  À  cet  h^Mmète 
homnie  un  ^ng<age  qull  était  tmi  pour  comprendre. 

«  We  voa» 'élonnie*  pas,  mon  «ciier  collègue,  —  sa  Teix 
tremblait,  mais  eMe^kssuna  liràent^t  dans  la  conviction 
de  sa  déf0i»$e,  *^  ne«vaas  é  Uni  nez  pas  si  je  suis  venu 
y0HS  trouver  ici  au  lieu  ided«nia<r»der  simplement  à  être 
entendu  fwir  ietroisiièiineibiureiu.  Les  explications  que 
j'ai  à  vous' fiMflrnir  sont  d'une  «ature  tellement  déli- 
cate et  coii'Mdenlld'k  qu'ilm'eât  été  ini'possi'b^e  'de  les 
donner  idans  an  Meu  pui)iic«  devant  mes  codlègaes  as- 
seiiiMés.  » 


106  LE   NABAB. 

M*  Le  Merquier,  par-dessus  ses  lunettes^  regarda  le 
rideau  d'un  air  effaré.  Évidemment  la  conversaiioD 
prenait  un  tour  imprévu. 

«  Le  fond  de  la  question  je  ne  Taborde  pas,  reprit  le 
Nabab...  Votre  rapport,  j'en  suis  sûr,  est  impartial  et 
loyal,  tel  que  votre  conscience  a  dû  vous  le  dicter.  Seu- 
lement il  a  couru  sur  mon  compte  d'écœurantes  calom- 
nies auxquelles  je  n*ai  pas  répondu  et  qui  ont  peut-être 
influencé  l'opinion  du  bureau.  C'est  à  ce  sujet  que  je 
veux  vous  parler.  Je  sais  la  confiance  dont  vos  collé* 
gués  vous  honorent,  M.  Le  Merquier,  et  que,  lorsque 
je  vous  aurai  convaincu,  votre  parole  suffira  sans  que 
j'aie  besoin  d'étaler  ma  tristesse  devant  tous...  Youi 
connaissez  l'accusation.  Je  parle  dé  la  plus  terrible,  de 
la  plus  ignoble.  Il  y  en  a  tant  qu'on  pourrait  s'y  trom- 
per... Mes  ennemis  ont  donné  des  noms,  des  dates,  des 
adresses...  Eh  bieni  je  vous  apporte  les  preuves  de 
mon  innocence.  Je  les  découvre  devant  vous,  devant 
vous  seul  ;  car  j'ai  de  graves  raisons  pour  tenir  toute 
cette  affaire  secrète.  »  * 

Il  montra  alors  à  l'avocat  une  attestation  du  consulat 
de  Tunis,  que  pendant  vingt  ans  il  n'avait  quitté  la 
principauté  que  deux  fois,  la  première  pour  aller  re- 
trouver son  père  mourant  au  Bourg-Saint-Andéol,  la 
seconde  pom*  faire  avec  le  bey  une  visite  de  trois 
jours  à  son  château  de  Saint-Romans. 

«  Ck)mment  se  fcdt-ii  qu'avec  un  document  aussi  po- 
sitif entre  les  mains  je  n'aie  pas  cité  mes  insulteurs 
devant  les  tribunaux  pour  les  démentir  et  les  confon- 
dre?... Hélas  1  Monsieur,  il  y  a  dcms  les  familles  des 
solidarités  cruelles...  J'ai  eu  un  frère,  un  pauvre  être, 
faible  et  gâté,  qui  a  roulé  longtemps  dans  la  boue  de 
Paris,  y  a  laissé  son  intelligence  et  son  honneur  ••• 


LE  NABAB.  409 

Est-il  descendu  à  ce  degré  d'abjection  où  Ton  m'a  mis 
en  son  nom?...  Je  n*ai  pas  osé  m'en  convaincre...  Ce 
que  j*affirme,  c'est  que  mon  pauvre  père,  qui  en  savait 
plus  que  personne  à  la  maison  là-dessus,  m'a  dit  tout 
bas  en  mourant  :  «  Bernard,  c'est  Tainé  qui  me  tue... 
Je  meurs  de  honte,  mon  enfant.  » 

Il  fit  une  pause  nécessaire  à  son  émotion  suffoquée» 
puis  : 

«Mon  père  est  mort,  M*  Le  Merquier,  mais  ma 
mère  vit  toujours,  et  c'est  pour  elle,  pour  son  repos» 
que  j'ai  reculé,  que  je  recule  encore  devant  le  reten- 
tissement de  ma  justification.  Ea  somme,  jusqu'à  pré- 
sent, les  souillures  qui  m'ont  atteint  n'ont  pu  rejaillir 
jusqu'à  elle.  Cela  ne  sort  pas  d'un  certain  monde, 
d'une  presse  spéciale,  dont  la  bonne  femme  est  à 
mille  lieues...  Mais  les  tribunaux,  un  procès,  c'est 
notre  malheur  promené  d'un  bout  de  la  Frcmce  à 
l'autre,  les  articles  du  Messager  reproduits  par  tous  les 
journaux,  même  ceux  du  petit  pays  qu'habite  ma  mère. 
La  calomnie  ma  défense,  ses  deux  enfants  couverts  de 
honte  du  même  coup,  le  nom  —  seule  fierté  de  la 
vieille  paysanne  —  à  tout  jamais  sali...  Ce  serait  trop 
pour  elle.  Il  y  aurait  de  quoi  lavtuer.  Et  vrai,  je  trouve 
que  c'est  assez  d'un...  Voilà  pourquoi  j'ai  eu  le  cou- 
rage de  me  taire,  de  lasser,  si  je  le  pouvais,  mes 
ennemis  par  le  silence.  Mais  j'ai  besoin  d'un  répondant 
vis-à-vis  de  la  Chambre.  Je  veux  lui  6ter  le  droit  de  me 
repousser  pour  des  motifs  déshonorants,  et  puisqu'elle 
vous  a  choisi  pour  rapporteur»  je  suis  venu  tout  vous 
dire  comme  à  un  confesseur,  à  un  prêtre,  en  vous 
priant  de  ne  rien  divulguer  de  cette  conversation,  même 
dans  l'intérêt  de  ma  cause...  Je  ne  vous  demande  que 
eela»  mon  cher  collègues  tme  discrétion  absolue;  pour 


Uto  LE  NABAB. 

le  reste,  je  m*en  r^)porte  à  ^otre  justice  el  t  mtve 
loyauté.  » 

U-»e  levait,al]ait  partir,  etLe  M  erqui'er  ne  boitçeaîtpas, 
inlerpoçeeiit  toajoars  la  ton  tare  >rerte  devant  lui^ouxiim 
8*ii  y  cherchait  Tinspiration  de  sa  réponse...  Emûm.  : 

«  Il  sera  fait  comoie  vois  le  désirei,  mon  cher  cotiè^ 
gve.  €ette  confidence  restera  entre  nous...  Vonu  ne 
m*avez  rien  dit,  je  n*ai  rien  entendu.  » 

Le  Nabab  enoore  tout  enOamtoé  de  «011  éhm  qui 
appelait  —  semblait-il—-  une  réponse  cordiale,  ^m 
poignée  de  main  frémissante,  se  sentit  saisi  d'un  étraag^ 
miiatse.  Otte  froideur,  ce  regard  «bsent  ie  géaûent 
teUemeTit  qu'il  gagnait  déjÀ  Im  porte  avec  le  gauebe 
laint  des  îxnpertuns.  Mais  l'autre  le  retînt  : 

«c  Attendez  dewc,  mon  (â»er  collègue,,.  Gomme  wqb 
èles  pressé  tie  me  qulUier..,  Eooore  <fQelques  instanJla, 
}e  ^nras  en  prie...  Je  snis  trop  hearean  de  iB^eatretenir 
a^c  un  homme  tel  que  vous.  D'autant  que  nona 
avons  plus  d'un  lien  commua...  N<rtre  ami  Hemerlia- 
gue  m'a  dit  que  voue  v^tis  occupiez  beaucoup  de  tar 
Keaax^  vous  aussi.  » 

^nsovlet  tressaiNit.  Cesdeux  metts :  «  ffememngoe*^. 
liaMeaux  »  ee  rei>contraiit  «Amib  Ha  même  plir«se  et  ei 
itM!»pii»ément,  lui  rend;aMnt  tiius  ses  d^outes^  toutes  ^sea 
perpleK«4^s.  Il  ne  ee  livra  pas  encore  cependant  et 
\9à&9tL  Le  Merqnier  poseor 'kes mots  rim  devant  Tauthe en 
tMajA  le  t^ernain  pour  «es  avances  tnébucharytea,..  On 
;t  savait  beauco4iip  parlé  de  la  gaferie  de  -son  honorable 
>  ()]légc»e..,  «R  SeraÂt-oe  indiscret  de  eoUidl^er  la  faveur 
»!  "être  a^l  mis 4. .,  ? 

—  H  GonnmeTit  donci  mais  je  serais  trop  honoré,  »  ^ 
^«  Nabab  chatouillé  daiïs  le  point  le  plus  sensible  — 
P«roe  qu'a  Avait  été  le  ph»  coûteux  —  de  sa  vanilé; 


fE  NABAB.  4ft 

et,  regardant  autour  de  lui  les  murs  du  eabhiet,  il 
ajouta  d'ujR  ton  eonnaîsseur:  <c  Yous  aussi,  YOits  possè- 
des (^pietques  beaux  morceaux...  » 

^->  Oh  t  fît  Tautre  modestement,  à  peine  qnelques 
toiles...  C'est  si  cher  aujoard'huti,  la  peinture...  c^est  mi 
gott  si  oméreux  à  satisfaire,  une  irraie  passion  de  luxe... 
Une  passion  de  nabab,  dit-il  en  souriant,  avec  un  coup 
#œil  furtif  par-dessus  ses  lunettes.  » 

C'étaient  deux  joueurs  prudents  face  à  faee  ;  Jansoo- 
let  seulement  un  peu  dérouté  dans  cette  situation  nou- 
velle, où  il  lui  fallait  se  garer,  lui  qui  ne  savait  que  ks 
coups  d'audace. 

«  Quand  je  pense,  murmura  Tavocat,  que  j*aî  mis 
dix  ans  à  meubler  ces  murs,  et  qu'il  me  reste  encore 
tout  ce  panneau  à  remplir...  » 

En  effet,  à  Tendroit  le  plus  apparent  de  la  haute 
eloison  s'étalait  Une  place  vide,  évacuée  plutôt,  car  un 
gros  clou  doré  près  du  plafond  montrait  la  trace  visible, 
presque  grossière,  du  piège  tendu  au  pauvre  naïf,  qui 
s'y  laissa  prendre  sottement. 

«  Mon  cher  monsieur  Le  Merquier,  dit-il  d'une  voix 
engageante  et  bon  enfant,  j'ai  justement  une  vierge 
du  Tintoret  à  la  mesure  de  votre  panneau...  » 

Impossible  de  rien  lire  dans  les  yeux  de  l'avocat  ré- 
fugiés cette  fois  sous  leur  abri  miroitant. 

«  Permettez-moi  de  l'accrocher  là,  en  face  de  votre 
table...  Cela  vous  donnera  l'occasion  de  penser  quel- 
quefois à  moi..» 

—  Et  d'atténuer  les  sévérités  de  mon  rapport,  n'est- 
ce  pas,  Monsieur?  s'écria  Le  Merquier,  formidable  et 
debout;  la  main  sur  la  sonnette...  J'ai  vu  bien  des  im- 
pudeurs dans  ma  vie,  jamais  rien  de  pareil  à  celle-là. •• 
Des  olTres  semblables  à  moi,  chez  moi!... 


Oi  LC  NABAB. 

—  Mais,  mon  cher  collègue,  je  vous  jure..* 

—  Reconduisez...  »  ditravocat  au  domestique  patibo** 
laire  qui  venait  d'entrer;  et  du  milieu  de  son  cabine 
dont  la  porte  restait  ouverte,  devant  tout  le  parloir  où 
Les  patenôtres  se  taisaient,  il  poursuivit  Jansoulet  — 
qui  tendajt  le  dos  et  se  hâtait  en  balbutiant  vers  la 
sortie  —  de  ces  paroles  foudroyantes  : 

a  C'est  l'honneur  de  toute  la  Chambre  que  vous 
venez  d'outrager  dans  ma  personne.  Monsieur...  Nos 
collègues  en  seront  informés  aujourd'hui  même;  et,  ce 
grief  de  plus  se  joignant  à  d'autres,  vous  apprendrez  à 
vos  dépens  que  Paris  n'est  pas  l'Orient  et  qu'on  n'y 
pratique  pas,  comme  là-bas,  le  marchandage  et  le 
trafic  honteux  de  la  conscience  humaine.  » 

Puis,  après  avoir  chassé  le  vendeur  du  temple, 
rhomme  juste  referma  sa  porte,  et  s'approchant  do 
mystérieux  rideau  vert,  dit  d'un  ton  qui  sortait  dou- 
cereux (le  sa  feinte  colère  : 

c  Est-ce  bien  celn,  baron n<^  Marie?  » 


1 1 

:  t 


XXl 


Là    StANCE 


de  matfû-là,  par  exception,  il  n'y  avait  pas  eu  de 
grand  déjeuner  au  n<»  32  de  la  place  Vendôme.  Aussi 
vous  auriez  vu  vers  une  heure  la  panse  majestueuse  df 
M.  Barreau  s'épanouir  en  blancheur  à  Tentrée  du  porche, 
parmi  quatre  ou  cinq  marmitons  coiffés  de  leurs  bar« 
rettes,  tout  autant  de  palefreniers  en  béret  écossais, 
groupe  impossmt  qui  donnait  à  la  maison  somptueuse 
Taspect  d'un  hôtel  de  voyageurs,  dont  le  personnel 
aurait  pris  le  frais  entre  deux  arrivages.  Ce  qui  com- 
plétait la  ressemblance,  c'était  le  fiacre  arrêté  devant 
la  porte  et  le  cocher  en  train  de  descendre  une  malle  en 
cuir  de  forme  antique,  pendant  qu'une  grande  vieille, 
embéguinée  de  jaune,  la  taille  droite  dans  un  petit 
chàle  vert,  sautait  légèrement  sur  le  trottoir,  un  panier 
au  bras,  regardait  le  numéro  avec  beaucoup  d'atten- 
tion, puifli  s'approchait  de  la  valetaille  pour  demander 
si  c'était  bien  là  que  demeurait  M.  Bernard  Jansoulet. 

«  C'est  ici,  lui  répondit -on...  Mais  il  n'y  est  pas. 

—  Ça  ne  fait  rien,  dit  la  vieille  très-naturellement.  » 

Elle  revint  vers  le  cocher,  fit  poser  sa  malle  sous  le 
porche,  et  paya,  non  sans  renfoncer  ensuite  son  porte- 
as. 


^1^  LKMABAB. 

nlonnaie  dans  sa  poche,  d'un  geste  qui  en  disait  long 
sur  les  méfiances  de  la  province. 

Depuis  que  Jansoulet*  était  député  de  la  Corse,  on 
avait  tant  vu  débarquer  chez  lui  de  ces  t3'pes  exotiques 
et  étranges,  que  les  domestiques  ne  s'étonnèrent  pai 
trop  devant  cette  femme  au  teint  brûlé,  aux  yeux  chaiv 
bonnes  et  ardents,  ressemblant  bien  sous  sa  coiffe  sévère 
à  une  vraie  Corse,  à  quelque  vieille  vocératrice  arrivée 
tout  droit  du  maquis,  mais  se  distinguant  des  insulairet 
fraîchement  débarqués  par  l'aisance  et  la  tranquillité 
de  ses  manières. 

«  Comme  çà,  le  maître  n'est  pas  là?...  dit-elle  avec 
une  intonation  qui  s'adressait  bien  plus  aux  gens  d^une 
ferme,  d'un  mas  de  son  pays,  qu'à  la  valetaille  insolente 
.d*ane  grande  maison  parisienne. 

—  Non...  le  maître  n'est  pas  là. 
-^  Et  les  enfants? 

—  Ils  prennent  leur  leçon...  Yons  ne  pouvez  pas  les 
voir. 

—  Et  madame? 

—  Elle  dort...  On  n*entre  pas  dans  sa  chambre  avant 
trois  heures.  » 

Cela  parut  l'étonner  un  peu,  la  brave  femme,  qu*on 
pût  rester  au  lit  si  tard;  mais  le  sûr  instinct,  qui  à 
défaut  d'éducation  guide  les  natures  distinguées,  l'am- 
pècha  de  rien  dire  devant  les  domestiques,  et,  ioat  ds 
luite,  elle  demanda  à  parler  à  Paul  de  Géry. 

«  Il  est  en  voyage... 

—  Bompain  Jean-Baptiste,  alors? 

—  A  la  séance,  avec  monsieur...  » 
Son  gros  sourcil  gris  se  fronça  : 

«  C'est  égal...  montez  ma  malle  tout  de  même.  » 
Et,  avec  un  petit  frisement  d'œil  malicieux,  une  ùfirié, 


j 


LE  NABAB.  4U 

une  revanche  des  regards  iusolents  posés  sur  ellu,  elle 
ajouta  : 

((  Je  suis  la  maman.  ». 

Marmitons  et  palefreniers  s*écartèrent  respectoensd- 
onent.  M.  Barreau  souUva  sou  bonnet  : 

«  Je  me  disais  bien  que  j'avais  vu  madame  quelque 
part. 

—  G*est  ce  que  je  me  disais  aussi,  mon  garçon,  ré* 
pondit  la  mère  Jansoulet  à  qui  le  souvenir  des  tristes 
fêtes  du  bey  venait  de  donner  un  frisson  au  cœur.  » 

Mon  garçon  t.. .  à  M.  Barreau,  à  un  homme  de  cette 
iniportance. ..  Yoilà  qui  la  mettait  tout  de  suite  très- 
haut  dans  Testime  de  tout  ce  monde-là. 

Ahl  les  grandeurs  et  les  splendeurs  ne  l'ébTouîssaient 
guère,  la  courageuse  vieille.  Ce  n*était  pas  une  mère 
Boby  d*opéra-comique  s*extasiant  sur  les  dorures  et  les 
beaux  affiquets;  et,  dans  le  grand  escalier  qu'elle  mon- 
tait derrière  sa  malle,  les  corbeilles  de  ûeurs  à  tous  les 
étages,  les  lampadaires  soutenus  par  des  statues  de 
bronze  ne  Tempôchèrent  pas  de  remarquer  qull  y  avait 
un  doigt  de  poussière  sur  la  rampe  et  des  déchirures 
au  tapis.  On  la  conduisit  aux  appartements  du  second, 
réservés  à  la  Levantine  et  aux  enfants,  et  là,  dans  une 
salle  servant  de  Hngerie,  qui  devait  être  voisine  du 
eabinet  d'études,  car  on  entendait  un  murmure  de  voix 
enfantines,  elle  attendit  toute  seule,  son  panier  sur  les 
genoux,  le  retour  de  son  Bernard,  peut-être  le  réveil  de 
sa  bru,  ou  lagrande  joie  d'embrasser  ses  petits-fils.  Rien 
mieux  que  ce  qu'elle  voyait  autour  d'elle  ne  pouvait 
lui  donner  une  idée  du  désordre  d'un  intérieur  livré  aux 
domestiques,  où  manquent  la  surveillance  dé  la  femme 
et  son  activité  prévoyante.  Dans  de  vastes  armoires, 
toutes  ouvertes,  le  linge  s'amoncelait  pêle-mêle  en  piles 


416  LB   NABAB. 

évenirées,  irrégulières,  dégringolantes,  les  draps  de 
batiste,  les  serviées  de  Saxe  tamponnés,  chiffonnés,  et 
les  serrures  empêchées  de  fonctionner  par  quelque  bro* 
derie  en  déroute,  que  personne  ne  se  donnait  la  peine 
de  relever.  Pourtant  il  passait  bien  des  servantes  dans 
cette  lingerie,  des  négresses  en  madras  jaune  qui  tiraient 
de  là  en  hâte  une  serviette ,  un  tablier ,  marchaient 
à  même  ces  richesses  domestiques  répandues,  traî- 
naient jusqu'au  bout  de  la  pièce  sur  leurs  pieds  plats 
des  ruches  de  dentelles  décousues  d'un  grand  jupon 
qu'une  fllle  de  chambre  avait  jeté,  le  dé  d'un  côté,  les 
ciseaux  de  l'autre ,  comme  un  ouvrage  prêt  à  re* 
prendre. 

L'artisane  demi-rustique  qu*êtait  restée  la  mère  da 
millionnaire  Jansoulet  se  trouvait  choquée  ici  dans  le 
respect,  la  tendresse,  les  douces  manies  qu'inspire  à  la 
provinciale  l'armoire  au  linge  remplie  pièce  à  pièce' 
jusqu'au  faite,  pleine  des  reliques  du  passé  pauvre,  et 
dont  le  contenu  s'augmente  et  s'afBne  peu  à  peu,  pre- 
mier effort  de  l'aisance,  de  la  richesse  apparente  d'un 
logis.  Encore  celle-là  tenait  la  quenouille  du  matin  au 
soir,  et  si  la  ménagère  s'indignait,  la  fUçuse  aurait 
pleuré  comme  devant  une  profanation.  A  la  fin,  n'y 
tenant  plus,  elle  se  leva,  quitta  sa  pose  observatrice  et 
patiente  ;  et  courbée,  active,  son  petit  chàle  vert  déplacé 
à  chaque  mouvement,  se  mit  à  ramasser,  détirer,  plier 
soigneusement  ce  linge  magnifique,  comme  elle  faisait 
sur  les  pelouses  de  Saint-Romans,  lorsqu'elle  se  donnait 
la  fête  d'iine  grande  lessive,  occupant  vingt  journa- 
lières, les  mannes  débordant  de  blancheurs  flottantes 
et  les  draps  claquant  au  vent. du  matin  sur  les  longues 
cordes  à  sécher.  Elle  était  au  plus  fort  de  cette  occupa- 
tion qui  lui  aurait  fait  oublier  le  voyage,  Paris,  jusqu'à 


m-J- 


LE  NABAB.  4n 

l'endroit  où  elle  se  trouvait,  quand  un  homme  replet, 
trapu,  barbu,  en  bottes  vernies,  jaquette  de  velourf 
dessinant  une  encolure  de  taureau,  fit  son  entrée  daiA 
la  lingerie. 
«  Tél...  Cabassu... 

—  Vous  ici,  madame  Françoise...  En  voilà  une  sur- 
prise,* dit  le  masseur,  écarquillant  ses  gros  yeux  de 
giaour  de  pendule 

—  Mais  oui,  mo  i  brave  Cabassu,  c'est  moi...  Je  viens 
d'arriver.,.  Et,  comme  tu  vois,  je  suis  déjà  à  l'ouvrage. 
Ça  me  saignait  Tàme  de  voir  tout  ce  gâchiE^. 

—  Vous  êtes  donc  venue  pour  la  séance? 

—  Quelle  séance? 

—  Mais  la  grande  séance  du  Corps  législatif...  C'est 
aujourd'hui... 

—  Ma  foi,  non.  Qu'est-ce  que  tu  veux  que  cela  puisse 
me  faire?...  Je  n'y  comprendrais  rien  à  cette  chose-là... 
Non,  je  suis  venue  parce  que  j'avais  envie  de  connaître 
mes  petits  Jansoulet,  et  puis  que  je  commençais  à  être 
inquiète.  Voilà  plusieurs  fois  que  j'écrivais  sans  recevoir 
de  réponse.  J'ai  eu  peur  qu'il  y  eût  un  enfant  malade, 
que  Bernard  fût  mal  dans  ses  affaires,  t(^utes  sortes  de 
mauvaises  idées.  Il  m'a  pris  un  gros  chagrin  noir,  et  je 
suis  partie...  Us  vont  tous  bien  ici,  a  ce  qu'on  m'a 
dit?... 

—  Mais  oui,  madame  Françoise...  Grâce  à  Dieu,  tout 
le  monde  se  porte  à  merveille. 

—  Et  Bernard?...  Son  commerce?...  Ça  marche 
comme  il  veut?... 

—  Ohl  vous  savez,  on  a  toujours  ses  petits  tracas 
dans  la  vie  de  ce  monde.. .;  finalement,  je  crois  qu'il  n'a 
pas  à  se  plaindre...  Mais  j'y  songe,  vous  devez  avoir 
faim...  Je  vas  vous  faire  servir  quelque  chose.  » 


418  LE  NABAS. 

n  allait  sonaner,  à  Taise  et  chez  lui  bien  plus,  qae  la 
vieille  mère.  Elle  le  retint  : 

«  Non,  noa,  je  n*ai  besoin  de  rien.  Il  m»  reste  eneov» 
des  provisions  du  voyage.  » 

Sur  le  bord  de  la  table  elle  posait  deux  figues,  une 
eroûte  de  pain,  tirées  de  son  panier,  p«iis,  iout  en  man- 
geant : 

«  Et  toi,  petit,  tes  affaires?...  Tu  m*as  Tair  jk)liiiieni 
requinqué  depuis  la  dernière  fois  qitê  ta  e»  venu  au 
Bourg...  Quel  linge,  quels  efletsl...  Dans  quelle  partie 
es-tu  donc?. 

—  Professeur  de  massage...  répondit  Aristide  gra- 
vement. 

—  Profcsseor,  toi?...  dit-elle  a^ec  wa  étonnement 
respectueux;  mais  elle  n'osa  lui  demander  ce  qu*il^ 
enseignait,  et  Gabassu,  que  ces  questions  en^barras- 
saient  un  peu,  se  hâta  de  passer  à  un  autre  sujet  : 

—  Si  j'allais  cbereher  les  enfants...  On  ne  heitr  a  done 
pas  dit  que  leur  grand'mère  était  là?... 

—  C'est  moi  qui  n*ai  pas  voulu  les  déranger  de  lear 
travail...  Mois  je  crois  que  la  classe  est  unie  maintenant. 
Écoute...  » 

On  entendait  derrière  la  porte  cette  impatience  pié- 
tinante des  écoliers  qui  vont  sortir,  avides  d'espace  el 
d'air;  et  la  vieille  savourait  ce  joli  train  qui  doublait 
son  désir  maternel,  mais  Tempôcbait  de  rien  faire  pour 
en  bâter  le  contentement...  Enfin,  la  porte  s'ouvrit... 
Le  précepteur  parut  d'abord,  un  abbé  au  nez  pointa, 
aux  fortes  pommettes,  que  nous  avons  vu  figurer  aux 
déjeuners  d'apparat  d'autrefois.  Brouillé  avec  son 
évéque,  l'ambitieux  desservant  avait  quitté  le  diocèse 
où  il  exerçait,  et,  dans  sa  position  précaire  d'irrégulier 
in  clergé,  —  car  le  clergé  a  ta  bohème,  lui  aussi  — »  le 


L£  NAfiAB.  4l« 

traavait  henrenx  dlnstiuire  les  petits  Jan80ii1et,récett- 
ment  expulsés  de  Bourdaloue.  De  cet  aîr  soieimel, 
arrogant,  accablé  de  responsabilités,  que  devaient  avoir 
les  grands  préJats  chargés  de  l'éducation  des  Dauphins 
de  France,  il  précédait  trois  petits  bonsh«>iB mes  friséa, 
gantés,  à  chapeaux  ohlongs,  en  Vestons  courts,  avee 
des  sacs  de  cu4r  en  sautorr  et  de  grands  bas  l*ougeir 
Biontant  jusqiu'au  milieu  de  leurs  petites  jamfees  mai- 
giiolies  d  enfants  grandissants,  la  tenue  du  parfait  vél#- 
dpédiste  «41  imomeiiiit  de  monter  en  selle. 

«  Mes  enfants,  dit  Gabassu,  le  familier  de  la  maîsoii, 
▼oilà  madame  Jaasoulei,  votre  grand'attfèfe,  qui  est 
▼aiHie  à  Paris  exprès  pour  vous  i^r.  » 

Os  s'arrêtèrent  très-étoniié&,  en  rang  de  taille,  exa* 
mîmnit  oe  vieux  visage  orevassé  entre  les  ëarhes  jaunes 
de  sa  coifTe,  cette  mise  étmnge,,  d'une  skapliicité  in- 
connue;  etr^étonaetnentdeleurgrand'imère  répondait 
an  tkttr,  do«Lblé  d'une  décon venue  inavrante  et  de  4a 
gène  ressentie  en  face  de  ces  petits  messieurs  gourmés 
et  dédaigneux  Autant  que  les  niiarquis,  les  «comtes,  les 
préfets  en  tournée  que  «on  fils  lui  «a»enait  à  Saint* 
Aomana.  SMiri'inj<iy»aionde  leur  précepteur  «  deealuer 
leur  vénérable  aïeuïe,  »  ils  vinrent  à  tour  de  rôle  lui 
donoBT  ces  petites  peignées  de  mains  à  bras  «trop  courts, 
doQ«t  ils  a>mieQt  tant  4isto*ibué  dans  les  mansardes.;  «et 
leDuitest  qoe^caHehonoe  femme  à  ia  figure  terreuseï, 
MiK  baiKies  propres  maïs  bien  simples,  leur  rappelait 
les  visites  de  charité  du  eollége  Bourdaloue.  Ils  .sen- 
taient d'eux  à  elle  le  ra^me  inconnu,  la  même  distance, 
qu'aucun  souveosiir,  .que  nulle  parole  de  leurs  parents 
n*était  ^mais  venue  combler.  L'abbé  comprit  celte 
gène  eA  ae  lança,  pour  ia  dissiper,  dans  une  allocution 
débitée  de  œtA»  voix  de  goiige,  avec  ces  gestes^virn- 


420  LE  NABAB. 

lents,  familiers  à  ceux  qui  croient  toujours  avoir  au- 
dessous  d*eux  les  dix  marches  de  hauteur  d'une 
chaire  :  > 

«  Eh  bienl  Madame,  le  voilà  venu  le  jour,  le  grand 
jour  où  M.  Jansoulet  va  confondre  ses  ennemis.  Cwifan- 
dantur  hostes  met,  quia  injuste  iniquitatem  fecerunt  in  me, 
parce  qu'Us  m'ont  injustement  persécuté.  » 

La  vieille  s'inclina  religieusement  devant  le  latin  de 
de  l'Église  qui  passait;  mais  sa  figure  prit  une  expres- 
sion vague  d'inquiétude  à  cette  idée  d'ennemis  et  de 
persécutions. 

«  Ces  ennemis  sont  puissants  et  nombreux,  ma  nohle 
dame,  mab  ne  nous  alarmons  pas  outre  mesure.  Ayons 
confiance  aux  décrets  du  ciel  et  à  la  justice  de  notre 
cause.  Dieu  est  au  milieu  d'elle,  elle  ne  sera  pas  ébran- 
lée. In  medio  ejus  non  commovebitur.  » 

Un  nègre  gigantesque,  tout  galonné  d'or  neuf,  l'in- 
terrompit, en  annonçant  que  les  vélocipèdes  étaient 
prêts,  pour  la  leçon  quotidienne  sur  la  terrasse 
des  Tuileries.  Avant  de  partir,  les  enfants  secouè- 
rent encore  solennellement  la  main  ridée  et  caillouteuse 
de  leur  aïeule  qui  les  regardait  partir,  stupéfaite  et  le 
cœur  serré,  quand  tout  à  coup,  par  un  adorable  mou- 
vement spontané,  le  plus  jeune,  arrivé  à  la  porte,  se 
retourna  vivement,  bouscula  le  grarïd  nègre,  et  vint  se 
jeter,  la  tête  en  avant,  comme  un  petit  buffle,  dans  les 
jupes  de  la  mère  Jansoulet  qu'il  serra  à  bras  le  corps 
en  lui  tendant  son  front  lisse  éclaboussé  de  bouclei 
brunes,  avec  la  bonne  grâce  de  l'enfant  qui  oBie  sa 
caresse  comme  une  fleur.  Peut-être  celui-là,  plus  prdi 
du  nid  et  de  ses  tiédeurs,  des  girons  qui  bercent  et  des 
nourrices  aux  chansons  patoises,  avait-il  senti  venir 
▼ers  son  petit  cœur  les  effluves  maternelles  dont  le  pri< 


LE  NABAB.  491 

fait  la  Levantine.  La  vieille  «  Grand  »  frissonna  toute, 
à  la  Buq)rise  de  cette  étreinte  instinctive  : 

«  Ohl  mon  petit...  mon  petit...  dit-elle  en  saisissant 
la  grosse  petite  tête  soyeuse  et  frisée  qui  lui  en  rappe- 
lait une  autre,  et  elle  Tembrassa  éperdument.  Puis, 
Tenfant  se  dégagea,  se  sauva  sans  rien  dire,  les  cheveux 
mouillés  de  larmes  chaudes. 

Restée  seule  avec  Gabassu,  la  mère^  que  ce  baiser  avait 
réconfortée,  demanda  quelques  explications  sur  les  pa- 
roles du  prêtre.  Son  fils  avait  donc  beaucoup  d'ennemis? 

(c  Ohl  disait  Gabassu,  ce  p'est  pas  étonnant,  dam 
sa  position... 

—  Mais  enfin  qu'est-ce  que  c*est  que  ce  grand  jour, 
cette  séance  dont  vous  me  parlez  tous? 

—  Eh  bé  1  oui...  G'est  aujourd'hui  qu'on  va  savoir  si 
Bernard  sera  ou  non  député. 

—  Gomment?...  il  ne  l'est  donc  pas  encore?...  Et  moi 
qui  l'ai  dit  partout  dans  le  pays^  moi  qui  ait  tout  illu- 
miné Saint-Roman»  il  y  a  un  mois...  C'est  donc  un 
mensonge  qu'on  m'a  fait  faire.  » 

Le  masseur  eut  beaucoup  de  peine  à  lui  expliquer  les 
fonhalités  parlementaires  de  la  validation  des  pouvoirs. 
Elle  n'écoutait  que.  d'une  oreille,  arpentant  la  lingerie 
avec  fièvre. 

a  C'est  là  qu'il  est  mon  Bernard,  en  ce  moment? 

—  Oui,  Madame. 

—  Et  les  femmes,  est-ce  qu'elles  peuvent  y  entrer  à 
eatte  Chambre?...  Alors  pourquoi  donc  que  la  sienne 
n'y  est  pas?...  Car,  enfin,  je  comprends  bien  que  c'est 
une  grande  affaire  pour  lui...  Il  aurait  bçsoin,  un  jour 
eomme  aujourd'hui^  de  sentir  tous  ceux  qu'il  aime  à 
son  côté...  Tiens,  sais-tu,  mon  garçon,  tu  vas  m'y  con- 
duire, à  sa  séaufiA—  Est-ce  due  c'est  loin? 


LE  NABAB. 

—  Non,  toirt  près  d'ici...  Seuleroept,  ce  doit  être  déjà 
commencé.  Et  puis,  ajouta  le  Giaour  un  peugôoé,  c*esl 
llkeore  où  madame  a  besoin  de  moi. 

—  Ah  I...  Est-ce  que  tu  lui  enseignes <cette dîne  dont 
ta  es  professeur?  Gomiaent  dis- tu  ça?... 

—  Le  massage...  Ça  bous  YÎeni  des  anciens...  Juste- 
ment, la  voilà  qui  sonne.  Oa  va  venir  me  chercher. 
Toulez-yous  que  je  Tavertisse  que  vous  êtes  ici? 

—  l^on,  non,  j'aime  bien  mieuK  aller  là-bas  tout  de 
«Dite. 

—  Mais  vous  n'avez  pas  de  caarte  pour  entrer? 

—  Bah!  je  dirai  que  je  suis  la  mère  de  iansoulei, 
et  ^e  je  viens  pour  ^^ntendre  juger  mon  fils.  » 

Pauvre  mère  I  eJie  ne  croyait  pas  si  bien  dire. 
«  Atten/les  dionc,  madame  F^nçoise.  Je  vais  voiu 
donner  quelqu'un  pour  vous  conduire,  u  moins. 

—  Oh  I  tu  sais,  moi^  ladomestiquaille,  je  n*ai  jamais 
pn  m^y  fah-e.  J'ai  une  langue,  il  y  a  du  monde  par  ke 
mes.  Je  trouverai  bien  mon  chemin,  m 

Il  tenta  un  dernier  effort,  sans  laisser  moir  todite  sa 
pensée  « 

«  Prenez  garde.  Ses  ennemis  «vont  parler  contre  tad  à 
ia  Chaanivre.  Yeos  allez  eatenére  des  choses  qo!  ydbs 
feront  de  la  peine.  » 

Ohl  Im  beau  saorire  de  croynnee  et  de  fierté  nater- 
nelles  avec  lesquelles  elle  répondit  : 

«  Est-oe  que  j«  ne  sais  pas  mieux  qu'eux  tons  eetpie 
vaut  mon  enfant?  F.st-ce  que  rien  pourrait  me  le  faine 
méconnaître?  Il  faudrait  que  je  sois  une  dèfe  ingrate 
•k>rà.  Allons^ COQ  1  » 

Et  secouant  leiTiblement  ses  coiffes,  elle  partit. 

Le  buste  droit,  la  tête  haute,  la  vieille  s'en  allaita 
brusques  enjambées,  soos  les  grandes  arcades  qa' 


kE  NABAB.  493 

f 

lui  avait  dît  de  suivre,  un  peu  troublée  par  le  roule- 
ment incessant  des  voitures  et  par  Toisiveté  de  sa  marche 
que  n'accompagnait  plus  le  mouvement  de  cette  fidèle 
quenouille,  qui  ne  Tavait  jamais  quittée  depuis  cin- 
quante ans.  Toutes  ees  idées  d'inimitiés,  de  persécor* 
tions,  les  paroles  'mystérieuses  du  prêtre,  les  restric- 
tions de  Cabassu  ragitaient^reflray aient.  Elle  y  trouvait 
l'explication  des  pressentiments  qui  s'étaient  emparéis 
d'elle  au  point  de  l'arracher  à  ses  habitudes,  à  ses  de^ 
voirs,.  à  la  surveillance  du  château  et  de  son  malade. 
Da  reste,  chose  singulière,  depuis  que  la  fortune  avaii 
jeté  sur  son  fils  et  sur  elle  cette  chape  d'or  aux  plia 
lourds,  la  mère  JansouLet  ne  s'y  était  pas  encore  faite 
et  s'attendait  toujours  à  la  subite  disparition  de  ces 
splendeurs...  Qui  sait  si  la  déblâcle  n'allait  pas  com- 
mencer cette  fois?..  Et  subitement,  an  travers  de  cet 
sombres  pensées,  le  souvenir  de  la  scène  enfantine  de 
tout  à  l'heure,  du  tout  petit  se  frottant  à  ses  Jupes  dft 
droguet,  amenait  sur  ses  lèvres  ridées  le  gonilemenl 
d'un  sourire  tendre;  et  ravie,  elle  murmurait  dans  aoa 
patois  : 

«  Oh  I  de  ce  petit,  pourtant...  » 

Une  place  magnifique,  immense,  éblouissante,  deux 
gerbes  d'eau  envolées  en  poussière  d'argent,  puis  un 
grand  pont  de  pierre  et  tout  au  bout  une  maison  carrée 
avec  des  statues  devant,  une  grilie  où  stalionnaieni 
des  voitures,  du  monde  qui  entrait,  des  sergents  de 
ville  attroupés.  C'était  là...  Elle  écarta  la  foule  brave- 
ment et  marcha  jusqu'à  une  haute  porte  vitrée. 

«  Votre  carte,  ma  bonne  femme?  » 

La  bonne  femme  n'avait  pas  dé  carte,  mais  elle  dit 
simplifient  à  un  de  ces  huissiers  à  revarA  rouges  qjû 
gardaient  l'entrée  : 


4M  LB  NABAB. 

«  Je  suis  la  mère  de  Bernard  Jansoulet...  Je  viens 
pour  la  séance  de  mon  garçon.  » 

C'était  bien  la  séance  de  son  garçon  en  effet;  cardans 
cette  fouie  assiégeant  les  portes,  dans  celle  qui  remplis- 
sait les  couloirs,  la  salle,  les  tribunes,  tout  le  palais,  le 
même  nom  se  chuchotait  accompagné  de  sourires  et  de 
racontars.  On  s'attendait  à  un  grand  scandale,  à  des 
révélations  terribles  du  rapporteur  qui  amèneraient 
sans  doute  quelque  violence  du  barbare  acculé  ;  et  Ton 
se  pressait  là  comme  pour  une  première  représentation 
ou  les  plaîdoieries  d'une  cause  célèbre.  La  vieille  mère 
n'aurait  pu  certainement  se  faire  entendre  au  milieu 
de  cette  afiluence,  si  la  traînée  d'or,  laissée  par  le 
Nabab  partout  où  il  passait,  et  marquant  sa  trace 
royale,  ne  lui  avait  facilité  tous  les  chemins.  Elle  allait 
donc  derrière  un.  huissier  ^^e  service  dans  cet  enchevê- 
trement de  couloirs,  de  portes  battantes,  de  salles  nues 
et  sonores,  emplies  d'un  bourdonnement  qui  circulait 
avec  l'air  du  bâtiment,  sortait  de  ses  murailles,  comme 
si  les  pierres  elles-mêmes  imprégnées  de  «  parlotage  » 
joignaient  des  échos  anciens  à  ceux  de  toutes  ces  voix. 
En  traversant  un  corridor  elle  vit  un  petit  homme 
brun,  qui  gesticulait  et  criait  aux  gens  de  service: 

«  Vous  direz  à  moussiou  Jansoulet  que  c'est  moi  que 
te  souiâ  le  maire  de  Sarlazaccio,  que  z'ai  été  con- 
damné à  cinq  mois  de  prison  pour  loui. . .  Ça  méritait 
bien  oune  carte  pour  la  séance,  corps  de  Dieul  » 

Cinq  mois  de  prison  à  cause  de  son  fils...  Pourquoi 
cela?...  Très-inquiète,  elle  arrivait  enfin,  les  oreilles 
sifflantes,  en  haut  d'un  palier  où  des  inscriptions  diffé' 
rentes  «  tribune  du  Sénat,  du  corps  ttiplomatique,  de$ 
députés  »  surmontaient  des  petites  portes  d'hôtel  garni 
ou  de  loges  de  théâtre.  Elle  entrait,  et  sans  rien  voir 


I 


LE  /lABAB.  435 

d*abord  que  quatre  ou  cinq  rangs  de  banquettes  char- 
gées de  monde,  puis  en  face,  bien  loin,  séparées  d'elle 
par  un  vaste  espace  clair,  d'autres  tribunes  pareille- 
ment remplies,  elle  s'accotait  tout  debout  au  pourtour, 
étonnée  d'être  là,  éblouie^  abasourdie.   Une  bouffée 
d'air  chaud  qui  lui  venait  dans  la  figure,  un  brouhaha  de 
voix  nlontantes  l'attiraient  dans  la  pente  de  l'estrade, 
vers  l'espèce  de  gouffre  ouvert  au  milieu  du  grand  vais- 
seau, et  où  son  fils  devait  être.  Oh  I  qu'elle  aurait  voulu 
le  voir...  Alors  en  s'amincissant  encore,  en  jouant  de 
ses  coudes  pointus  et  durs  comme  son  fuseau,  elle  se 
glissa,  se  faufila  entre  le  mur  et  les  banquettes,  sans 
prendre  garde  aux  petits  courroux  qu'elle  éveillait,  au 
dédain  des  femmes  en  toilette  dont  elle  chiffonnait  les 
dentelles ,   les   parures  printanîères.   Car  l'assemblée 
était  toute  élégante,  mondaine.  La  mère  Jansoulet  re- 
connaissait même,  à  son  plastron  inflexible,  à  son  nez 
aristocratique,  le  beau  marquis  visiteur  de  Saint-Ro- 
mans, qui  portait  si  bien  son  nom  d'oiseau  de  luxe; 
mais  lui,  ne  la  regardait  pas.  Avancée  ainsi  de  quelques 
rangs,  elle  fut  arrêtée  par  un    dos'  d'homme  assis , 
un  dos  énorme  qui  barrait  tout,,  l'empêchait  d'aller 
plus  loin.  Heureusement  que  de  là,  en  se  penchant 
un  peu,  .elle  apercevait  presque  toute  la  salle  ;  et  ces 
gradins  en  demi-cercle  où  se  pressaient  les  députés, 
la  tenture  verte  des  murailles,  cette  chaire  dans  le  fond 
occupée  par  un  homme  chauve,  à  l'air  sévère,  lui  fai- 
saient l'effet,  sous  le  jour  studieux  et  gris  tombant  de 
haut,  d'une  classe  qui  va  commencer  et  que  précèdent 
le  bavardage,  le  déplacement  d'écoliers  dissipés. 

Une  chose  la  frappa,  l'insistance  des  regards  à  ne  se 
tourner  que  d'un  côté,  à  chercher  le  même  point  atti- 
rant; et  comme  elle  suivait  ce  courant  dp.  curiosité  qui 

ic. 


M  LE  NABAB. 

entràtnaît  rassemblée  tout  entière,  aussi  bien  la  salle  que 
Les  tribunes,  elle  vit  que  ce  qu'on  regardait  ainsi,  c'était 
son  ûls. 

Au  pays  des  Jansoulet,  on  trouve  encore,  dans  quel- 
ques anjciennes  églises,  au  fond  du  cbœùr,  à  mi- 
hauteur  dans  la  crypte,  une  logette  en  pierre,  où  le 
lépreux  était  admis  à  écouter  Toffice,  m.ontrant  à  La 
fouie  curieuse  et  craintive  sa  sombre  silhouette  de  fauve 
accroupie  contre  les  meurtrières  pratiquées  au  mur. 
Françoise. se  souvenait  très- Luen  d'avoir  vu,  au  village 
où  elle  avait  été  nourrie,  le  «  ladre,  »  efTroi  de  son  en- 
fance, entendant  la  messe  du  fond  de  sa  cage  de  pierre, 
perdu  dans  l'ombre  et  la  réprobation...  En  voyant  son 
fils  assis,  la  tète  dans  ses  mains^  seul,  tout  en  haut,  à 
part  des  autres,  ce  souvenir  lui  revint  à  l'esprit.  «  On 
dirait  le  ladre,  »  murmura  la  paysanne.  E2t  c'était  bien 
un  lépreux,  en  eiïet,  ce  pauvre  Nabab,  à  qui  ses  mil- 
lions rapportés  d'Orient  innigaient  en  ce  moment 
comme  une  terrible  et  mystérieuse  maladie  exotique. 
Par  hasard  le  banc  où  il  avait  choisi  sa  place  s'éclair- 
cissait  de  plusieurs  vides  causés  par  des  congés  ou  des 
morts  récentes;  et  .tandis  que  les  autres  députés  com- 
muniquaient entre  eux,  riaient,  se  faisaient  des  signes, 
lui  se  tenait  silencieux,  isolé,  signalé  à  l'attention  de 
toute  la  Chambre,  attention  que  la  mère  Jansoulet  de- 
vinait malveillante  ,  ironique,  et  qui  la  brûlait  aa 
passage.  Gomment  lui  faire  savoir  qu'elle  était  là, 
près  de  lui,  qu'un  cœur  fidèle  battait  non  loin  du  sien? 
il  évitait  de  se  tourner  vers  cetle  tribune.  On  eût  dit 
qu'il  la  sentait  hostile,  qu'il  craignait  d'y  voir  des 
choses  attristantes...  Soudain,  à  un  coup  de  sonnette 
venu  de  l'estrade  présidentielle,  un  tressaillement  cou- 
rut par  rassemblée,  toutes  les  têtes  se  penchèrent  dans 


4 


LE  NABAB.  4S7 

cet  élancement  attentif  qui  immobilise  le?  traits  de 
la  face,  et  un  homme  maigre  à  lunettes,  subitement 
dressé  parmi  tant  de  gens  assis,  ce  qui  lui  donnait  déjà 
l'autorité  de  Tattitude,  dit  en  oayrant  le  cahier  qu'il 
tenait  à  la  main  : 

«  Messieurs,  je  riens  au  nom  de  votre  troisième  bii« 
neau,  vous  proposer  d'annuler  Télection  de  la  deuxième 
circonscription  du  département  de  la  Corse.  » 

Dans  le  grand  silence  qui  suivit  cette  phrase  que  11 
mère  Jansouiet  ne  comprit  pas,  le  gros  poussah  asût  , 
devant  elle  se  mit  à  soufQer  violemment,  et  tout  à 
coup,  au  premier  rang  de  la  tribune,  un  délicieux  vi-. 
sage  de  femme  se  retourna  vers  lui,  pour  lui  adressa 
un  signe  rapide  d'intelligence  et  de  contentement.  Front 
pâle,  lèvres  minces,  sourcils  trop  noirs  dans  le  blaiic 
encadrement  du  chapeau,  cela  fît  dans  les  yeux  de  la 
bonne  vieille,  sans  qu'elle  sût  pourquoi,  l'efltet  doulou- 
reux du  premier  éclair  quand  l'orage  commence  et  que 
rappréhension  de  la  foudre  suit  le  vif  échange  des 
fluides. 

Le  Merquier  lisait  son  rapport.  La  voix  lente,  bla- 
farde, monotone,  l'accent  lyonnais,  traînard  et  mou,  où 
la  longue  taille  de  l'avocat  se  berçait  par  un  mouve- 
ment de  tête  et  d'épaules  presque  animal,  faisaient  un 
singulier  contraste  à  la  netteté  féroce  du  réquisitoire. 
D'abord  un  rapide  exposé  des  irrégularités  électorales^ 
Jamais  le  suffrage  universel  n'avait  été  traité  avec  ce 
sans-façon  primitif  et  barbare.  A  Sarlazaccio,  où  le  con- 
current de  Jansouiet  paraissait  devoir  remporter,  l'urne 
est  détruite  pendant  la  nuit  précédant  le  dépouillement, 
Uème  aventure  ou  à  peu  près  à  Lévie,  à  Saint-André, 
à  Avabessa.  Et  ce  sont  l6s  maires  eux-mêmes  qui  com- 
mettent ces  attentats,  emportent  les  urnes  à  leurs  do- 


iSS  LE  i^ÀBAB. 

miciles,  brisent  les  scellés,  déchirent  les  bulletins  de 
vote  sous  le  couvert  de  leur  autorité  municipale.  Nul 
respect  de  la  loi.  Partout  la  frauda,  Tintrigue,  même  la 
violence.  A  Galcatoggio,  un  homme  armé  s'est   tenu 
tout  le  temps  de  Télection  à  la  fenêtre  d'une  auberge, 
Tescopette  au  poing ,  juste  en  face  de  la  mairie  ;  et 
chaque  fois  qu*un  partisan  de  Sébastiani,  Tadversaire 
de  Jansoulet,  se  montrait  sur  la  place,  Thomme  le  met- 
tait en  joue  :  «  Si  tu  entres,  je  te  Èrûlel  »  D'ailleurs, 
quand  on  voit  des  commissaires  de  police,  des  juges  de 
paix,  des  vérificateurs  de  poids  et  mesures  ne  pas 
craindre  de  s'improviser  agents  électoraux,  d'efifrayer, 
d'entraîner  la  population  soumise  à  toutes  ces  petites 
influences  locales  si  tyranniques,  n'est-ce  pas  la  preuve 
d'une  licence  effrénée?  Jusqu'à  des  prêtres,  de  saints 
pasteurs  égarés  par  leur  zèle  pour  le  tronc  des  pauvres 
et  l'entretien  de  leur  église  indigente^  qui  ont  prêché 
une  mission  véritable  en  faveur  de  l'élection  Jansoulet. 
Mais  une  influence  encore  plus  puissante,  quoique  moins 
respectable,  a  été  mise  en  jeu  pour  la  bonne  cause, 
l'influence  des  bandits.  «  Oui,  des  bandits,  Messieurs, 
je  ne  ris  pas.  »  Et  là-dessus  une  esquisse  à  grands  traits 
du  banditisme  corse  en  général  et  de  la  famille  Piedi- 
griggio  en  particulier... 

La  Chambre,  très-attentive,  écoutait  avec  une  cer- 
taine inquiétude.  En  somme,  c'était  un  candidat  officie) 
dont  011  signalait  ainsi  les  agissements,  et  ces  étranges 
mœurs  électorales  appartensdent  à  ce  pays  privilégié, 
be^cea^  de  la  famille  impériale,  si  étroitement  lié  aui 
destinées  de  la  dynastie,  qu'une  attaque  à  la  Corse  sem- 
blail  remonter  jusqu'au  souverain.  Mais  quand  on  vit, 
au  banc  du  gouvernement,  le  nouveau  ministre  d'État, 
successeur  et  ennemi  de  Morà,  tout  joyeux  de  l'échec 


J 


LE  NABAB.  429 

êmyé  à  une  créature  du  défunt,  sourire  complaisam- 
ment  au  cruel  persifflage  de  Le  Merquier,  aussitôt  toute 
gêne  disparut,  et  le  sourire  ministériel,  répété  sur  troia 
cents  bouches,  s'agrandit  bientôt  eh  un  rire  à  peine 
contenu, ce  rire  des  foules  dominées  par  une  férule  quel- 
conque et  que  la  moindre  approbation  du  maître  fait 
éclater.  Dans  les  tribunes  peu  gâtées  d'ordinaire  sur  le 
pittoresque,  et  que  ces  histoires  de  bandits  amusaient 
comme  un  vrai  roman,  c'était  une  joie  générale,  une 
animation  radieuse  de  tous  ces  visages  de  femmes, 
heureux  de  pouvoir  paraître  jolis  sans  manquer  à  la 
solennité  de  l'endroit.  De  petits  chapeaux  clairs  frémir, 
salent  de  toute  leur  aigrette  fleurie,  des  bras  ronds  cer- 
clés d'or  s'accoudaient  pour  mieux  écouter.  Le  grave 
Le  Merquier  avait  apporté  à  la  séance  la  distraction 
d'un  spectacle,  la  petite  note  comique  permise  aux 
concerts  de  charité  pour  amadouer  les  profanes. 

Impassible  et  très-froid  au  milieu  de  son  succès,  il 
continuait  à  lire  de  sa  voix  morne  et  pénétrante  comme 
une  pluie  lyonnaise  : 

«  Maintenant,  Messieurs,  on  se  demande  comment 
un  étranger,  un  Provençal  retour  d'Orient,  ignorant 
des  intérêts  et  des  besoins  de  cette  lie  où  on  ne  l'avait 
jamais  vu  avant  les  élections,  le  vrai  type  de  ce  que  le» 
Corses  appellent  dédaigneusement  un  continental,  com« 
ment  cet  homme  a  pu  susciter  un  pareil  enthousiasme, 
un  dévouement  poussé  jusqu'au  crime,  jusqu'à  la  pro- 
fanation. C'est  sa  richesse  qui  nous  répondra,  son  or 
funeste  jeté  à  la  face  des  électeurs,  fourré  de  force  dans 
leurs  poches  avec  un  cynisme  effronté  dont  nous  avons 
mille  preuves.  »  Alors  l'interminable  série  d**»  dénon- 
dations  :  «  Je  soussigné  Groce  (Antoine),  atteste  dans 
riiitérêl  de  la  vérité  que  le  commissaire  de  police  Nardi, 


430  LE  NABAB. 

venu  chez  nous  un  soir,  m'a  dit  :  —  Écoute,  Groce 
(Antoine)...  je  te  jure  sur  le  feu  de  cette  lampe  que,  si 
tu  votes  pour  Jansoulet,  tu  auras  cinquante  francs  de- 
main matin.  »  Et  cet  autre  :  «  Je  soussigné  Lavezzi 
(Jacques-Alphonse)  déclare  avoir  refusé  avec  mépris, 
dix-sept  francs  que  m'offrait  le  maire  de  Pozzo-Negro 
pour  voter  contre  mon  cousin  Sebastiani...  »  Il  est  pro- 
i^able  que,  pour  trois  francs  de  plus,  Lavezzi  (Jacques- 
Alphonse)  aurait  dévoré  son  mépris  en  silence.  Mais  la 
Chambre  n'y  regardait  pas  de  si  près. 

L'indignation  la  soulevait,  cette  chambre  Incorrap- 
tible.  Elle  grondait,  elle  s'agitait  sur  ses  moelleuses  i)an- 
quettes  de  velours  rouge,  poussait  des  clameurs.  C'é- 
taient des  «  oh!  »  de  stupéfaction,  des  yeux  en  accent 
circonflexe,  de  brusques  révoltes  en  .arrière  ou  des  allais- 
sements  consternés,  découragés,  comme  en  cause  par- 
fois le  spectacle  de  la  dégradation  humaine.  Etremarquez 
que  la  plupart  de  ces  députés  s'étaient  servis  des  mêmes 
manœuvres  électorales,  qu'il  y  avait  là  les  héros  de  ces 
fameux  «  rastels,  »  de  ces  ripailles  en  plein  vent  pro- 
menant en  triomphe  des  veaux  pavoises,  enrubannés, 
comme  à  des  kermesses  de  Gargantua.  Ceux-là  juste- 
ment criaient  plus  fort  que  les  autres,  se  tournaient, 
furieux,  vers  le  banc  solitaire  et  élevé  où  le  pauvre 
lépreux  écoutait,  immobile ,  la  tête  dans  ses  mains. 
Pourtant,  au  milieu  du  haro  général,  une  voix  s'élevait 
en  sa  faveur,  mais  sourde,  inexercée,  moins  une  parole 
qu'un  bredouillement  sympathique  à  travers  lequel  on 
distinguait  vaguement  :  «  Grands  services  rendus  à  1% 
population  corse...  Travaux  considérables...  Caisse 
territoriale.  » 

Celui  qui  bégayait  ainsi  était  un  tout  petit  homme 
en  guêtres  blanches,  tête  d'albinos,  aux  poils  rares» 


LE  NABAB.  IM 

hériBsés  par  touffes.  Mais  rinterrnption  de  ce  maladroit 
ami  ne  put  que  fournir  à  Le  Merquier  une  transition 
rapide  -et  toute  naturelle.  Un  sourire  hideux  écarta  se& 
lèvres  molles  :  «  L'honorable  M.  Sarigue  nous  parle  d« 
la  Caisse  territoriale ^  nous  allons  pouvoir  lui  répondre.  » 
L^antre    Paganetti  semblait  lui   être,    en   effet  très- 
familier.  En  quelques  phrases  nettes  et  vives,  il  pro- 
jeta la  lumière  jusqu*au  fond  du  sombre  repaire,  en 
montra  tous  les  pièges,  tous  les  gouffres,  les  détours, 
les  chausses-trappes,   comme  un   guide  secouant  sa 
torche  au-dessus  des  oubliettes  de  quelque  sinistre  in^ 
pace.  Il  parla  des  fausses  carrières,  des  chemins  de  ter 
en  tracé,  des  paquebots  chimériques  disparus  dans  leur 
propre  fumée.  L^atfreux  désert  de  Taverna  ne  fut  pas 
oublié,  ni  la  vieille  îorre  génoise,  servant  de  bureau  à 
Tagence   maritime.    Mais  ce    qui    réjouit   surtout  ta 
Chambre,,  ce  fut  le  récit  d^une  cérémonie  picaresque 
organisée  par  le  gouverneur  pour  la  percée  d'un  tunnel  - 
à  travers  le  Monte-ilotondo,  travail  gigantesque  tou- 
jours en  projet,  remis  d'année  en  année,  demandant 
des  millions  d'argent,  des  milliers  de  bras,  et  qu''on 
avait  commencé  en  grande  pompe   huit  jours  'avant 
l'élection.  Le  rapport  relatait  drôlement  la  chose,  le 
oremier  coup  de  pioche  donné  par  le  candidat  dans 
Ténorme  monlniçne   couverte  de  forêts  séculaires,  le 
discours  du  préfet,  la  bénédiction  des  oridammes  aux 
cris  de  «  vive  Bernard  Jansoulet,  >  et  deux  cents  ou- 
vriers se  TTiellanl  à  l'œmTe  immédiatement,  travaillant 
jour  et  nuit  pendant  une  semaine,  puis  —  si  lot  rélec- 
tion  faite  —  abandonnant  sur  place  les  débris  du  roc 
entamé  aiilour  d'une  excavation  dérisoire,  un  asile  de 
plus  i^ousr  les  redoutables  rôdeurs  du  inac^uis.  Le  tour 
était  joué.  Après  avoir  si  longtemps  extorqué  l'argent 


LE    NABAB. 

des  actionnaires,  la  Came  territoriale  venait  de  servir 
cette  fois  à  subtiliser  les  votes  des  électeurs.  «  Du  reste, 
Messieurs,  voici  uir  dernier  détail,  par  lequel  j*aurai8 
pu  commencer  pour  vous  épargner  le  navrant  récit 
de  cette  pasquinade  électorale.  J*apprends  qu*une 
instruction  judiciaire  est  ouverte  aujourd*hui  même 
contre  le  comptoir  Corse,  et  qu*une  sérieuse  exper- 
tise de  ses  livres  va  très^vraisemblablement  amener 
un  de  ces  scandales  financiers  trop  fréquents  hélasl 
de  nos  jours,  et  auquel  vous  ne  voudrez  pas,  pour  Tho- 
norabilité  de  cette  Chambre,  qu'aucun  de  vos  membres 
se  trouve  mêlé.  » 

Sur  cette  révélation  subite,  le  rapporteur  s'arrêta  un 
moment,  prit  un  temps  comme  un  comédien  soulignant 
son  effet;  et  dans  le  silence  dramatique  pesant  tout  à 
coup  sur  TAssemblée,  on  entendit  le  bruit  d*une  porte 
qui  se  fermait.  C'était  le  gouverneur  Paganetti  quittant 
lestement  sa  tribune,  le  visage  blême,  les  yeux  rondsj 
la  boucbe  en  sifflet  d*un  maître  Pierrot  qui  vient  de 
flairer  dans  Tair  quelque  formidable  coup  de 'batte. 
Monpavon,  immobile,  élargissait  son  plastron.  Le  gros 
homme  soufflait  violemment  dans  les  guirlandes  du 
petit  chapeau  blanc  de  sa  femme. 

La  mère  Jansoulet  regardait  son  fils. 

«  J'ai  parlé  de  l'honorabilité  de  la  Chambre,  Mes- 
sieurs... je  veux  en  parler  encore...  » 

Cette  fois  Le  Merquier  ne  lisait  plus.  Après  le  rap- 
porteur, l'orateur  entrait  en  scène,  le  justicier  plutôt. 
La  face  éteinte,  le  regard  abrité,  rien  ne  vivait,  rien 
ne  bougeait  de  son  grand  corps  que  le  bras  droit, 
ce  bras  long,  anguleux,  aux  manches  courtes,  cpii 
s'abaissait  automatiquement  comme  un  glaive  de 
justice,  mettait  à  chaque  fin  de  phrase  le  geste  cruel 


\ 


LE  NABAB.  438 

et  Inexorable  d'une  décollation.  Et  c'était  certes  une 
exécution  véritable  à  laquelle  on  assistait.  L'orateur 
voulait  bien  laisser  de  côté  les  légendes  scandaleuses,  le 
mystère  qui  planait  sur  cette  fortune  colossale  acquise 
aux  pays  lointains,  loin  de  tout  contrôle.   Mais  il  y 
avait  dans  la  vie  du  candidat  certains  points  dinicilei 
à  éclaircir,    certains  détails...  Il    hésitait,    semblait 
chercher  ,   épurer  ses  mots ,  puis  devant   Timpossi- 
bilité  de  formuler  l'accusation  directe  :    «  Ne  rabais- 
sons point  le  débat,  Messieurs...  Vous  m'avez  compris, 
vous  savez  à   quels  bruits  inf aines  je  fais  allusion  > 
à  quelles  calomnies,  voudrais-je  pouvoir  dire;  mais 
la  vérité  me  force  à  déclarer  que  lorsque  M.  Jansoulet, 
appelé   devant  votre    troisième    bureau,  a  été  mis 
en  demeure   de  confondre  les    accusations    dirigées 
contre  lui,  ses  explications  ont  été  si  vagues,  que  tout 
en   restant  persuadés  de    son  innocence ,    un    soin 
scrupuleux  de  votre  honneur  nous  a  fait  rejeter  une 
candidature   entachée    d'un    soupçon   de    ce   genre. 
Non,   cet   homme   ne  doit  pas  siéger  au   milieu  de 
vous.    Qu'y    ferait-il  d'ailleurs?...    Établi    depuis    si 
longtemps  en  Orient,  il  a  désappris  les  lois,  les  mœurs, 
les  usages  de  son  pays.  Il  croit  aux  justices  expéditives, 
aux  bastonnades  en  pleine  rue,  il  se  fie  aux  abus  de 
pouvoir,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  à  la  vénalité,  à  la 
bassesse  accroupie  de  tous  les  hommes.  C'est  le  traitant 
qui  se  figure  que  tout  s'achète,  quand  on  y  met  le 
prix,  même  les  votes  des  électeurs,  même  la  con- 
science de  ses  collègues...  * 

Il  fallait  voir  avec  quelle  admiration  naïve  ces  bons 
gros  députés,  engourdis  de  bien  être,  écoutaient  cet 
ascète,  cet  homme  d'un  autre  âge,  pareil  à  quelque 
laiût  Jéi  ôme  sorti  du  fond  de  sa  thébaïde  pour  venir, 

17 


â3A  LE  NABAB. 

pleine  assemblée  du  Bas-Empire,  foudroyer  de  son 
éloquence  indignée  le  luxe  elTronté  des  prévarica- 
teurs et  des  concussionnaires.  GojQcime  on  comprenait 
bien  maintenant  ce  beau  surnom  de  «  Ma  conscience  » 
que  lui  décernait  le  Palais,  et  o.ù  il  tenait  tout  entier 
avec  sa  grande  taille  et  ses  gestes  inflexibles.  Dans  les,/ 
tribunes,  l'enlbousiasme  s'exaltait  encore.  De  jolies 
tètes  se  penchaiait  pour  le  voir,  pour  boire  sa  parole. 
Des  approbations  couraient,  inclinant  des  bouquets  de 
toutes  nuances  comme  le  vent  dans  la  floraison  d'un 
champ  de  l>lé.  Une  voix  de  femme  criait  d'un  petit 
aceent  étranger  :  a  Bravo...  bravo...  » 

M  la  mère? 

Debout,  immobile,  recueillie  dans  son  désir  de  com- 
prendre quelque  chose  à  <;ettie  phraséologie  de  prétoire, 
à  ces  allusions  mystérieuses,  elle  était  là  comme  ces 
sourdihmuets  qui  ne  devinent  ce  qu'on  dit  devant  eux 
qu'au  mouvement  des  lèvres,  à  l'acoent  des  phy- 
sionomies. Or  il  lui  suffisait  de  regarder  son  fils  et  Le 
Merquier  pour  comprendre  quel  mal  l'un  faisait  à 
l'autre,  quelles  intentions  perfides,  empoisonnées, 
tombaient  de  ce  Long  discours  sur  le  malheureux  qu'on 
aurait  pu  croire  endormi,  sans  le  tremblemepatde  ses 
fortes  épaules  et  les  crispations  de  ses  mains  dans  ses 
cheveux  qu'elles  fourrageaient  furieusement  tout  en  lui 
cachant  le  visage.  Oh  1  isi  de  aa  place  elle  avait  pu  lui 
crier  :  «  N'ûe  pas  pesur,  mon  fils.  S'jls  te  mépri- 
sont  tous,  ta  mère  t'aime.  Viens  nous-«n  enjiembie*.. 
Qu'est-ce  que  nous  avons  besoin  d'eux?  »  Et  un 
moment  elle  put  croire  que  ce  qu'elle  lui  disait  ainsi 
dans  le  fond  de  son  cooar  arrivait  jusqu'à  lui  par  one 
Intuition  mystérieuse.  Il  venait  de  se  lever,  de  seconer 
sa  tôte  crépue,  congestionnée,  où  la  lippe  enfantine  Ae 


LE  NABAB.  -4» 

tes  lèi^es  grelottait  sons  une  nervosité  de  lannes.  Mais, 
au  lieu  de  quitter  son  banc,  il  s*y  cramponnait  au  con^* 
traire,  ses  grosses  mains  pétrissant  le  bois  du  pupitre. 
L'autre  avait  fini,  maintenant  c'était  son  tour  de  ré* 
pondre  : 

«  Messieurs,  dit-il...  w 

Il  s'arrêta  aussitôt,  effrayé  par  le  son  rauque,  affreu^ 
sèment  sourd  et  vulgaire  de  sa  voix,  qu'il  entendait 
pour  la  première  fois  en  public.  Il  lui  fallut,  dans  cette 
halte  tourmentée  de  mouvements  de  la  face,  d'intona- 
tions cherchées  et  qui  ne  sortaient  pas,  reprendre  la 
force  de  sa  défensjs.  Et  si  l'angoisse  de  ce  pauvre 
homme  était  saisissante,  la  vieiUe  mère  là-haut,  pen- 
chée, haletante,  remuantv  nerveusement  les  lèvres 
comme  pour  l'aider  à  chercher  ses  mots,  lui  renvoyait 
bien  la  mimique  de  sa  torture.  Quoiqu'il  ne  pût  la  voir, 
tourné  comme  il  Tétait  par  rapport  à  cette  tribune 
qu'il  évitait  intentionnellement,  ce  souffle  maternel,  le 
magnétisme  ardent  de  ces  yeux  noirs  finirent  par  lui 
rendre  la  vie,  et  subitement  sa  parole  et  son  geste  se 
trouvèrent  déliés  : 

«  Avant  tout,  Messieurs,  je  déclare  que  je  ne.  viens 
pas  défendre  mon  élection...  Si  vous  croyez  que  les 
mœurs  électorales  n'ont  pas  été  toujours  les  mêmes  en 
Corse,  qu'on  doive  imputer  toutes  les  irrégularités 
commises  à  l'influence  corruptrice  de  mon  or  et  non 
au  tempérament  inculte  et  passionné  d'un  peuple, 
repoussez-moi,  ce  sera  justice  et  je  n'en  murmurerai 
pas.  Mais  il  y  a  dans  tout  ceci  autre  chose  que  mon 
élection,  des  accusations  qui  attaquent  mon  honneur, 
le  mettent  directement  enjeu,  et  c'est  à  cela  seul  que 
je  veux  répondre.  »  Sa  voix  s'assurait  peu  à  peu,  tou- 
jours cassée,   voilée^  mais  avec  des  notes  attendris- 


43%  LE  xNA£ÀB. 

santés  comme  il  s'en  trouve  dans  ces  organes  dont  la 
dureté  primitive  a  subi  quelques  éraillures.  Très-vite  il 
raconta  sa  vie,  ses  débuts,  son  départ  pour  TOrient.  On 
eût  dit  un  de  ces  vieux  récits  du  dix-huitième  siècle  où 
il  est  question  de  corsaires  barbaresques  courant  les 
mers  latines,  de  beys  et  de  hardis  Provençaux  bruns 
comme  des  grillons,  qui  finissent  toujours  par  épouser 
quelque  sultane  et  «  prendre  le  turban  »  selon  Fan- 
cienne  expression  des   Marseillais.    «  Moi,   disait  le 
Nabab  de  son  sourire  bon   enfant ,  je   n'ai    pas   eu 
besoin  de  prendre  le  turban  pour  m'enrichir,  je  me 
suis  contenté  d'apporter  eu  ces  pays  d'indolence  et  de 
làchez-tout  l'activité,  la  souplesse  d'un  Français  du 
Midi,  et  je  suis  arrivé  à  faire  on  quelques  années  une 
de  ces  fortunes   qu'on  ne  fait  que  là-bas  dans  ces 
diables  de  pays  cliauds  où  tout  est  gigantesque,  hÀtif, 
disproportionné,  où  les  fleurs  poussent  eh  une  nuit,  où 
un  arbre  produit  une  forêt.  L'excuse  de  fortunes  pa- 
reilles est  dans  la  façon  dont  on  les  emploie,  et  j'ai  la 
prétention  de  croire  que  jamais  favori  du  sort  n'a  plus 
que  moi  ess&yé  de  se  faire  pardonner  sa  richesse.  Je 
n'y  ai  pas  réussi.  »   Oh!  non,  il  n'y  avait  pas  réussi... 
Pour  tant  d'or  follement  semé,  il  n'avait,  rencontré  que 
du  mépris  ou  de  la  haine...  De  la  haine  I   Qui  pouvait 
se  vanter  d'en  avoir  remué  autant  que  lui,  comme  un 
gros  bateau  de  la  vase  lorsque  sa  quille  touche  le 
fond...   Il  était  trop  riche,  cela  lui  tenait  lieu  de  tous 
les  vices,  de  tous  les  crimes,  le  désignait  à  des  ven- 
geances an  )nymes,  à  des  inimitiés  cruelles  et  inces- 
santes. 

«  Ahl  Messieurs,  criait  le  pauvre  J*^abab  en  levant 
tes  poings  crispés,  j'ai  connu  la  misère,  je  me  suis  pris 
corps  à  corps  avec  elle,  et  c'est  une  atroce  lutte,  je 


LE  NABAB.  431 

▼ons  jure.  Mais  lutter  contre  la  richesse,  défendre  son 
bonheur,  son  honneur,  son  repos,  mal  abrités  derrière 
des  piles  d'écus  qui  vous  croulent  dessus  et  vous  écrasent 
c*est  quelque  chose  de  plus  hideux,  de  plus  écœurant 
encore.  Jamais,  aux  plus  sombres  jours  de  ma  dé- 
tresse, je  n'ai  eu  les  peines,  les  angoisses,  les  insom- 
nies dont  la  fortune  m'a  accablé,  cette  horrible  for- 
tune que  je  hais  et  qui  m'étouffe...  On  m'appelles,  le 
Nabab,  dans  Paris...  Ce  n'est  pas  le  Nabab  qu'il  fau- 
drait dire,  mais  le  Paria,  un  paria  social  tendant  les 
bras,  tout  grands,  à  une  société  qui  ne  veut  pas  de 
lui...  » 

Figées  en  récit,  ces  paroles  peuvent  paraître  froides; 
mais  là,  devant  l'Assemblée,  la  défense  de  cet  homme 
paraissait  empreinte  d'une  sincérité  éloquente  et  gran- 
diose qui  étonna  d'abord,  venant  de  ce  rustique,  de  ce 
parvenu.  Sans  lecture,  sans  éducation,  avec  sa  voix  de 
marinier  du  Rhône  et  ses  allures  de  portefaix,  et  qui 
émut  ensuite  singulièrement  les  auditeurs  par  ce  qu'elle 
avait  d'inculte,  de  sauvage,  d'étranger  à  toute  notion 
parlementaire.  Déjà  des  marques  de  faveur  avaient 
agité  les  gradins  habitués  à  recevoir  l'averse  mono- 
tone et  grise  du  langage  administratif.  Mais  à  ce  cri  de 
rage  et  de  désespoir  poussé  contre .  la  richesse  par 
l'infortuné  qu'elle  enlaçait,  roulait,  noyait  dans  ses 
flots  d'or  et  qui  se  débattait,  appelant  au  secours  du 
fond  de  son  Pactole,  toute  la  Chambre  se  dressa  avec 
des  applaudissements  chaleureux,  des  mains  tendues, 
comme  pour  donner  au  malheureux  Nabab  ces  témoi- 
gnages d'estime  dont  il  se  montrait  si  avide,  et  le  sauver 
en  même  temps  du  naufrage.  Jansoulet  sentit  cela  et, 
réchauffé  par  cette  sympathie,  il  reprit,  la  tète  haute, 
le  regard  assure  : 

17. 


«38  LS  NABÀB. 

(c  On  est  venu  vous  dire,  Messieurs,  que  je  n'étais  ptft 
digne  de  m^asseoir  au  milieu  de  vous.  Et  celui  qui 
Fa  dit  était  bien  le  dernier  de  qui  j'aurais  attendu  cette 
parole,  car  lui  seul  connaît  le  secret  douloureux  de  ma 
▼ie  ;  lui  seul  pouvait  parler  pour  moi,  me  justifier  et 
vous  convaincre.  Il  n*a  pas  voulu  le  faire.  Ëh  bien  1 
moi,  je  ressaierai,  quoi  qu'il  m'en  coûte...  Outra- 
geusement calomnié  devant  tout  le  pays,  je  doi»  à 
moi-même,  je  dois  à  mes  enfants  cette  justifloation 
publique  et  je  me  décide  à  la  faire.  » 

Par  un  mouvement  brusque,  il  se  tourna  alors  vers 
la  tribune  où  il  savait  que  l'ennemi  le  guettait,  et, 
tout  à  coup  s'arrêta  plein  d'épouvante.  Là,  juste  en 
face  de  lui,  derrière  la  petite  tête  haineuse  et  pâle  de 
la  baronne,  sa  mère,  sa  mère  qu'il  croyait  à  deux 
cents  lieues  du  redoutable  orage,  le  regardait,  appuyée 
au  mur,  tendant  vers  lui  son  visage  divin  inondé  de 
larmes,  mais  fier  et  rayonnant  tout  de  même  du  grand 
succès  de  son  Bernard.  Car  c'était  un  vrai  succès  d'é- 
motion sincère,  bien  humaine,  et  que  quelques  mots 
de  plus  pouvaient  changer  en  triomphe  «  Parlez..* 
parlez...  »  lui  criait-on  de  tous  les  côtés  de  la  Chambre, 
pour  le  rassurer,  Tencourager.  Mais  Jansoulet  ne  par- 
lait pas.  Il  avait  bien  peu  à  dire  cependant  pour  sa  dé- 
fense :  «  La  calomnie  a  confondu  volontairement  deux 
noms.  Je  m'appelle  Bernard  Jansoulet.  L'autre  s'appe-r 
lait  Jansoulet  Louis.  »  Pas  un  mot  de  plus. 

C'était  trop  en  présence  de  sa  mère  ignorant  tou- 
jours le  déshonneur  de  l'aîné.  C'était  trop  pour  le  res- 
pect, la  solidarité  familiale.  " 

Il  crut  entendre  la  voix  du  vieux  :  «  Je  meurs  de  honte 
mon  enfant.  »  Est-ce  qu'elle  n'allait  pas  mourir  de 
honte  elle  aussi,  s'il  parlait?...  Il   eut  vers  le  sourire 


1 


LE  NABAB.  4» 

maternel  un  regard  aublime  de  renoncement;  puii, 
d*une  voix  sourde,  d!un  geste  découragé  : 

«  Excusez-moi,  Messieurs,  cette  explication  est  dé- 
cidément au-dessus  de  mes  forces.,.  Ordonnez  une  en- 
quête sur  ma  vie,  ouverte  à  tons  et  bien  en  lumière, 
hélas  I  puisque  chacun  peut  en  interpréter  tous  les 
actes...  Je  vous  jure  que  vous  n*y  trouverez  rien  qui 
m*emp6che  de  siéger  au  milieu  des  représentants  de 
mon  pays.  » 

La  stupeur,  la  désillusion  furent  immenses  devant 
cette  défaite  qui  semblait  à  tous  Teffondrement  subit 
d*une  grande  effronterie  acculée.  11  y  eut  un  moment 
d'agitation  sur  les  bancs,  le  tumulte  d*un  vote  par 
assis  et  levé,  que  le  Nabab  sous  le  jour  douteux  du 
vitrage  regarda  vaguement,  comme  le  condamné  du 
haut  de  Téchafaud  regarde  la  foule  houleuse  ;  puis, 
après  cette  attente  longue  d*nn  siècle  qui  précède  une 
minute  suprême,  le  président  prononça  dans  le  grand 
silence  et  le  plus  simplement  du  monde  : 

«  L'élection  de  M.  Bernard  Jansoulet  est  annulée.  » 

Jamais  vie  d'homme  ne  fut  tranchée  avec  moins  de 
solennité  ni  de  fracas. 

Là-haut,  dans  sa  tribune,  la  mère  Jansoulet  n*y 
comprit  rien,  sinon  que  des  vides  se  faisaient  tout 
autour  sur  les  bancs,  que  des  gens  se  levaient,  s'en 
allaient.  Bientôt  il  ne  resta  plus  avec  elle  que  le  gros 
hojnme  et  la  dame  en  chapeau  blanc,  penchés  tout  au 
bord  de  la  rampe,  regardant  curieusement  du  côté  de 
Bernard,  qui  semblait  s'apprêter  à  partir  lui  aussi,  caf 
il  serrait  d'un  air  très-calme  d'épaisses  liasses  dans  un 
grand  portefeuille.  Ses  papiers  rangés,  il  se  leva, 
quitta  sa  place...  Ahl  ces  existences  d'estradiers 
ont  parfois  des  passes  bien  cruelles.  Gravement,  lour- 


Jbc 


m  LE  NABAB. 

dément,  sous  les  regards  de  toute  l^Aâsemblée,  il  lai 
feillut  redescendre  ces  gradins  qu*il  avait  escaladés  au 
prix  de  tant  de  peines  et  d*argent,  mais  au  bas  desquels 
le  précipitait  une  fatalité  inexorable. 

G*élait  cela  que  los  Hemerlingue  attendaient,  sui- 
vant de  Tœil  jusqu*à  sa  dernière  étape  cette  sortie 
navrante,  humiliante,  qui  met  au  dos  de  l'invalidé  un 
peu  de  la  honte  et  de  TefTarement  d*un  renvoi;  puis, 
sitôt  le  Nabab  disparu,  ils  se  regardèrent  avec  un 
rire  silencieux  et  quittèrent  la  tribune,  sans  que  la 
vieille  femme  eût  osé  leur  demander  quelque  ren- 
seignement ,  avertie  par  son  instinct  de  la  sourde 
hostilité  de  ces  deux  êtres.  Restée  seule,  elle  prêta 
toute  son  attention  à  une  nouvelle  lecture  qu'on  fai- 
sait, persuadée  qu*il  s'agissait  encore  de  son  fils.  On 
parlait  d*élection,  de  scrutin,  et  la  pauvre  mère  ten- 
dant sa  coiiïe  rousse,  fronçant  son  gros  sourcil,  au- 
rait religieusement  écouté  jusqu'au  bout  le  rapport 
de  Télection  Sarigue,  si  Fhuissier  de  service  qui  l'a- 
vait introduite,  ne  fût  venu  l'avertir  que  c'était  fini, 
qu'elle  ferait  mieux  de  s'en  aller.  Elle  parut  très- 
surprise. 

i:  Vraiment?...  c'est  fini?...  disait-elle,  en  se  levant 
comme  à  regret.  » 

Et  tout  bas,  timidement: 

«  Est-ce  que...  Est-ce  qu'il  a  gagné?» 

C'était  si  naïf,  si  touchant,  que  l'huissier  n'eut  pas 
même  envie  de  rire. 

«  Malheureuf^cment  non,  Madame.  M.  Jansoulet  n*a 
pas  gagné...  Mais  aussi  pourquoi  s'est-il  arrêté  en  si 
beau  chemin...  Si  c'est  vrai  qu'il  n'était  jamais  venu  à 
Paria  et  qu'un  autre  Jansoulet  a  fait  tout  ce  dont  on 
l'accuse,  pourquoi  neTa-t-il  pas  dit?  » 


LE   NABAB.  Uk 

La  vieUle  mère,  devenue  irès-pàle,  s*appuya  à  la 
rampe  de  Tescalier. 

Elle  avait  compris... 

La  brusque  interruption  de  Bernard  en  la  voyant,  le 
sacrifice  qu'il  lui  avait  offert  si  simplement  dans  son 
beau  regard  de  bête  égorgée  lui  revenaient  à  ]*esprit  ; 
du  même  coup  la  honte  de  FAlné,  de  Tenfant  de  pré- 
dilection, se  confondait  avec  le  désastre  de  celui-ci, 
douleur  maternelle  à  double  tranchant,  dont  elle  se 
sentait  déchirée  de  quelque  côté  qu'elle  se  retournât. 
Oui,  oui,  c'était  à  cause  d'elle  qu'il  n'avait  paa  voulu 
parler.  Mais  elle  n'accepterait  pas  un  sacrifice  pareil.  Il 
fallait  qu'il  revint  tout  de  suite  s'expliquer  devant 
les  députés. 

«  Mon  fils?  où  est  mon  fils? 

—  En  bas,  Madame,  dans  sa  voiture.  C'est  lui  qui 
m'a  envoyé  vous  chercher.  » 

Elle  s'élança  devant  l'huissier,  marchant  vite,  par- 
lant tout  haut,  bousculant  sur  son  passage  des  petits 
hommes  noirs  et  barbus  qui  gesticulaient  dans  les  cou- 
loirs. Après  la  salle  des  Pas-Perdus,  elle  traversa  une 
grande  antichambre  en  rotonde  où  des  laquais  respec- 
tueusement rangés  faisaient  un  soubassement  vivant  et 
chamarré  à  la  haute  muraille  nue.  De  là  on  voyait,  à 
travers  les  portes  vitrées,  la  grille  du  dehors,  la  foule 
attroupée  et  parmi  d'autres  voitures  le  carrosse  du 
Nabab  qui  attendait.  La  paysanne  en  passant  reconnut 
dans  un  groupe  son  énorme  voisin  de  tribune  avec 
l'homme  blême  à  lunettes  qui  avait  tonné  contre  son 
fils  et  recevait  pour  son  discours  toutes  sortes  de  féli- 
citations et  de  poignées  de  mains.  Au  nom  de  Jan- 
soulet,  prononcé  au  milieu  de  ricanements  moqueurs 
et  satisfaits,  elle  ralentit  ses  grandes  enjambées. 


142  LB  NABAB. 

«  Enfla,  disait  an  joli  garçon  à  figare  de  mauvaise 
femme,  il  n*a  toujours  pas  prouvé  en  quoi  nos  acca- 
sations  étaient  fausses.  » 

La  vieille  en  entendant  cela  fit  une  trouée  terrible 
dans  le  tas  et,  se  posant  en  face  de  Moêssard  : 

«  Ce  qu*il  n*a  pas  dit,  moi  je  vais  vous  le  dire,  le 
suis  sa  mère  et  c'est  mon  devoir  de  parler.  » 

Elle  s'interrompit  pour  saisir  à  la  manche  Le  liei^ 
quier  qui  s'esquivait  : 

«  Vous  d'abord,  méchant  homme,  vous  allez  m*écoii- 
ter...  Qu'est-ce  que  vous  avez  contre  mon  enfant?  Vous 
ne  savez  donc  pas  qui  il  est?  Attendez  un  peu,  que  je 
vous  l'apprenne.  » 

Et,  se  retournant  vers  1q  journaliste  : 

«  J'awaisdeux  fils.  Monsieur...  » 

Moêssard  n'était  plus  là.  Elle  revînt  à  Le  Herquier  : 

«  Deux  fils,  Monsieur... 

Le  Merquier  avait  disparu. 

«  Ohl  écoutez-moi,  quelqu'un,  je  vous  en  prie,  disait 
la  pauvre  mère,  jetant  autour  d'elle  ses  mains  et  ses 
paroles  pour  rassembler,  retenir  ses  auditeurs;  mais 
tous  fuyaient,  fondaient,  se  dispersaient,  députés,  re- 
porters, visages  inconnus  et  railleurs  auxquels  elle 
voulait  raconter  son  histoire  à  toute  force,  sans  souci 
de  l'indifierence  où  tombaient  ses  douleurs  et  ses  joies, 
ses  fiertés  et  ses  tendresses  maternelles  exprimées  dans 
un  charabias  de  génie.  Et  tandis  qu'elle  s'agitait,  se 
débattait  ainsi,  éperdue,  la  coiffe  en  désordre,  à  la  fbis 
grotesque  et  sublime  comme  tous  les  êtres  de  nature  en 
plein  drame  civilisé,  prenant  à  témoin  de  l'honnêteté  de 
son  fils  et  de  l'injustice  des  hommes  jusqu'aux  gens  de 
tivrée  dont  l'impassibilité  dédaigneuse  était  plus 
eruelle  que  tcut,  Jansoulet,  qui  venait  à  sa  rencontre» 


k. 


LE  NABAB.  4a 

inquiet  de  ne  pas  la  voir,  apparut  tout  à  coup  à  côté 
d'elle. 

«  Prenez  mon  bras,  ma  mère...  Il  ne  faut  pas  res- 
ter là.  » 

Il  dit  cela  très-haut,  d*un  ton  si  calme  et  si  ferme 
que  tous  les  rires  cessèrent,  et  que  la  vieille  femme 
subitement  apaisée,  soutenue  par  cette  étreinte  solide 
où  s*appuyaient  les  derniers  tremblements  de  sa  colère, 
put  sortir  du  palais  entre  deux  haies  respectueuses. 
Couple  grandiose  et  rustique,  les  millions  du  fils  illu- 
minant la  paysannerie  de  la  mère  comme  ces  haillons 
de  sainte  qu'entoure  une  châsse  d*or,  ils  disparurent 
dans  le  beau  soleil  qu'il  faisait  dehors,  dans  la  splen- 
deur de  leur  cau^rosse  étincelant,  ironie  féroce  en  pré- 
sence de  cette  grande  détresse,  symbole  frappant  de 
Tépouvantable  misère  des  riches. 

Tous  deux  assis  au  fond,  car  ils  craignaient  d'être 
vus,  ils  ne  se  parlèrent  pas  d'abord.  Mais  dès  que 
la  voiture  se  fut  mise  en  route,  qu'il  eut  vu  fuir  der^ 
rière  lui  le  triste  calvaire  où  son  honneur  restait  au 
gibet,  Jansoulet,  à  bout  de  forces,  posa  sa  tète  contre 
l'épaule  maternelle,  la  cacha  dans  un  croisement  du 
vieux  châle  vert,  et  là,  laissant  ruisseler  des  larmes 
brûlantes,  tout  son  grand  corps  secoué  par  les  san- 
glots, il  retrouvait  le  cri  de  son  enfance,  sa  plainte  pa- 
toise  de  quand  il  était  tout  petit  :  «  Marna...  Mama...  m 


XXII 


DRAMES    PARItlINt 


Que  rheiire  est  donc  brèTt 
Qii*on  passe  en  aimant  1 
C*est  moins  qu*un  moment, 
Un  pea  plus  qa*un  rôve... 

Dans  le  demi-jour  du  grand  salon  en  tenue  é*é^, 
rempli  de  fleurs,  le  lampas  des  meubles  recouvert  de 
housses  blanches,  lustres  voilés,  stores  baissés,  fe- 
ne  très  ouvertes,  madame  Jenkins  assise  au  piano  dé- 
chllTre  la  mélodie  nouvelle  du  musicien  à  la  mode; 
quelques  phrases  sonores  accompagnant  des'  vers 
exquis,  un  lied  mélancolique,  inégalement  coupé,  qui 
semble  écrit  pour  les  teqdres  gravités  de  sa  voix  et 
Tétat  inquiet  de  son  àme. 

Le  temps  nous  enlève 
Notre  enchantement 

soupire  la  pauvre  femme,  s*émouvant  au  son  de  sa 
plainte;  et,  tandis  que  les  notes  s'envolent  dans  la  cour 
de  rhôtel,  calme  à  Tordinaire,  où  la  fontaine  s'égoutte 
autnilieu  d'un  massif  de  rhododendrons,  la  chanteuse 


IV  NABAB.  445 

«'interrompt,  les  maîns  tenant  Taccord,  ses  yeux  fixés 
sur  la  musique,  mais  son  regard  bien  au  delà...  Le 
docteur  est  absent.  Le  soin  de  ses  afTaires,  de  sa  santé 
Ta  exilé  de  Paris  pour  quelques  jours,  et,  comme  il 
arrive  dans  la  solitude,  les  pensées  de  la  belle  ma- 
dame Jenkins  ont  pris  ce  tour  grave,  cette  tendance 
analytique  qui  rend  parfois  les  séparations  momenta- 
nées fatales  aux  ménages  les  plus  unis...  Unis,  depuis 
longtemps  ils  ne  Tétaient  plus.  Ils  ne  se  voyaient 
qu'aux  heures  des  repas,  devant  les  domestiques,  se 
parlaient  à  peine,  à  moins  que  lui,  Thomme  des  ma- 
nières onctueuses,  ne  se  laissât  aller  à  quelque  re- 
marque brutale,  désobligeante,  à  propos  de  son  fils,  de 
rage  qui  la  touchait  enfin,  ou  d'une  toilette  qui  ne  lui 
allait  pas.  Toujours  sereine  et  douce,  elle  étouffait  ses 
larmes,  acceptait  tout,  feignait  de  ne  pas  comprendre  ; 
non  pas  qu*etle  Taiinàt  encore,  après  tant  de  cruautés 
et  de  mépris,  mais  c'était  bien  l'histoire,  telle  que  la 
racontait  leur  cocher  Joe,  «  d'un  vieux  crampon  qui 
tenait  à  se  faire  épouser.  »  Jusque-là  un  terrible 
obstacle,  la  vie  de  la  femme  légitime,  avait  prolongé 
one  situation  déshonorante.  Maintenant  que  Tobstacle 
n'existait  plus,  elle  voulait  finir  cette  comédie,  à 
cause  d'André  qui  d'un  jour  à  l'autre  pourrait  être 
forcé  de  mépriser  sa  mère,  à  cause  du  monde  qu'ils 
trompaient  depuis  dix  ans,  et  où  elle  n'entrait  jamais 
qu'avec  des  battements  de  cœur,  appréhendant  Tac- 
cueil  qu'on  lui  ferait  le  lendemain  d'une  découverte.  A 
ses  allusions,  à  ses  prières,  Jenkins  avait  répondu  d'a- 
bord par  des  phrases,  de  grands  gestes  :  «  Douteriez- 
vous  de  moi  ?.,.  Eât-ce  que  notre  engagement  n'est  pas 
sacré  ?» 
U  alléguait  aussi  la  difficulté  de  tenir  secret  un  acte 

n 


440  LE  MABAB.  ^ 

de  cette  importance.  Ensuite  il  s^était  renfermé  dans  un 
silence  haineux.,  gros  de  colères  froides  et  de  violentes 
déterminations.  La  mort  du  duc,  Téchec  d*une  vanité 
folle,  avaient  porté  le  dernier  coup  au  ménage;  car  le 
désastre,  qui  rapproche  souvent  les  cœurs  préits  A  s*a]i- 
tendre,  achève  et  complète  les  désunions.  Et  c'était  im 
frai  désastre.  La  vogue  des  perles  Jenkins  subitement 
arrêtée,  la  situation  du  médecin  étranger  et  charlatan 
tràs-bien  définie  par  le  vieux  Bouchereau  dans  le  jour- 
nal de  l'Académie,  les  mondains  se  regardaient  e£Ear4s, 
plus  pâles  encore  de  terreur  que  d^absorptionsanseni- 
cales,  et  déjà  rirlandais  avait  pu  sentir  TeSetde  ces 
•autes  de  vent  foudroyantes  qui  rendent  les  engaiw- 
ments  parisiens  si  dangereux. 

G*est  pour  cela  sans  doute  que  Jenldns  avait  jngé  à 
propos  de  disparaître  pendant  quelque  temp^,  boisant 
madame  continuer  à  fréquenter  les  valons  encore  ou- 
verts, afin  de  tàter  et  tenir  en  respect  Topinion.  Sude 
tâche  pour  la  pauvre  femme,  qui  trouvait  un  peu  par- 
tout Taccueil  refroidi,  à  distanee,  qu'on  lui  avait  £ait 
chez  les  Hemerlingue.  Mais  elle  ne  se  plaignait  pas, 
comptant  ainsi  g«^ner  le  mariage,  mettre  entre  elle  et 
lui,  en  dernier  recoure,  le  lien  douloureux  de  la  pitié, 
des  épreuves  supportées  en  commun.  Et  comme  elle 
savait  que  le  monde  la  recherchait  surtout  à<  cause  de 
son  talent,  de  la  distraction  artistique  qu'elle  impor- 
tait aux  réunions  intimes,  toujours  prête  à  pc»ser«iir 
le  piano  ses  gants  longs,  son  éventail,  pour  préluder  à 
quelque  fragment  de  son  riche  répertoire,  elle  travail- 
lait constamment,  passait^  ses  après-midi  À  feuilleter  les 
nouveautés,  s'attachant  de  préférence  aux  harmonies 
tristes  et  compliquées,  à  cette  musique  moderne  qui 
ne  se  contente  plus  d'être  un  art,  devient  une  science. 


À 


LE  nabâb.  on 

répond  bien  plu»  à  nos  nervosités,  i  nos  inquiétudes 
qu*au  sentiment. 

C'est  moins  qu'an  moment, 
Un  peu  plas  qu'un  rêve. 
Le  temps  nous  enlève 
Ifotre  enehanteomit.*. 

.«.  Un  flot  de  lumière  crne  battra  brusquement  dans 
le  salon  avec  la  femme  de  chambre,  qui  apportait  une 
carte  à  sa  maîtresse  :  «  Heurteux,  homme  d^affaires.  » 

Ge  mouMeur  était  là.  Il  insistait  pour  voir  madame. 

'-^  Tous  lui  avez  dit  que  le  docteur  est  en  voyage  ? 

On  le  lui  avait  dit  ;  ipais  c'est  à  madame  qu'il  voulait 
parler. 

—  A  moi?... 

Inquiète,  elle  examinait  ce  carton  grossier,  rugueux, 
ce  nom  inconnu  et  dur  :  u  Heurteux.  »  Qu'est-ce  que 
cela  pouvait  être  ? 

—  C'est  bien,  faites  entrer. 

Heurteux,  homme  d'affaires,  arrivant  du  grand  jour 
dans  la  demi*-obscurité  du  salon,  clignotait,  l'air  incer- 
tain, cherchait  à  voir.  Elle,  au  contraire,  distinguait 
très-bien  une  figure  en  bois  dur,  favoris  grisonnants, 
mâchoire  avançante,  un  de  ces  maraudeurs  de  la  Loi 
qu'on  rencontre  aux  abords  du  Palais  de  Justice  et 
qui  semblent  nés  à  cinquante  ans,  la  bouche  amère, 
Tair  envieux,  une  serviette  en  maroquin  sous  le  bras.  Il 
s'assit  au  bord  de  la  chaise  qu'elle  lui  montrait,  tourna 
la  tête  afin  de  s'assurer  que  la  domestique  était  sortie, 
puis  ouvrit  méthodiquement  sa  serviette  comme  pour 
j  chercher  un  papier.  Voyant  qu'il  ne  parlait  pas,  elle 
eommença  sur  un  ton  d'impatience  : 

-—  Je  dois  vous  prévenir.  Monsieur,  que  mon  mari 


X 


us  LE  NAIIAB. 

est  absent  et  qae  je  ne  suis  ai  courant  d'aocnne  de  sel 
affaires. 

Sans  s'érooDVoir ,  la  main  dans  ses  paperasses , 
llioinnie  répondît  : 

—  Je  sais  d'autant  mieux  qae  U.  Jenkins  est  absent. 
Madame,  —  il  souligna  très-p&rticuliôremeilt  ces  deux 
mots  :  «  monsieur  Jenkins  »  —  qne  je  viens  de  sa  part. 

Elle  le  regarda  époavantée  : 

—  De  sa  part?... 

—  Hélas  1  oui,  Madame...  Ia situation  du  docteur  — 
TOUS  le  savez  sans  doute  -~  est  trës-embarrasséè  pour 
l'instant.  De  mauvaises  opérations  à  la  Bourse,  le  dé- 
sarroi d'une  grande  entreprise  financière  dans  laquelle 
il  avait  e-<gagé  des  fonds,  l'Gîuvre  de  Bethléem  si 
lourde  pour  lui  seul,  tous  ces  échecs  réunis  l'ont  obligé 
à  prendre  une  résolution  héroïque.  D  vend  son  hâtel, 
ses  chevaux,  tout  ce  qu'il  possède,  et  m'a  donné  pro- 
curation pour  cela...  • 

U  avait  trouvé  enfla  ce  qu'il  cherchait,  un  de  ces  plis 
timbras,  criblé  de  renvois,  de  lignes  en  surcharges,  oh 
la  loi  impassible  endosse  parfois  tant  de  lÂchetés  et  de 
mensonges.  Madame  Jenkins  allait  dire  :  <•  Mais  j'étais 
là,  moi.  J'aurais  accompli,  servi  toutes  ses  volontés, 
tous  ses  ordres...,  n  quand  elle  comprit  subitement  an 
sans-géne  du  visiteur,  à  son  attitude  assurée,  presque 
insolente,  qu'on  l'enveloppait  elle  aussi  dans  ce  désarroi 
'''*"''''""-''  dans  ce  débarras  de  l'hôtel  coûteux,  des 
ililes,  et  que  son  départ  serait  le  signal  de 

a  brusquement.  L'homme,  toujours  assis, 

me  reste  à  dire,  Madame,  —  Ohl  elle  le 
aurait  dicté  ce  qu'il  lui  restait  à  dire  —  est 


LE  NABAB.  *       U9 

si  pénible,  si  délicat...  M.  Jenkins  quitte  Paris  pour 
longtemps,  et  dans  la  crainte  de  vous  exposer  aux 
hasards,  aux  aventures  de  la  |vie  nouvelle  qu'il  entre- 
prend, de  vous  éloigner  d'un  fils  que  vous  chérissez,  et 
dans  rintérôt  duquel  il  vaut  peutrètre  mieux...  » 

Elle  ne  Tentendait  plus,  ne  le  voyait  plus,  et  pendant 
qu'il  débitait  ses  phrases  filandreuses,  livrée  au  déses- 
poir, peut-être  à  la  folie,  écoutait  chanter  en  elle-même 
Fair  obstiné  qui  la  poursi^ivait  dans  cet  écroulement 
effroyable,  comme  reste  dans  les  yeux  de  Thomme  qui 
te  noie  la  dernière  image  entrevue  : 

Le  temps  nous  enlève 
Notre  enchantement... 

Tont  d*un  coup  le  sentiment  de  sa  fierté  lui  revint. 

a  Finissons,  Monsieur.  Tous  vos  détours  et  vos 
phrases  ne  sont  qu'une  injure  de  plus.  La  vérité  c'est 
qu'on  me  chasse,  qu'on  me  met  dans  la  rue  comme 
une  servante. 

—  Ohl  Madame,  madame...  La  situation  est  assez. 
cruelle,  ne  l'envenimons  pas  encore  par  des  mots. 
Dans  l'évolution  de  son  modus  vivendt\  M.  Jenkins  se 
sépare  de  vous,  mais  il  le  fait,  la  mort  dans  Tâme,  et 
les  propositions  que  je  suis  chargé  de  vous  transmettre 
sont  une  preuve  de  ses  sentiments  pour  vous...  D'abord, 
en  fait  de  mobilier  et  d'effets  de  toilette,  je  suis  auto- 
risé à  vous  laisser  prendre... 

—  Assez,  dit-elle.  » 

Elle  se  précipita  vers  la  sonnette  : 

«  Je  sors...  Vite  mon  chapeau,  mon  mantelet,  n'im- 
porte quoi...  je  suis  pressée.  » 

Et   pendant    qu'on  allait  lui   chercher  ce  qu'elle 
demandait  : 

st. 


450  LE  NABAB. 

«  Tout  ce  qui  est  ici  appartient  à  M.  Jenkins.  Qu'il" 
en  dispose  librement.  Je  ne  veux  rien  de  lui...  n'insis- 
tez pas...  c'est  inutile.  » 

L'homme  n'insista  pas.  Sa  mission  se  trouvant  reili-*- 
plie,  le  reste  loi  importait  peu. 

Posément,  froidement,  elle  mit  son  ohapean  a^pec 
soin  devant  la  glace,  la  servante  attachant  le  voilai 
ajustant  aux  épaules  les  plis  du  mantelet;  ensuite 
elle  regarda  tout  autour,  chercha  une  seconde  si  elle 
n'oubliait  rien  de  précieux.  Non,  rien,  les  lettres  de  son 
fils  étaient  dans  sa  poche;  elle  ne  s'en  séparait  jamais. 

«  Madame  ne  veut  pas  qu'on  attelle? 

—  Non.  » 

Et  elle  partit. 

Il  était  environ  cinq  heures. -A  ce  moment,  Bernard 
Jansoulef  passait  la  grille  du  Corps  législatif,  sa  mère 
au  bras;  mais,  si  poignant  que  fût  le  drame  qui  se 
jouait  là-bas,  celui-ci  le  surpassait  encore,  plus  subit, 
plus  imprévu,  sans  la  moindre  solennité,  le  drame 
intime  entre  cuir  et  chair,  comme  Paris  en  improvise 
à  toute  heure  du  jour;  et  c'est  peut-être  ce  qui  donne 
à  l'air  qu'on  y  respire  cette  vibration,  ce  frémissemeiU 
où  s'activent  les  nerfs  de  tous.  Le  temps  était  magni- 
fique. Les  rues  de  ces  riches  quartiers,  larges  et  droites 
comme  des  avenues,  resplendissaient  dans  la  lumière 
déjà  un  peu  tombante,  égayées  de  fenêtres  ouvertes,  de 
balcons  fleuris,de  verdures  entrevues  vers  les  boulevards^ 
si  légères,  si  frémissantes,  entre  les  horizons  droits  et 
durs  de  la  pierre.  C'est  de  ce  côté  que  descendait  la 
marche  pressée  dé  madame  Jenkins,  se  hâtant  au 
hasard  dans  un  étourdissement  douloureux.  Quelle 
ehute  horriblel  Riche  il  y  a  cinq  minutes,  entourée  de 
tout  le  respect  et  le  confort  d'une  grande  existence. 


r 


i. 


LE  NABAB.  451 

Maintenant  plus  rien.  Pas  même  un  toit  pour  dormir, 
pas  même  de  nom.  La  rue. 

Où  aller?  Que  devenir? 

Elle  avait  d'abord  pensé  à  son  fils.  Mais  avouer  êm 
faute,  rougir  en  présence  de  Tenfant  respectueux,  pleu- 
rer devant  lui  en  s'enlevant  le  droit  d*ètre  consolée, 
c*était  au-dessus  de  ses  forces...  Non,  il  n'y  avait  plut 
pour  elle  que  la  mort...  Mourir  le  plus  tôt  possible,  échap- 
per à  la  honte  par^ioe  disparition  complète,  le  dénoue- 
ment fatal  des  situations  inextricables...  Mais  où  mou- 
rir?... Gomment?...  Tant  de  façons  de  s'en  aller  ainsil... 
Et  mentalement  elle  les  évoquait  toutes  en  marchant. 
Autour  d'elle  la  vie  débordait,  ce  qui  manque  à  Paris 
rhiver,  Tépanouissement  en  plein  air  de  son  luxe,  de 
ses  élégances  visibles  à  cette  heure  du  jour,  à  cette 
saison  de  Tannée,  autour  de  la  Madeleine  et  de  son 
marché  aux  fleurs,  dans  un  espace  délimité  par  le 
parfum  des  œillets  et  des  roses.  Sur  le  large  trottoir  où 
les  toilettes  s'étalaient,  mêlaient  leurs  frôlements  au 
frisson  des  arbres  rafraîchis,  il  y  avait  un  peu  du  plaisir 
de  rencontre  d'un  salon,  un  air  de  connaissance  entre 
les  promeneurs,  des  sourires,  de  discrets  bonjours  en 
passant.  Et  tout  à  coup  madame  Jenkins,  s'inquiétant 
de  l'altération  de  ses  traits,  de.  ce  qu'on  pourrait 
penser  en  la  voyant  courir  ainsi  aveugle  et  préoccupée, 
ralentissait  sa  marche  à  la  flânerie  d'une  simple  pro* 
menade,  s'arrêtait  à  petits  pas  aux  devantures.  Les 
étalages  colorés,  vaporeux,  parlaient  tous  de  voyages, 
de  campagne;  traîne  légère  pour  le  sable  fin  des  parcs, 
chapeaux  enroulés  de  gaze  contre  le  soleil  des  plages, 
éventails,  ombrelles,  aumônières.  Ses  yeux  fixes  s'atta- 
ehaient  à  ces  fanfreluches  sans  les  voir  ;  mais  un  reflet 
vague  et  pâli  aux  vitres  claires  lui  montrait  son  image 


ISS  LE  NABAB. 

couchée,  immobile  sur  un  lit  d*h6tel  garni,  le  sommeil 
ae  plomb  d*ui>  soporifique  dans  la  tète,  ou  là-bas,  hors 
des  murs,  déplaçant  la  vase  de  quelque  bateau  amarré. 
Lequel  valait  mieux? 

Elle  hésitait,  cherchait,  comparait;  puis,  sa  décision 
prise,  partait  enfin  rapidement  avec  ce  mouvement 
résolu  de  la  femme  qui  s'arrache  à  regret  aux  tentations 
savantes  de  Tétalage.  Gomme  elle  s*élançait,  le  marquis 
de  Monpavon,  fringant  et  superbe,  une  fieur  à  la  bou- 
tonnière, la  saluait  à  distance  de  ce  grand  coup  de 
chapeau  si  cher  à  la  vanité  des  femmes,  le  chic  suprême 
du  salut  dans  la  rue,  la  coiffure  haut  levée  au-dessus  de 
la  tète  très-droite.  Elle  lui  répondait  par  son  gentil 
bonjour  de  Parisienne  à  peine  exprimé  dans  une  imper^ 
ceptible  inclinaison  de  la  taille  et  du  sourire  des  yeux  ; 
et  jamais,  à  voir  cet  échange  de  politesses  mondaines 
au  milieu  de  la  fête  printanière,  on  ne  se  serait  douté 
qu'une  même  pensée  sinistre  guidait  ces  deqx  marcheurs 
croisés  par  le  hasard  sur  la  route  qu'ils  poursuivaient 
en  sens  inverse,  tout  en  allant  au  même  but. 

La  prédiction  du  valet  de  chambre  de  Mora  s*était 
réalisée  pour  le  marquis  :  «  Nous  pouvons  mourir, 
perdre  le  pouvoir,  alors  on  vous  demandera  des  comp- 
tes, et  ce  sera  terrible.  »  C'était  terrible.  A  grand'peine, 
l'ancien  receveur  général  avait  obtenu  un  délai  extrême 
de  quinze  jours  pour  rembourser  le  Trésor,  comptant 
comme  dernière  chance  que  Jansoulet  validé,  rentré 
dans  ses  millions,  lui  viendrait  encore  une  fois  en  aide. 
La  décision  de  l'Assemblée  venait  de  lui  enlever  ce  su- 
prême espoir.  Dès  qu'il  la  connut,  il  revint  au  cercle 
très-calme,  monta  dans  sa  chambre  où  Francis  l'at- 
tendait dans  une  grande  impatience  pour  lui  remettre 
on  papier  important  arriv4  dans  la  journée.  C'était  une 


LE  NÂ3AB.  453 

notification  au  sieur  Louis-M arie-Agénor  de  Monpavon 
d*aYoir  à  comparaître  le  lendemain  dans  le  cabinet  du 
juge  d'instruction.  Cela  s'adressait-il  au  censeur  de  la 
Caisse  territoriale  ou  à  Tancien  receveur  général  en  dé- 
ficit? En  tout  cas,  la  formulé  brutale  de  l'assignation 
judiciaire  employée  dès  Tabord,  au  lieu  d'une  convoca- 
tion discrète,  disait  asse2  la  gravité  de  l'affaire  et  les 
fermes  résolutions  de  la  justice. 

Devant  une  pareille  extrémité  attendue  et  prévue 
depuis  longtemps,  le  parti  du  vieux  beau  était  pris 
d*avance.  Un  Monpavon  à  la  correctionnelle;  un  Mon- 
pavon, bibliothécaire  à  Mazasl...  Jamais...  U  mit  en 
ordre  toutes  ses  affaires,  déchira  des  papiers^  vida  mi- 
nutieusement ses  poches  dans  lesquelles  il  glissa  seu- 
lement quelques  ingrédients  pris  sur  sa  table  de  toilette, 
tout  cela  avec  tant  de  calme  et  de  naturel  que,  lors- 
qu'en  s'en  allant,  il  dit  à  Francis  :  <c  M'en  vas  au  bain... 
Diablesse  de  Chambre...  Poussière  infecte...  »  le  do- 
mestique le  crut  sur  parole.  Le  marquis  ne  mentait  pas, 
du  reste.  Cette  émouvante  et  longue  station  debout  là- 
haut  dans  la  poussière  de  la  tribune  lui  avait  rompu  les 
membres  autant  que  deux  nuits  en  wagon;  et  sa  déci- 
sion de  mourir  s'associant  à  l'envie  de  prendre  un  bon 
bain,  le  vieux  sybarite  songeait  à  s'endormir  dans  une 
baignoire  comme  chose...  machin...  ps...  ps...  ps...  et 
autres  fameux  personnages  de  l'antiquité.  C'est  une 
justice  à  lui  rendre,  que  pas  un  de  ces  stoïques  n'alla 
ao-devant  de  la  mort  avec  plus  de  tranquillité  que  lui. 

Fleuri  par-dessus  sa  rosette  d'officier  d'un  camélia 
blanc  dont  le  décorait  en  passant  la  jolie  bouquetière 
du  Cercle,  il  remontait  d'un  pas  léger  le  boulevard  des 
Capucines,  quand  la  vue  de  madame  Jenkins  troubla 
pendant  une  minute  sa  sérénité.  Il  lui  avait  trouvé  un 


j^t 


A54  LE  NABAB. 

air  de  jeanesse,  une  flamme  aux  yeux,  quelque  chose 
de  si  piquant,  qu'il  s^arréta  pour  la.  regarder.  Graade 
et  belle,  sa  longue  robe  de  gaze  noire  déroulée,  les 
épaules  serrées  dans  une  mantille  de  dentelle  où  It 
bouquet  de  son  chapeau  jetait  une  guirlande  de  feuil- 
lage d'automne,  elle  s'éloignait,  disparaissait  au  milieu 
d'autres  femmes  non  moins  élégantes,  dans  une  atmos^ 
phère  embaumée;  et  la  pensée  que^  ses  yeux  allaient 
se  fermer  pour  toujours  à  ce  joli  spectacle  qu'il 
savourait  en  connaisseur,  assombrit  un  peu  l'ancien 
beau,  ralentit  Télan  de  sa  marche.  Mais  quelques  pat 
plus  loin,  une  rencontre  d'un  autre  genre  lui  rendit 
tout  son  courage. 

Quelqu'un  de  rftpé,  dé  honteux,  d'ébloui  par  la  lu- 
mière, traversait  le  boulevard  ;  c'était  le  vieux  Mares- 
tang,  ancien  sénateur,  ancien  ministre,  si  gravement 
compromis^  dans  l'affaire  des  Tourteaux  de  Malte,  que, 
malgré  son  âge,  ses  services,  le  grand  scandale  d'un 
procès  pareil,  il  avait  été  condamné  à  deux  ans  de  pri- 
son, rayé  des  registres  de  la  Légion  d'honneur,  où  il 
comptait  parmi  lee  grands  dignitaires.  L'affaire  déjà 
ancienne,  le  pauvre  diable,  gracié  d'une  partie  de  soii 
temps,  venait  de  sortir  de  prison,  éperdu,  dérouté, 
n'ayant  pas  même  de  quoi  dorer  sa  détresse  morale, 
car  il  avait  fallu  rendre  gorge.  Debout  au  bord  du  trot- 
toir, il  attendait  la  tète  basse  que  la  chaussée  encom- 
brée de  voitures  lui  laissât  un  passage  libre,  embarrassé 
de  cet  arrêt  au  coin  le  plus  hanté  des  boulevards,  pris 
entre  les  piétons  et  ce  flot  d'équipages  découverts, 
remplis  de  figures  connues.  Monpavon,  passant  près  de 
lui,  surprit  ce  regard  timide,  inquiet,  implorant  un  sa- 
lut et  s'y  dérobant  à  la  fois.  L'idée  qu'il  pourrait  un 
jour  s'humilier  ainsi  lui  fit  faire  un  haut-le-corps  de 


LE  HABÀfi.  455 

révolte.  «Allons  donc!...  Est-ce  quec'ôst  possible?...  » 
Ht,  redressant  sa  taille,  le  plastron  élargi,  il  continaa 
sa  route,  plus  ferme  et  résolu  qu'avant. 

M.  de  Monpavon  marche  à  la  mort.  Il  y  va  par  cette 
longue  ligne  des  boulevards  tout  en  feu  du  côté  de  la 
Madeleine,  et  dont  il  foule  encore  une  fois  Tasphaite 
élastique,  en  museur,  le  nez  levé,  les  mains  au  dos.  li  a 
le  temps,  rien  ne  le  presse,  il  est  maître  du  rendez- 
vous.  A  chaqne  instant  il  sourit  devant  lui ,  envoie  un 
petit  bonjour  protecteur  du  bout  des  doigts  ou  bien  le 
grand  coup  de  chapeau  de  tout  à  Theure.  Tout  le  ra- 
vit, le  charme,  le  bruit  des  tonneaux  d'arrosage,  des 
stores  relevés  aux  portes  des  cafés  débordant  jusqu'au 
milieu  des  trottoirs.  La  mort  prochaine  lui  fait  des  sens 
ileeonvaleseent,acce8sibles  àtoutes  les  finesses,  à  toutes 
les  poésies  cachées  d'une  belle' lieure  d'^té  sonnant  en 
pleine  vie  parisienne,  d'une  belle  heure  qui  sera  sa  der- 
nière et  qu'il  voudrait  prolonger  jusqu'à  la  nuit.  C'est 
pour  cela  sans  d6ute  qu'il  dépasse  le  somptueux  établis- 
sement où  il  prend  son  bain  d'habitude  ;  il  ne  s'arrête 
pas  non  plus  aux  Bains  Chinois'.  On  le  eonnalt  trop  par 
ici.  Tout  Paris  saurait  son  aventure  le  soir  même.  Ce 
serait  dans  les  cercles,  dans  les  salons  un  scandale  de 
mauvais  goût,  beaucoup  de  bruit  vilain  autour  de  sa 
mort;  et  le  vieux  raffiné,  l'homme  de  la  tenue,  voudrait 
s-é^argner  cette  honte,  plonger,  s'engloutir  dans  le 
vague  et  l'anonymat  d'un  suicide,  comme  ces  soldats 
qu'au  lendemain  des  grandes  batailles,  ni  blessés,  ni 
vivants,  ni  morts,  on  porte  simplement  disparus.  Yoilà 
pourquoi  il  a  eu  soin  de  ne  rien  garder  sur  lui  de  ce 
qm  aurait  pu  le  faire  reconnaître,  fournir  un  renseigne- 
ment précis  aux  constatations  policières,  pourquoi  il 
cherche  dans  cet  immense  Paris  la  zone  éloignée  et 


k 


456  LE  NABAB. 

perdue  où  commencera  pour  lui  la  terrible  mais  ras- 
surante confusion  de  la  fosse  commune.  Déjà  depuis 
que  Monpavon  est  en  route,  Taspect  du  boulevard  m 
bien  changé.  La  foule  est  devenue  compacte,  plus  ac- 
tive et  préoccupée,  lec;  maisons  moins  larges,  sillon- 
nées d'enseignes  de  commerce.  Les  portes  Saint-Denis 
et  Saint-Martin  passées,  sous  lesquelles  déborde  à  toute 
heure  le  trop-plein  grouillant  des  faubourgs,  la  physio- 
nomie provinciale  de  la  ville  s'accentue.  Le  vieux  beau 
n'y  connaît  plus  personne  et  peut  se  vanter  d'être  in- 
connu de  tous. 

Les  boutiquiers,  qui  le  regardent  curieusement,  avec 
son  linge  étalé,  sa  redingote  fine,  la  cambrure  de  sa 
taille,  le  pren^nent  pour  quelque  fameux  comédien  exé- 
cutant avant  le  spectacle  une  petite  promenade  hygié- 
nique sur  l'ancien  boulevard,  témoin  de  ses  premiers 
triomphes...  Le  vent  fraîchit,  le  crépuscule  estompe 
les  lointains,  et  tandis  que  la  longue  voie  continue  à 
flamboyer  dans  ses  détours  déjà  parcourus,  elle  s'as- 
sombrit maintenant  à  chaque  pas.  Ainsi  le  passé,  quand 
son  rayonnement  arrive  à  celui  qui  regarde  en  arrière 
et  regrette...  Il  semble  à  Monpavon  qu'il  entre  dans  la 
nuit.  Il  frissonne  un  peu,  mais  ne  faiblit  pas,  et  conti- 
nue à  marcher  la  tète  droite  et  le  jabot  tendu. 

M.  de  Monpavon  marche  à  la  mort.  A  présent,  il  pé- 
nètre dans  le  dédale  compliqué  des  rues  bruyantes  où 
le  fracas  des  omnibus  se  mêle  aux  mille  métiers  ron- 
flants de  la  cité  ouvrière,  où  se  confond  la  chaleur  des 
fumées  d'usine  avec  la  fièvre  de  tout  un  peuple  se  dé- 
battant contre  la  fkim.  L'air  frémit,  les  ruisseaux 
fument,  les  maisons  tremblent  au  passage  des  camions, 
des  lourds  baquets  se  heurtant  au  détour  des  chaussées 
étroites.  Soudain  le  marpuis  s'arrête;  il  a  trouvé  ce 


LE  NABAB.  457 

qu*îl  voulait.  Entre  la  boutique  noire  d'un  charbonnier 
et  rétablissement  d'un  emballeur  dont  les  planches  de 
sapip   adossées  aux    murailles  lui  causent  un  petit 
frisson,  s'ouvre  une  porte  cochère  surmontée  de  son 
enseigne,  le  mot  BAINS  sur  une  lanterne  blafarde.  Il 
entre,  traverse  un  petit  jardin  moisi  où  pleure  un  jet 
d'eau  dans  la  rocaille.  Voilà  bien  le  coin  sinistre  qu'il 
cherchait.  Qui  s'avisera  jamais  de  croire  que  le  marquis 
de  Monpavon  est  venu  se  couper  la  gorge  là?...  La 
maison  est  au  bout,  basse,  des  volets  verts,  une  porte 
vitrée,  ce  faux  air  de  villa  qu'elles  ont  toutes...  Il  de- 
mande un  bain,  un  fond  de  bain,  enfile  l'étroit  couloir, 
et  pendant  qu'on  prépare  cela,  le  fracas  de  l'eau  der- 
rière lui,  il  fume  son  cigare  à  la  fenêtre,  regarde  le 
parterre  aux  miagres 'lilas  et  le  mur  élevé  qui  le 
ferme. 

A  côté  c'est  une  grande  coux ,  la  cour  d'une  caserne 
de  pompiers  avec  un  gymnase  dont  les  montants,  mâts 
et  portiques,  vaguemenl  entrevus  par  le  haut,  ont  des 
apparences  de  gibets.  Un  clairon  sonne  au  sergent  dans 
la  cour.  Et  voilà  que  cette  sonnerie  ramène  le  marquis 
à  trente  ans  en  arrière,  lui  lappelle  ses  campagnes 
d'Algérie,  les  hauts  remparts  de  Constantine,  Tarrivée 
de  Mora  au  régiment,  et  des  duels,  et  des  parties  fines... 
Ahl  comme  la  vie  commençait  bien.  Quel  dommage 
que  ces  sacrées  cartes...  Ps...  ps...  ps...  Enfin,  c'est  déjà 
beau  d'avoir  sauvé  la  tenue. 
«  Monsieur,  dit  le  garçon,  votre  bain  est  prêt.  » 

A  ce  moment,  haletante  et  pâle,  madame  Jenkins 
entrait  dans  Tatelier  d'André  où  l'amenait  un  ins- 
tinct plus  fort  que  sa  volonté,  le  besoin  d'embrasser 
ion  enfant  avant  de  mourir.  La  porte  ouverte,  —  il  lui 

S9 


k 


458  LE   NABAB. 

KYait  donné  une  double  clef,  —  elle  eut  pourtant  un 
soulagement  de  voir  qu'il  n'était  pas  rentré,  qu'elle 
aurait  le  temps  de  calmer  son  émotion  augmentée 
d*une  longue  marche  inusitée  à  ses  nonchalances  ds 
femme  riche.  Personne.  Mais  sur  la  table  ce  petit 
mot  .qu'il  laissait  toujours  en  sortant,  pour  que  sa 
mère,  dont  les  visites  devenaient  de  plus  en  plus  rares 
et  courtes  à  cause  de  la  tyrannie  de  Jenkins,  pût  savoir 
où  il  était,  Fattendre  facilement  ou  le  rejoindre.  Ces 
deux  êtres  n'avaient  cessé  de  s*aimer  tendrement,profon- 
dément,  malgré  les  cruautés  de  la  vie  qui  les  obligeaient 
à  introduire  dans  leurs  rapports  de  mère  à  fils  les  pré- 
eautions,  le  mystère  clandestin  d'un  autre  amour. 

«  Je  suis  à  ma  répétition,  disait  aujourd'hui  le  petit 
mot,  je  rentrerai  vers  sept  heures.  » 

Cette  attention  de  son  enfant  qu'elle  n'était  pas  venue 
voir  depuis  trois  semaines,  et  qui  persistait  quand 
même  à  l'attendre,  fit  monter  aux  yeux  de  la  mère 
le  flot  de  larmes  qui  l'étouffait.  On  eût  dit  qu'elle 
venait  d'entrer  dans  un  monde  nouveau.  C'était  si  clair, 
si  calme,  si  élevé,  cette  petite  pièce  qui  gardait  la 
dernière  lueur  du  jour  sur  son  vitrage,  flambait  des 
rayons  du  soleil  déjà  sombré,  semblait  comme  toutes  les 
mansardes  taillée  dans  un  pan  de  ciel,  avec- ses  murs  nus, 
ornés  seulement  d'un  grand  portrait,  le  sien,  rien  que  le 
sien  souriant  à  la  place  d'honneur,  et  encore  là-bas 
sur  la  table  dans  un  cadre  doré.  Oui,  véritablement, 
l'humble  petit  logis,  qui  retenait  tant  de  clarté  quand 
tout  Paris  devenait  noir,  lui  faisait  une  impression  sur- 
naturelle, malgré  la  pauvreté  de  ses  meubles  restreints, 
éparpillés  dans  deux  pièces,  sa  perse  commune,  et  sa 
cheminée  garnie  de  deux  gros  bouquets  de  jacinthes, 
de  ces  fleurs  qu'on  traîne  le  matin  dans  les  mes,  à 


A 


L£  NABâB.  459* 

pleines  charrettes.  La  belle  vie  vaillante  et  digne  qu'elle 
aurait  pu  mener  là  près  de  son  André  I  Et  en  une  mi- 
nute, avec  la  rapidité  du  rêve,  elle  installait  son  lit 
dans  un  coin,  son  piaUo  dans  Tautre,  se  voyait  donnant 
des  leçons,  soignant  Fintérieur  où  elle  apportait  8» 
part  d'aisance  et  de  gaieté  courageuse.  Gomment 
n*avait-eile  pas  compris  que  là  eût  été  son  devoir,  la 
fierté  de  son  veuvage?  Par  quel  aveuglement,  quelle 
faiblesse  indigne?... 

Grande  faute  sans  doute,  mais  qui  aurait  pu  trouver 
bien  des  atténuations  dans  sa  nature  facile  et  tendre,  et 
l'adresse,  la  fourberie  de  son  complice  parlant  tout  le 
temps  de  mariage,  lui  laissant. ignorer  que  lui-même 
n'était  plus  libre,  et  lorsqu'enfin  il  fut  obligé  d'avouer, 
faisant  un  tel  tableau  de  sa  vie  sans  lumière,  de  son 
désespoir,  de  son  amour,  que  la  pauvre  créature  en- 
gagée déjà  si  gravement  aux  yeux  du  monde,  inca'- 
pable  d'un  de  ces  efforts  héroïques  qui  vous-  mettent 
au-dessus  des  situations  fausses,  avait  fini  par  céder, 
par  accepter  cette  double  existence,  si  brillante  e>t  si 
misérable,  reposant  toute  sur  un  mensonge  qui  avait 
duré  dix  ans.  Dix  ans  d'enivrants  succès  et  d'inquié- 
tudes indicibles,  dix  ans  où  elle  avait  chanté  avec 
chaque  fois  la  peur  d'être  trahie  entre  deux  couplets, 
où  le  moindre  mot  sur  les  ménages  irréguliers  la  bles- 
sait comme  une  allusion,  où  l'expression  de  sa  figure 
s'était  amollie  jusqu'à  cet  air  d'humilité  douce,  de  cou- 
pable demandant  grâce.  Ensuite  la  certitude  d'être 
abandonnée  lui  avait  gâté  même  ces  joies  d'emprunt, 
fîuié  son  luxe;  et  que  d'angoisses,  que  de  soulTrances 
fcilencieusement  subies^  d'humiliations  incessantes 
jusqu'à  la  dernière,  la  plus  épouvantable  de  toutes! 

Tandis    qu'elle    repasse   ainsi   douloureusement    sa 


I 


460  I  S   NABAIS. 

vie  dans  la  fraîcheur  du  soir  et  le  calme  de  la  maison 
déserte,  des  rires  sonores,  un  entrain  de  jeunesse  heu- 
reuse montent  de  Tétage  au-dessous  ;  et  se  rappelant  les 
coniidepces  d*André,  sa  dernière  lettre  où  il  lui  annon- 
çait la  grande  nouvelle,  elle  cherche  à  distinguer  parmi 
toutes  ces  voix  limpides  et  neuves  celle  de  sa  fille 
Élise,  cette  fiancée  de  son  fils  qu'elle  ne  connaît  pas, 
qu'elle  ne  doit  jamais  connaître.  Cette  pensée,  qui 
achève  de  déshériter  la  mère,  ajoute  au  désastre  de 
tes  derniers  instants,  les  comble  de  tant  de 'remords 
et  de  regrets  que  malgré  son  vouloir  d'être  courageuse, 
elle  pleure,  elle  pleure. 

La  nuit  vient  peu  à  peu.  De  larges  taches  d'ombre 
plaquent  les  vitres  inclinées  où  le  ciel  immense  en  pro- 
fondeur se  décolore,  semble  fuir  dans  de  l'obscur.  Les 
toits  se  massent  pour  la  nuit  comme  les  soldats  pour 
l'attaque.  Gravement,  les  clochers  se  renvoient  l'heure, 
pendant  que  les  hirondelles  tournoient  aux  environs 
d'un  nid  caché  et  que  le  vent  fait  son  invasion  ordi- 
naire dans  les  décombres  du  vieux  chantier.  Ce  soir,  il 
souffle  avec  des  plaintes  de  flot,  un  frisson  de  brume, 
il  souffle  de  la  rivière,  comme  pour  rappeler  à  la 
malheureuse  femme  que  c'est  là-bas  qu'il  va  falloir 
aller...  Sous  sa  mantille  de  dentelle,  oh  *  elle  en  gre- 
lotte d'avance...  Pourquoi  est-elle  venue  ici  reprendre 
goût  à  la  vie  impossible  après  l'aveu  qu'elle  serait 
forcée  de  faire  ?...  Des  pas  rapides  ébranlent  l'escalier, 
la  porte  s'ouvre  précipitamment,  c'est  André.  II  chante, 
il  est  content,  très-pressé  surtout,  car  on  l'attend  pour 
dîner  chez  les  Joyeuse.  Vite,  un  peu  de  lumière,  que 
l'amoureux  se  fasse  beau.  Mais,  tout  en  frottant  les 
allumettes,  il  devine  quelqu'un  dans  l'atelier,  une 
ombre  remuante  parmi  les  ombres  immobiles. 


y%  \ 


LE   NABAB*  ^g1 

«Qui  est  là?» 

Quelque  chose  lui  répond,  comme  un  rire  étoiifTé  ou 
on  sanglot.  Il  croit  que  ce  sont  ses  petites  voisines,  une 
invention  des  «  entants  »  pour  s*amuser.  Il  s'approche. 
Deux  mains,  deux  bras,  le  serrent,  Tenlacent. 

€<  G*estmoi...  » 

Et  d*une  voix  fiévreuse,  qui  se  hâte  pour  s'assurer, 
elle  lui  raconte  qu'elle  part  pour  un  voyagé  assez  long 
et  qu'avant  de  partir... 

«  Un  voyage...  Et  où  donc  vas-tu? 

—  Ohl  je  ne  sais  pas...  Nous  allons  là-bas,  très-loin 
pour  des  affaires  qu'il  a  dans  son  pays. 

-—  Gomment  I  tu  ne  seras  pas  là,  pour  ma  pièce?.. 
C'est  dans  trois  jours...  Et  puis,  tout  de  suite  après,  le 
mariage...  Voyons,  il  ne  peut  pas  t'empècber  d  assister 
à  mon  mariage.  » 

Elle  s'excuse,  imagine  des  raisons,  mais  ses  mains 
brûlantes  dans  celles  de  son  fils,  sa  voix  toute  changée, 
font  comprendre  à  André  qu'elle  ne  dit  pas  la  vérité.  II 
veut  allumer,  elle  l'en  empêche  : 

a  Non,  non,  c'est  inutile.  On  est  mieux  ainsi...  D'ail- 
ieors,  j'ai  tant  de  préparatifs  encore;  il  faut  que  je  m'en 
aille.  » 

Us  sont  debout  tous  deux,  prêts  pour  la  séparation; 
mais  André  ne  la  laissera  pas  partir  sans  lui  faire  avouer 
ce  qu'elle  a,  quel  souci  tragique  creuse  ce  beau  visage 
où  les  yeux, — est-ce  un  eflet  du  crépuscule? — reluisent 
d'un  éclat  farouche. 

«  Rien...  non,  rien;  je  t'assure...  Seulement  l'idée  de 
ne  pouvoir  prendre  ma  part  de  tes  bonheurs,  de  tes 
triomphes...  Enfin,  tu  sais  que  je  t'aime,  tu  ne  doutes 
pas  de  ta  mère,  n'est-ce  pas?  Je  ne  suis  jamais  restée  un 
jour  sans  penser  à  toi...  Fais-en  autant,  garde-moi  ton 

39. 


i 


"^■ip« 


un  LE  NABAB. 

cœur...  Et  maintenant  embrasse-moi  que  je  m*en  aiHe 
yite...  J'ai  trop  tardé.  » 

Dne  minute  encore,  elle  n'aurait  plus  la  force  de  ee 
qu'il  lui  reste  à  accomplir.  Elle  s'élance. 

«  Eh  bien,  non,  tu  ne  sortiras  pas...  Jesen»  qti'il  m 
passe  dans  ta  vie  quelque  chose  d'extraordinaire  que  tu 
ne  veux  pas  dire...  Tuas  un  grand  chagrin,  je  suis  i^. 
Cet  homme  t'aura  fait  quelque  infamie... 

—  Non,  non...  Laisse-moi  aller...  laisse^moi  all^.  » 
Mais  il  la  retient  au  conjtraire,  il  la  retient  forte- 
ment. 

«  Voyons,  qu'est-ce  qu'il  y  a?...  Dis...  dis...  # 

Puis  tout  bas,  à  l'oreille,  la  parole  tendre,  appuyée 
et  sourde  comme  un  baiser  : 

«  Il  t'a  quittée,  n'est-ce  pas?  » 

La  malheureuse  tressaille,  se  débat. 

«  Ne  me  demande  rien...  je  ne  veux  rien  dira... 
adieu.  » 

Et  lui,  la  pressant  contre  son  cœur  : 

«  Que  pourrais-tu  me  dire  que  je  ne  sache  déjà, 
pauvre  mère?...  Tu  n'as  donc  pas  compris  pourquoi  je 
suis  parti,  il  y  a  six  mois... 

—  Tu  sais?... 

—  Tout...  Et  ce  qui  t'arrive  aujourd'hui,  roilà  long- 
temps que  je  le  pressens,  que  je  le  souhaite... 

■^  Oh  1  malheureuse,  malheureuse,  pourquoi  suis-jé 
venue? 

—  Parce  que  c'est  ta  place,  parce  que  tu  me  dois  dix 
ans  de  ma  mère...  Tu  vois  bien  qu'il  faut  que  jeta 
garde.  » 

Il  lui  dit  cela  à  genoux  devant  le  divan  où  elle  s'est 
laissée  tomber  dans  un  débordement  de  larmes  et  les 
derniers  cris  douloureux  de  son  orgueil  blesré.  Long^ 


^  'i\ 


LB  NABAB.  46»^ 

temps  elle  pleure  ainsi,  son  enfant  à  ses  pieds.  Et  roîci 
que  les  Joyeuse,  inquiets  de  ne  ps»  voir  André  des*- 
cendre^  montent  le  chercher  en  troupe.  C'est  une  inya^ 
sion  de  visages  ingénus,  de  gaietés  limpides,  boudet^ 
flottantes,  modestes  parures,  et  sur  tout  le  groupe 
rayonne  la  grosse  lampe,  la  bonne  vieille  lampe  au 
vaste  abat>-jour,  que  M*  Joyeuse  porte  soienneliement, 
aussi  haut,  aussi  droit  qu'il  peut  avec  un  geste  de  cané^ 
phore.  Ils  s'arrêtent  interdits  devant  cette  dame  pâle  et 
triste  qui  regarde,  très-émue,  toute  cette  grâce  sou- 
riante, surtout  Élise  un  peu  en  arrière  des  autres  et  que 
son  attitude  gênée  dans  cette  indiscrète  visite  désigne 
comme  la  fiancée. 

«  Élise,  embrassez  notre  mère  et  remerciez-la.  Bile 
vient  demeurer  avec  ses  enfants.  » 

La  voilà  serrée  dans  tous  ces  bras  caressants,  contre 
quatre  petits  cœurs  féminins  à  qui  manque  depuis  long- 
temps l'appui  de  la  mère,  la  voilà  introduite  et  si  dou- 
cement sous  le  cercle  lumineux  de  la  lampe  familiale, 
un  peu  élargi  pour  qu'elle  puisse  y  prendre  sa  place, 
sécher  ses  yeux,  réchauffer,  éclairer  son  esprit  à  cette 
flamme  robuste  qui  monte  sans  un  vacillement,  même 
dans  ce  petit  atelier  d'artiste  près  des  toits,  où  souf- 
flaient si  fort  tout  à  l'heure  des  tempêtes  sinistres  qu'il 
faut  oublier. 

Celui  qui  râle  là-bas,  effondré  dans  sa  baignoire  san- 
glante, ne  l'a  jamais  connue,  cette  flamme  sacrée. 
Égoïste  et  dur,  il  a  jusqu'à  la  fin  vécu  pour  la  montre, 
gonflant  son  plastron  tout  en  surface  d'une  enflure  de 
vanité.  Encore  cette  vanité  était  ce  qu'il  y  avait  de  meil- 
leur en  lui.  C'est  elle  qui  l'a  tenu  crâne  et  debout  si 
longtemps,  elle  qui  lui  serre  les  dents  sur  les  hoquets 
de  son  agonie.  Dans  le  jardin  moisi,  le  jet  d'eau  tris- 


464  LE  NABAB. 

tement  8*égoutte.  Le  clairon  des  pompiers  sonne  le 
couvre-fca...  c<  Allez  donc  voir  au  7»  dit  la  maîtresse, 
il  n*en  finit  plus  avec  son  bain.  »  Le  garçon  monte  et 
ponsse  un  cri  d*efrroi,de  stupeur  :  «  Ohl  Madame,ilest 
mort...  mais  ce  n*est  plus  le  même...  »  On  accourt,  et 
personne,  en  effet,  ne  veut  reconnaître  le  beau  gentil- 
homme qui  est  entré  tout  à  Theure,  dans  cette  espèce 
de  poupée  macabre,  la  tète  pendant  au  bord  de  la  bai- 
gnoire, un  teint  où  le  lard  étalé  se  mêle  au  sang  qui  le 
délaie,  tous  les  membres  jetés  dans  une  lassitude  su- 
prême du  rôle  joué  jusqu'au  bout,jusqu*à  tuer  le  comé- 
dien. Deux  coups  de  rasoir  en  travers  du  magnifique 
plastron  inûexible,  et  toute  sa  majesté  factice  s*est  dé- 
gonflée, s'est  résolue  dans  cette  horreur  sans  nom,  ce 
tas  de  boue,  de  sang,  de  chairs  maquillées  et  cadavé- 
riques où  git  méconnaissable  Thomme  de  la  tenue,  le 
marquis  Louis-Marie-Agénor  de  Monpavon. 


XXIII 


«ÉimO'RES  D'UN  QARÇON  DE  BUREAU.  —  DERNIERS  FEUILLETS. 


Je  consigne  ici,  à  la  hâte  et  d'une  plume  bien  agitée, 
les  événements  effroyables  dont  je  suis  le  jouet  depuis 
quelques  jours.  Cette  fois,  c'en  est  fait  de  la  Territoriale 
et  de  tous  mes  songes  ambitieux...  Protêts,  saisies,  des- 
centes de  la  police,  tous  nos  livres  chez  le  juge  d'in* 
structîon,  le  gouverneur  en  fuite,  notre  conseil  Bois- 
llTéry  à  Mazas,  notre  conseil  Monpavon  disparu.  Ma 
tête  s'égare  au  milieu  de  ces  catastrophes...  Et  dire  que, 
si  j'avais  suivi  les  averti^ements  de  la  sage  raison,  je 
serais  depuis  six  mois  bien  tranquille  à  Montbars  en  train 
de  cultiver  ma  petite  vigne,  sans  autre  souci  que  devoir 
les  grappes  s'arrondir  et  se  dorer  au  bon  soleil  bour- 
guignon, et  de  ramasser  sur  les  ceps,  après  l'ondée,  ces 
petits  escargots  gris  excellents  en  fricassée.  Avec  le 
fruit  de  mes  économies,  je  me  serais  fait  bâtir  au  bout 
du  clos,  sur  la  hauteur,  à  un  endroit  que  je  vois  d'ici, 
un  belvédère  en  pierres  sèches  comme  celui  de  M.  Ghaï- 
mette,  si  commode  pour  les  siestes  d'après-midi,  pen- 
dant que  les  cailles  chantent  tout  autour  dans  le  vigno- 
ble. Mais  non.  Sans  cesse  égaré  par  des  illusions  déce- 
vantes, j'ai  voulu  m'enrichir,  spéculer,  tenter  les  grands 


LE  MABAB. 
le ,  enchaîner  ma  f»>rlane  au  char  des 
ju  Jour;  et  maintenant  me  voilà  reTena 
<  pages  de  mon  histoire,  garçon  de  ba- 
ttoir en  déroute,  chargé  de  répondre  i 
:éanciers,  d'actionnaires  ivres  de  fureur, 
nés  cheveux  blancs  des  pires  outrages, 
'endre  responsable  de  la  ruine  du  Nabab 
gouverneur.Commesi  jen'étais  pas  moi 
nt  frappé  avec  mes  quatre  ans  d'arriéré 
oreune  fois,  etmes  sept  mille  francsd'a- 
que  javais  confié  à  ce  scélérat  de  Paga- 
Vecchio. 

écrit  que  je  viderais  la  coupe  de»  humi- 
léboires  jusqu'à  la  lie.  Ne  m'ont-ils  pas 
devant  le  juge  d'instruction,  moi  Paa- 
Eippariteur  de  Faculté,  trente  ans  ds 
,  le  ruban  d'oflicier  d'Académie...  Oh! 
[lis  va  montant  cet  escalier  du  Palais 
grand,  si  large,  sans  rampe  pour  se 
iti  ma  télé  qui  tournait  et  mes  jambes 
B  moi.  C'est  là  que  j'ai  pu  réfléchir, 
:e8  salles  noires  d'avocats  et  de  juges, 
mdes  portos  vertes  derrière  lesquelles 
ige  imposant  des  audiences  ;  et  là-haut, 
ir  des  juges  d'instruction,  pendant  mon 
lieure  sur  nn  banc  où  j'avais  de  la  ver- 
qui  me  grimpait  aus  jambes,  tandis  que 
s  de  bandits,  filous,  filles  en  bonnet  de 
auser  et  rire  avec  des  gardes  de  Paris, 
le  fusil,  retentir  dans  les  couloirs,  et  le 
d  des  voitures  cellulaires.  J'ù  compris 
des  combinazione,  et  qu'il  ne  faisait  pas 
I  moquer  de  M.  Gogo. 


.-l\ 


LE  NABAB.  Ml 

CSe  qui  me  rassurait  pourtant,  c'est  que,  n'ayant 
jamaifl  pris  part  aux  délibérations  de  la  Territoriale,  je 
ne  suis  pour  rien  dans  las  trafics»  et  les  tripotagnes.  Mcdi 
explicpez  cela.  Une  fois  dans  le  cabinet  du  juge,  en.  face 
de  cet  homme  en  calotte  de  velours,  qui  me  regaràait 
4e  l'autre  côté  de  la  table  avec  ses  petite  yeux  k  cro- 
ebetSy  je  me  suis  senti  tellement  pénétré,  fouillé,  re- 
toomé  jusqu'au  fin  fond  des  fonds,  que  malgré  mon 
Innocenee^  eh  bieni  j'avais  envie  d'avouer.  Avouer, 
quoi?  je  n'en  sais  rien.  Mais  c'est  l'effet  que  cause  la 
justice.  Ce  diable  d'homme  resta  bien  cinq  minutes 
entières  i  me  fixer  sans  parler^  tout  en  feuilletant  un 
cahier  surchargé  d'une  grosse  écriture  qui  ne  m'était 
^fB»  inconnue,  et  brusquement  U  m»  (tit,  sur  un  ton  à  la 
lois  narquois  et  sévère  : 

«  Kh  bien!  monsieur  Passajou...  ¥  a«-t-il  longtemps 
que  nous  n'avons  fût  le  coup  du  camionneur?  » 

Le  souvenir  de  certain  petit  méfait,  dont  j'avds  pris 
ma  part  en  des  jours  de  détresse,  était  déjà  si  loin  de 
moi,  que  je  ne  comprenais  pas  d'abord;  mais  quelques 
mots  du  juge  me  prouvèrent  combien  il  était  au  courant 
de  l'histoire  de  notre  banque.  Cet  homme  terrible  sa- 
vait tout,  jusqu'aux  moindres  détails,  jusqu'aux  choses 
les  plus  secrètes. 

Qui  donc  avait  pu  si  bien  l'informer? 

Avec  cela,  très^bref,  très-sec,  et  quand  je  voulais  es- 
sayer d'éclairer  la  justice  de  quelques  observations  sa- 
gaces,  une  certaine  façon  insolente  de  me  dire  :  «  Ne 
faites  pas  de  phrases,  »  d'autant  plus  blessante  à  en« 
tendre,  à  mon  âge,  avec  ma  réputation  de  beau  diseur, 
que  nous  n'étions  pas  seuls  danoi  son  cabinet.  Un  gref- 
fier assis  près  de  moi  écrivait  ma  déposition,  et  der- 
fière,  j'entendais  le  bruit  de  gros  féoiUets  qu'on  rc- 


468  LE  NABAB. 

tournait.  Le  juge  m'adressa  toutes  sortes  de  questions 
sur  le  Nabab,  Tépoque  à  laquelle  il  avait  fait  ses  vei^ 
sements,  Tendroit  où  nous  tenions  nos  livi-es,  et  tout 
à  coup,  s'adressant  à  la  persoDoe  que  je  ne  voyais 
pas  : 

«  Montrex-nous  le  livre  de  caisse,  monsieur  l*expert.  » 

Un  petit  homme  en  cravate  blanche  apporta  le  grand 
registre  sur  la  table.  C'était  M.  Joyeuse,  Tancien  caissier 
d'Hemerllngue  et  fils.  Mais  je  n*eus  pas  le  temps  de  lui 
présenter  mon  hommage. 

«  Qui  a  fait  ça?  me  demanda  le  juge  en  ouvrant  le 
grand-livre  à  Tendroit  d'une  page  arrachée. .,  Ne  mentez 
pas,  voyons.  » 

Je  ne  mentais  pas,  je  n'en  savais  rien,  ne  m'occupant 
jamais  des  écritures.  Pourtant  je  crus  devoir  signaler 
M.  de  Géry,  le  secrétaire  du  Nabab,  qui  venait  souvent 
le  soir  dans  nos  bureaux  et  s'enfermait  tout  seul  pen- 
dant des  heures  à  la  comptabilité.  Là-dessus,  le  petit 
père  Joyeuse  s*est  fâché  tout  rouge  : 

(c  On  vous  dit  là  une  absurdité,  monsieur  le  juge 
d'instruction...  M.  de  Géry  est  le  jeune  homme  dont  je 
vous  ai  parlé...  11  venait  à  la  Territoriale  en  simple  sur- 
veillant et  portait  trop  d'intérêt  à  ce  pauvre  M.  Jansoulet 
pour  faire  disparaître  les  reçus  de  ses  versements,  la 
preuve  de  son  aveugle,  mais  parfaite  honnêteté...  On 
reste,  M.  de  Géry,  longtemps  retenu  à  Tunis,  est  en 
route  pour  revenir,  et  pourra  fournir,  avant  peu,  toutes 
les  explications  nécessaires.  » 

Je  sentis  que  mon  zèle  allait  me  compromettre. 

«  Prenez  garde,  Passajon,  me  dit  le  juge  très-sévèr»- 
ment...  Vous  n'êtes  ici  que  comme  témoin  ;  mais  si  vous 
essayez  d'égarer  l'instruction,  vons  pourriez  bien  y  re- 
venir en  prévenu...  (U  avait  vraiment  l'air  de  le  désirer» 


LE  NABAB.  46» 

se  monstie  d'homme  !,..)  Allons,  cherchez,  qui  adéchhré 
cette  page?  » 

Alors,  je  me  rappelai  fort  à  propos  que,  quelques 
jours  avant  de  quitter  Paris,  notre  gouverneur  m*avait 
fait  apporter  les  livres  à  son  domicile,  où  ils  étaient 
restés  jusqu'au  lendemain.  Le  greffier  prit  note  de  ma 
déclaration,  après  quoi  le  juge  me  congédia  d*un  i^igne, 
en  m*avertissant  d*avoir  à  me  tenir  à  sa  disposition. 
Puis,  sur  la  porte,  il  me  rappela  : 

«  Tenez,  monsieur  Passajon,  remportez  ceci.  Je  n*en 
ai  plus  besoin.  » 

n  me  tendait  les  papiers  qu'il  consultait,  tout  en  m*in- 
terrogeant;  et  qu'on  juge  de  ma  confusion,  quand 
j'aperçus  sur  la  couverture  le  mot  «  Mémoires  »  écrit 
de  ma  plus  belle  ronde.  Je  venais  de  fournir  moi-même 
des  armes  à  la  justice,  des  renseignements  précieux  que 
la  précipitation  de  notre  catastrophe  m'avait  empêché 
de  soustraire  à  la  rafle  policière  exécutée  dans  nos 
bureaux. 

Mon  premier  mouvement,  en  rentrant  chez  nous,  fut 
de  mettre  en  morceaux  ces  indiscrètes  paperasses  ;  puis, 
réflexion  faite,  après  m'être  assuré  qu'il  n'y  avait  dans 
ces  Mémoires  rien  de  compromettant  pour  moi,  au  lieu 
de  les  détruire,  je  me  suis  décidé  à  les  continuer,  avec 
la  certitude  d'en  tirer  parti  un  jour  ou  l'autre.  Il  ne 
manque  pas  à  Paris  de  faiseurs  de  romans  sans  imagi- 
nation, qui  ne  savent  mettre  que  des  histoires  vraies 
dans  leurs  livres,  et  qui  né  seront  pas  lâchés  de 
m'acheter  un  petit  cahier  de  renseignements.  Ce  sera 
ma  façon  de  me  venger  de  cette  société  de  haute  flibuste 
où  je  me  suis  trouvé  mêlé  pour  ma  honte  et  pour  mon 
malheur. 

Du  reste,  il  faut  bien  que  j'occupe  mes  loisirs.  Rien  à 

«0 


ATO  LB  NABAB. 

faire  an  bureaa,  complètement  désert  depuis  les  iiiT6t- 
hgations  de  la  justice,  que  d^empiler  des  assignations 
de  toutes  couleurs.  J^ai  repris  les  écritures  de  la  cuifii- 
nière  dusecond,  mademoiselle  Séraphine,  dont  j*accepto 
en  retour  quelques  petites  provisions  que  je  conserva 
dans  le  coffre-fort  revenu  à  remploi  de  garde-manger. 
La  femme  du  gouverneur  est  aussi  très-bonno  pour  moi 
et  bourre  mes  poches  à  chaque  fois  que  je  vais  la  voir 
dans  son  grand  appartement  de  la  Ghaussée^'Antin. 
De  ce  c6té,  rien  n'est  changé.  Même  luxe,  même 
confort  ;  en  plus  un  petit  bébé  de  trois  mois,  le  septième», 
et  une  superbe  nourrice,  dont  le  bonnet  cauchois  fait 
merveille  aux  promenades  du  bois  de  Boulogne.  U  faut 
croire  qu'une  fois  lancés  sur  les  rails  de  la  fortune,  les 
gens  ont  besoin  d'un  certain  temps  pour  ralentir  leur 
vitesse  ou  s'arrêter  tout  à  fait.  D'ailleurs,  ce  bandit  de 
Paganetti,  en  prévision  d'un  accident,  avait  tout  mis 
mu  nom  de  sa  femme.  C'est  peut-être  pourquoi  cette 
charabias  d'Italienne  lui  a.  voué  une  admiration  que 
rien  ne  peut  entamer.  Il  est  en  fuite,  il  se  cache;  mais 
elle  reste  convaincue  que  çon  mari  est  un  petit  saint 
Jean  d'innocence,  victime  de  sa  bonté,  de  sa  crédulité. 
II  faut  l'entendre  :  «  Vous  le  connaissez,  vous,  mous- 
siou  Passajon.  Vous  savez  s'il  est  escroupouleux...  Ma^ 
aussi  vrai  qu'il  y  a  oun  Dieu,  si  mon  mari  avait  commis 
des  malhonnêtetés  comme  on  l'accuse,  moi-même^ 
vous  m'entendez,  moi-même,  j'y  aurais  mis  oune  sco- 
pette  dans  les  mains  et  j'y  aurais  dit  :  «  Tel  Tchécce- 
fais-toi  peter  la  têtel...  »  Et  à  la  façon  dont  elle  ouvre 
son  petit  nez  retroussé,  ses  yeux  noirs  et  ronds  comme 
deux  boules  de  jais,  on  sent  bien  que  cette  petite  Corse 
de  rile-Rousse  l'aurait  fait  ainsi  qu'elle  le  dit.  Faut-il  ' 
qu'il  Suit  adroit  tout  de  même,  ce  damné  gouverneur^ 


LE  NABAB.  471 

pour  duper  jusqu'à  sa  femme,  jouer  la  comédie  chez 
lui,  là  où  les  plus  habiles  se  laissent  voir  tels  qu'ils 
sont! 

En  attendant,  tout  ce  monde-là  fricote  de  bons 
dîners,  Bois-rHéry  à  Mazas  se  fait  porter  à  manger 
du  café  Anglais,  et  Fonde  Passajon  en  est  réduit  à  vivre 
de  ratas  ramassés  dans  les  cuisines.  Enfin  ne  nous 
plaignons  pas  trop.  Il  7  en  a  encore  de  plus  malheu- 
reux que  noiis,  à  preuve  M.  Francis  que  j'ai  vu  entrer 
ce  matin  à  la  Territoriale,  maigre,  pâli,  du  linge  désho- 
norant, des  manchettes  fripées  qu'il  étire  encore  par 
habitude. 

J'étais  justement  en  train  de  foire  griller  un  bon 
morceau  de  lard  devant  la  cheminée  de  la  salle  du 
conseil,  mon  couvert  mis  sur  un  coin  de  table  en  mar- 
queterie, avec  un  journal  étendu  pour  ne  pas  salir. 
J'invitai  le  valet  de  chambre  de  Monpavon  à  partager 
ma  frugale  collation  ;  mais,  pour  avoir  servi  un  mar- 
quis, celui-là  se  figure  faire  partie  de  la  noblesse,  et  U 
m'a  remercié  d'un  air  digne  qui  donnait  à  rire  en 
voyant  ses  joues  creusées.  Il  commença  par  me  dire 
qu'il  était  toujours  sans  nouvelles  de  son  maître,  qu'on 
l'avait  renvoyé  du  cercle  de  la  rue  Royale,  tous  les 
papiers  sous  scellés  et  des  tas  de  créanciers  en  pluie  de 
sauterelles  sur  la  mince  défroque  du  marquis.  «  De 
sorte  que  je  me  trouve  un  peu  à  court,  »  ajoutait 
H.  Francis.  G'est-à-dire  qu'il  n'avait  plus  un  radis  en 
poche,  qu'il  couchait  depuis  deux  jours  sur  les  bancs 
du  boulevard,  réveillé  à  chaque  instant  par  les  sergents 
de  ^Wlle,  obligé  de  se  lever,  de  faire  l'homme  en  ribote, 
pour  regagner  un  autre  abri.  Quant  à  ce  qui  est  de 
manger,  je  crois  bien  que  cela  ne  lui  était  pas  arrivé 
de  longtemps,  car  il  regardait  la  nourriture  avec  des 


479  LE  NABAB. 

yeux  affamés  qui  faisaient  peine,  et  lorsque  j'eus  mit 
de  force  devant  lui  une  grillade  de  lard  et  un  verre  de 
vin,  il  tomba  dessus  comme  un  loup.  Tout  de  suite  le 
sang  lui  vint  aux  pommettes,  et  tout  en  dévorant  il  se 
mit  à  bavarder,  à  bavarder... 

—  Vous  savez,  père  Passajon,  me  dit-il  entre  deux 
bouchées,  je  sais  où  il  est...  je  Tai  vu... 

n  clignait  de  ToBil  malignement.  Moi,  je  le  regar- 
dais, très-étonné. 

—  Qui  donc  ça  avez-vous  vu,  monsieur  Francis? 

—  Le  marquis,  mon  mattre...  là-bas,  dans  la  petite 
maison  blanche,  derrière  Notre-Dame.  (Il  ne  disait  pas  ■ 
la  Morgue,  parce  que  c'est  un  trop  vilain  mot).  J*étais 
bien  sûr  que  je  le  trouverais  là.  J*y  suis  allé  tout  droit, 
le  lendemain.  Il  y  était.  Oh!  mais  bien  caché,  je  vous 
réponds.  Il  fallait  son  valet  de  chambre  pour  le  recon- 
naître. Les  cheveux  tout  gris,  les  dents  absentes,  et  ses 
vraies  rides,  ses  soixante-cinq  ans  qu'il  arrangeait  si 
bien.  Sur  cette  dalle  de  marbre,  avec  le  robinet  qui 
dégoulinait  dessus,  j'ai  cru  le  voir  devant  sa  table  de 
toilette. 

—  Et  vous  n'avez  rien  dit  ? 

—  Non.  Je  savais  ses  intentions  à  ce  sujet,  depuis 
longtemps...  Je  l'ai  laissé  s'en  aller  discrètement,  à 
l'anglaise,  comme  il  voulait.  C'est  égall  il  aurait  bien 
dû  me  donner  un  morceau  de  pain  avant  de  partir, 
moi  qui  l'ai  servi  pendant  vingt  ans. 

Et  tout  à  coup,  frappant  de  son  poing  sur  la  table, 
avec  rage  : 

—  Quand  je  pense  que,  si  j'avais  voulu,  j'aurais  pu, 
au  lieu  d'aller  chez  Monpavon,  entrer  chez  Mora, 
avoir  la  place  de  Louis...  Est-il  veinard,  celui-là! 
En  a-t-il  rousti  des  rouleaux  de  mille  à  la  mort  de 


LE  NABAB.  473 

son  dttcl...  Et  la  défroque^  des  chemises  par  cen- 
taines,'une  robe  de  chambre  en  renard  bleu  qui  valait 
plus  de  vingt  mille  francs.*.  C'est  comme  ce  Noël, 
c'est  lui  qui  a  dû  faire  un  sac  !  En  se  pressant,  par- 
bleu, car  il  savait  que  ça  finirait  t6t.  Maintenant, 
plus  moyen  de  gratter,  place  Vendôme.  Un  vieux  gen- 
darme de  mère  qui  jnène  tout.  On  vend  Saint-Romans, 
on  vend  les  tableaux.  La  moitié  de  Thôtel  en  location. 
'  C'est  la  débâcle.  » 

J'avoue  que  je  ne  pus  m'empècher  de  montrer  ma 
satisfaction  ;  car  enfin  ce  misérable  Jansoulet  est  cause 
de  tous  nos  malheurs.  Un  homme  qui  se  vantait  d'être 
si  riche,  qui  le  disait  partout.  Le  public  s'amorçait  là-* 
dessus,  comme  le  poisson  qui  voit  luire  des  écailles 
dans  une  nasse...  Il  a  perdu  des  millions,  je  veux  bien; 
mais  pourquoi  laissait-il  croire  qu'il  en  avait  d'autres?... 
Ils  ont  arrêté  Bois-l'Héry  ;  c'est  lui  qu'il  fallait  arrêter 
plutôt...  Ahl  si  nous  avions  eu  un  autre  expert,  je 
suis  sûr  que  ce  serait  déjà  fait...  Du  reste,  comme  je 
le  disais  à  Francis,  il  n'y  a  qu'à  voir  ce  parvenu  de 
Jansoulet  pour  se  rendre  compte  de  ce  qu'il  vaut.  Quelle 
tète  de  bandit  orgueilleux  I 

—  Et  si  commun,  ajouta  l'ancien  valet  de  chambre. 

—  Pas  la  moindre  moralité. 

—  Un  manque  absolu  de  tenue...  Enfin,  le  voilà  à  la 
mer,  et  puis  Jenkins  aussi,  et  bien  d'autres  avec  eux. 

—  Comment I  le  docteur  aussi?...  Ah  I  tant  pis...  Un 
homme  si  poli,  si  aimable... 

—  Oui,  encore  un  qu'on  déménage...  Chevaux,  voi- 
tures, mobilier...  C'est  plein  d'affiches  dans  la  cour  de 
l'hôtel,  qui  sonne  le  vide  comme  si  la  morty  avait  passé. .. 
Le  château  de  Nanterre  est  mis  en  vente.  Il  restait  une 
demi-douzaine  de  «  petits  Bethléem  »  qu'on  a  emballés 

40. 


174  LE  NABAB. 

dans  un  fiacre...  G*est  la  débâcle,  je  voas  dis,  père 
Passa] on,  une  débâcle  dont  nous  ne  verrons  peut-être 
pas  la  &n,  vieux  tous  deux  comme  nous  sommes,  mais 
qui  sera  complète...  Tout  est  pourri  ;  il  faut  que  .tout 
crève I  » 

U  était  sinistre  à  voir  ce  vieux  larbin  de  TEmpire, 
maigre,  échiné,  couvert  de  boue,  et  criant  comme  Jè- 
rémie  :  «  C'est  la  débâcle  I  »  avec  une  bouche  saut 
dents,  toute  noire  et  large  ouverte.  J'avais  peur  et 
honte  devant  lui,  grand  désir  de  le  voir  dehors;  et 
dans  moi-même  je  pensais  :  «  0  M.  Ghalmette...  6  naa 
petite  vigne  de  Montbars ...» 

Même  date,  —  Grande  nouvelle.  Madame  Paganetti 
est  venue  cette  après-midi  m*apporter  mystérieusement 
une  lettre  du  gouverneur.  U  est  à  Londres,  en  train 
d'installer  une  magnifique  affaire.  Bureaux  splendides 
dans  le  plus  beau  quartier  de  la  ville  ;  commandite  su- 
perbe. Il  m'offre  de  venir  le  rejoindre,  «  heureux,  dit-il, 
de  réparer  ainsi  le  dommage  qui  m'a  été  fait.  »  J'aurai 
le  double  de  mes  appointements  â  la  Territoriale ^  logé, 
chauffé,  cinq  actions  du  nouveau  comptoir,  et  rembour- 
sement intégral  de  mon  arriéré.  Une  petite  avance  à 
faire  seulement,  pour  l'argent  du  voyage  et  qiielques 
dettes  criardes  dans  le  quartier.  Vive  la  joiel  ma  for- 
tune est  assurée.  J'écris  au  notaire  de  Montbars  de 
prendre  hypothèque  sur  ma  vigne... 


txiv 


â    lOROlOHERA 


Gomme  Favait  dit  M.  Joyeuse  chez  le  juge  dlnstrue-i 
lion,  Paul  de  Géry  retenait  de  Tunis  après  trois  se- 
maines d'absence.  Trois  interminables  semaines  passées 
à  se  débattre  au  milieu  d'intrigues ,  de  trames  ourdies 
sournoisement  par  la  haine  puissante  des  Hemerlingue, 
à  errer  de  salle  en  salle,  de  ministère  en  ministère,  à 
travers  cette  immense  résidence  du  Bardo  qui  réunit 
dans  la  même  enceinte  farouche  hérissée  de  couleu- 
vrines  tous  les  services  de  TÉtat,  placés  sous  la  surveil- 
lance du  maître  comme  ses  écuries  et  son  harem.  Dès 
son  arrivée  là-bas,  Paul  avait  appris  que  la  chambre  dé 
justice  commençait  à  instruire  secrètement  le  procès  de 
Jansoulet,  procès  dérisoire,  perdu  par  avance;  et  les 
comptoirs  du  Nabab  fermés  sur  le  quai  de  la  Marine, 
les  scellés  apposés  sur  ses  coffres,  ses  navires  solide- 
ment amarrés  à  la  Goulette,  une  garde  de  ehaouchs  au* 
tour  de  ses  palais  annonçaient  déjà  une  sorte  de  mort 
civile,  de  succession  ouverte  dont  il  ne  resterait  plus 
bientôt  qu'à  se  partager  les  dépouilles. 

Pas  un  défenseur,  pas  un  ami  dans  cette  mente  vo- 
race;  la  colonie  franque  elle-même  paraissait  satis- 


479  LE  NABAB. 

faite  de  la  chute  d'un  courtisan  qui  avait  si  longtemps 
obstrué  en  les  occupant  tous  les  chemins  de  la  faveur. 
Essayer  d'arracher  au  bey  cette  proie,  à  moins  d'un 
triomphe  éclatant  devant  l'Assemblée,  il  n'y  fallait  pas 
songer.  Tout  ce  que  de  Géry  pouvait  espérer,  c'était  de 
sauver  quelques  épaves,  ec  encore  en  se  hâtant^  car  il 
s'attendait  un  jour  oli  l'autre  à  apprendre  l'échec  com- 
plet de  son  ami. 

11  se  mit  donc  en  campagne,  précipita  ses  démar- 
ches avec  une  activité  que  rien  ne  découragea,  ni  le  pa- 
telinage  oriental,  cette  politesse  rafSnée  et  doucereuse 
sous  laquelle  se  dissimulent  la  férocité,  la  dissolution 
des  mœurs,  ni  les  sourires  béatement  indifférents,  ni 
ces  airs  penchés,  ces  bras  en  croix  invoquant  le  fata- 
lisme divin  quand  le  mensonge  humain  fait  défaut.  Le 
sang-froid  de  ce  petit  Méridional  refroidi,  en  qui  se 
condensaient  toutes  les  exubérances  de  ses  compa- 
triotes, le  servit  au  moins  autant  que  sa  connaissance 
parfaite  de  la  loi  française  dont  le  Gode  de  Tunis  n'est 
que  la  copie  défigurée. 

A  force  de  souplesse,  de  circonspection,  et  malgré 
les  intrigues  d'Hemerlingue  fils,  très-influent  au  Bardo, 
il  parvint  à  faire  distraire  de  la  confiscation  l'argent 
prêté  par  le  Nabab  quelques  mois  auparavant  et  à  ar- 
racher dix  millions  sur  quinze  à  la  rapacité  de  Moham- 
med. Le  matin  même  du  jour  où  cette  somme  devait 
lui  être  comptée,  il  recevait  de  Paris  une  dépèche  lui 
annonçant  Tinvalidation.  Il  courut  tout  de  suite  au  pa- 
lais, pressé  d'y  arriver  avant  la  nouvelle;  et  au  retour, 
ses  dix  millions  de  traites  sur  Marseille  bien  serrés 
dans  son  portefeuille,  il  croisa  sur  la  route  de  la  rési- 
dence le  carrosse  d'Hemerîingue  fils  avec  ses  trois 
mules  lancées  à  fond  de  train.  La  tète  du  hibou  maigre 


LE  NABAB.  ^477 

rayonnait.  De  Géry  comprenant  que,  s*îl  restaî|t  seule- 
ment quelques  heures  de  plus  à  Tunis,  ses  traites  cou- 
raient grand  risque  d*ètre  confisquées,  alla  retenir  sa 
place  sur  un  paquebot  italien  qui  pariait  le  lendemain 
pour  Gènes,  passa  la  nuit  à  bord,  et  ne  fut  tranquille 
que  lorsqu'il  vit  fuir  derrière  lui  la  blanche  Tunis  éta- 
gée  au  fond  de  son  golfe  et  les  rochers  du  cap  Garthage. 
En  entrant  dans  le  port  de  Gènes,  1^  vapeur,  en  train 
de  se  ranger  au  quai,  passa  près  d*un  grand  yacht  où 
flottait  le  pavillon  tunisien  parmi  des  petits  étendards 
de  parade.  De  Géry  ressentit  une  vive  émotion,  crut  un 
instant  qu'on  envoyait  à  sa  poursuite,  et  qu'il  allait 
peut-être  en  débarquant  avoir  des  démêlés  avec  la  po* 
lice  italienne  comme  un  vulgaire  gâte-bourse.  Mais  non, 
le  yacht  se  balançait  tranquille  à  Tancre,  ses  matelots 
occupés  à  nettoyer  le  pont  et  à  repeindre  la  sirène 
rouge  de  l'avant,  comme  si  l'on  attendait  quelque  per- 
sonnage d'importance.  Paul  n'eut  pas  la  curiosité  de  sa- 
voir quel  était  ce  personnage,  ne  fît  que  traverser  la  ville 
de  marbre  et  revint  par  la  voie  ferrée  qui  va  de  Gènes 
à  Marseille  en  suivant  la  côte,  route  merveilleuse  où 
Ton  passe  du  noir  des  tunnels  à  l'éblouissement  de 
la  mer  bleue,  mais  que  son  étroitesse  expose  à  bien  des 
accidents. 

A  Savone,  le  train  arrêté,  on  annonça  aux  voyageurs 
qu'ils  ne  pouvaient  aller  plus  loin,  un  de  ces  petits 
ponts  jetés  sur  les  torrents  qui  descendent  de  la  mon- 
tagne dans  la  mer  s'étant  rompu  pendant  la  nuit.  Il 
fallait  attendre  l'ingénieur,  les  ouvriers  avertis  par  le 
télégraphe,  rester  là  peut-être  une  demi-journée.  C'é- 
tait le  matin.  La  ville  italienne  s'éveillait  dans  une  dei 
ces  aubes  voilées  qui  annoncent  la  grande  chaleur  du 
jour.  Pendant  que  les  voyageurs  dispersés  se  réfugiaient 


478  LE  NABAB. 

dans  les  hôtels,  s'installaient  dans  des  cafés,  que  d'au- 
tres couraient  la  ville,  de  Géry,  désolé  du  retard,  cher- 
chait un  moyen  de  ne  pas  perdre  encore  cette  dizaiae 
d'heures.  Il  pensait  au  pauvre  Jansoulet,  à  qui  l'argent 
qu'il  appoiitait  allait  peut-être  sauver  Thonneur  et  la 
vie,  à  sa  chère  Aline,  à  celle  dont  le  souvenir  ne  l'avait 
pas  quitté  un  seul  jour  pendant  son  voyage,  pas  plus 
que  le  portrait  qu'elle  lui  avait  donné.  Il  eut  alors  l'idée 
de  louer  un  de  ces  calestno  attelés  à  quatre,  qui  font  le 
trajet  de  Gènes  à  Nice,  tout  le  long  de  la  Corniche  ita- 
lienne, voyage  adorable  que  se  payent  souvent  les  étran- 
gers, les  amoureux  ou  les  joueurs  heureux  de  Monaco.  Le 
cocher  garantissait  d'être  à  Nice  de  bonne  heure  ;  mais 
n'arrivàt-on  guère  plus  vite  qu'en  attendant  le  train^ 
l'impatience  du  voyageur  éprouvait  le  soulagement  de 
ne  pas  piétiner  sur  place,  de  sentir  à  chaque  tour  dm 
roue  décroître  l'espace  qui  le  séparait  de  son  désir. 

Oh!  par  un  beau  matin  de  juin,  à  l'âge  de  notre  ami 
Pau],  le  cœur  plein  d'amour  comme  il  l'avait,  brûler  à 
quatre  chevaux  la  route  blanche  de  la  Corniche,  c'est 
une  ivresse  de  voyage  incomparable.  A  gauche,  à  cent 
pieds  d'abîme,  la  mer  mouchetée  d'écume  des  anses 
rondes  du  rivage  à  ces  lointains  de  vapeur,  oii  se  con- 
fondent le  bleu  des  vagues  et  celui  du  ciel  ;  voiles  rouges 
ou  blanches,  jetées  là-dessus  en  ailes  uniques  et  dé- 
ployées, fines  silhouettes  de  steamers  avec  un  peu  de 
fumée  à  l'arrière  comme  un  adieu,  et  sur  des  plages 
aperçues  au  détour,  des  pêcheurs,  pas  plus  gros  que 
des  merles  de  roche,  dans  leur  barque  amarrée,  qui 
semble  un  nid.  Puis  la  route  s'abaisse,  suit  une  pente 
rapide,  tout  le  long  de  rochers,  de  promont(Hres  presque 
à  pic.  Le  vent  frais  des  vagues  arrive  là,  se  mêle  aux 
Aille  grelots  de  l'attelage,  tandis  qu'à  droite,  sur  le  flâne 


j 


LE  NABAB.  479^ 

de  la  montagne,  les  pins  s'étagent,  les  chênes  verts,  aux 
capricieuses  racines,  sortant  du  sol  aride,  et  des  olivier» 
en  culture8ur]eursterrasses,jusqn*àunlarge  ravin  blanc 
et  caillouteux,  bordédeverduresqnirappellentle passage 
des  eaux,  un  torrent  desséché  que  remonteat  des  mu- 
lets chargés,  le  sabot  solide  parmi  les  pierres  en, galet» 
cù  se  penche  \xne  laveuse  près  d*une  mare  microsco- 
pique, quelques  gouttes  restées  de  la  grande  inondation 
d*hiver.  De  temps  en  temps,  on  traverse  la  rue  d*!m 
village  ou  plutôt  d*une  petite  ville  rouillée  par  trop  de 
soleil,  d'une  ancienneté  historique,  les  maisons  étroite- 
ment  serrées  et  rejointes  par  des  arcades  sombres,  un 
lacis  de  ruelles  voûtées,  qui  grimpent  à  pic  avec  de» 
échappées  de  jour  supérieur,  des  ouvertures  de  mine» 
laissant  apercevoir  des  nichées  d*enfants  frisés  en 
auréole,  des  corbeilles  de  fruits  éclatants,  une  femme 
descendant  le  pavé  raboteux,  sa  cruche  sur  la  tète  ou 
la  quenouille  au  bras.  Puis,  à  un  coin  de  rue,  le  pa- 
pillotement  bleu  des  vagues,  et  l'immensité  retrouvée.,. 
Mais,  à  mesure  que  la  journée  s'avançait,  le  soleil ,^ 
montant  dans  le  ciel,  éparpillait  sur  la  mer,  sortie  de 
ses  brumes, lourde,  stupéfaite,  immobile  avec  des  trans- 
parences de  quartz,  des  milliers  de  rayons  tombant 
dans  l'eau,  comme  des  piqûres  de  flèches,  une  réverbé- 
ration éblouissante,  doublée  par  la  blancheur  des  roches 
et  du  sol,  par  un  véritable  sirocco  d'Afrique  qui  sou- 
levait la  poussière  en  spirale  sur  le  passage  de  la  voi- 
ture. On  arrivait  aux  sites  les  plus  chauds,  les  plus 
abrités  de  la  Corniche,  véritable  température  exotique, 
plantant  en  pleine  terre  les  dattiers,  les  cactus,  Taloès 
et  ses  hauts  candélabres.  En  voyant  ces  troncs  élancés, 
cette  végétation  fantastique,  découper  l'air  chauffé  à 
blanc,  en  sentant  la  poussière  aveuglante  craquer  sous 


éBO  LE  NABAB. 

les  roues  comme  une  neige,  de  Géry,  les  yeux  à  demi- 
clos,  halluciné  par  ce  midi  de  plomb,  croyait  faire 
encore  une  fois  cette  fatigante  route  de  Tunis  au 
Bardo,  tant  parcourue  dans  un  singulier  pèle-mèle 
de  carrosses  levantins,  à  livrées  éclatantes,  de  meahris 
au  long  cou,  à  la  babine  pendante,  de  mulets  ca- 
paraçonnés, de  bourriquets,  d^Arabes  en  guenilles, 
de  nègres  à  moitié  nus,  de  fonctionnaires  en  grand 
costume,  avec  leur  escorte  d*honneur.  Allait-il  donc 
retrouver  là-bas,  où  la  route  côtoie  des  jardins  de 
palmiers,  Tarchitecture  bizarre  et  colossale  db  palais  du 
bey,  ses  grillages  de  fenêtres  aux  mailles  serrées,  ses 
portes  de  marbre,  ses  moucharabies  en  bois  découpé, 
peints  de  couleurs  vives  ?.. .  Ce  n'était  pas  le  Bardo,  mais 
le  joli  pays  de  Bordighera,  divisé  comme  tous  ceux  du 
littoral  en  deux  parties,  la  Marine  s'étaiant  en  rivage, 
et  la  ville  haute,  rejointes  toutes  deux  par  une  forêt  de 
palmes  immobiles,  élancées  de  tige  et  la  cime  retom- 
bante, véritables  fusées  de  verdure,  rayant  le  bleu  de 
leurs  mille  fentes  régulières. 

La  chaleur  insoutenable,  les  chevaux  à  bout  de  forces, 
contraignirent  le  voyageur  à  s'arrêter  pour  une  couple 
d'heures  dans  un  de  ces  grands  hôtels  qui  bordent  la 
route  et  mettent  dès  novembre,  dans  ce  petit  bourg 
merveilleusement  abrité,  la  vie  luxueuse,  l'animation 
cosmopolite  d'une  aristocratique  station  hivernale.  Mais» 
à  cette  époque  de  l'année ,  il  n'y  avait  à  la  Marme  de 
Bordighera  que  des  pêcheurs  invisibles  à  cette  heure. 
Les  villas,  les  hôtels  semblaient  morts,  tous  leurs  stores 
et  leurs  jalousies  étendus.  On  fit  traverser  à  l'arrivant 
de  longs  couloirs  frais  et  silencieux,  jusqu'à  un  grand 
salon  tourné  au  nord  qui  devait  faire  paHie  d'un  de  cas 
appartements  com  plets  qu'on  loue  pour  la  saison  et  dont 


LE  NABAB.  481 

lei  portes  légères  communiquent  avec  d'autres  cham- 
bres. Des  rideaux  blancs,  un  tapis,  ce  demi-confortable 
exigé  par  les  Anglais,  même  en  voyage,  et  en  face  des 
fenêtres  que  Thôtelier  ouvrit  toutes  grandes  pour  amor- 
cer ce  passant,  l'engager  à  une  halte  plus  sérieuse,  la 
vue  splendide  de  la  montagne.  Un  calme  étonnant  ré- 
gnait dans  cette  grande  auberge  déserte,  sans  maître 
d*h6tel,  ni  cuisinier;  ni  chasseurs,  —  tout  le  service 
n'arrivant  qu'aux  premiers  froids,  —  et  livrée  pour  les 
soins  domestiques  à  un  gàte-sauce  du  pays,  expert  aux 
êtoffatOy  aux  risotto^  et  à  deux  valets  d'écurie  mettant 
pour  l'heure  des  repas  l'habit,  la  cravate  blanche  et  les 
escarpins  de  l'office.  Heureusement  de  Géry  ne  devait 
rester  là  que  le  temps  de  respirer  une  heure  ou  deux, 
d'enlever  de  ses  yeux  cette  réverbération  d'argent  mat» 
de  sa  tète  alourdie  le  casque  à  jugulaire  douloureuse 
que  le  soleil  y  avait  mis. 

Du  divan  où  il  s'étendit,  le  paysage  admirable,  ter- 
rasses d'oliviers  légers  et  frissonnants,  bois  d'orangers 
plus  sombres  auxleuilles  mouillées  de  luisants  mobiles, 
semblait  descendre  jusqu'à  sa  fenêtre  par  étages  de 
verdures  diverses  où  des  villas  dispersées  éclataient  en 
blancheur,  parmi  lesquelles  celle  de  Maurice  Trott  le 
banquier,  reconnaissable  aux  riches  caprices  de  son  ar- 
chitecture^ et  à  la  hauteur  de  ses  palmiers.  L'habitation 
du  Levantin,  dont  les  jardins  venaient  jusque  sous  les 
croisées  de  l'hôtel,  abritait  depuis  quelques  mois  une 
célébrité  artistique,  le  sculpteur  Bréhat,  qui  se  mourait 
de  la  poitrine  et  devait  à  cette  hospitalité  princière  un 
prolongement  d'existence.  Ce  voisinage  d'un  agonisant 
célèbre,  dont  l'hôtelier  était  très-fier,  et  qu'il  aurait 
mis  volontiers  sur  sa  note,  ce  nom  de  Bréhat  que  de 
Géry  avait  entendu  si  souvent  prononcer  avec  admira- 

41 


488  LE  NABAB. 

tion  dans  l*atelier  de  Félicia  Ruys,  ramenèrent  sa  pen- 
sée vers  le  beau  visage  aux  lignes  pures  entrevu  pour  la 
dernière  fois  au  Bois  de  Boulogne^  penché  sur  Tépaole 
de  Mora.  Qu*était«elle  devenue,  la  malheureuse  fiMe, 
quand  cet  appui  lui  avait  mslnqoé?  Cette  leçon  lui  servi- 
rait-elle dans  ravenk*?  Et  par  une  étrange  coïnoîdeBce, 
pendant  qu*il  songeait  ainsi  à  Félicia,  en  face  de  lui,  mxt 
les  pentes  du  jardin  voisin,  un  grand  lévrier  blanc  tra- 
versait en  gambadant  une  allée  d^arbres  verts.  On  eût 
dit  tout  à  fait  Kadour;  mêmes  poils  ras,  même  gu^ile 
rose,  féroce  et  fine.  Paul,  devant  sa  fenêtre  ouverte,  fut 
assailli  en  un  moment  par  toutes  sortes  de  visions 
tristes  ou  charmantes»  Peut-être,  la  nature  splendide 
qu'il  avait  sous  les  yeux,  cette  haute  montagne  où  ccm- 
rait  une  ombre  bleue  attardée  d'ans  tous  les  piis  du 
terrain  aîdait-^elle  au  vagabondage  de  sa  pensée.  Sous 
les  orangers,  les  citronniers,  alignés  pour  la  culture, 
chargés  de  fruits  d'or,  s'étendaient  d'immenses  champs 
de  violettes,  en  plants  réguliers  et  serrés,  traversés  de 
petits  canaux  d'irrigation,  dont  la  pierre  blanche  cou- 
pait les  verdures  exubérantes. 

Une  odeur  exquise  montait,  de  violettes  pétries  dans 
du  soleil,  chaude  essence  de  boudoir,  énervante,  affai- 
blissante, qui  évoquait  pour  de  Géry  des  visions  fémi- 
nines, Aline,  Félicia,  glissant  à  travers  la  féerie  du 
paysage,  dans  cette  atmosphère  bleutée,  ce  jour  élyséen 
qu'on  eût  dit  le  parfum  devenu  visible  de  tant  de  fleurs 
épanouies...  Un  bruit  de  portes  lui  fit  rouvrir  les  yeux... 
Quelqu'un  venait  d'entrer  dans  la  pièce  à  côté.  Il  en- 
lendit  le  frôlement  d'une  robe  sur  la  mince  cloison,  un 
feuillet  retourné  dans  un  livre  qu'on  devait  lire  sans 
grand  intérêt;  car  un  long  soupir  modulé  en  bâillement 
le  fit  tressaillir.   Dormait-il.  rèvait-il  encore?  Ne  ve- 


-*  — 


LE  NABAB.  '  483 

nait-i]  pas  dVntendre  le  cri  du  <r  chacal  dan»  le  désert,  n 
si  bien  en:  harmonie  avec  la  température  brûlante  et 
lourde  du  dehors...  Non.  Plus  rien...  Il  8*endormit  de 
QOttTeau  ;  et  cette  fois,  toutes  les  images  confuses  qui  le 
pcmrsuivaient  se  fixèrent  en  un  rèxe  «  un  bien  beau 
rêve... 

Il  faisait  avec  Aline  son  voyage  de  noce.  Une  mariée 
délicieuse.  Prunelles  claires,  pleines  d'amour  et  de  foi^ 
qui  ne  connaissaient  que  lui,  >  ne  regardaient  que  lui., 
Dans  ce  même  salon  d'hôtel,  de  Tautre  côté  du  guéri- 
don, la  jolie  fille  était  assise  en  blanc  déshabillé  du 
matin  qui  sentait  bon  la  violette  et  les  dentelles  fines  de 
la  corbeille.  Ils  déjeunaient.  Un  de  ces  déjeuners  de 
voyage  de  noce,  servis  au  saut  du  lit  en  face  de  la  mer 
bleue,  du  ciel  limpide  qui  azurent  le  verre  où  Ton  boit, 
les  yeux  que  Ton  regarde,  Tavenir,  la  vie,  Tespace  clair. 
Ohl  qu'il  faisait  beau,  quelle  lumière  divine,  rajeunis» 
santé,  comme  ils  étaient  bienl 

Et  tout  à  coup,  en  pleins  baisers,  en  pleine  ivresse, 
Aline  devenait  triste.  Ses  beaux  yeux  se  voilaient  de 
larmes.  Elle  lui  disait  :  «  Félicia  est  là...  vous  n'allés 
plus  m'aimer...  »  Et  lui  riait  :  «  Félicia,  ici?.*..  Quelle 
idée.  —  Si,  si...  Elle  est  là...  »  Tremblante,  elle  mon- 
trait la  chambre  voisine,  d^où  partaient  pêle-mêle  des 
aboiements  enragés  et  la  voix  de  Félicia  :  «  Ici,  Ka* 
dour...  Ici,  Kadour...,  »  la  voix  basse,  concentrée,  fu* 
rieuse  de  quelqu'un  qui  se  cachait  et  se  voit  brusque* 
ment  découvert. 

Réveillé  en  sursaut,  Tamoureux,  désenchanté,  se  re- 
trouva dans  sa  chambre  déserte,  devant  un  guéridon 
vide,  son  beau  rêve  envolé  par  la  fenêtre  sur  le  grand 
coteau  qui  la  remplissait  toute,  et  semblait  se  pencher 
vers  elle.  Mais  on  entendait  bien  réellement  dans  la 


484  LE   NABAB. 

pièce  contiguë  les  aboiements  d*un  chien  et  des  coups 
précipités  ébranlant  la  porte... 

—  Ouvrez.  G*est  moi...  c*est  Jenkins.  » 

Paul  se  redressa  sur  son  divan,  stupéfait.  Jenkins 
ici?...  Gomment  cela?...  A  qui  s*adressait-U?...  Quelle 
voix  allait  lui  répondre?...  On  ne  répondit  point... 
Un  pas  léger  alla  vers  la  porte,  et  le  pêne  grinça 
nerveusement. 

«  Enfin, je  vous  trouve,  dit Tlrlandais  en  entrant...  » 

Et  vraiment,  s*il  n'avait  pris  soin  de  s'annoncer  lui- 
même,  à  travers  la  cloison  Paul  n'aurait  jamais  placé 
sur  cet  accent  brutal,  violent  et  rauque,  le  nom  du 
docteur  aux  façons  doucereuses... 

«  Enfin,  je  vous  trouve  après  huit  jours  de  recher- 
ches, de  courses  folles,  de  Gênes  à  Nice,  de  Nice  à 
Gênes...  Je  savais  que  vous  n'étiez  pas  partie,  le  yacht 
étant  toujours  en  rade...  Et  j'allais  inspecter  toutes  les 
auberges  du  littoral,  quand  je  me  suis  souvenu  de 
Brébat...  J'ai  pensé  que  vous  aviez  voulu  le  voir  en 
passant.  J'en  viens...  G'est  lui  qui  m'a  dit  que  vous 
étiez  ici.  » 

Mais  à' qui  parlait-il?  Quelle  obstination  singulière 
mettait-on  à  ne  pas  lui  l'épondre  ?  Enfin  une  belle  voix 
morne  que  Paul  connaissait  bien  fit  vibrer  à  son  tour 
l'air  alourdi  et  sonore  de  la  chaude  aprês-midî. 

«  Eh  bieni  oui,  Jenkins,  me  voilà...  Qu'est-ce  qu'il 
y  a  donc?  » 

A  travers  la  muraille,  Paul  voyait  la  bouche  dédai- 
gneuse, abaissée,  avec  un  pli  de  dégoût. 

«  Je  viens  vous  empêcher  de  partir,  de  faire  cette 
folie... 

—  Quelle  folie?  J'ai  des  travaux  à  Tunis...  Il  faut 
bien  que  j'y  aille. 


t*j- 


LE  NABAB.  4» 

—  Mais  vousn')  songez  pas,  ma  chère  enfant... 

—  OKI  assez  de  paternité  comme  cela,  Jenkins... 
On  sait  ce  qui  se  cache  là-dessous...  Parlez -moi 
donc  comme  tout  à  Theure...  J*aime  encore  mieux 
chez  vous  le  dogue  que  le  chien  couchant.  J'en  ai 
moins  peur. 

—  Eh  hien  !  je  vous  dis,  moi,  qu'il  faut  être  folle 
pour  s'en  aller  là-bas  toute  seule,  jeune  et  belle  comme 
vous  êtes...    < 

—  Et  ne  suis-je  pas  toujours  seule?...  Youliez-vous 
que  j*emmène  Constance,  à  son  âge? 

—  Et  moi? 

—  Vous?...  »,Elle  modula  le  mot  sur  un  rire  plein 
d'ironie...  «  Et  Paris?...  Et  vos  clients?...  Priver  la  so- 
ciété de  son  Gagliostro  I...  Jamais,  par  exemple. 

—  Je  suis  pourtant  bien  décidé  à  vous  suivre  partout 
où  vous  irez...  fit  Jenkins  résolument.  » 

I)  y  eut  un  instant  de  silence.  Paul  se  demandait 
l'il  était  bien  digne  de  lui  d'écouter  ce  débat  qu'il  sen- 
tait gros  de  révélations  terribles.  Mais,  en  plus  de  la 
fatigue,  une  curiosité  invincible  le  clouait  à  sa  place... 
Il  lui  semblait  que  l'énigme  attirante  dont  il  avait  été 
si  longtemps  intrigué  et  troublé,  qui  tenait  encore  à  son 
esprit  par  le  bout  de  son  voile  de  mystère,  allait  enfin 
parler,  se  découvrir,  montrer  la  femme  douloureuse  ou 
perverse  que  cachait  l'artiste  mondaine.  Il  restait 
donc  immobile,  retenant  son  souffle,  n'ayant  pas 
d'ailleurs  besoin  d'espionner;  caries  autres,  se  croyant 
seuls  dans  l'hôtel,  laissaient  monter  leurs  passions  el 
leurs  voix  sans  contrainte. 

«  En  fin  de  compte,  que  voulez-vous. de  moi?... 

—  Je  vous  veux.. • 
^*-  Jenkins  I 

41. 


486  LE  NABAB. 

V 

—  Oui,  oui,  je  sais  bien  ;  vous  m'aviez  défendu  de 
prononcer  jamais  de  telles  paroles  devant  vous;  mais 
d  autres  que  moi  Vons  les  ont  dites,  et  de  plus  près 
encore...  > 

Deux  pas  nerveux  la  rapprochaient  de  Tapôtre, 
mettaient  devant  cette  large  face  sensuelle  le  mépris 
haletant  de  sa  réponse. 

«  Et  quand  cela  serait^  misérable  I  Si  je  n'ai  sa  me 
garder  contre  le  dégoût  et  Tennui,  si  j'ai  perdu  ma 
ierté,  est-ce  à  vous  d'en  parler  seulement?...  Gomme 
si  vous  n'en  étiez  pas  cause,  comme  si  vous  ne  m'aviei 
pas  à  tout  jamais  fané,  attristé  la  vie...  » 

Et  trois  mots  brûlants  et  rapides  firent  passer  derant 
Paul  de  Géry  terrifié  l'horrible  scène  de  cet  attentat 
enveloppé  d'affectueuse  tutelle,  contre  lequel  l'esprit, 
la  pensée,  les  rêves  de  la  jeune  fille  avaient  eu  si 
longtemps  à  se  débattre  et  qui  lui  avait  laissé  l'incii- 
rable  tristesse  des  chagrins  précoces,  l'écœurement  de 
la  vie  à  peine  commencée,  ce  pli  au  coin  de  la  lèvre 
comme  la  chute  visible  du  sourire. 

<c  Je  vous  aimais...  Je  vous  aime...  La  passion  mn- 
porte  tout...  répondit  Jenkins  sourdement. 

—  Eh  bien!  aimez-moi  donc,  si  cela  vous  amuse... 
Moi  je  vous  hais  non-seulement  pour  le  mal  que  vous 
m'avez  fait,  tout  ce  que  vous  avez-  tué  en  moi .  de 
croyances,  de  belles  énergies,  mais  parce  que  vous  me 
représentez  ce  qu'il  y  a  de  plus  exécrable,  de  plut 
hideux  sous  le  soleil,  l'hypocrisie  et  le  mensonge.  Oui, 
dans  cette  mascarade*  mondaine,  ce  tas  de  faussetés, 
de  grimaces,  de  conventions  lâches  et  malprc^res  qui 
m'ont  écœurée  au  point  que  je  me  sauve,  que  je 
m'exile  pour  ne  plus  les  voir,  que  je  leur  préférerais  îe 
bagne,   l'égout,  le    trottoir  comme  une  fille,  votre 


•  ' 


LE  NABAB.  487 

masque  à  vons,  6  sublime  Jenkins,  est  encore  celui  qui 
iii*a  le  plus  fait  horreur.  Vous  avez  compliqué  notre 
Hypocrisie  française,  toute  en  sourires  et  en  politesse» 
de  vos  larges  poignées  de  main  à  Tanglaise/de  votre 
loyauté  cordiale  et  démonstrative.  Tous  s*y  sont  laissé 
prendre.  On  dît  «  le  bon  Jenkîns,  le  brave,  Thonnète 
Jenkins.  »  Mais  moi  je  vous  connais,  bonhomme,  et 
malgré  votre  belle  devise  si  effrontément  arborée  sur 
les  enveloppes  de  vos  lettres,  sur  votre  cachet,  vos 
boutons  de  manchettes,  la  coiffe  de  vos  chapeaux,  les 
panneaux  de  votre  voiture,  je  vois  toujou.^  le  fourbe 
que  vous  êtes  et  qui  dépasse  son  déguisement  de  toutes 
parts.  » 

Sa  voix  sifflait  entre  ses  dents  serrées  par  une  in- 
croyable férocité  d'expression;  et  Paul  s'attendait  à 
quelque  furieuse  révolte  de  Jenkins  se  redressant  sous 
tant  d'outraiges.  Mais  non.  Cette  haine,  ce  mépris 
venant  de  la  femme  aimée  devaient  lui  causer  plus  de 
douleur  qu,e  de  colère  ;  car  il  répondit  tout  bas,  sur  un 
ton  de  douceur  navrée  : 

«  Oh  I  vous  êtes  cruelle...  Si  vous  saviez  le  mal  que 
vous  me  faites...  H3rpocrite,  oui,  c'est  vnai;  mais  on  ne 
naît  pas  comme  cela...  On  le  devient  par  force,  devant 
les  duretés  de  la  vie.  Quand  on  a  le  vent  contre  e( 
qu'on  veut  avancer,  on  louvoie.  J'ai  louvoyé...  Accuseï 
mes  débuts  misérables,  une  entrée  manquée  dani 
l'existence,  et  •convenez  du  moins  qu'une  chose  en  moi 
n'a  jamais  menti:  ma  passion!...  Rien  n'a  pu  la  rebu- 
ter, ni  vos  dédains,  ni  vos  injures,  ni  tout  ce  que  je  lis 
dans  vos  yeux  qui,  depuis  tant  d'années,  ne  m'ont  pas 
souri  une  fois...  C'est  encore  ma  passion  qui  me  donne 
ia  force,  même  après  ce  que  je  viens  d'entendre,  de 
TOUS  direDourauoi  je  suis  ici...  Écoutez.  Vous  m'avez 


488  LE  NABÂB. 

déclaij'é  uajourqu*ii  vous  fallait  tin  mari,  qaelqu^an 
qui  veille  sur  vous  pendant  votre  travail,  qui  relève  'Je 
factioi^  la  pauvre  Grenmitz  excédée.  Ce  sont  là .  vos 
propres  paroles,  qui  me  déchiraient  alors  parce  que  j6 
n*étais  pas  libre.  Maintenant  tout  est  changé.  Voulez- 
m'épouser,  Félicia? 

—  Et  votre  femme?  s*écria  la  jeune  fille  pendant  que 
Paul  s^adressait  la  même  question. 

—  Ma  femme  est  morte. 

—  Morte?...  Madame  Jenkins?...  Est-ce  vrai? 

—  Vous  n'avez  pas  connu  celle  dont  je  parle.  L'autre 
n'était  pas  ma  femme.  Quand  je  Tai  rencontrée,  j'étais 
déjà  marié  en  Irlande...  Depuis  des  années...  Un 
mariage  horrible,  contracté  la  corde  au  cou...  Ma  chère, 
à  vingtrcinq  ans,  je  me  suis  trouvé  devant  cette  alter- 
native :  la  prison  pour  dettes  ou  mademoiselle  Strang, 
une  vieille  fille  couperosée  et  goutteuse,  laisœur  d'un 
usurier  qui  m'avait  avancé  cinq  cents  livres  pour  payer 
mes  études  médicales...  J'avais  préféré  la  prison;  mais 
des  semaines  et  des  mois  vinrent  à  bout  de  mon  courage, 
et  j 'épousai  mademoiselle  Strang  qui  m'apporta  en  dot. .. 
mon  billet.  Vous  voyez  ma  vie  entre  ces  deux  monstres 
qui  s'adoraient.  Une  femme  jalouse,  impotente.  Le 
frère  m'espionnant,  me  suivant  partout.  J'aurais  pu 
fuir.  Mais  une  chose  me  retenait...  On  disait  l'usu- 
rier immensément  riche.  Je  voulais  toucher  au  moins 
le  bénéfice  de  ma  lâcheté...  Ahl  je  vous  dis  tout,  vous 
voyez...  Du  reste  j'ai  été  bien  puni,  allez.  Le  vieux  \ 
Strang  est  mort  insolvable;  il  jouait,  s'était  ruiné, 
3ans  le  dire...  Alors  j'ai  mis  les  rhumatismes  de  ma 
iemme  dans  une  maison  de  santé  et  je  suis  venu  en 
France.;.  C'était  une  existence  à  recommencer,  de  la 
lutte  et  de  la  misère  encore.   Mais  j'avais  pour  moi 


i 


4 


LE  NABAB.  489 

Texpérience,  la  haine  et  le  mépris  des  hommes,  et  la 
liberté  reconquise,  car  je  ne  me  doutais  pas  que  Thor- 
rible  boulet  de  cette  union  maudite  allait  gêner  encore 
ma  marche,  à  distance...  Heureusement,  c'est  fini»  me 
▼oilà  délivré... 

—  Oui,  Jenkins,  délivré...  Mais  pourquoi  ne  songez* 
vous  pas  à  faire  votre  femme  de  la  pauvre  créature  qui 
a  partagé  votre  vie  si  longtemps,  humble  et  dévouée 
comme  nous  Pavons  tous  vue? 

—  Ohl  dit-il  avec  une  explosion  sincère,  entre  mes 
deux  bagnes  je  crois  que  je  préférais  Tautre,  où  je  pou- 
vais être  franchement  indifférent  ou  haineux....  Mais 
Tatroce  comédie  de  Tamour  conjugal,  d*un  bonheur 
sans  lassitude,  alors  que  depuis  si  longtemps  je  n'aimais 
que  vous,  je  ne  pensais  qu'à  Vous...  Il  n'y  a  pas  sur 
terre  de  pareil  supplice...  Si  j'en  juge  par  moi,  la  mal- 
heureuse à  dû  pousser  à  l'instant  de  la  séparation  un 
cri  de  soulagement  et  d'allégresse.  C'est  le  seul  adieu 
que  j 'en  espérais. . . 

—  Mais  qui  vous  forçait  à  tant  de  contrainte? 

—  Paris,  la  société,  le  inonde...  Mariés  devant  l'opî* 
nion,  nous  étions  tenus  par  elle... 

—  Et  maintenant,  vouç  ne  l'êtes  donc  plus? 

—  Maintenant  quelque  chose  domine  tout,  c'est  l'idée 
de  vous  perdre,  de  ne  plus  vous  voir...  Ohf  quand  j'ai 
appris  votre  fuite,  quand  j'ai  vu  cet  écriteau  sur  votre 
porte  :  «  A  LOUER  )>,  j'ai  senti  que  c'en  éta,it  fait  des 
poses  et  des  grimaces,  que  je  n'avais  plus  qu'à  partir, 
à  courir  bien  vite  après  mon  bonheur  que  vous  empor- 
tiez. Vous  quittiez  Paris,  je  l'ai  quitté.  On  vendait  tout 
chez  vous;  chez  moi,  on  va  tout  vendre. 

—  Et  elle?...  reprit  Félicia  frémissante...  Elle,  la 
compagne  irréprochable,  l'honnête  femme  que  personne 


490  LE  MÀBAB. 

n'a  jamais  soupçonnée,  où  ira-t-elle?  qoe  fera-t-ella?... 
Et  c'est  sa  place  que  vous  venez  me  proposer...  Une 
place  volée,  dans  qnel  enfer  1...  Eh  bienl  et  cette 
devise,  bon  Jenkins,vertaeiix  Jenkins,  qn'est-ce  que  nous 
€n  faisons?  Le  bien  sans  espérance,  mon  vieux l...» 

A  ce  rire  cinglant  comme  un  coup  de  cravache  qui 
devait  lui  marquer  la  figure  en  rouge,  le  misérable  ré- 
pondit en  haletant  : 

«  Assez...,  assez...,  ne  raillez  pas  ainsi...  C'est  trop 
horrible  à  la  fin...  Gela  ne  vous  touche  donc  pas  d'être 
aimée  comme  je  vous  aime  en  vous  sacrifiant  tout* 
fortune,  honneur,  considération?  Voyons,  regardei- 
moi...  Si  bien  attaché  que  fût  mon  masque,  je  l'ai 
arraché  pour  vous,  je  l'ai  arraché  devant  tous...  .fil 
maintenant,  tenez  I  le  voilà  rh3rpocrite...  » 

On  entendit  le  bruit  sourd  de  deux  genoux  sur  le 
parquet.  Et  bégayant,  éperdu  d'amour,  affaissé  devant 
elle,  il  la  suppliait  die  consentir  à  ce  mariage,  de  lui 
donner  le  droit  delà  suivre  partout,  de  la  défendre;  puis 
les  mots  lui  manquaient,  s'étouffaient  dans  un  sanglot 
passionné,  si  profond,  si  déchirant  qu'il  aurait  touché 
n'importe  quel  cœur,  surtout  devant  la  splendide  nature 
impassible  dans  cette  chaleur  parfumée  et  amollissante.- 
Mais  Félicia  ne  s'attendrit  pas,  et  toujours  hautaine  : 
«  Finissons,  Jenkins,  dit-elle  brusquement,  ce  que  vous 
me  demandez  est  impossible...  Nous  n'avons  rien  à 
nous  cacher  ;  et  après  vos  confidences  de  tout  à  l'heure, 
je  veux  vous  en  faire  une  qui  coûte  à  mon  orgueil,  mais 
dont  votre  acharnement  me  parait  digne...  J'étais  la 
maîtresse  de  Mora.  » 

Paul  n'ignorait  pas  cela.  Et  pourtant  c'était  si  triste 
cette  belle  voix  pure  chargée  d'un  tel  aveu,  au  miliea 
de  cet  air  enivrant  de  bleu  et  d'aromet,  qu'il  eu  eut 


LE  NABAB.  49) 

grand  serrement  de  cœur  et  dans  la  Douc&e  ce  goût  d» 
larmes  que  laisse  un  regret  inavoué. 

«  Je  le  savais,  reprit  Jenkins  d*une  voix  sourde... 
J*ai  là  les  lettres  que  vous  lui  écriviez... 

—  Mes  lettres? 

—  Ohl  je  vous  les  rends,  tenez.  Je  les  sais  par  coeur, 
à  force  de  les  lire  et  de  les  relire...  C'est  ça  qui  fait  mal^ 
quand  on  aime...  Mais  j*ai  bien  subi  d'autres  tortures. 
Quand  je'pense  que  c'est  moi...»  Ils'arrêta.  Il  étouffait... 
tt  Moi  qui  devais  fournir  le  combustible  à  vos  flammes, 
réchauffer  cet  amant  de  glace,  vous  l'envoyer  ardent  et 
rajeuni.. .  Ah!  il  en  a  dévoré  des  perles, celui-là...  J'avai» 
beau  dire  non,  il  en  voulait  toujours...  A  la  fln  la  fu- 
reur m'a  pris...  Tu  veux  brûler,  misérable.  Eh  bien! 
brûle e 

Paul  se  leva  épouvanté.  Allait-il  dcMc  devenir  le  con- 
fident d'un  crime? 

Mais  la  honte  ne  lui  fut  pas  infligée  d'en  entendre 
davantage. 

Un  coup  violent,  frappé  chez  lui  cette  fois,  vint  Ta^ 
vertir  que  le  calesino  était  prêt. 

a  Ëhl  signor  FrancescT  » 

Dans  la  pièce  à  côté  le  silence  se  fit,  puis  un  chucho- 
tement... Il  y  avait  quelqu'un,  là,  tout  près  d'eux.... 
qui  les  écoutait...  Paul  de  Géry  descendit  précipi- 
tamment. Il  lui  tardait  d'être  hors  de  cette  chambre 
d'hôtel,  d'échapper  à  l'obsession  de  tant  d'infamies 
dévoilées. 

Gomme  la  chaise  de  poste  s'ébranlait,  entre  ces 
rideaux  blancs  communs  qui  flottent  à  toutes  les 
fenêtres  dans  le  Midi,  il  aperçut  une  figure  pâlie  avec 
des  cheveux  de  déesse  et  de  grands  yeux  brûlants  qui 


«tt  LE  NABAB. 

guettaient.  Mais  un  regard  au  portrait  d'Aline  chassait 
yite  cette  vision  troublante,  et  pour  jamais  guéri  de 
son  ancien  amour,  il  voyagea  jusqu'au  soir  à  travers 
un  paysage  féerique  avec  la  jolie  mariée  du  déjeuner, 
qui  emportait  dans  les  plis  de  sa  modeste  robe,  de  son 
mantelet  de  jeune  fille,  toutes  les  violettes  de  Bordî- 
ghere. 


XXV 


/A  PREMIÈRE  DE   «  RÉVOLTI  » 


«  En  scène  pour  le  premier  actel  » 

Ce  cri  du  régisseur  debout,  les  mains  en  porte-voix, 
au  bas  de  Tescalier  des  artistes,  s'engouffre  dans  sa 
haute  cage,  monte,  roule,  se  perd  au  fond  des  couloirs 
pleins  d'un  bruit  de  portes  battantes,  de  pas  précipités, 
d'appels  désespérés  au  coiffeur,  aux  habilleuses,  tandis 
qu'apparaissent  successivement  aux  paliers  des  différents 
étages,  lents  et  majestueux,  la  tète  immobile,  de  peur 
de  déranger  le  moindre  détail  de  leur  accoutrement,  tous 
les  personnages  du  premier  acte  de  ^^o/^e,  costumes 
de  bal  élégants  et  modernes,  avec  des  craquements  de 
souliers  neufs,  le  frôlement  soyeux  des  traînes,  le  cli- 
quetis des  bracelets  riches  remontés  par  le  gant  qu'on 
boutonne.  Tout  ce  monde-là  parait  ému,  nerveux,  pâle 
sous  le  fard,  et  dans  les  satins  savamment  préparés  des 
épaules  arrosées  de  céruse,  des  frissons  passent  en 
moires  d'ombres.  On  parle  peu,  la  bouche  sèche.  Les 
plus  rassurés  en  affectant  de  sourire  ont  dans  les  yeux, 
dans  la  voix,  l'hésitation  de  la  pensée  absente ,  cette 
appréhension  de  la  bataille  aux  feux  de  la  rampe,  qui 

43 


494  LE  NABAB. 

reste  un  des-  attraits  les  plus  puissants  du  métier  de 
comédien,  son  piquant,  son  renouveau. 

Sur  la  scène  encombrée  d'un  va-et-vient  de  machi- 
nistes, de  garçons  d'accessoires  se  hâtant ,  se  bouscu- 
lant dans  le  jour  doux,  neigeux,  tombé  des  frises,  qui 
fera  place  tout  à  l'heure,  auand  le  rideau  se  lèvera,  à  la 
lumière  éclatante  de  la  saTit?,  Oardailhac,  en  habit  noir 
et  cravate  blanche,  le  chapeau  casseur  sur  l'oreille, 
jette  un  dernier  coup  d'œil  à  l'installation  des  décors, 
presse  les  ouvriers,  complimente  l'ingénue  en  toilette, 
rayonnant,  fredonnant,  superbe.  On  ne  se  douterait  ja- 
mais  à  le  voir  des  terribles  préoccupations  qui  l'en- 
fièvrent. Entraîné  lui  aussi  dans  la  débâcle  du  Nabab, 
où  s'est  engloutie  sa  commandite,  il  joue  son  va-tout 
sur  la  pièce  de  ce  soir,  contraint  —  si  elle  ne  réussit 
pas  —  à  laisser  in^payés  ces  décors  merveilleux,  ces 
étoffes  à  cent  francs  le  mètre.  C'est  une  quatrième  fail- 
lite qui  l'attend.  Mais,  bah  I  noU'e  directeur  a  confiance. 
Le  succès ,  comme  tous  les  monstres  mangeurs  d'hommes, 
aime  la  jeunesse  ;  et  cet  auteur  inconnu,  tout  neuf  sur 
une  affiche,  flatte  les  superstitions  du  joueur. 

André  Maranne  n'est  pas  aussi  rassuré.  A  mesure  que 
la  représentation  approche ,  il  perd  la  foi  dans  son  œuvre, 
atterré  par  la  vue  de  la  salle  qu'il  regarde  au  trou  du 
rideau  comme  au  verre  étroit  d'un  stéréoscope. 

Une  salle  splendide,  remplie  jusqu'au  cintre,  mal- 
gré le  printemps  avancé  et  le  goût  mondain  pour  la  vil- 
légiature précoce;  une  salle  que  Cardailhac,  ennemi 
déclaré  de  la  nature  et  de  la  campagne,  s'efforçant  tou- 
jours de  retenir  les  Parisiens  le  plus  tard  possible  dans 
Paris,  est  parvenu  à  combler,  à  faire  aussi  brillante 
qii'en  plein  hiver.  Quinze  cents  têtes  fourmillant  sous  la 
lustre,   droites,  penchées,   détournées,  interrogantes, 


LE   NABAB.  495 

d'une  grande  vie  d'ombres  et  de  reflets,  les  unes  mas- 
sées aux  coins  obscurs  du  bas  pourtour,  les  autres  éclai- 
rées vivement,  les  portes  des  loges  ouvertes,  par  la 
réverbération  des  murs  blancs  du  couloir  ;  public  des 
premières  toujours  le  même,  ce  brigand  de  tout  Paris 
qui  va  partout,  emportant  d'assaut  ces  places  enviées, 
quand  une  faveur,  une  fonction  quelconque  ne  les  lui 
donne  pas. 

A  l'orchestre,  les  gilets  à  cœur,  les  clubs,  crânes  lui- 
sants, larges  raies  dans  des  cheveuic  rares,  gants  clairs, 
grosses  lorgnettes  braquées.  Aux  galeries,  mêlées  de 
mondes  et  de  toilettes,  tous  les  noms  connus  de  ces 
sortes  de  solennités,  et  la  promiscuité  gênante  qui  place 
le  sourire  contenu  et  chaste  de  l'honnête  femme  à  côté 
des  yeux  brûlants  de  kohl,  de  la  bouche  en  traits  de 
vermillon  des  autres.  Chapeaux  blancs,  chapeaux  roseé, 
diamants  et  maquillage.  Au-dessus,  les  loges  présentent 
la  même  confusion  :  des  actrices  et  des  filles,  des  mi* 
nistres,  des  ambassadeurs,  des  auteurs  fameux,  des 
critiques,  ceux-ei  l'air  grave,  les  sourcils  froncés,  jetés 
de  travers  sur  leur  fauteuil  avec  la  morgue  impassible 
de  juges  que  rien  ne  peut  corrompre.  Les  avant-scènes 
tranchent  en  lumière,  en  splendeur  sur  l'ensemble,  oc- 
cupées par  des  célébrités  de  la  haute  banque,  les  femmes 
décolletées  et  bras  nus,  ruisselantes  de  pierreries  comme 
la  reine  de  Saba  dans  sa  visite  au  roi  des  Juifs.  A  gauche 
seulement  une  de  ces  grandes  loges,  complètement 
vide,  attire  l'attention  par  sa  décoration  bizarre,  éclai- 
rée au  fond  d'une  lanterne  mauresque.  Sur  toute  l'as- 
semblée une  poussière  impalpable  et  flottante,  le  papil- 
lotement  du  gaz,  son  odeur  mêlée  à  tous  les  plaisirs  pa- 
risiens, ses  susurremients  aigus  et  courts  comme  une 
respiration  phthisiaue.  accompagnant  le  jeu  des  éven- 


i96  LE  NâBAB. 

.^ails  déployés.  Pais  Tennui,  un  ennui  morne,  Tennai 
des  mêmes  visages  toujours  regardés  aux  mêmes  pla- 
ces, avec  leurs  défauts  ou  leurs  poses,  cette  uniformité 
des  réunions  mondaines  qui  finit  par  installer  dans  Paris 
chaque  hiver  une  province  dénigrante,  papotière  et  res- 
treinte plus  que  la  province  elle-même. 

Maranne  observait  cette  maussaderie,  cette  lassitude 
du  public,  et  songeant  à  ce'que  la  réussite  de  son  drame 
pouvait  changer  dans  sa  modeste  vie  toute  en  espoir,  se 
demandait,  plein  d'angoisse,  comment  laire  pour  appro- 
cher sa  pensée  de^  ces  milliers  d'êtres ,  les  arracher  à 
leurs  préoccupations  d'attitude,  établir  dans  cette  foule 
un  courant  unique  qui  lui  ramènerait  ces  regards  dis- 
traits, ces  intelligences  à  tous  les  degrés  du  clavier,  si 
difficiles  à  mettre  à  Tunisson.  Instinctivement  il  cher- 
chait des  visages  amis,  une  loge  de  face  remplie  par  la 
famille  Joyeuse  :  Élise  et  les  fillettes  assises  sur  le  de-, 
vaut,  au  second  plan  Aline  et  le  père,  groupe  adorable, 
familial,  comme  un  bouquet  trempé  de  rosée  dans  un 
étalage  de  fleurs  fausses.  Et  tandis  que  tout  Paris  dé- 
daigneux demandait  :  —  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces 
gens-là?  le  poëte  remettait  son  sort  entre  ces  petites 
mains  de  fées,  gantées  de  frais  pour  la  circonstance  et 
qui  donneraient  hardiment  tout  à  l'heure  le  signal  des 
applaudissements. 

Place  au  théâtre!...  Maranne  n'a  que  le  temps  de  se 
jeter  dans  la  coulisse;  et  tout  à  coup  il  entend,  loin, 
bien  loin,  les  premières  paroles  de  sa  pièce  qui  mon- 
tent, volée  d'oiseaux  craintifs,  dans  le  silence  et  l'im- 
mensité de  la  salle.  Moment  terrible.  Où  aller?  Que  de- 
venir? Rester  là  collé  contre  un  portant,  l'oreille  tendue, 
le  cœur  serré  ;  encourager  les  acteurs  quand  il  aurait 
tant  besoin  d'encouragements  lui-même?  Il  préfère  en- 


j 


LE  NABAB.  49^7 

« 

eore  regarderie  danger  en  face;  et,  par  la  petite  porte 
communiquant  avec  le  couloir  des  loges,  il  se  glisse 
)usqu*à  une  baignoire  qu'il  se  fait  ouvrir  doucement. 
«  Ghutl...  C'est  moi...  »  Quelqu'un  est  assis  dans  Tom* 
bre,  une  femme  que  tout  Paris  connaît,  celle-là,  et  qui 
se  cacbe.  André  se  met  auprès  d'elle,  et  serrés  l'un 
contre  l'autre,  invisibles  à  tous,  la  mère  et  le  fils  assis- 
tent en  tremblant  à  la, représentation. 

Ce  fut  d'abord  une  stupeur  dans  le  public.  Ce  tbéâtre 
des  Nouveautés,  situé  au  plein  cœur  du  boulevard,  où 
son  perron  s'étale  tout  en  lumière,  entre  les  grands  res- 
taurants, les  cercles  chics;  ce  théâtre^  où  l'on  venait 
en  partie  carrée,  au  sortir  d'un  dîner  fin,  entendre  jus- 
qu'à l'heure  du  souper,  un  acte  ou  deux  de  quelque 
chose  de  raide,  était  devenu  dans  les  mains  de  son  spi- 
rituel directeur  le  plus  couru  de  tous  les  spectacles  pa- 
risiens, sans  genre  bien  précis  et  les  abordant  tous, 
depuis  l'opérette-fé'erie  qui  déshabille  les  femmes,  jus- 
qu'au grand  drame  moderne  qui  décolleté  nos  mœurs. 
Cardailhac  tenait  surtout  à  justifier  son  titre  de  «  directeur 
des  Nouveautés  »  et,  depuis  que  les  millions  du  Nabab 
soutenaient  l'entreprise,  s'attachait  à  faire  aux  boule- 
vardiers  les  surprises  les  plus  éblouissantes.  Celle  de  ce 
soir  les  surpassait  toutes  :  la  pièce  était  en  vers  —  et 
honnête. 

Une  pièce  honnête  I 

Le  vieux  singe  avait  compris  que  le  moment  était 
venu  de  tenter  ce  coup-là,  et  il  le. tentait.  Après  l'éton- 
nement  des  premières  minutes,  quelques  exclamations 
attristées  çà  et  là  dans  les  loges  :  «  Tiens  I  c'est  en 
vers...,  »  la  salle  commença  à  subir  le  charme  de  cette 
œuvre  fortifiante  et  saine,  comme  si  l'on  eût  secoué  sur 
elle ,  dans  son  Aiuxosphère  raréfiée ,  quelque  essence 


498  ^         LE   NABAB. 

fraîche  et  piquante  à  respirer,  un  élixir  de  vie  parfum* 
au  thym  des  collines. 

«  Ahl  c'est  hon...  ça  repose...  » 

C'était  le  cri  général,  un  frémissement  d'aise,  une  pâ- 
moisson  de  bien-être  accompagnant  chaque  vers.  Ça  le 
reposait,  ce  gros  Hemerlingue,  soufflant  dans  son  avant- 
scène  du  rez-de  chaussée  comme  dans  une  auge  de  satin 
cerise.  Ça  la  reposait,  la  grande  Suzanne  Bloch,  coif- 
fée à  l'antique  avec  des  frisons  dépassant  un  diadème 
d'or;  et  près  d'elle,  Amy  Férat,  toute  en  blanc  comme 
une  mariée,  des  brins  d'oranger  dans  ses  cheveux  à  la 
chien,  ça  la  reposait  bien  aussi,  allez  I 

Il  y  avait  là  une  foule  de  créatures,  quelques-unes 
très-grasses,  d'une  graisse  malpropre  ramassée  dans 
tous  les  sérails,  trois  mentons  et  l'air  bête  ;  d'autres  ab- 
solument vertes  malgré  le  fard,  comme  si  on  les  eût 
trempées  dans  un  bain  de  cet  arséniate  de  cuivre  que  le 
commerce  appelle  du  «  vert  de  Paris,  »  tellement  ri- 
dées, fanées,  qu'elles  se  dissimulaient  au  fond  de  leurs 
loges,  ne  laissant  voir  qu'un  bout  de  bras  blanc,  une 
épaule  encore  ronde  qui  dépassait.  Puis  des  gandins 
avachis,  échinés,  ceux  qu'on  nommait  alors  des  petits 
crevés,  la  nuque  tendue,  les  lèvres  pendaates ,  incapa- 
bles de  se  tenir  debout  ou  d'articuler  un  mot  en  entier. 
Et  tous  ces  gens  s'exclamaient  ensemble  :  «  C'est  bon... 
ça  repose...  »  Le  beau  Moëssard  le  murmurait  comme 
un  fredon  sous  sa  petite  moustache  blonde,  tandis  que 
sa  reine  en  première  loge  de  face  le  traduisait  dans  la 
barbarie  de  sa  langue  étrangère.  Positiv^ement ,  ça  lea 
reposait.  Ils  ne  disaient  pas  de  quoi,  par  exemple,  de 
quelle  besogne  écœurante,  de  quelle  tâche  forcée  d'oisifs 
et  d'inutiles. 

Tous  ces  murmures  bienveillants,  unis,  confondu». 


LE  NABAB.  499 

commençaient  à  donner  à  la  salle  sa  physionomie  des 
grands  soirs.  Le  succès  courait  dans  Tair,  les  figures  se 
rassérénaiont,  les  femmes  semblaient  embellies  par  des 
reflets  d'enthousiasme,  des  regards  excitants  comm« 
des  bravos.  André,  près  de  sa  mère,  frissonnait  d'un 
plaisir  inconnu,  de  cette  joie  orgueilleuse  qu'on  ressent 
à  remuer  les  foules,  fûtk;e  même  comme  un  chanteur 
de  cour  faubourienne,  avec  un  refrain  patriotique  et 
deux  notes  émues  dans  la  v^ix.  Soudain  les  chu- 
chotements redoublèrent,  se  changerez  en  tumulte. 
On  ricanait,  on  s'agitait.  Que  se  passait-il?  Quelque 
accident  en  scène?  André,  se  penchant  épouvanté  vers 
ses  acteurs  aussi  étonnés  que  lui-même,  vit  toutes  les 
lorgnettes  braquées  sur  la  grande  avant-scène  vide  jus- 
qu'alors et  où  quelqu'un  venait  d'entrer,  de  s'asseoir, 
les  deux  coudes  sur  le  rebord  de  velours,  la  lorgnette 
tirée  du  fourreau,  installé  dans  une  solitude  sinistre. 

En  dix  jours  le  Nabab  avait  vieilli  de  vingt  ans. 
Ces  violentes  natures  méridionales,  si  elles  sont  ri- 
ches en  élans,  en  jets  de  flammes  irrésistibles,  s'af- 
faissent aussi  plus  complètement  que  les  autres.  Depuis 
son  invalidation,  le  malheureux  s'était  enfermé  dans  s| 
chambre,  les  rideaux  tirés,  ne  voulant  plus  même  voit 
le  jour  ni  dépasser  le  seuil  au  delà  duquel  la  vie  l'atteui 
dait,  [les  engagements  pris,  les  promesseis  faites,  us 
fouillis  de  protêts  et  d'assignations.  La  Levantine,  partie 
aux  eaux  en  compagnie  de  son  masseur  et  de  ses  né- 
gresses, absolument  indifférent e"à  la  ruine  de  la  maison, 
Bompain  —  l'homme  au  fez  — tout  efi'aré  au  milieu  des 
demandes  d'argent,  ne  sachant  comment  aborder  l'in- 
fortuné patron  toujours  couché,  le  visage  au  mur  sitôt 
qu'on  lui  parlait  d'aff'aires;  la  vieille  mère  était  restée 
jtôule  pour  faire  tète  au  désastre,  avec  ses  connais- 


600  LE  NABAb. 

gances  bornées  et  droites  de  veuve  de  village  qui  sait  ce 
que  c'est  qu'un  papier  timbré,  une  signature,  et  tient 
rhonneur  pour  le  plus  grand  bien  de  ce  monde.  Sa 
coiffe  jaune  apparaissait  à  tous  les  étages  de  Thôtel,  ré- 
visant les  notes ,  réformant  le  service,  ne  craignant  ni 
les  cris  ni  les  humiliations.  A  toute  heure  du  jour,  on 
voyait  la  bonne  femme  arpenter  la  place  Vendôme  à 
grands  pas,  gesticulant,  se  parlant  à  elle-même,^  disant 
tout  haut  :  «  Tè  I  je  vais  chez  l'huissier.  »  Et  jamais  elle 
ne  consultait  son  fils  que  lorsque  c'était  indispensable, 
d'un  mot  discret  et  bref,  en  évitant  même  de  le  regar- 
der. Pour  tirer  Jansoulet  de  sa  torpeur,  il  avait  fallu 
une  dépêche  de  Géry ,  datée  de  Marseille,  annonçant  qu'il 
arrivait  avec  dix  millions.  Dix  millions,  c'est-à-dire  la 
faillite  évitée,  la  possibilité  dé  se  relever,  de  recommen- 
cer la  vie.  Et  voilà  notre  Méridional  rebondissant  du 
fond  de  sa  chute,  ivre  de  joie  et  plein  d'espoir.  Il  fit  ou- 
vrir ses  fenêtres,  apporter  des  journaux.  Quelle  magni- 
fique occasion  que  cette  première  de  Révolte  pour  se 
montrer  aux  Parisiens  qui  le  croyaient  sombré,  rentrer 
dans  le  grand  tourbillon  par  la  porte  battante  de  sa  loge 
des  Nouveautés  I  La  mère,  qu'un  instinct  avertissait,  in- 
sista bien  un  peu  pour  le  retenir.  Paris  maintenant 
l'épouvantait.  Elle  aurait  voulu  emmener  son  enfant 
dans  quelque  coin  ignoré  du  Midi,  le  soigner  avec  l'aîné, 
tous  deux  malades  de  la  grande  ville.  Mais  il  était  le 
maître.  Impossible  de  résister  à  cette  volonté  d'homme 
gâté  par  la  richesse.  Elle  l'assista  pour  sa  toilette,  «  le 
fit  beau,  ))  ainsi  qu'elle  disait  en  riant,  et  le  regarda 
partir  non  sans  une  certaine  fierté,  superbe,  ressuscité, 
ayant  à  peu  près  surmonté  le  terrible  affaissement  des 
derniers  jours... 
En  arrivant  au  théâtre,  Jansoulet  s'aperçut  vite  de  la 


LE   NA.BAB.  501 

rumeur  que  causait  sa  présence  dans  la  salle.  Habitué 
à  ces  ovations  curieuses,  il  y  répondait  d'ordinaire 
saiis  le  moindre  embarras,  de  tout  son  large  et  bon  sou- 
rire; mais  cette  fois  la  manifestation  était  malveillante, 
presque  indignée. 
«  Gomment  I...  c'est  lui?.., 

s 

—  Le  voilà. 

—  Quelle  impuaence  !  » 

Cela  montait  de  l'orchestre  avec  bien  d'autres  excla- 
mations confuses.  L'ombre  et  1^  retraite  où  il  s'était  ré- 
fugié depuis  quelques  jours  l'avaient  laissé  ignorant  de 
l'exaspération  publique  à  son  égard,  des  homélies,  des 
dithyrambes  répandus  dans  les  journaux  à  propos  de  sa 
fortune  corruptrice,  articles  àeffet,  phraséologie  hypo- 
crite à  l'aide  desquels  l'opinion  se  \enge  de  temps  en 
temps  sur  les  innocents  de  toutes  ses  concessions  aux 
coupables.  Ce  fut  une  effroyable  déconvenue,  qui  lui 
causa  d'abord  plus  de  peine  que  de  colère.  Très-ému, 
il  cachait  son  trouble  derrière  sa  lorgnette,  s'attachant 
aux  moindres  détails  de  la  scène,  posé  de  trois  quarts, 
mais  né  pouvant  échapper  à  l'observation  scandaleuse 
dont  il  était  Victime  et  qui  faisait  bourdonner  ses 
oreilles,  ses  tempes  battre,  les  verres  embués  de  sa 
lorgnette  s'emplir  des  cercles  multicolores  où  tournoie 
le  premier  égarement  des  congestions  sanguines. 

Le  rideau  baissé,  l'acte  fini,  il  restait  dans  cette  atti- 
tude de  gêne,  d'immobilité;  mais  les  chuchotements 
plus  distincts,  que  ne  retenait  plus  le  dialogue  scénique, 
l'acharnement  de  certains  curieux  changeant  de  place 
pour  mieux  le  voir,  le  contraignaient  à  sortir  de  sa  loge, 
à  se  précipiter  dans  les  couloirs  comme  un  fauve  échap- 
pé de  l'arène  à  travers  le  cirque.  Sous  le  plafond  bas, 
dans  l'étroit  passage  circulaire  des  corridors  de  théâtre, 


602  LE  NABAB. 

il  tombait  au  milieu  d'une  foule  compacte  de  gandins, 
^e  journalistes,  de  femmes  en  chapeau,  en  taille,  riant 
par  métier,  renversant  leiir  rire  béte,  le  dos  appuyé  au 
mûr.  Des  loges  ouvertes  et  qui  essayaient  de  respirer 
sur  cette  baie  grouillante  et  bruyai^te  sortaient  des 
fragments  de  conversations,  mêlées,  à  propos  rompus  : 
«  Une  pièce  délicieuse...  C'est  frais...  c'est  hon- 
nête... 

—  Ce  Nabab  !.•.  Quelle  efiFronterie  I... 

—  Oui,  vraiment,  ça  repose...  On  se  sent  meilleur... 

—  Comment  ne  Ta-t-on  pas  encore  arrêté  ?... 

—  Un  tout  jeune  homme,  paraît-il...  C'est  sa  pre* 
mière  pièce. 

—  Bois-Landry  à  Mazas  1  Ce  n'est  pas  possible. . .  Voici 
la  marquise  en  face  de  nous,  aux  premières  galeries, 
avec  un  chapeau  neuf... 

—  Qu'est-ce  que  ça  prouve?...  Elle  fait  son  métier 
de  lanceuse...  Il  est  très-joli,  ce  chapeau...  aux  cou- 
leurs du  cheval  de  Desgranges. 

—  Et  Jenkins?  que  devient  Jenkins? 

—  A  Tunis  avec  Félicia...  Le  vieux  Brahim  les  a  vus 
tous  les  deux...  Il  parait  que  le  bey  se  met  décidément 
aux  perles. 

—  Bigre!...  » 

Plus  loin,  des  voix  douces  murmuraient  : 
«  Vas-y,  père,  vas-y  donc...  Vois  comme  il  est  seul, 
ce  pauvre  homme. 

—  Mais,  mes  enfants,  je  ne  le  connais  pas. 

—  Eh  bien  I  rien  qu'un  salut...  Quelque  chose  quilni 
prouve  qu'il  n'est  pas  complément  abandonné...  » 

Aussitôt  un  petit  vieux  monsieur,  très-rouge,  en 
cravate  blanche,  s'élançait  au  devant  du  Nabab  ei 
lui  donnait  un  grand  coup  de  chapeau  respectueux. 


LE   NABAB.  503 

Avec  quelle  reconnaissance,  quel  sourire  d*empresse- 
ment  stimable  ce  salut  unique  fut  rendu,  ce  salut  d'un 
homme  que  Jansoulet  ne  connaissait  pas,  qu'il  n'avait 
jamais  vu,  et  qui  pesait  pourtant  d'un  grand  poids  sur 
sa  destinée  ;  car  sans  le  père  Joyeuse,  le  président  du 
conseil  de  la  Territoriale  aurait  eu  probablement  le 
sort  du  marquis  de  Bois-Landry.  C'est  ainsi  que,  dans 
renchevêtrement  de  la  société  moderne,  ce  grand  tis- 
sage d'intérêts,  d'ambitions,  de  services  acceptés  et 
rendus,  tous  les  mondes  communiquent  entre  eux^  mys- 
térieusement unis  par  les  dessous,  des  plus  hautes 
existences  aux  plus  humbles  ;  voilà  ce  qui  explique  le 
bariolage,  la  complication  de  cette  étude  de  mœurs, 
l'assemblage  des  fils  épars  dont  l'écrivain  soucieux 
de  vérité  est  forcé  de  faire  le  fond   de  son  drame. 

Les  regards  jetés  en  l'air  dans  le  vague,  la  démarche 
qui  s'écarte  sans  but,  le  chapeau  remis  sur  la  tête 
brusquement  jusqu'aux  yeux,  en  dix  minutes  le  Nsibab 
subit  toutes  les  manifestations  de  ce  terrible  ostracisme 
du  monde  parisien  où  il  n'avait  ni  parenté  ni  sérieuses 
attaches,  et  dont  le  mépris  l'isolait  plus  sûrement  que 
le  respect  n'isole  un  souverain  en  visite.  D'embarras, 
de  honte,  il  chancelait.  Quelqu'un  dit  très-haut:  «  Il  a 
bu...  »  et  tout  ce  que  le  pauvre  homme  put  faire,  ce  fut 
de  rentrer  s'enfermer  ddns  le  salon  de  sa  loge.  D'ordi- 
naire ce  petit  ref2>*o  s'emplissait  pendant  les  entr'actes 
de  gens  de  bourse,  de  journalistes.  On  riait,  on  fumait 
en  menant  grand  vacarme;  le  directeur  venait  saluer 
son  commanditaire.  Ce  soir-là,  personne.  Et  l'abstention 
de  Cardailhac,  ce  flaireur  de  succès,  donnait  bien  à 
Jansoulet  la  mesure  de  sa  disgrâce. 

—  Que  leur  ai-je  donc  fait?  Pourquoi  Paris  ne  veut- 
il  plus  de  moi  ?» 


S04  LE  NABÂB. 

Il  s*inierrogeaît  ainsi  dans  une  solitude  qu'accen- 
tuaient les  bruits  environnants,  les  clefs  brusques  aux 
portes  des  loges,  les  mille  exclamations  d'une  foule 
amusée.  Puis  subitement  la  fraîcheur  du  luxe  qui  Ten- 
tourait,  la  lanterne  mauresque  découpée  en  ombres  bi- 
zarres sur  les  soies  brillantes  du  divan  et  des  murs  lui 
remettaient  en  mémoire  la  date  de  son  arrivée...  Six 
mois  !...  Seulement  six  mois,  qu'il  était  à  Paris!...  Tout 
flambé,'  tout  dévoré  en  six  mois  I...  Il  s'absorba  dans  une 
sorte  de  torpeur,  d'où  le  tirèrent  des  applaudissements, 
des  bravos  enthousiastes.  C'était  décidément  un  grand 
succès ,  cette  pièce  de  Révolte,  On  arrivait  maintenant 
aux  passages  de  force,  de  satire  ;  et  les  tirades  virulentes, 
un  peu  emphatiques  mais  qu'enlevait  un  souffle  de 
jeunesse  et  de  sincérité,  faisaient  vibrer  tous  les  cœurs, 
après  les  efl'usions  idylliques  du  début.  Jansoulet  à  son 
tour  voulut  entendre,  voulut  voir.  Ce  théâtre  lui  appar- 
tenait, après  tout.  Sa  place  dans  cette  avant-scène  lui 
coûtait  plus  d'un  million  ;  c'était  biep  le  moins  qu'il 
l'occupât. 

Le  voilà  de  nouveau  assis  sur  le  devant  de  sa  loge. 
Dans  la  salle,  une  chaleur  lourde,  suff'ocante,  remuée 
et  non  dissipée  par  les  éventails  haletants  qui  prome- 
naient des  reflets  et  des  paillettes  avec  tous  les  souffles 
impalpables  dii  silence.  On  écoutait  religieusement  une 
réplique  indignée  et  fi  ère  contre  les  forbans,  si  nombreux 
à  cette  époque,  qui  tenaient  le  haut  du  pavé  après  er 
avoir  battu  les  coins  les  plus  obscurs  pour  détrousser  les 
passants.  Certes,  Maranne,  en  écrivant  ces  beaux  vers, 
avait  pensé  à  tout  autre  qu'au  Nabab.  Mais  le  public  y 
vit  une  allusion;  et  tandis  qu'une  triple  salve  d'ap- 
plaudissements accueillait  la  fin  de  la  tirade,  toutes  les 
tètes  se  tournaient  vers  Tavant-scène  de  gauche  avec 


LE   NAfiÂB. 


;'i.> 


lin  mouvement  indigné,  ouvertement  injurieux...  lq 
malheureux,  mis  au  pilori  sur  son  propre  ihéàlre  I  Un 
pilori  qui  lui  coùtcdt  si  cherl...  Cette  fois,  il  n^essaya 
pas  de  se  soustraire  à  Taffront,  se  planta  résolument 
es  bras  croisés  et  brava  cette  foule  qui  le  regardait, 
ces  centaines  de  visages  levés  et  ricaneurs,  ce  vertueux 
Tout  Pa/is  qui  le  prencdt  pour  bouc  émissaire  et  U 
chassait  après  Tavoir  chargé  de  tous  ses  crimes. 

Joli  monde  vraiment  pour  une  manifestation  pa- 
reille 1  En  face,  une  loge  de  banquiers  faillis,  îa  femme 
et  Tamant  Ton  près  de  l'autre  au  premier  rang,  le  mari 
dans  rombrCyieffacé  et  grave.  A  côté,  le  trio  fréquent 
d'une  mère  qui  a  marié  sa  fille  selon  son  propre  cœur  et 
pour  se  faire  un  gendre  de  Thomme  qu'elle  aimait.  Puis 
des  ménages  interlopes,  des  filles  étalant  le  prix  de  la 
honte,  des  diamants  en  cercles  de  feu  rivés  autour  des 
bras  et  du  cou  comme  des  colliers  de  chien,  se  bourrant 
de  bonbons  qu'elles  avalaient  brutalement,  bestiale- 
ment, parce  qu'elles  savent  que  l'animalité  de  la  femme 
plaît  à  ceux  qui  la  pcdent.  Et  ces  groupes  de  gandins 
efféminés,  le  col  ouvert,  les  sourcils  peints,  dont  on 
admirait  à  Gompiègne,  dans  les  chambres  d'invités,  les 
chemises  de  batiste  brodées  et  les  corsets  de  satin 
blanc;  ces  mignons  du  temps  d'Agrippa.  s'appelant 
entre  eux  :  c  Mon  cœur...  Ma  chère  belle...  »  Tous  les 
scandales,  toutes  les  turpitudes ,  consciences  vendues 
ou  à  vendre,  le  vice  d'une  époque  sans  grandeur,  sans 
originalité,  essayant  les  travers  de  toutes  les  autres  et 
jetant  à  Bullier  cette  duchesse,  femme  de  ministre, 
rivale  des  plus  éhontées  danseuses  de  l'endroit.  Et 
c'étaient  ces  gens-là  qui  le  repoussaient,  qui  lui  criaient 
«  Va-t'en...  tu  es  indigne... 

-*-  Indigne,  moil...  mais  je  vaux  cent  fois  mieux  que 

43 


'M  LE   NABAB. 

TOUS  toas,  misérables...  Vous tme» reprochez. mes  mil- 
lions.  Et  qui  donc  m'a  aidé  àies.dévoner  ?...  Toi,  coib- 
pagnon  lâche  et  traître,  qui  cachas ^ dans  le  coin  de  ton 
Avant-^scène  ton  obésité  de  pacha  malade^  J*Ai  &itta  for- 
tone  avec  la  mienne.au  :  temps  où  nous  partagions  eu 
frères.  Toi,  marquis  blafard^J'ai  payé  cent.mille  francs 
au  cercle  pour  qu'on  ne^te  diAsse  pas  honteusement... 
Je  t'ai  couverte  de  bijoux,  drûlesse,  en  laissant  croireque. 
tu  étais  ma  maltresse,  parce  que«ela  fait  bien  dans  notre 
monde,  mais:  sans  Jainais  te  demander  de  retour.. .  St 
toi,  journaliste  efironté  qui  as  touteilabouiteide  ton 
encrier  pour  icerWelle,  et  eur  la  eonsBience  tentant  <46 
lèpres  que  ta  reineen^portesurlapean,  ta  trouves  qae 
je  ne  t'ai  pas  payé  ton. prix,  ^et  ^loûk  pomqnoi  tes  .in- 
jures... Oui,  oui,  regardes-moi,  eanaillaâ...  «Je  êmêu 
fier...  Je  vaux  mieux.qiie  vous...  » 

Tout  ce  qu'il  .disait  ainsi  mentalement, «diuan  xun  <dé» 
lire  de  colère,  visible  au  tremblement  .de  .ses  ^grosses 
lèvres  blêmies,  le  malheureux,  en  qui  montaitia  iolie, 
'allait  peut-être  Le  crier  bien  fort  .dans  lesiLeQfie,:in'Kae- 
tiver  cette  masse  insultante,  quisait  ?  iK)ndir  au^milîen, 
en  tuer  un,  ahl  bon  sang  de  Dieu. I  en.  tuer  un,  qiumd 
il  se  sentit  frappé  légèrement  sur  l'épaule;  et  aine  »téle 
blonde  lui  apparut,  sérieuse  et  &anobe,  deux  mains 
tendues  qu'il  saisit. convulsivement,  comme  xm  noyé. 

*«  Ah  lâcher...  cher...  »  .bégaya  le  pauvre  Jiomme. 
Hais  il  ji'eut  .pas  la  force  d!en.dire  .davantage.  Cette 
émotion  .douce. arrivant,  au.  milieu  deika  fureur  lalon- 
ilit  en. un  sanglot xle  larmes, .de  sang,  deiparoLes  étran- 
glées. Sa  figure  devint  violette.  U. fit  sjgne  :  «  fimme« 
nazrmoi...'» J^t  trébuchant,.appi|yé^u.bras  xie^de.Gépy, 
il  ne  put  que  franchir  la  poite  tde  sa  loge  pour^er 
tamber  iians  le  coulûiTo 


LE  NABAB.  tm 

«  Bravo  1  bravo  I  !  »  criait  la.saUeèiajiuttde!du£Oitté*« 
diea;  el  c'était  un  bruit  de-  grèle^  de  trépignemeditst 
enthoa^ftsieS),  tandia  :que  le  grand  corps  -.sanft  ym^  péni-»* 
blemeAt  enlevé  par  les*  machinistes)^  traversait  Je»  çoui-> 
tisses  rayonnantes ,  encombrées  de.  ooriet&x  empreaflé*.' 
autour  de  la  scène»  allumés  au  saccè8.'ré(!mndu.eiir.quii 
remarquèrent  à  peine  le  passage  de  ce  vaincu  inerte, 
porté  à  bras  comme  une  victime  d'émeute;  On.rétendit 
sur  un  canapé  dans  le  magasin  d'accessoine»i  Paail  der 
Géry  à  ses  côtés  avec  numédeoin»  et  deux;  garçons  qui 
'empressaient,  pour,  les:  saeours.  Gardailbac^  trés-*o&- 
cupé  par  sa  pièce,  avait  promis:  da  venir  savoir  des 
nouvelles  «  tout  à  l'heure,  aprèsile  cînçi..  »> 

Saignée  sur  saignée»  ventouse»,  sinapisme»,  rien  ne 
ramenait  même  un  frémissement  à  l'épidermo  du^  ma- 
lade insensible  à  tous  les  moyens  usités  dans  les  cas 
d'apoplexie.  Un  abandon  de  tout  l'être  semblait  le  don- 
ner déjà  à  la^  mort,  le  préparer  aux  rigidités  du  ca* 
davre;  et  cela  dans  le  plus  sinistre  endroit,  du  monde, 
lo  chaos  éclairé  d'une  lanterne  sourde  où  gisent  péle- 
méle  soucia  poussièretousiesrebutsdes  pièces  jouées, 
meubles  dorés,  tentures  à^crépines^ brillantes,  carrosses^ 
coffres-forts,  tables  à  jeu,  escaliers  et  rampes  démon* 
tés,  parmi  des  cordages,  des  poulies,  un  fouillis  d'ao* 
ce»soires  de  théâtre  hors  d'usage,  cassés,  démolis,  ava^^ 
ries.  Bernard  Jansoulet  étendu  au  milieu  de  ces  épaves, 
son  linge  fendu  sur  la  poitrine,  à  la  fois  sanglant  el 
blême,. était  bien  un  naufragé  de  la  vie,  meurtri  et  re- 
jeté à  la  côte  avec  les  débris  lamentables  de  son  luxe 
artificiel  dispersé  et  broyé  par  le  tourbillon  parisien. 
Paul,  le  cœur  brisé,  contemplait  cela  tristement,  cette 
face  au  nez  court,  gardant  dans  son  inertie  l'expres- 
sion colère  et  bonne  d'un  être  inoffensif  qui  u  essayé 


608  LE   NABAB. 

de  se  défendre  avant  de  mourir  et  n*a  pas  eu  le  tem  ps 
de  mordre.  Il  se  reprochait  son  impuissance  à  le  servir 
efficacement.  Oh  était  ce  beau  projet  de  conduire  Jan- 
soulet  à  travers  les  fondrières,  de  le  garder  des  embû- 
ches? Tout  ce  qu'il  avait  pu  faire,  c*était  de  lui  sauver 
quelques  millions  et  encore  arrivaient-ils  trop  tard. 

On  venait  d'ouvrir  les  fenêtres  sur  le  balcon  tour- 
nant du  boulevard,  en  pleine  agitation  bruyante  et  lu^ 
mineuse.  Le  théâtre  s'entourait  d'un  cordon  de  gazs 
d'une  zone  de  feu  qui  faisait  paraître  les  fonds  plus 
«ombres,  piqués  de  lanternes  roulantes,  comme  des 
étoiles  voyageant  au  ciel  obscur.  La  pièce  était  finie. 
On  sortait.  La  foule  noire  et  serrée  sur  les  perrons  se 
dispersait  aux  trottoirs  blancs,  allait  répandre  par  la 
ville  le  bruit  d'un  grand  succès  et  le  nom  d'un  inconnu 
demain  triomphant  et  célèbre.  Soirée  admirable  allu- 
mant les  vitres  des  restaurants  en  liesse  et  faisant  cir- 
culer par  les  rues  des  files  d'équipages  attardés.  Ce 
tumulte  de  fête  que  le  pauvre  Nabab  avait  tant  aimé, 
qui  allait  bien  à  l'étourdissement  de  son  existence,  le 
ranima  une  seconde.  Ses  lèvres  remuèrent,  et  ses  yeux 
dilatés,  tournés  vers  de  Géry,  retrouvèrent  avant  l.i 
mort  une  expression  douloureuse,  implorante  et  révol 
lée,  comme  pour  le  prendre  à  témoin  d'une  des  plu 
grandes,  des  plus  cruelles  injustices  que  Paris  ait  jama 
commis  3S. 


iJ^H. 


I 

r 


TABLE  BES  MATIÈRES 


I.  Les  malades da  docteor  Jenkini .•.•••7..* •••• 

IL  Un  déjeuner  place  Vendôme 

flL  Mémoires  d*UQ  garçon  de  bureau.  —  Simple  coup-d'œil 

jeté  sur  \9l  Caisse  Territoriale •  é$ 

IV.  Un  début  dans  le  monde 6S 

V.  La  famille  Joyeuse • 84 

VI.  Félicia  Ruys 106 

VII.  Jansoulet  ches  lui 130 

VIIL  L'Œuvre  de  Bethléem 144 

IX.  Bonne  Maman 109 

X.  Mémoires  d'un  garçon  de  bureau.  ~  Les  domestiques.  18t 

XI.  Les  fôtes  du  bey SOI 

XII.  Une  élection  corse • S30 

XIII.  Un  jour  de  spleen 949 

.  XIV.  L'Exposition 265 

XV.  Mémoires  d'un  garçon  de  bureau.  —  A  l'antichambre.  384 

XVI.  Un  homme  public 997 

XVII.  L'apparition 321 

IVIII.  Les  perles  Jenkins 339 

XIX.  Les  funérailles 303 

XX.  La  baronne  Hemerlingue 387 

XXI.  La  séance 419 

XXII.  Drames  parisiens 444 

IXIII.  Mémoires  d'un  garçon  de  bureau.  —  Derniers  feuillets.  46& 

XXIV.  ABordighera 47ft 

XXV.  La  premier»  de  Mw>//e 493 


Paris,  —  L.  Marbthbux,  imprimeur,  I,  rue  Cassette. 


On  nous  dit  que  le  gouvernement  de  Tunis  s'est  ému,  lort 
de  la  publication  du  Nabab  en  feuilleton ,  de  voir  produire 
des  persoiinages  auxquels  Fauteur  a  prêté  des  noms  et  des 
costumes  du  pays.  Nous  sommes  autorisé  par  M.  Alphonse 
Daudet  à  déclarer  que  les  scènes  du  livre  où  il  est  question 
de  Tunis  sont  tout  à  fait  imaginaires,  et  qu'il  n'a  jan^ais 
eu  rintention  de  désigner  aucun  fonctionnaire  de  cet  Ëtat.